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Full text of "Un preneur d'âmes : Louis Lenoir, s. j., aumônier des marsouins, 1914-1917"

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U  dVof  OTTAWA 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/unpreneurdmeslOOguit 


UN    "PRENEUR  ■>    D'AMES 


Louis    LBNOIR    S.   J. 


AUMONIER     DES     MARSOUINS 


1914- 1917 


DU    MEME    AUTEUR 


LOUIS   LENOIR,  JÉSUITE,  AUMONIER  MILITAIRE, 

édition   abrégée   crun  «  Preneur  »  d'âmes,  avec 

une  étude  de  Georges  Goyau 4   50 

Pour  le  règne  social  du  Christ.  SI  NOUS  SAVIONS 
AIMER.  Préface  de  S.  Em.  le  Caril.  Maurin  (Editions 
Spes ,  17,  rue  Soufllot,  Paris.) 6     )) 

LA  POURSUITE  VICTORIEUSE  à  l'aile  gauche  de 
l'armée  Gouraud  (26  sept.-ll  nov.  1918).  Ouvrage 
couronné   par  rAcadémie  française 5    » 

EN  VIATIQUE.  Impressions  de  guerre.  (Collection 
Hoslia,  Apostolat  de  la  prière,  Toulouse.)  Epuisé. 

Le  Syndicat  dans  ses  rapports  avec  la  hiérarchie  catho- 
lique.  (Editions  Spes,  17,  rue  Soufflot,  Paris).    .    .        1    » 

Un  bel  exemple  de  réalisations  syndicales  :  Les 

syndicats  libres  féminins  de  l'Isère.  (Ibidem.)    ...        1     » 

Pour  riionneur  et  Tintérêt  de  la  France.  NOTRE 
AMBASSADE    AU   VATICAN.    (Ibidem.) »   50 

En  collaboration  : 

LETTRES  DE  GUERRE  A  NOTRE-DAME,  trouvées 
dans  l'Oratoire  du  Parc  de  Noulette,  le  4  Juillet  i 9 1 o. 
Album  de  grand  luxe,  in-i**  carré,  avec  reproductions 
phototypiques  des  documents.  Préface  de  S.  G. 
Me""  Julien    Evoque  d'Arras.  (Editions  Spes.).    .    ,    .     50    » 

AU  SUJET  DU   PÈRE   LENOIR  : 

Un  ((  Preneur»  d'âmes.  Extraits,  pour  la  propagande. 

(Editions  Spes.' »    25 

Au  fond  des  âmes.  Récits  du  Père  Lenoir  sur  Le  Petit 
Patrouilleur,  Les  Deux  Marsouins  de  1915,  Un  sui- 
cidé, La  Conversion  du  Juif.  [Ikidem.) »    25 

En  préparation  : 

Cinquante  années  d'initiatives.  LÉON  HARMEL,  le 
«  Bon  Père  »  du  Val  des  Bois. 


u..-^^ 


/ 


COUROPÉ  PAR  L'ACADÉIIIE  FRANÇAISE 


Georges  GUITTON   S.  J. 


UN    «  PRENEUR  >'    D'AMES 


Homines  eris  capiens  (S.  Luc,  v) 


AUMONIER  DES  MARSOUINS 


1914-1917        ^^jgJl^ 


26«  MILLE 


J.  DE  GIGORD,  Éditeur 

15,    UUK   CASSETTE,    15' 

PAKIS  vie 


ACTION     POPULAIRE 

"  Éditions  Spes  " 

17,     HUE    SODFFLOT,    17 
PARIS    Va 


Propri(^té 

de  J.  nE  GIGORD. 


Nihîl  obstat. 


Parisiis,  die  5»  octobris  1921. 
II.  DU  Passage. 


Imprimatur. 

Parisiis,  die  6»  octobris  1921, 

H.  Odelin, 
V.  g. 

■u 

Copyri{çht  hy  J.  hr  GIGOHD 


SECRETARIA    DI    STATO 

Dal  Vaticano,     26  juillet  1922. 
DI   SUA  SANTITA 


Moiv  RÈvÉREyo  Père, 


Vous  priant  de  vouloir  bien  excuser  un  retard 
qui  est  cillé  beaucoup  au  delà  de  mes  prévisions, 
je  suis  heureux  de  vous  faire  savoir  c[ue  Sa  Sain- 
teté ^  accueilli  avec  la  plus  grande  bienveillance 
l'homrhage  filial  de  votre  livre  «  Un  preneur 
d'âmes  ». 

Grâce  à  votre  publication,  cette  belle  figure  de 
religieux  qui  fut  le  Père  Louis  Lenoir  va  con- 
tinuer sans  doute,  à  travers  la  foule,  sa  noble 
mission  d^ apôtre,  ramenant  les  uns  à  Jésus  Christ 
et  appelant  r attention  des  autres  sur  la  seule  chose 
importante  ici-bas,  la  préoccupation  religieuse. 

Il  est  donc  juste  que  le  Père  commun  des  fidèles 
vous  félicite  pour  cette  belle  œuvre  de  charité  et 
forme  pour  elle  et  pour  vous-même,  mon  Révérend 
Père,  ses  meilleurs  vœux,  en  même  temps  quil 
vous  envoie  de  tout  cœur  la  Bénédiction  Aposto- 
lique, 


Unissant  mes  vifs  remerciements  pour  l'exem- 
plaire que  vous  avez  bien  voulu  me  destiner,  je 
suis  heureux  de  profiter  de  cette  occasion  pour 
vous  assurer,  mon  Révérend  Père,  de  mes  religieux 
sentiments  en  Notre-Seicjneur . 


Ir*,  C,  Gaspariu 


LE  GENERAL  GOURAUD 

Haut   COMMissAiRt    de   la    Répubui9ub 

EN    Syrie    Cilic  ie 

CommT  en  Chef  de  l  armée  du  levant 


17  novembre  1919, 
à  bord  du  Waldeck-Rousseau. 


...  J*ai  connu,  comme  tous  les 
Français,  beaucoup  d^admirables  au- 
môniers pendant  la  guerre.  Mais  je 
crois  qu'entre  tous  le  Père  Lenoir 
était  le  premier,  le  plus  grand  par 
la  flamme  de  son  action  apostolique, 
par  son  patriotisme  et  par  son  cou- 
rage, même  avant  que  l'auréole  de 
son  sacrifice  ne  l'eût  couronné... 


^M^C</VV 


1/ 


Extrait  d'une  lettre  h  Vaiiieur. 


ÉVÊCIIÈ  Ver;>diUes,  le  7   mars  1922. 

de 
VERSAILLES 


Mon  cher  Père, 

Combien  je  félicite  VAction  Populaire,  qui,  de  concert  avec 
M.  de  Gigord,  a  bien  voulu  se  faire  la  coéditrice  de  V admi- 
rable vie  du  Père  Lenoir,  aumônier  des  marsouins,  «  pre- 
neur d'âmes  »  I  Avec  le  sens  chrétien  et  le  sens  social ,  la 
g^rande  maison  de  VAction  Populaire  possède  éminemment 
le  sens  de  l'opportunité,  et,  à  l'heure  présente,  el-le  nous  rend 
le  plus  signalé  service  en  dressant  devant  la  France  entière 
la  rayonnante  figure  du  Père  Lenoir. 

Ce  héros  de  la  grande  guerre  appartient  à  la  Compagnie 
de  Jésus,  mais  aussi  il  est  un  peu  mon  diocésain.  Il  a  fait 
une  partie  de  ses  études  dans  notre  chère  école  Saint- Jean  de 
Versailles,  et  ses  vénérés  parents  ont  dans  notre  ville  leur 
résidence  habituelle.  L'Evêque  de  Versailles  veut  être  des 
premiers  à  saluer  le  Père  Lenoir  et  à  féliciter  l'écrivain  dis- 
tingué qui  vient  d'écrire  sa  vie.  Cela  ne  lui  revient-il  pas  de 
droit? 

Que  de  leçons  dans  cette  vie  si  courte  et  si  pleine  I 

Voilà  un  homme,  un  prêtre,  un  jésuite  qui  a  été  en  même 
temps  le  plus  humble  religieux  et  l'aumônier  le  plus  entre- 
prenant, qui  a  su  allier  la  plus  parfaite  obéissance  aux  plus 
hardies  initiatives.  A  l'heure  même  où  nous  célébrons  le  troi- 
sième centenaire  de  la  canonisation  de  saint  Ignace,  n'est-il 
pas  intéressant  de  constater  que  le  fondateur  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  a  trouvé  le  secret  de  former  dans  son  Institut 
des  âmes  également  vaillantes  et  contenues,  des  héros  et  des 
saints,  qui  se  subordonnent  librement  à  une  règle  austère 
sans  rien  abdiquer  de  leur  personnalité,  qui  décuplent  leurs 


qualités  naturelles  en  les  soumettant  aux  exigences  de  la 
vocation  religieuse? 

\'oilà  un  homme,  un  prêtre,  un  jésuite  qui,  dans  le  tumulte 
de  la  grande  guerre  et  le  fracas  des  batailles,  a  su  veiller  non 
seulement  à  sa  sanctification  personnelle,  mais  encore  à  la 
préservation  et  à  la  sanctification  des  jeunes  séminaristes 
qu'il  a  rencontrés  et  coudoyés  à  chaque  pas  dans  les  ambu- 
lances et  dans  la  tranchée.  A  Theure  même  où  le  recrutement 
du  clergé  préoccupe  vivement  Topinion,  où  la  question  des 
vocations  sacerdotales  est  une  question  vitale,  angoissante 
pour  le  peuple  chrétien,  et  pour  les  Évêques  en  particulier, 
quoi  de  plus  émouvant  que  Taffection  du  Père  Lenoir  pour 
les  jeunes  séminaristes,  que  sa  délicatesse  à  les  protéger  et 
à  les  diriger? 

Voilà  un  homme,  un  prêtre,  un  jésuite  qui  a  mené  de 
front  le  service  des  âmes  et  le  service  de  la  patrie,  qui  a 
aimé  Dieu  et  la  France  jusqu'à  en  mourir,  qui  a  été  auprès 
de  nos  soldats  l'excitateur  du  courage  militaire  et  l'apôtre  de 
l'Eucharistie.  En  présence  d'une  telle  vie  et  d'une  telle  mort, 
comment  ne  pas  toucher  du  doigt  Texcellence  et  la  puissance 
du  divin  Sacrement  de  nos  autels,  l'alliance  de  la  bravoure 
et  de  la  foi,  du  patriotisme  et  de  la  religion,  l'importance  de 
la  sainteté  pour  le  relèvement  des  âmes  et  pour  le  salut  de 
notre  cher  pays? 

Mon  cher  Père,  c'est  à  vous,  c'est  à  votre  plume  évoca- 
trice  et  séduisante,  à  votre  cœur  si  profondément  sacerdotal 
et  si  ardemment  apostolique,  que  nous  devons  tous  ces  ensei- 
gnements. 

Je  vous  remercie,  je  vous  félicite  et  je  bénis  les  éditions 
successives  de  votre  beau  livre,  qui  vont  continuer  puissam- 
ment l'apostolat  du  saint  Père  Lenoir. 

Cordialement  vôtre  en  N.-S., 

•j-  Charles, 
Evêque  de  Versailles. 


AVANT-PROPOS 


«  Un  soir  du  mois  de  mai  1917 ,  raconte  M.  l'abbé 
Armand  Thiébaud^,  alors  brancardier  à  V  Armée 
d'Orient,  trois  marsouins  du  4^  colonial  revenaient  de 
la  cantine  italienne.  Pour  se  consoler  des  dangers 
courus  V avant-veille,  ils  avaient  bu  plus  qu'il  ne  Jallait. 
Une  dispute  s'engagea  entre  eux  et  quelques  hommes 
de  notre  formation.  Le  vin  aidant,  des  menaces  furent 
proférées  et  des  coups  allaient  être  donnés.  Je  m'inter- 
posai en  face  du  plus  bruyant  des  trois  coloniaux. 
Déjà  il  levait  un  litre  de  «  cinzano  »  pour  me  le  briser 
sur  le  crâne,  lorsque  tout  à  coup  son  bras  tomba,  sa 
colère  disparut,  ses  yeux  se  remplirent  de  larmes  : 
«  Pardon,  monsieur  l'abbé I  Excusez-moi...  Oh!  le 
«  Père  Lenoir  !  notre  aumônier  !  un  saint  !  Vous  le  con- 
«  naissiez?  Dire  qu'ils  l'ont  tué!  ))  Au  souvenir  de  son 
aumônier,  le  loup  était  devenu  agneau.  Il  oublia  sa 
querelle  pour  faire  l'éloge  de  cet  homme  qui  avait  été 
l'incarnation  de  la  charité  et  regagna  tranquillement  le 
bivouac.  » 

Le  fait  se  passait  dans  un  coin  montagneux  de  l'ex- 
trême Serbie,  près  du  village  en  ruine  qui  fut  Cégel. 

Le  souvenir  que  laissait  le  Père  Lenoir  continuait  son 
apostolat.  Il  le  continue  encore  aujourd'hui. 

Sa  tombe,  entretenue  de  fleurs  et  de  couronnes,  fut 
longtemps  un  lieu  de  pèlerinage,  où  les  coloniaux 
venaient  puiser,  le  plus  souvent  à  genoux,  la  force  de 
«  tenir  ». 

*  Vicaire  d'Olivet  f Loiret),  lettre  du  3  janvier  1918, 


L'oubli  ne  fanera  point  de  si  tôt  les  grâces  de  cette 
tombe. 

«  Nous  sommes  en  ligne,  écrit,  cinq  mois  après  sa 
mort,  un  de  ses  soldats,  et  nous  pleurons  encore  notre 
cher  aumônier^.  » 

Offrant  ses  condoléances  aux  parents  du  Père,  un  capi- 
taine d'état-major  disait  :  «  Si  toutes  les  amitiés,  toutes 
les  sympathies,  toutes  les  reconnaissances  qu'a  laissées 
parmi  nous  le  Père  Lenoir  s'exprimaient,  c'est  par 
centaines  que  se  compteraient  les  lettres  partant  de  Serbie 
et  de  France  à  votre  adresse.  Mais  le  Père  Lenoir 
n'avait  laissé  cette  adresse  qu'à  quelques  amis^.  » 

Depuis  lors,  les  témoignages  de  vénération  se  sont 
accumulés ,  déconcertants.  Ils  sont  venus  de  partout. 
Celui  qui  figure  en  première  page  de  ce  livre  est  extrait 
d'une  longue  lettre  qui  n'était  nullement  destinée,  quand 
elle  nous  fut  écrite,  à  la  publicité.  Seule  son  affection 
pour  le  Père  Lenoir  a  fait  accepter  au  général  Gouraud 
une  brèche  à  sa  réserve  habituelle. 

Combien  d'autres,  par  correspondance  ou  de  vive  voix, 
ont  témoigné  de  nfiême  !  Des  généraux,  comme  le 
Gouvern,eur  militaire  actuel  de  Paris  %  le  chef  de  la 
brigade  coloniale  de  Toulon^,  l'ancien  commandant 
de  l'artillerie  de  la  4^  armée  %  des  officiers  de  tous 
grades,  des  médecins,  des  prêtres  :  on  retrouvera  leurs 
jugements  au  cours  de  cet  ouvrage.  Mais  plus  signifi- 
cative encore  est  l'admiration  des  simples  soldats  :  pré- 
cieuse est  celle  qui  éclate,  sous  le  choc  des  événements, 
dans  des  lettres  naïves  adressées  à  leur  aumônier^ ,'  plus 

'  Soldat  Pierre  Villemenot,  7  septembre  1917. 

*  Commandant  (alors  capitaine)  Mury,  8  juillet  1917. 

3  Général  Berdoulat. 

<  Général  Pruneau ,  actuellement  comd*  la  subdivision  d'Orléans. 

s  Général  Malcor. 

6  Sur  les  instances  de  son  oncle,  le  R.  P.  Vétillart,  le  Père  Lenoir 
conserva,  à  partir  de  novembre  1915,  des  lettres  où  se  manifestait 
plus  particulièrement  l'action  de  la  grâce,  et  dont  il  pourrait  après 
la  jj:ucrre,  lui  assurait-on,  tirer  de  belles  pages  à  la  gloire  de  l'Eucha- 
ristie 


précieuse  celle  qui,  ayant  résisté  à  l'usure,  se  révèle 
après  plusieurs  années,  au  hasard  des  circonstances. 

Petits  cultivateurs  du  Lot  ou  de  la  Loire,  Jardiniers 
de  la  banlieue  de  Marseille  et  de  Toulon,  coloniaux 
inconnus  rencontrés  dans  le  Métro,  prêtres  ou  sémina- 
ristes  de  vingt  diocèses,  religieux  de  toute  robe,  em- 
ployés de  banque,  pharmaciens,  typographes,  chauffeurs 
de  transatlantique,  revendeur  de  meubles,  mécaniciens, 
concierge,  soldats  de  Varmée  du  Bhin,...  leurs  déposi- 
tions sont  là,  dans  nos  cartons,  réclamant  chacune  un 
tour  de  faveur  pour  échapper  à   l'obscurité. 

Si  nombreux  sont  les  documents  en  notre  possession, 
que  nous  serions  tenté  de  remercier  les  personnes  qui,  en 
hésitant  à  nous  communiquer  ceux  qu'elles  possèdent,  ont 
bien  voulu  d'autant  diminuer  notre  travail.  Le  motif  de 
leur  refus,  toujours  le  même,  était  encore  un  hom- 
mage :  «.  Ces  lettres  nous  sont  trop  précieuses,  disaient- 
elles  j  nous  aurions    si  peur  de  les  perdre!*  » 

Cette  richesse  documentaire  a  fait  aussi  notre  tour- 
ment. Malgré  nos  efforts,  le  volume  est  devenu  gros, 
bien  gros  pour  une  si  courte  vie.  La  faute  en  est  aux 
amis  du  Père  Lenoir.  Les  coloniaux  qui  l'ont  vu  à 
l'œuvre  nous  ont  i^épété  à  l'envi  :  «  Impossible  de  le 
mettre  en  valeur  sans  reconstituer  l'histoire  du  régi- 
ment. Supprimer  de  votre  récit  les  horreurs  du  cratère 
de  Massiges,  du  fortin  de  Beauséjour,  des  fondrières  de 
Biaches  ou  les  étapes  épuisantes  de  Macédoine,  c'est 
laisser  notre  aumônier  en  l'air.  Pour  faire  du  vrai,  il 
faudrait  le  peindre  en  pleine  masse,  au  milieu  d'une 
fresque  semblable  à  celles  qui  décorent  les  colonnades 
des  Invalides,  » 


'  En  fait,  c'est  à  ceux  qui  ont  bien  voulu  nous  faire  part  de  leurs 
richesses  que  va  notre  reconnaissance.  Leurs  noms  se  trouvent  dis- 
persés dans  les  pages  de  ce  volume.  Qu'ils  soient  ici  tous  ensemble 
remerciés. 


Apprenant  que  plus  de  deux  cent  cinquante  sermons 
de  guerre  nous  ont  été  conservés ,  —  rédaction  ou  cane- 
vas,  —  un  officier  écrit  d'autre  part  :  «  Ces  discours 
font  partie  intégrante  de  la  vie  du  régiment.  Vous  ne 
pouvez  vous  dispenser  de  les  citer  largement.  » 

«  Et  n'oubliez  pas  ses  lettres!  nous  dit-on  de  vingt 
cotés.  Sa  prodigieuse  correspondance  était  pour  beaucoup 
dans  le  prolongement  de  son  influence.  » 

Pareillement,  qui  nous  pardonnerait  de  négliger  les 
récits  eucharistiques  que  le  Père  a  publiés  ? 

Avec  plus  de  raison  encore,  ses  frères  en  religion 
tiennent  à  ce  que  soit  signalée,  autrement  qu'en  passant, 
l'intensité  de  vie  intérieure  qui  alimentait  une  pareille 
activité. 

Nous  avons  pourtant  fermé  Voreille  à  bien  des  sug- 
gestions. On  nous  a  dit  notamment  :  «  Le  Père  Lenoir 
fut  aussi  remarquable  professeur  —  ou,  pour  mieux 
dire,  éducateur  —  qu'admirable  aumônier.  Les  anciens 
élèves  de  Marneffe  n'admettraient  pas  que  vous  le 
taisiez.  »  Bien  volontiers  nous  proclamerons  cette  maî- 
trise. Mais  à  trop  insister  sur  le  professeur,  ne  risque- 
rions-nous pas  d'être  obligé  de  nous  répéter  ensuite? 
Sauf  l'adaptation  nécessaire  à  la  vie  des  camps,  sa 
méthode  pour  saisir  les  âmes  et  les  grandir  était  tou- 
jours la  même. 

Faut-il  une  dernière  excuse  pour  l'épaisseur  du 
volume?  Nous  la  prenons  des  lèvres  du  colonel  Thiry  : 
«  Le  Père  Lenoir  était  un  homme  exceptionnel,  »  Et  il 
ajoutait  :  «  Quand  on  a  rencontré  dans  sa  vie  un  homme 
pareil,  on  est  sûr  de  n'en  pas  rencontrer  un  second.  » 

Exagération?...  Peut-être,  Du  moins  elle  fixe  l'impres- 
sion produite  par  notre  aumônier  et  la  profondeur  de 
son  influence.  C'était  tout  le  dessein  de  cet  avant-propos. 

En  là  fête  de  saint  Pierre  et  saint  Paul  y  29  juin  1921. 


AVANT-PROPOS 

DE    LA    DEUXIÈME    ÉDITION 


Nous  voudrions  remercier  ici  tous  tes  amis,  anciens  et  nou- 
veaux,  du  Père  Leiioir  qui  ont  contribué  à  répandre  cet 
ouvrage. 

Aux  vc'érans  du  4'^  colonial,  il  a  suffi  d'en  connaître  Van- 
nonce  pour  qu'ils  le  réclament  ;  et,  malgré  son  poids,  le  livre 
s'est  envolé  rapidement  même  hors  de  France,  jusqu'à  Cons- 
tantinople,  Casablanca,  le  lac  Tchad  ou  Shang-Haï. 

Dans  leurs  lettres,  quels  témoignages  d'affectueuse  vénéra- 
tion pour  leur  Père,  pour  leur  Saint!  En  termes  différents 
tous  répètent  à  l'envi  :  a  On  ne  dira  jamais  assez  de  bien  de 
ce  chrétien  héroïque,  de  cet  homme  de  cœur  et  de  devoir.  » 
Quelqu'un  ajoute  :  «  Je  conserve  parmi  mes  meilleurs  souve- 
nirs de  famille  le  portrait  de  ce  grand  Français.  En  le  fixant 
bien  en  face  de  temps  en  temps,  on  n'est  jamais  tenté  de  mal 
faire.  »  (Gustave  A.,  de  Marseillan,  Hérault.)  —  Un  ancien  offi- 
cier :  «  Je  n'ai  pas  rencontré  pendant  la  guerre  d'homme  pour 
qui  faie  ressenti  plus  d'admiration  que  l'abbé  Lenoir  et,  bien 
que  protestant,  fai  eu  avec  lui  les  rapports  personnels  les  plus 
confiants...  Votre  livre  m'a  fait  connaître  de  notre  aumônier 
des  côtés  et  des  traits  qui  rehaussent  encore  la  vénération  que 
fai  toujours  éprouvée  pour  cet  homme  exceptionnel.  »  (C  B., 
d'Hgères.) —  Un  jeune  cheminot,  à  qui  le  Père  Lenoir  avait  fait 
faire  sa  première  communion  à  Kaïlar,  écrit  :  «  Maintenant 
il  est  là-haut,  près  du  bon  Dieu,  contemplant  de  ses  grands  bons 
yeux  ses  chers  enfants  laissés  sur  la  terre.  Il  nous  attend  et 
prie  pour  ceux  d'entre  nous  qui  péchons  avec  inconscience  et 
risquons  de  perdre  à  jamais  ce  beau  paradis  dont   il  nous 


10 

a  tant  parle.  Il  a  dn  gagner  h  paradis.  Nou.'i  devons  Vîniiter 
pour  être  heureux.  »  —  Plusieurs  disent  avec  les  mêmes  mots, 
mais  diversement  orthographiés  :  «  Lorsque  j' ai  ouvert  ce  livre, 
que  j'ai  vu  la  photo  de  notre  brave  aumônier,  des  larmes  me 
soid  venues  aux  yeux,  car  ça  m'a  rappelé  tant  de  vieux  sou- 
venirs! »  De  même  cet  autre:  «  Je  n'ai  pu  retenir  mes  larmes 
à  revivre  certains  passages  de  cette  vie  si  admirable  que  j'ai 
un  peu  vécue  auprès  de  lui,  vie  intense  pleine  d'héroïsme  et 
d'abnégation...  Je  possède  quelques  lettres  de  ce  Saint,  lettres 
que  je  conserve  jalousement  ;  que  de  bonté,  d'amour  et  de  foi 
se  dégage  de  chaque  mot  !  »  {Louis  R.,  de  Lyon.)  —  Et  enfin, — 
car  nous  n'en  finirions  pas  de  tout  citer,  —  un  ancien  lieute- 
nant,  après  avoir  évoqué  «  la  belle  figure  de  celui  que  nous 
pleurerions  encore  si  nous  n'avions  la  consolation  de  pouvoir 
l'invoquer  »,  ajoute  :  <(  Je  suis  bien  plus  courageux  et  bien 
plus  fier  de  mon  titre  de  chrétien  depuis  que  fai  lu  ces  belles 
pages,  relatant  des  faits  que  je  connaissais  déjà  pour  la  plu- 
part, mais  sur  lesquels  on  ne  saurait  trop  revenir.  »  (Albert  B.^.) 

Les  chefs  parlent  de  même.  A  la  veille  de  s'embarquer  pour 
le  centre  africain,  le  colonel  Thiry,  dont  l'aide  nous  fut  si 
précieuse  quand  il  était  chef  d'état-major  du  corps  colonial 
à  Paris,  nous  redisait  pour  la  dixième  fois  :  «  Si  f  avais,  moi 
laïque  et  profane,  à  choisir  un  titre  pour  votre  livre,  sans 
hésiter  je  mettrais  :  Un  Saint.  »  — Avant  même  d'avoir  ouvert 
le  volume,  le  général  Pruneau  nous  écrivait  :  «  Laissez- moi 
vous  dire  tout  de  suite  ma  joie  presque  naïve  devant  ce  titre 
et  cette  signature  si  connue,  qui  évoquent  immédiatement  en 
moi  tant  de  souvenirs  de  gloire  et  de  misère.  D  —  Enfin  le  gou- 
verneur de  Paris,  le  général  Berdoiilat ,  terminait  ainsi  une 
lettre  du  l^»'  mars  dernier  :  «  Vous  me  faites  l'honneur  de  citer 
mon  témoignage  à  plusieurs  reprises;  je  ne  puis  que  vous 
renouveler  ici  l'expression  de  mon  admiration  émue  pour  la 
noble  figure  du  Père  Lenoir,  qui  fut  un  des  plus  magnifiques 
professeurs  d'énergie  que  j'aie  connus  et  qui,  «  ayant  aimé  nos 
<i  marsouins,  les  aima  et  se  dévoua  pour  eux  jusqu'à  la  fin.  » 

Chose  plus  étonnante  :  ceux  même  à  qui  le  nom  du  Père 

1  C'est  en  partie  à  l'obligeance  de  tous  ces  correspondants  ciuc  nous 
devons  les  détails  ajoutés  ou  précisés  dans  cette  2^  édition.  Les 
principales  adOilions  se  trouvent  aux  pages  suivantes:  209,233, 
257,  280,   296,  304,  329,  351,  376,  503,  5U,  529,  534. 


a 

Lenoir  était  hier  entièrement  inconnu  se  sont  intéressés  à  son 
histoire.  M.  Maurice  Blondel  la  considère  comme  un  ((  pré- 
cieux traité  d'héroïsme  chrétien...  Quelle  surnaturelle  chanson 
de  geste!  ajoute-t-il ;  il  n'y  a  rien  de  plus  beau.  »  —  M.  Georges 
Goyau  y  voit  ((  l'avènement  de  Dieu  dans  un  régiment  de 
France  »,  et,  dans  le  Correspondant  du  10  février,  il  consa- 
crait tout  un  article  à  détailler  les  merveilles  opérées  par 
((  l'Hostie  chez  les  coloniaux  ))  grâce  à  leur  aumônier.  En  des 
formules  saisissantes,  dont  le  relief  s'incruste  en  la  mémoire, 
il  disait  :  «  Jésus,  son  Jésus- Hostie ^  sorti  du  tabernacle  pour 
reposer  sur  sa  poitrine,  voulait  que  cette  poitrine  fût  ambu- 
lante :  Jésus- Hostie  voulait  aller  de  l'avant,  descendre  dans 
les  lignes;  et  le  Père  Lenoir  y  descendait ,  si  étroitement  iden- 
tifié avec  son  Dieu,  qu'on  ne  pouvait  dire  s'il  le  suivait  ou  s'il 
le  précédait...  Sévère  pour  lui  seul,  il  cheminait  promeneur 
de  son  Christ,  et  son  Christ  était  le  moteur;  et  les  invisibles 
impulsions  qu'il  subissait  s'incarnaient,  sous  un  aspect  visible, 
dans  ses  initiatives  d'apôtre.  » 

Devant  «  cette  histoire  strictement  vraie,  mais  dépassant  les 
homes  du  vraisemblable,  conclut  un  autre  écrivain,  les  incré- 
dules s'arrêteront  peut-être  comme  devant  une  énigme.  Le 
Père  Lenoir  en  savait  et  en  proclamait  le  mot  véritable  :  il 
n'était  et  ne  voulait  être  que  le  docile  et  merveilleux  instru- 
ment de  l'Eucharistie,  »  {R.  P.  du  Passage,  Etudes ,  20  février 
1922.) 

A  ceux  qui,  peines  de  voir  la  France  chrétienne  si  mécon- 
nue à  l'étranger,  se  sont  efforcés  de  répandre  ce  volume  hois 
de  nos  frontières,  à  ceux  qui  déjà  travaillent  à  le  faire  tra- 
duire, nous  adressons  un  merci  tout  spécial.  Souffrant  de  voir 
notre  pays  jugé  d'après  une  littérature  grivoise  où  nous  pre- 
nons à  tâche  de  nous  calomnier  nous-mêmes,  ils  ont  eu  plai- 
sir, ainsi  que  le  disait  l'un  d'eux,  qui  a  longuement  habité 
l'Angleterre,  à  trouver  «  autour  du  Père  Lenoir  cette  admi- 
rable phalange  de  soldats  et  d'officiers  chrétiens,  ce  petit 
patrouilleur,  ce  capitaine  Coville...  Vraiment,  ajoutait-il, 
nous  avons  là  un  raccourci  de  la  France  durant  la  guerre 
plus  vrai  que  celui  de  Barbusse  ». 

A  tous  ces  amis,  dont  la  plupart  ne  nous  sont  connus  que 
par  correspondance,  nous  recourons  encore  ;  qu'ils  nous  aident 


12 

surfont  à  faire  pénétrer  cette  biographie  au  foyer  des  anciens 
coloniaux  :    ce  sera  rendre  le  Père  à  ses  enfants. 

Enfin ^  comment  taire  notre  émotion  en  voyant  des  cardi- 
naux^ malgré  les  soucis  de  leur  charge,  apporter  aux  ver- 
tus du  Père  Lenoir  le  tribut  de  leur  admiration  ?  De  Rome 
Fun  d'eux  daigne  écrire  que  de  cette  «  belle  vie  du  preneur 
d'àmes  il  va  faire  ses  délices  et  son  profit  pendant  le  carême  ». 
Comme  M^^^  l'archevêque  de  Cambrai,  plusieurs  évêques  disent  : 
«  J'ai  à  peine  ouvert  le  livre,  et  déjà  il  m'a  pris.  »  Le  témoi- 
gnage d'un  ancien  aumônier  militaire,  aussi  perspicace  que 
i\i°''  Ruch,  a  une  autorité  toute  spéciale;  on  comprendra  que 
nous  l'ayons  gardé  pour  finir  : 

«  Un  portrait  fort  réussi  met  face  à  face  avec  le  héros,  le 
saint.  La  plus  belle  photographie,  ce  sont  les  lettres  du  glo- 
rieux disparu.  Elles  sont  superbes  de  vie,  d'entrain  et  d'allure, 
de  foi,  de  piété  et  de  sainte  audace.  L'âme  y  palpite  tout 
entière,  pleine  de  vie,  d'une  vie  puisée  dans  le  cœur  de  Jésus 
par  la  sainte  Eucharistie.  Quel  que  soit  le  poste  occupé,  tran- 
chées, ambulance,  calvaire,  toujours,  on  le  sent,  le  Père  Lenoir 
est  —  à  la  lettre  —  dans  la  Compagnie  de  Jésus.  On  ne  peut 
faire  de  lui  plus  bel  éloge.  Les  incroyants,  les  mondains  admi- 
reront sans  comprendre.  Pour  nous,  le  secret  de  sa  force  est 
manifeste  :  il  aime.  Il  aime  ses  soldats,  il  aime  la  France,  il 
aime  son  devoir,  il  aime  la  vertu,  le  sacrifice,  et  sans  le  savoir, 
sans  y  penser,  il  aime  l'héroïsme.  Mais  pour  lui  c'est  tout  un. 
Il  aime  Jésus-Christ.  » 

Puisse,  grâce  à  ce  livre,  l'aumônier  des  marsouins  recom- 
mencer ses  tournées  bienfaisantes  et  continuer  à  «  prendre  » 
des  âmes  pour  son  divin  Maître  ! 

En  ce  3«  centenaire  de  la  canonisation  de  S.  Ignace  et  de 
-  S.  François  Xavier,  12  mars  1922. 

Quels  que  soient  les  termes  de  vénération  reproduits  dans 
celte  biographie,  nous  déclarons,  conformément  au  décret 
d'UKBAiN  VIII,  ne  les  entendre  que  dans  le  sens  autorisé  par 
la  sainte  Eglise. 


INTRODUCTION 

l'adolescent.    —    LE    RELIGIEUX.    l'ÉDUCATEUR 

(1879-1914) 


11  nous  souvient  d'une  conversation  d'août  1914,  qui 
peut  se  résumer  ainsi  : 

((  Savez-vous  que  le  Père  Lenoir  vient  de  s'engager 
comme  aumônier  militaire? 

—  Lui!  Non!  Il  ne  tiendra  pas  quinze  jours. 

—  Sûrement  ! 

—  C'est  une  folie.  Si  son  provincial  s'était  trouvé  à 
Paris,  il  ne  l'aurait  pas  laissé  partir.  » 

Le  fait  est  que  Louis  Lenoir  ne  réalisait  pas  le  type 
que  certains  se  forgeaient  à  plaisir  du  prêtre  pour  sol- 
dats, encore  moins  du  prêtre  pour  marsouins  :  l'homme 
taillé  comme  les  héros  de  d'Esparbès,  musclé,  jovial, 
fumant  la  pipe,  diseur  de  bons  mots,  capable  de  pous- 
ser des  cris  formidables  en  s'élançant  à  l'attaque  et 
d'en  revenir  avec  un  blessé  sur  chaque  bras.  Ceux  qui 
avaient  approché  le  Père  Lenoir  durant  ses  études,  aux 
scolasticats  de  Jersey  et  de  Hastings,  avaient  même 
pris  l'habitude  de  le  considérer  comme  une  petite  santé. 

Mais  la  lame  en  lui  consolidait  la  gaine.  «  Ce  n'est 
pas  Hercule  qui  fait  le  plus,  a  écrit  Lacordaire  ;  une 
âme  généreuse  dans  un  pauvre  petit  corps  est  la  maî- 
tresse du  monde  V  » 

'  Flavigny,  31  mai  1852.  (Lettres  de  Lacordaire,  édition  Perreyvc, 
p.  172.) 


14  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Une  fois  de  plus  se  sont  vérifiés  les  axiomes  de 
l'Evangile  :  «  Si  le  grain  meurt  en  terre,  il  porte  beau- 
coup de  fruit...  Qui  s'humilie  sera  glorifié...  Bienheu- 
reux les  doux,  car  ils  posséderont  le  monde  !  » 


Ce  n'est  pas  que  Louis  Lenoir  fût  humble  et  doux 
par  nature.  Ces  vertus  avaient  été  acquises  de  haute 
lutte. 

Né  le  14  février  1879  à  Vendôme  (Loir-et-Cher), 
l'enfant  eut  pour  parrain  son  grand-père  maternel, 
M.  Marcel  Vétillart,  sénateur  de  la  Sarthe.  D'une 
grande  fermeté  de  décision,  celui-ci  éprouva  une  vraie 
joie  à  voir  se  développer  très  tôt  chez  son  petit-fils  ce 
qu'il  tenait  pour  une  caractéristique  de  sa  famille  : 
l'énergie  de  la  volonté. 

'L'entêtement  qui  la  manifesta  tout  d'abord  réjouis- 
sait moins  ses  parents.  Le  mot  «  je  veux  »  fut  un  des 
premiers  que  Louis  sut  prononcer,  et  il  articulait  ces 
deux  syllabes  avec  une  obstination  dont  on  n'avait  pas 
raison  facilement.  Pour  obtenir  une  permission,  il  met- 
tait tout  en  œuvre.  Débouté,  il  restait  tranquille,  vrai- 
ment soumis  ;  mais  son  idée  le  poursuivait  et,  à  la  pre- 
mière occasion,  elle  se  faisait  jour  sous  une  forme  nou- 
velle. 

Heureusement,  le  cœur  était  aussi  tendre  que  la  tête 
était  dure.  Très  jeune,  l'enfant  eut  l'ingéniosité  de  l'af- 
fection et  il  montrait  déjà,  pour  les  anniversaires  et  les 
fêtes,  cette  préoccupation  de  faire  plaisir,  qui  restera 
au  milieu  des  soucis  les  plus  absorbants,  jusqu'au  jour 
de  sa  mort,  un  de  ses  attributs  distinctifs. 

De  bonne  heure  il  comprit  que  ce  qu'il  possédait 
n'était  pas  pour  lui  seul.  Il  partageait  volontiers  son 
goûter,  ses  jouets,  sa  science.  Bambin  de  six  ou  sept 


INTRODUCTlOiN  \^ 

ans,  quand  il  rentrait  le  soir  de  l'école  Saint- Jean,  ce 
qu'il  avait  appris  dans  la  journée,  de  sœur  Constance,  il 
aimait  à  l'enseigner  k  son  tour.  Autoritaire,  il  réquisi- 
tionnait d'office  d'abord  sa  plus  jeune  sœur  et  son  petit 
frère,  mais  aussi  les  domestiques  de  la  maison.  L'igno- 
rance de  Caroline,  brave  campagnarde  qui  avait  été  sa 
nourrice,  le  peinait  particulièrement;  il  entreprit  d'en 
triompher.  Spectacle  peu  banal  que  cet  enfant  marte- 
lant le  B.  A  -  BA  aux  oreilles  de  cette  femme,  avec 
le  sérieux  d'un  homme  fait,  la  stimulant  avec  des  bons 
points  et  des  récompenses,  inventant  chaque  jour  un 
moyen  de  vaincre  ce  cerveau  rebelle.  Mais,  au  lieu  de 
regarder  l'ardoise,  la  nourrice  extasiée  mangeait  des 
yeux  son  nourrisson.  «  Monsieur  Louis,  s'écriait-elle, 
que  vous  êtes  donc  savant!...  »  Et  Caroline  ne  sut  ja- 
mais lire. 

Dans  l'enseignement  du  catéchisme  et  de  l'histoire 
sainte,  le  professeur  eut  plus  de  succès.  Très  exigeant, 
il  réclamait  alors  de  tous  ses  auditeurs  une  attention 
respectueuse.  Quelqu'un  se  permettait -il  de  trouver 
amusant  le  jeune  prédicateur  :  «  Il  ne  faut  pas  rire 
ainsi,  disait-il,  quand  on  vous  parle  du  bon  Dieu.  » 

On  devine  assez  que  ce  tempérament  impérieux  ne 
favorisait  pas  toujours  la  bonne  entente  de  Louis  avec 
ses  frères  et  ses  camarades  de  collège.  C'est  ainsi  par- 
fois que  les  chefs  se  révèlent.  Cependant,  à  l'approche 
de  sa  première  communion,  on  le  vit  surveiller  sa 
fougue  naturelle  ;  sous  la  direction  d'une  sœur  aînée 
<}ui  devait  aussi  plus  tard  entendre  l'appel  de  Dieu,  il 
s'entraînait  à  marquer  des  victoires. 

La  veille  de  ce  grand  jour,  le  H  juin  1890,  Louis 
vint  trouver  sa  mère  :  «  Maman,  me  permettez -vous 
demain  de  demander  au  bon  Dieu  d'être  prêtre?  » 
M™*  Lenoir  ayant  répondu  oui  et  promis  qu'elle  ferait 
la  ^4me  nrièrç,  l'enfant  témoigna  une  grande  joie.  Et 
iAle  fut  sa  ferveur  le  lendemain,  que  sa  mère  ne  put 


i«i  LOUIS  LENOTR   S.  J. 

mettre    en    doute    le    résultat   futur    de  leur   commune 
supplication. 

Dès  lors,  Louis  considéra  la  communion  comme  son 
principal  secours  et  en  usa  très  fréquemment. 

Vinrent  néanmoins  les  années  difficiles.  Brillant 
élève  de  seconde,  le  jeune,  humaniste  manifestait  en 
son  jug-ement  une  contiance  excessive.  Voulant  le  ma- 
ter, son  professeur  le  contrecarrait  parfois  en  présence 
de  ses  camarades  ;  il  s'ensuivait  des  discussions  d'où 
l'amour- propre  de  Télève  sortait  humilié...  ou  exalté. 
On  pensa  que  le  régime  de  Tinternat  lui  serait  plus 
favorable.  Louis  le  croyait  aussi.  Et  justement,  son 
oncle,  le  R.  P.  Vétillart,  était  recteur  au  collège  des 
Jésuites  de  Tours.  En  mars  1893,  il  accepta  sans 
g-rand'peine  d'y  être  envoyé. 

A  Saint-Grégoire,  Louis  se  classa  tout  de  suite  en 
tête  de  ses  condisciples,  si  bien  qu'à  la  fin  de  l'année, 
pour  éviter  que  le  «  tard- venu  »  ne  découronnât  les 
anciens  de  leurs  premiers  prix,  on  dut  le  mettre  à  part 
et  lui  décerner  une  mention  «  hors  concours  ». 

Les  années  suivantes ,  le  baccalauréat  de  rhétorique 
et  de  philosophie  ne   fut  qu'un  jeu. 

Cependant,  le  jeune  collégien  ne  pensait  aucunement 
à  se  faire  Jésuite.  A  en  juger  par  un  écrit  destiné  à  sa 
mère,  il  semble  même  que,  durant  les  deux  premières 
années  de  Tours,  l'idée  de  se  faire  prêtre  ou  «  apôtre 
des  sauvages  »  eût  entièrement  disparu  de  ses  préoc- 
cupations. Plus  tard,  faisant  allusion  à  cette  époque,  il 
parlera  gravement  à  quelques  intimes,  en  hochant  la 
tête,  de  sa  jeunesse  orageuse.  Du  milieu  de  sa  philoso- 
phie date  ce  qu'il  appelle  sa  conversion.  «  Alors  il 
m'arrivait  de  traverser  des  périodes  de  quelques  jours, 
ou  seulement  de  quelques  heures,  où  j'étais  absolu- 
ment dégoûté  des  choses  de  la  terre  et  où  je  me  tour- 
nais vers  Dieu.  Il  s'ensuivait  presque  toujours  l'amour 


INTRODUCTION  17 

de  la  solitude  et  de  la  retraite  ;  et  plusieurs  fois  je  pen- 
sai à  me  faire  chartreux.  » 

Cette  idée  persista.  Durant  la  retraite  de  fin  d'an- 
née l89o,  «  un  matin,  dit-il,  comme  je  priais  à  la  cha- 
pelle, je  fus  terrassé  par  cette  pensée  que  je  devais  me 
donner  tout  à  Dieu,  complètement,  parfaitement,  et  que 
le  moyen  le  plus  parfait  était  de  me  consacrer  à  sa 
louange  vocale  et  à  la  contemplation  )>.  Mais  en  même 
temps  que  se  confirmait  son  élection  pour  l'ordre  de 
Saint-Bruno,  il  s'apercevait  que  tout  se  liguait  à  l'en- 
contre  :  «  son  besoin  d'activité,  son  imagination,  sa 
santé.  » 

C'était  le  temps  des  vacances.  Durant  le  premier 
mois,  «  je  pensai  aux  Dominicains,  chez  qui  l'extérieur 
m'attirait  beaucoup,  puis  je  revins  aux  ordres  contem- 
platifs. Les  Bénédictins,  que  je  ne  connaissais  pas 
exactement,  m'attirèrent  pendant  plus  d'un  mois,  jus- 
qu'à ce  que  j'eus  fait  une  retraite  chez  eux,  ce  qui  suf- 
fit pour  me  montrer  que  ce  n'était  pas  ma  voie.  Alors 
je  me  retournai  du  côté  des  Chartreux...  » 

Encore  ! 

Rentré  au  collège  pour  suivre  le  cours  de  Sciences, 
pendant  près .  d'un  an  il  crut  sincèrement  qu'il  serait 
fils  de  Saint-Bruno.  «  Ce  désir  fut  pour  moi  une  source 
de  ferveur  sensible...  Il  se  peut  que  Jésus  ait  agi  ainsi 
pour  me  donner  le  goût  de  la  contemplation,  nécessaire 
à  tout  religieux...  Mais  quelques  jours  avant  la  fête  de 
saint  Louis  de  Gonzague  (21  juin  1896),  il  se  produisit 
en  moi  un  changement  important.  Jusque-là,  chose 
remarquable,  j'avais  une  répulsion  marquée  pour  la 
Compagnie  de  Jésus  et  je  ne  voulais  même  pas  exami- 
ner si  j'avais  des  aptitudes  pour  ce  genre  de  vie.  Peu 
à  peu,  au  milieu  de  juin,  dans  mes  communions,  aux 
saluts  du  Saint  Sacrement,  à  la  chapelle  en  général, 
cette  répulsion  s'effaça,  pour  faire  place  à  l'indif- 
férence, puis  à  la  considération,  enfin  à  l'admiration  et 
même  à  la  pensée  que  là  pourrait  être  ma  voie,  pensée 

2 


\%  LOUIS  LENOIH  S-  J. 

qui  tout  d'abord  m'eiTraya  et  m'altrista.  Je  priai  beau- 
coup. » 

Le  lendemain,  la  décision  était  prise  :  il  serait 
jésuite.  «  J'étais  heureux,  je  sentais  que  j'avais  trouvé; 
et  depuis  je  n'ai  pas  eu  un  instant  de  doute  sur  ma 
vocation.  La  retraite  que  je  viens  de  faire  (à  Cantor- 
béry)  a  confirmé  mes  pensées.  Je  n'ai  plus  qu'un  désir, 
entrer  le  plus  tôt  possible...  » 

Ce  compte  de  conscience  filial  est  daté  de  sep- 
tembre 1896. 

Toutefois,  les  fluctuations  précédentes  faisaient 
craindre  un  enthousiasme  passager.  L'adolescent  con- 
tinuait à  montrer  un  goût  très  vif  pour  tous  les 
sports  :  gymnaste  nerveux  et  svelte,  partenaire  envié 
au  tennis,  il  était  habile  au  patinage  et  passionné 
pour  le  cheval.  De  plus,  fort  soigneux  de  sa  personne, 
il  ne  dédaignait  pas  une  certaine  élégance  et  même, 
d'après  les  témoignages  les  plus  sûrs,  «  une  recherche 
un    peu    mondaine    dans     ses    vêtements  ». 

M.  Lenoir  jugea  prudent  d'éprouver  la  persévérance 
de  son  fils.  Louis  fut  inscrit  comme  externe  au  lycée 
de  Versailles,  au  cours  préparatoire  de  Polytechnique. 
Cette  année  douloureuse  lui  fut  bien  adoucie  par  la 
compagnie  de  sa  sœur  aînée,  qui  attendait  aussi  le 
moment  de  se  donner  toute  à  Dieu.  Leurs  efforts  furent 
mis  en  commun.  Si  la  sœur  fournissait  l'aide  d'une 
piété  plus  vive,  le  frère,  en  prévision  du  chant  de  l'of- 
fice, enseignait  à  la  future  religieuse  les  éléments  du 
latin.  Assis  durant  les  vacances,  à  Trégastel,  «  dans  le 
creux  d'une  de  ces  roches  fantastiques  qui  s'appellent 
ou  le  Roi  Gralon  ou  la  Pierre  qui  tremble,  nous  pas- 
sions, a  raconté  M"**  Lenoir,  des  moments  délicieux  : 
lui  grave  professeur  et  moi  son  élève ,  lui  sachant  don- 
ner un  véritable  intérêt  aux  cas  de  la  |?rammaire  latine 


INTRODUCTION  49 

et  moi  pensant  :   Quel  éminent  professeur  Louis  sera 
plus  tard  !  » 

L'apôtre  aussi  se  formait  par  les  visites  assidues  qu'il 
faisait  aux  pauvres.  Confrère  de  Saint- Vincent-de-Paul, 
déjà  il  s'entraînait  à  rappeler  aux  parents  l'obligation 
de  veiller  à  Tinstruction  religieuse  de  leurs  fils.  Et  la 
bonne  grâce  souriante  de  «  ce  jeune  homme  si  comme 
il  faut,  qui  vous  causait  si  gentiment  »,  préludait  aux 
conquêtes  de  l'avenir. 


Ainsi  préparé,  Louis  entra  au  noviciat  comrne  de 
plain-pied  (28  septembre  1897).  «  De  tous  les  jeunes 
gens  que  j'eus  la  consolation  de  préparer  à  la  vie  reli- 
gieuse_,  écrit  son  recteur  d'alors,  il  était  non  seulement 
le  premier- né,  mais  je  crois  le  plus  délicat.  Je  me 
demande  même  si  j'ai  jamais  rencontré  pareille  activité 
naturelle  et  surnaturelle  pour  exploiter  de  très  singu- 
lières ressources  d'intelligence  et  de  cœur'.  » 

Une  seule  ambition  est  permise  au  novice  :  se  sanc- 
tifier. L'idéal  proposé  est  sans  mesure  :  «  Soyez  parfait 
comme  mon  Père  céleste  lui-même  est  parfait.  »  Et 
pour  couper  court  à  toute  illusion,  Jésus-Christ  précise  : 
«Si  quelqu'un  veut  venir  à  ma  suite,  qu'il  se  renonce 
lui-même  et  prenne  sa  croix.  »  Le  frère  Lenoir  tendit 
vers  ce  but  toutes  ses  énergies,  envieux  de  ne  se  lais- 
ser surpasser  par  personne.  Un  jour  il  entend  dire, 
comme  venant  d'une  très  bonne  source,  qu'un  de  ses 
frères  «  allait  à  la  sainteté  au  pas  de  charge  ».  «  A-t-il 
rougi,  blêmi,  frémi?  écrit  un  témoin,  je  ne  sais  plus. 
Je  me  souviens  seulement  très  bien  qu'il  laissa  percer 
avec  une  sorte  de  sainte  jalousie  le  désir  de  ne  pas  se 

*  Lettre  à  M.  Leuoir,  19  juin  1917. 


20  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

laisser  distancer  dans  la  perfection  par  un  de  ses  jeunes 
frères.  » 

Quand  il  relatera  plus  tard  l'ascendant  extraordinaire 
de  l'apôtre  des  marsouins,  le  commandant  de  Bélinay 
dira  excellemment  :  «  11  était  clair  que  sa  vive  intelli- 
gence et  son  exquise  nature  ne  pouvaient  suffire  à 
expliquer  ce  résultat.  11  avait  mérité  la  fécondité  de 
son  travail  par  une  vie  exemplaire  et  par  des  années 
de  fidélité  scrupuleuse  aux  rites  sans  nombre  de  la 
vie  de  communauté  ^  » 

Un  tempérament  aussi  vif  ne  se  pliait  pas  facile- 
ment à  la  contrainte  de  la  règle.  Les  bouillonnements 
d'humeur  qui  dans  le  jeune  humaniste  avaient  jadis 
provoqué  des  explosions,  s'ils  ne  se  manifestaient  plus, 
grondaient  toujours  au  dedans.  «  Quand  il  disait  publi- 
quement sa  coulpe,  remarque  un  de  ses  co-novices,  le 
frère  Lenoir  s'accusait  constamment  d'avoir  manqué  à 
l'obéissance.  Cela  nous  intriguait  fort,  car  nous  ne 
constations  aucun  manquement^.  »  Plus  tard  au  sco- 
lasticat  il  lui  arrivera  encore  de  confier  à  ses  intimes, 
—  en  latin  pour  obéir  à  la  règle,  —  ses  orages  inté- 
rieurs :  a  Eram  furiosus^n  dira-t-il  en  souriant,  légè- 
rement honteux  de  lui-même.  Mais  de  ses  fureurs,  au- 
tour de  lui,  on  ne  se  doutait  guère. 

Entre  novices,  des  discussions  s'élevaient  parfois, 
comme  il  convient,  sur  le  genre  de  mort  que  chacun 
souhaitait  d'avoir.  Tel  ou  tel  soutenait  que  se  sentir 
vieillir  et  diminuer,  après  de  longues  années  de  labeur, 
assurait  à  l'âme  un  temps  d'humiliation  méritoire  et  de 
recueille«ient  inappréciable.  Le  frère  Louis  n'y  contre- 
disait point  ;  mais  sa  préférence  allait  à  faire ,  au  plus 
vite,  feu  qui  flambe  et  à  mourir  en  plein  travail. 


*  Frédéric  de  Bélinay,  jésuite,  commandant  de  chasseurs  à  pied  :  Sur 
le  sentier  de  la  guerre,  Beauchesne,  1920,  pp.  73-74. 

*  R.  P.  Tenncson. 


INTRODUCTION  21 

Après  ses  premiers  vœux  (29  septembre  1899),  il 
consacra  deux  années,  selon  l'usage  des  jeunes  jésuites, 
à  des  études  littéraires,  sorte  de  rhétorique  supérieure, 
qu'il  couronna  par  la  licence  ès-lettres.  Son  goût  pour 
la  culture  classique  intégrale  s'y  affermit  et  dès  lors  il 
rompra  des  lances  pour  la  langue  de  Démosthène, 
tout  comme  en  faveur  du  latin.  La  thèse,  que  le  grec 
fait  <irnver  les  bons  esprits  aussi  vite  et  toujours  plus 
sûrement  qye  la  spécialisation  scientifique  précoce, 
était  soutenue  pir  lui  avec  flamme  et  sans  tenir  compte 
toujours  des  correctifs  qu'y  apportent  des  gens  d'une 
plus  longue  expé^-ience.  Dès  lors  également,  il  caressait 
«  le  rêve  d'une  résurrection  de  l'enseignement  clas- 
sique aux  accords  de  la  toujours  jeune  musique  d'Ho- 
mère, de  Sophocle  et  de  Platon*  ».  Et  quand,  profes- 
seur à  MarneiTe,  il  fera  jouer  Antlcjone  en  grec  et 
Alkestisy  ce  ne  sera  point  par  gageure  de  snobisme  ou 
caprice  d'esthète.  «  C'est  qu'il  s'affligeait  de  la  déca- 
dence où  il  voyait  sombrer  l'esprit  français ,  par  suite 
de  l'abandon  d'une  formation  à  laquelle  nous  devons  en 
partie  le  génie  d'un  Racine.  » 

La  philosophie  vint  ensuite.  Remarquablement 
prompt  à  saisir  l'ensemble  d'une  question ,  Louis  Le- 
noir  était  néanmoins  de  ceux  dont  l'esprit  a  besoin, 
pour  donner  toute  sa  mesure,  de  puiser  dans  l'action  à 
la  fois  un  excitant  et  une  détente.  Déjà,  au  cours  de 
son  noviciat,  des  fatigues  de  tête  l'avaient  contraint 
d'aller  se  reposer  quelques  semaines  en  famille.  Après 
dix  mois  passés  sur  les  problèmes  de  la  connaissance  et 
de  l'éthique  naturelle,  une  interruption  complète  fut 
jugée  nécessaire.  Comme  on  estimait  qu'un  change- 
ment de  climat  lui  serait  favorable,  le  jeune  philosophe 
fut  envoyé  au  collège  de  Beyrouth ,  où  la  surveillance 
des  moyens  externes  lui  fut  confiée. 

^  Père   Courbe,    duns  En.  Famille,    revue  du  collège  de   Marnefïe , 
octobre  1917 


22  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Dans  la  pensée  de  son  recteur,  le  R.  P.  Clerc,  ce  poste 
devait  lui  permettre  d'avoir  ses  nuits  tranquilles  et  de. 
se  lever  tard.  Mais  les  diflicultés  étaient  f2^randes.  Il 
fiuccédait  à  des  maîtres  éminents,  les  R.  Pères  Dides' 
et  Bouyges,  qui,  ayant  vécu  plusieurs  années  en  Syrie, 
en  connaissaient  tout  ce  qui  peut  aider  Péducateur  h 
comprendre  et  à  i^ai;ner  les  esprits  :  coutumes,  tempé- 
raments, lois  psychologiques,  ressources  morales.  N.e 
l)ouvait-on  craindre  que,  nouveau  venu  dans  ce  pays 
nouveau  si  riche  en  qualités  mais  si  nuancé  de  races  et 
de  religions,  au  milieu  d'élèves  dont  beaucoup  étaient 
schismatiques  et  un  certain  nombre  musulmans,  le  Père 
Lenoii'  ne  lût  long  à  s'adapter? 

Les  craintes,  si  elles  existèrent,  furent  vite  dissi- 
pées. 

D'emblée,  le  jeune  surveillant  acquit  auprès  de  ce 
petit  monde  «  une  emprise  extraordinaire,  s'en  fai- 
sant aimer  et  les  conduisant  à  Dieu^  ».  Chatouilleux 
sur  l'honneur  de  ses  enfants,  il  avait  à  cœur  «  que  per- 
sonne n'eût  des  externes,  par  préjugé  d'habitude,  des 
jugements  peu  favorables.  11  les  défendait  en  toute  occa- 
sion et  l'on  fut  bientôt  forcé  de  rendre  hommage  à  ce 
qu'on  les  vit  capables  de  valoir...  Il  devina  les  qualités 
qui  se  cachaient  sous  les  écorces  les  plus  rudes  et 
s'appliqua  de  toute  son  âme  à  les  mettre  à  profit.  // 
découvrit  le  moyen  de  faire  appel  4  ^^wr  cœur^  et  beau- 
coup comme  moi  furent  émerveillés  de  la  transforma- 
tion qui  s'opérait  en  eux^  ».  «  C'est  un  sorcier,  disaient 
de  petits  mulsumans,  il  a  un  charme.  »  Mais  son  rec- 
teur, qui  le  connaissait  mieux,  condensait  le  secret  de 
sa  sorcellerie  en  ce  mot  qui  sera  vrai  de  ses  marsouins 
comme  de  ses  élèves  :    «  Ces  bons  enfants  donnaient 


*  Depuis,  Supérieur  général  de  la  Mission  des  Jésuites  en  Syrie. 
»  K.  P.  Clerc. 

3  Nous  devons  tous  ces  détails  à  roblif,^eance  du  Père  Paul  Rigaud, 
qui  fut  à  Beyrouth  le  collègue  du  Père  Lenoir. 


INTRODUCTION  23 

toute  leur   confiance  à  celui  qui  leur  donnait  tout  son 
excellent  cœur.  » 

Cette  méthode  d'éducation  n'était  point  chez  le  Père 
Lenoir  le  fait  du  hasard,  elle  était  consciente  et  voulue. 
Parmi  les  fiches  de  lectures  qu'il  prit  au  cours  de  la 
guerre,  nous  avons  relevé  celle-ci,  remarquable  indice 
des  préoccupations  qui  le  suivaient  sous  les  obus  : 
«  Éducation.  Aimer.  Sénèque,  lettre  9  à  Lucilius,  de 
Sapientis  aniiçitia,  édit.  Aube,  page  74,  cite  ce  mot 
d'Hécaton  :  Si  vis  amari,  amaK  »  C'était  déjà  sa  devise 
à  Beyrouth.  Et  le  R.  P.  Clerc  ajoute  :  «  Plusieurs 
de  ses  élèves  lui  sont  restés  très  fidèlement  attachés  et 
lui  ont  écrit  longtemps  pour  lui  demander  conseil,  ce 
qu'auront  peine  à  croire  ceux  qui  se  sont  occupés  des 
externes  de  Beyrouth.  » 

Après  avoir  terminé  sa  philosophie  à  Jersey,  le 
Père  Lenoir  fit  au  collège  français  de  Marnelfe,  en  Bel- 
gique, durant  trois  ans,  un  premier  stage  de  professo- 
rat; nous  y  reviendrons.  Et,  en  octobre  1908,  il  com- 
mençait au  scolasticat  d'Ore  Place,  à  Hastings,  ses 
études  de  théologie.  C'était  le  portique  du  sacerdoce. 
Dans  le  fond  de  la  nef  mystérieuse  qu'il  foulait  enfin, 
brillait  l'autel  où  il  avait  la  certitude  de  monter  bien- 
tôt, pour  s'enrichir  de  Dieu  chaque  matin  au  bénéfice 
des  âmes.  11  y  pénétrait  à  un  âge  où  d'autres  exercent 
depuis  longtemps  le  saint  ministère.  Mais  ce  retard  était 
largement  compensé  par  un  trésor  d'expériences  et 
d'ardents  désirs. 

Les  décrets  de  Pie  X  qui  recommandaient  la  commu- 
nion quotidienne  étaient  récents  (1905-1906).  Ils  avaient 
enthousiasmé  l'âme  ardente  du  religieux.  «  On  ne  peut 
plus  en  douter,  répétait-il  dès  lors,  la  communion  quo- 
tidienne est  le  régime  normal  du  chrétien  en  état   de 

*  «  Si  Lu  veux  cire  aimé,  -Hiinc.  » 


24  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

pirâce.  );  Foyer  déjà  de  sa  vie  spirituelle,  comme  elle 
l'est  de  la  liturgie,  l'Eucharistie  allait  devenir  pendant 
quatre  ans  le  point  de  convergence  de  ses  études.  Et  il 
prendra  si  bien  l'habitude  de  tout  y  ramener,  que  plus 
tard,  quel  que  soit  le  sujet  de  ses  instructions,  dogma- 
tique ou  moral,  sans  jamais  lasser  ses  auditeurs,  il  les 
conduira  toujours  à  cette  conclusion  :  Il  faut  commu- 
nier. 

Parmi  ses  confrères  d'Ore  Place,  beaucoup  pourraient 
signer  ces  lignes  du  Père  de  La  Messuzière^  : 

...  J'avais  subi,  comme  tous  ceux  qui  rapprochèrent,  ce 
charme  irrésistible  qui  lui  gagnait  tous  les  cœurs.  C'était  chez 
moi  beaucoup  plus  que  la  sympathie  fraternelle,  si  douce  cepen- 
dant, qui  est  déjà  une  part  du  «  centuple  »  promis  aux  reli- 
gieux. J'avais  pour  le  Père  Lenoir  de  la  vénération,  un  respect 
confiant,  cordial  :  n'eût  été  la  discrétion  nécessaire,  je  lui 
aurais  en  toute  simplicité  ouvert  ma  conscience.  Ce  qui  me  le 
fit  dès  l'abord  vénérer,  c'est  que  j'avais  senti  un  homme  pro- 
fondément surnaturel,  une  âme  très  sérieusement  intérieure, 
malgré  une  activité  prodigieuse  et  notamment  une  correspon- 
dance qui  paraissait  à  d'aucuns  excessive  pour  un  jeune  reli- 
gieux. Il  s'imposait  à  moi  par  le  rayonnement  de  sa  vertu.  Plus 
je  réfléchis  à  cette  influence  suave  et  comme  irrésistible,  plus 
j'en  crois  trouver  le  secret  (outre  des  qualités  de  savoir-dire 
et  de  savoir-faire  exceptionnelles)  dans  l'exquise  charité  du 
Père;  et  celte  charité  si  universelle,  si  dévouée,  si  délicate, 
était  elle-même,  ce  me  semble,  l'épanouissement  normal  de 
sa  dévotion  eucharistique.  N'est-ce  pas  au  soir  du  Jeudi  Saint 
que  le  Maître  disait  aux  Douze  :  «  Mandadim  novum  ...  man- 
datum  meum  :  ui  diligatis  invicem"^.  »  Aussi  le  texte  du 
Souvenir  de  Première  Communion  du  cher  Père,  si  heureuse- 
ment rappelé  en  têie  de  son  image  mortuaire,  résume-t-il  par 
avance  le  caractère  propre  de  sa  sainteté  :  «  Le  disciple  que 


*  Charles  de  La  Messuzière,  qui  devait  mourir  au  cours  de  la  g-ucrrc, 
passa  avec  le  Père  Lenoir  à  Ore  Place  Tannée  1911-1912,  alors  que 
celui-ci,  déjà  prêtre,  y  faisait  sa  4«  année  de  théologrie. 

2  «  Le  commandement  nouveau..,  mon  commandement,  c'est  que 
vous  vous  aimiez  les  uns  les  autres.  » 


INTRODUCTION  25 

Jésus  aimait  reposa  sur  son  cœur  à  la  Cène,  et  il  y  puisa  le 
secret  de  Tamour.  « 

11  était  tellement  tout  à  tous,  que  nul  ne  le  connaissait  sans 
avoir  l'impression  d'être  de  ses  amis  privilégiés,  et  on  Tétait  en 
effet,  si  grande  était  sa  puissance  de  fraternelle  et  de  surna- 
turelle affection. 

Un  aspect  particulier  de  sa  charité  mérite  d'être  retenu. 

«  D'esprit  trop  sérieux  pour  être  particulièrement 
boute -en- train,  écrit  un  de  ses  confrères,  il  n'avait 
pourtant  rien  de  gourmé  et  il  s'amusait  bonnement, 
franchement,  à  cœur  joie,  des  plaisanteries  des  autres. 
Il  s'en  souvenait  et  les  leur  resservait  de  longues  années 
plus  tard.  Cette  satisfaction  qu'il  éprouvait  à  se  délecter 
de  l'esprit  d'autrui  plus  qu'à  briller  hii-même,  bien  qu'il 
ne  dédaignât  point  de  piquer  à  l'occasion  son  grain  de 
sel  sur  la  conversation ,  me  paraît  avoir  été  un  des 
menus  traits  les  plus  agréés  de  sa  physionomie 
morale  ^  » 

Quoi  d'étonnant  si,  toujours  en  quête  d'un  service  à 
rendre,  le  jeune  religieux  parut  une  fois  ou  l'autre  avoir 
un  sourire  contraint  et  des  égards  légèrement  afTectés? 
Ceux  qui,  nés  sous  une  bonne  étoile,  sont  habitués  aux 
prévenances,  les  vainqueurs  de  la  vie,  s'étonnent  naï- 
vement qu'on  ait  à  faire  le  moindre  effort  pour  être 
aimable  envers  eux  :  n'est-il  pas  naturel  qu'on  soit  à 
leur  dévotion?  Mais  les  autres,  les  rougissants,  qui 
s'effarouchent  d'être  regardés  aussi  bien  que  de  ne  pas 
l'être,  les  cœurs  bretons,  —  et  il  s'en  rencontre  jusque 
sur  les  bords  de  la  Garonne,  —  qui  broient  du  noir  sans 
savoir  pourquoi,  les  timides,  les  susceptibles,  les  moins 
entourés,  les  étrangers  embarrassés   de   leur  langue^, 

*  R.  P.  Teiineson. 

2  Tout  comme  le  collège  de  MarncfFc  (en  Belgique),  le  scolasticat 
d'Ore  Place  (en  Angleterre)  était  une  maison  française,  exilée  de 
France  par  les  lois  persécutrices  de  1901.  Mais  telle  était  sa  réputa- 
tion, qu'une  trentaine  de  jeunes  jésuites,  appartenant  à  presque  toutes 
les  nationalités  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Monde,  y  étaient  accourus 
pour  se  joindre  aux  étudiants  de  théologie. 


26  LOUIS  LENOIR  S.    i. 

ceux-là  étaient  tout  ensoleillés,  quand  le  sourire  même 
un  peu"  forcé  du  Père  Lenoir  se  posait  sur  eux.  Or  il 
s'y  posait  souvent  :  nulles  privautés,  sinon  en  leur 
faveur.  Tous  pourraient  dire  avec  quel  tact  exquis  il 
savait  les  rencontrer  à  tel  coin  de  corridor,  les  invitant 
à  passer  avec  lui  la  récréation,  s'ingéniant  à  les  mettre 
en  valeur,  les  faisant  parler  de  sujets  qui  leur  étaient 
familiers  ou  spécialement  agréables. 

Les  religieux  chargés  des  oflices  domestiques ,  — 
appelés  chez  les  Jésuites  frères  coadjuteurs,  —  n'ont 
qu'une  voix  pour  dire  combien  le  Père  Lenoir  avait 
d'attentions  pour  eux,  comme  il  aimait  à  venir  les  ren- 
seigner sur  les  événements  du  monde  chrétien  et  les 
conquêtes  de  nos  missionnaires,  comme  il  les  accompa- 
gnait en  promenade  le  dimanche,  et  comme  il  s'ingé- 
niait, les  soirs  de  congés  où  chacun,  très  légitimement, 
songe  à  son  repos  personnel,  à  les  soulager  dans  leurs 
plus  humbles  emplois.  Y  avait-il  après  le  diner,  —  à 
l'occasion  d'un  cinquantenaire  ou  d'une  ordination  de 
prêtres,  —  une  fête  de  famille,  des  chants,  des  illumi- 
nations? On  était  sûr  de  voir  le  Père  Lenoir,  —  sa 
charge  de  «  préfet  de  lectures  »  lui  en  donnait  le  droit, 
—  arriver  au  réfectoire  alerte  et  souriant  :  «  La  séance 
commence,  disait- il  aux  frères,  il  faut  que  vous  alliez 
voir  ça.  Ne  vous  inquiétez  pas  de  desservir.  Le  travail 
sera  fait,  le  couvert  mis.  J'ai  une  équipe.  Je  m'en  charge.  » 
Et  tout  cela  de  si  bonne  grâce  qu'on  ne  pouvait  lui 
résister...  Menus  faits,  mais  dont  la  multiplication 
assure  à  la  vie  de  communauté  son  charme  très  doux. 

Les  prédilections  du  Père  Lenoir  étaient  aussi  pour 
les  infirmes,  surtout  s'ils  étaient  âgés,  plus  encore  s'ils 
étaient  prêtres.  Et  quand  le  service  à  leur  rendre  con- 
cernait la  sainte  messe,  —  son  rêve  de  demain  !  —  son 
dévouement  n'avait  plus  de  bornes.  Pour  faciliter  la 
célébration  quotidienne  à  un  bon  vieillard  qui  n'avait 
plus    toute   sa   lucidité    et    moins    encore   sa   souplesse 


INTRODUCTION  2"7 

d'antan,  le  jeune  théologien  se  fit  son  servant  à  des 
heures  tardives  très  gênantes,  durant  des  trimestres  et 
même  des  semestres  entiers.  Après  son  diaconat,  bien 
que  le  règlement  le  dispensât  de  cet  office,  il  poussa 
l'abnégation  jusqu'à  le  continuer  longtemps  encore. 
Quelles  que  fussent  ses  occupations,  il  trouvait  tou- 
jours du  temps  pour  le  plaisir  et  la  consolation  des 
autres. 

Il  y  avait  aussi,  continue  le  Père  de  La  Messuzière,  les 
âmes  plus  spéckdement  eucharistiques,  ceux  qui  demain 
seraient  prêtres  et  qui,  enthousiastes  des  décrets  sauveurs  de 
Pie  X,  entendaient  bien  en  être  les  propag-ateurs  éclairés  et 
fervents.  Gomme  alors  le  cher  Père  se  prodiguait,  donnant  de 
sa  science  théologique,  de  son  temps,  de  son  cœur!  Je  n'ou- 
blierai jamais  nos  longues  causeries,  dans  le  bois  de  pins  du 
scolasticat,  sur  nos  projets  d'apostolat  par  la  communion  fré- 
quente. Je  ne  crois  pas  profaner  le  texte  sacré  en  appliquant 
à  ces  conversations  saintes  le  mot  des  disciples  d'Emmaûs  : 
«  Nonne  cor  noslriim  ardens  erat  duni  loqueretur  in  via^  !...  » 

Je  dis  qu'il  se  prodiguait.  Nous  habitions  au  3°  étage, 
presque  porte  à  porte.  Un  jour,  il  me  lit  une  lettre  d'Arménie. 
Un  de  nos  missionnaires  lui  narrait  les  résultats  très  conso- 
lants obtenus  par  la  communion  fréquente  et  quotidienne, 
comment  parmi  nos  élèves  schisma tiques  plusieurs  désiraient 
se  convertir  uniquement  pour  pouvoir  recevoir  plus  souvent 
le  corps  du  Seigneur.  Le  missionnaire  ajoutait  que,  pour 
encourager  les  bonnes  volontés  et  vaincre  les  résistances,  il 
recherchait  les  textes  les  plus  importants  des  Pères  cappado- 
ciens  sur  la  communion  fréquente  :  ce  serait  un  argument 
puissant,  pour  ces  Orientaux  si  traditionnels,  de  leur  montrer 
que  la  doctrine  eucharistique  de  Pie  X  était  celle  même  de 
leurs  Pères  dans  la  foi.  Le  Père  déplorait  en  terminant  que  sa 
bibliothèque  patristique  fût  bien  mal  montée.  Deux  ou  trois 
jours  après,  le  Père  Lenoir  m'apportait  un  travail  considé- 
rable, qui  a  paru  quelques  mois  plus  tard  dans  le  7  rail  d'Union: 
il  avait  fouillé  les  collections  de  Migne  et  relevé,  depuis  la 


*  «  Notre  cœur  ue  brûlait -il  pas,    tandis  qu'il  nous  parlait  sur  la 
route  ?  • 


28  LOUIS  LKNOIR  S.  J. 

Atoa/-/]  jusqu'aux  derniers  Pères  du  v^  siècle,  les  textes  prin- 
cipaux relatifs  à  la  communion  quotidienne.  Le  manuscrit, 
—  8  ou  10  pages  de  références  ou  de  textes,  —  prenait  le 
lendemain  la  roule  d'Arménie. 

La  revue  le  Trait  d'Union^  dont  on  vient  de  parler, 
avait  été  aussi  un  fruit  de  la  charité  intelligente  du 
Père  Lenoir,  lors  de  son  premier  séjour  à  Marnefîe.  11 
la  fonda,  raconte  le  R.  P.'  de  Vallois,  recteur  de  la 
maison,  «  sur  un  simple  désir  que  je  lui  exprimais  un 
jour.  Trois  semaines  après  (janvier  1907),  le  premier 
numéro  paraissait.  Il  continua  sans  interruption  cette 
œuvre,  qui  n'avait  d'autre  but  que  de  renseigner  les 
professeurs  et  surveillants  de  nos  autres  collèges  sur 
les  ouvrages,  lectures,  jeux,  industries,  pouvant  leur 
être  utiles.  La  petite  revue  fut  très  critiquée  et  à  l'inté- 
rieur de  Marneffe  et  à  l'extérieur.  On  prédisait  sa  mort 
à  brève  échéance.  «  Ne  me  lâchez  pas  !  »  disait  le 
Père...  Le  Recteur  n'en  avait  nulle  envie  ;  il  obtint 
même  de  Rome,  pour  l'œuvre  et  l'ouvrier,  une  bénédic- 
tion spéciale.  Et  la  petite  revue  grandit. 

Du  scolasticat,  le  Père  Lenoir  continua  souvent  d'y 
collaborer,  sans  nuire  en  rien  à  ses  chères  études  théo- 
logiques, mais  pour  s'en  délasser.  Un  jour  de  congé,  où 
la  pluie  l'avait  empêché  de  sortir,  il  composa  ainsi  «  tout 
un  article  sur  l'orthographe;  une  autre  fois,  le  résumé 
de  tout  un  rapport  sur  l'utilité  des  études  classiques  et 
une  remarquable  partie  documentaire  de  pages  élevantes 
sur    la   force     oui    témoigne    d'immenses    lectures*    ». 


Au  mois   d'août  1912,  le  Père  Lenoir,  prêtre  depuis 
un   an,  recevait  une  seconde  fois  son  affectation  pour 

1  Note  du  Père  L.  Dauchcx,  qui  dirigea  le    Trait  d'Union  pendant 
la  théologie  du  Père  Lenoir. 


INTRODUCTION  29 

Marnefre.  Bien  qu'il  dût  arriver  de  nuit  et  que  la  pro- 
priété soit  à  quatorze  kilomètres  de  la  gare  de  Huy  : 
((  Ne  m'envoyez  pas  la  voiture,  écrivait-il  au  R.  P. 
Recteur;  je  reviendrais  par  le  raccourci,  les  yeux  fer- 
més.  » 

Son  cher  Marneffe  !  C'était  un  collège  qui  n'avait 
assurément  rien  de  commun  avec  cette  «  vraye  geaule 
de  jeunesse  captive  »  dont  parle  Montaigne. 

Tous  les  éducateurs,  sauf  peut-être  certains  extré- 
mistes, ont  prôné,  pour  la  formation  des  caractères, 
une  heureuse  alliance  —  chez  le  maître  —  d'affec- 
tion et  de  rigueur  et  —  chez  le  disciple  —  d'initia- 
tive et  de  discipline.  Mais,  suivant  les  époques,  les 
pays  ou  les  systèmes,  les  dosages  ont  varié.  Les  liens 
de  confiance  et  d'amitié  sont  partout  nécessaires;  mais 
dans  les  collèges  dexil,  où  Ton  avait  à  compenser  l'éloi- 
gnement  du  foyer  familial  et  à  faire  Funité  entre 
jeunes  gens  accourus  des  provinces  françaises  les  plus 
disparates,  l'obligation  de  resserrer  ces  liens  s'imposait 
plus  qu'ailleurs'.  Ce  n'est  pas  au  hasard  que,  pour  la 
revue  destinée  à  rendre  compte  des  événements  du  col- 
lège de  Marneffe,  on  avait  choisi  ce  titre  :  en  famille. 

Personnellement,  le  Père  Lenoir  était  un  fils  trop 
fidèle  de  saint  Ignace  pour  ne  pas  croire,  en  matière 
d'éducation,  à  l'efficacité  de  l'obéissance.  Mais,  précisé- 
ment parce  qu'il  avait  souvent  médité  et  pénétré  à  fond 
la  fameuse  lettre  de  son  bienheureux  Père,  il  ne  s'en 
tenait  pas  au  résumé  que  certains  prétendent  en  faire, 
quand  ils  détachent  ridiculement  de  son  contexte 
l'expression  hyperbolique  Perinde  ac  cadaver.   «  Tarte 


*  Sous  ce  rapport,  il  y  av^ait  une  certaine  ressemblance  entre  Mar- 
nefTe  pt  l'ancien  collè§:e  que  les  Jésuites  dirigèrent  à  Fribourg:  (Suisse) 
durant  le  second  quart  du  xix*  siècle.  Dans  la  biographie  du  /?.  P.  Bar- 
relle ,  qui  fut  une  des  physionomies  marquantes  de  cette  maison,  l'on 
retrouverait  sans  peine  bien  des  manifestations  de  cet  esprit  de 
famille  qui  était  si  cher  au  Père  Lenoir.  (Voir  la  vie  du  P.  Barrelle, 
par  le  R.  P.  de  Chazournes,  2  in-12,  Pion,  1870.) 


30  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

à  la  crème  »  n'est  pas  une  explication  qui  suffise  à 
tout.  Il  savait  (jue,  pour  saint  Ij^nace,  l'obéissance 
féconde  n'est  pas  du  tout  l'obéissance  d'exécution. 
«  Se  borner  à  exécuter  les  ordres,  dit  en  effet  le  fonda-j 
teur  des  Jésuites,  est  une  obéissance  infime  et  très 
imparfaite  qui  nest  même  pas  diyne  du  nom  de  cette\ 
vertu.  Mais  il  faut  nous  élever  à  ce  second  degré,  qui 
fait  de  la  volonté  du  supérieur  la  nôtre;  il  faut  nous 
harmoniser  si  bien  avec  lui,  que  ses  ordres  ne  soient  pas 
seulement  effectivement  exécutés^  mais  encore  affectueu- 
sement consentis  K  » 

Formé  à  cette  école,  le  Père  Lenoir  louait  en  éduca- 
tion l'efficacité  de  la  règle,  mais  de  la  règle  acceptée, 
non  pas  subie.  Et  il  estimait  que  son  effort  d'éducateur 
devait  être  d'abord  d'obtenir  cette  soumission  consen- 
tie. Plutôt  que  de  violenter  une  volonté,  il  préférait 
attendre  avec  patience...  Oh!  non  pas  qu'il  capitulât; 
ce  n'était  guère  dans  îa  nature  de  celui  qui  jadis,  à  peine 
sevré,  avait  articulé  «  Je  veux  ».  Mais  quand  un  jeune 
entêté  regimbait,  le  Père  se  gardait  bien  de  le  po'usser 
à  bout,  craignant  peut-être  de  voir  un  de  «es  élèves 
renouveler  le  mauvais  exemple  qu'il  avait  donné  lui- 
même  à  ses  camarades  d'humanités  en  1893.  Maintenant 
toutefois  sa  décision,  il  avait  assez  confiance  dans  le 
bien -fondé  de  l'ordre  qu'il  donnait,  assez  confiance,  — 
pourquoi  le  tairais-je?  —  dans  son  ascendant  moral 
aidé  de  la  grâce  divine,  pour  espérer  qu'il  triompherait 
des  plus  obstinés  par  la  persuasion. 

C'est  bien  ainsi  que  le  Préfet  des  études  d'alors  à 
Marneffe,  le  R.  P.  d'Ambrières,  caractérise  «  les 
idées  et  les  méthodes  du  Père  Lenoir  »  :  «  L'éducation 
plus  par  l'ascendant  moral  du  maître  que  par  le  cadre 

*  ...  Vl  non  solum  in  effecln  exseculio  uppnreat,  verum  etiam  in 
affeclii  consensio.  On  a  beaucoup  écrit  sur  cette  question.  A  ceux 
qu'elle  intéresse  nous  recommandons  volontiers  la  lecture  des  Pré- 
ceples  et  Jugements  du  Maréchal  Foch,  par  le  commandant  Grasset 
(Bei-ger-Levrault).  Cf.  dans  les  Etudes  du  5  octobre  1917  :  Initiative  et 
discipline,  d'après  le  maréchal  Foch. 


INTRODUCTION  31 

et  la  co-ntrainte  du  règlement;  le  développement  de  la 
conscience  et  de  la  personnalité  chez  l'enfant,  en  lui 
faisant  mieux  comprendre  le  devoir  qu'il  a  de  s'éduquer 
lui-même  et  d'apporter  son  initiative  à  l'organisation 
de  la  discipline*.  » 

Aux  yeux  du  Père  Lenoir,  le  premier  but  était  donc 
d'inspirer  la  confiance.  Mais,  pour  l'obtenir,  il  faut 
livrer  un  peu  de  son  âme  ;  et  dès  lors  le  danger  est 
évident  :  se  laisser  pénétrer  par  le  disciple  avant  de  le 
pénétrer  lui-même,  ce  qui  suffît  parfois  pour  tout  com- 
promettre et  pour  que 

Une  maille  rompue  emporte  tout  l'ouvrage. 

En  face  d'une  collectivité  quelconque,  —  atelier, 
bataillon  ou  classe,  —  le  chef  désigné,- nouveau  venu, 
ne  doit  rien  risquer  qui  compromette  son  autorité,  et 
pour  cela  il  lui  sera  peut-être  nécessaire  de  se  cuirasser 
un  certain  temps  de  l'air  impénétrable  du  sphinx.  Le 
Père  Lenoir,  pour  son  compte,  brûlait  cet  intermé- 
diaire, —  avec  l'autorisation  de  ses  supérieurs,  nous 
pouvons  l'affirmer;  —  à  tout  le  moins,  il  le  rangeait 
parmi  les  «  mesures  pour  rien  »,  utiles  seulement  à  des 
orchestres  mal  disciplinés. 

Veut-on  savoir  quel  fut  son  premier  contact  avec  sa 
première  classe  de  Marneffe  en  1905?  Un  de  ses  col- 
lègues le  raconte  ainsi  :  «  D'avance  il  étudia  sur  une 
photographie  les  têtes  de  ses  futurs  élèves  de  quatrième, 
et  à  leur  grande  surprise,  le  jour  de  la  rentrée,  il  leur 
donna  leurs  places,  en  les  appelant  uniquement  par 
leurs  prénoms^.  »  Cette  étude  minutieuse,  méthodique, 
cette  prévenance  affectueuse,  ces  noms  de  baptême, 
voilà  qui  est  tout  à  fait  du  Père  Lenoir;  mais,  de  grâce, 
n'allons  pas,  pour  les  traiter  de  mièvres,  les  séparer  de 
leur  contexte.  Ils  font  partie  d'un  ensemble. 

*  Lettre  du  14  août  1917. 

'  Père  Datin,  leUre  du  4  décembre  1917. 


3a  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

L'emprise  était  souvent  immédiate.  Parler  de  coup 
de  foudre  serait  inexact,  car  la  douceur  était  extrême; 
mais  il  y  avait  du  moins  Féclair.  Pour  le  faire  sentir, 
rien  ne  vaut  le  témoignage  de  ceux  qui  l'ont  éprouvé. 

«  Dans  les  premiers  jours  d'octobre  1913,  a  écrit 
l'un  d'eux ^,  sur  le  quai  de  la  gare  du  Nord,  on  aurait 
pu  voir  un  jeune  nouveau  perdu  dans  la  foule  des  Mar- 
neffiens.  Ah!  oui,  triste,  je  l'étais  un  peu;  mais  voici 
qu'au  moment  de  monter  en  wagon,  je  me  trouve  nez 
à  nez  avec  le  Père  Lenoir.  Oh  !  cher  Père  Lenoir,  je 
n'ai  pas  été  long  à  vous  deviner.  Du  premier  coup  j'ai 
senti  qu'il  y  avait  en  vous  quelque  chose  de  plus  beau, 
de  plus  grand  que  dans  l'âme  des  directeurs  du  collège 
dont  je  venais,  quasi  renvoyé  d'ailleurs.  Je  me  rappelle 
parfaitement  l'impression  que  j'ai  eue.  Je  venais  de 
rencontrer  quelqu'un  qui  devait  m'enthousiasmer  plus 
et  mille  fois  plus  que  tous...  J'ai  senti  nettement  la 
présence  d'un  apôtre.  Je  ne  m'étais  pas  trompé.  Nous 
filions  déjà  à  toute  allure  dans  les  plaines  du  Nord, 
lorsque  le  bon  Père,  après  avoir  terminé  tout  ce  que  sa 
charité  lui  avait  fait  entreprendre  pour  le  soulagement 
des  autres  vint  me  trouver.  Notre  conversation,  la  pre- 
mière (je  ne  parle  pas  des  quelques  mots  échangés 
à  la  gare  du  Nord),  commença  d'une  manière  toute 
banale.  Nous  passions  dans  la  plaine  où  César  battit  les 
Belges.  Tout  naturellement  le  Père  Lenoir  me  raconta 
la  bataille...  Puis,  de  fil  en  aiguille,  j'arrivai  aux  con- 
fidences et  je  lui  racontai  toute  ma  vie  et  comment 
j'étais  venu  échouer  à  Marneffe.  Il  m'avait  inspiré  con- 
fiance et  tout  naturellement  Je  lui  avais  tout  raconté. 
Il  me  regardait  avec  ses  grands  yeux  si  bons  et  si  purs 
et,  dès  ce  moment,  je  me  suis  mis  à  l'aimer  immensé- 
ment et  à  l'admirer  sans  trop  savoir  pourquoi.  Après 
avoir  fini  mon  histoire,  je  lui  ai  dit  :   «  Mon  père,  je 


*  C'est  le   jeune  homme  dont  nous  parlons  plus  loin,  sous  le  nom 
de  Toty,  cf.  ch.  xvi,  p.  292. 


INTRODUCTION  33 

«  vais  me  meltre  à  communier  trois  fois  par  semaine; 
«  mais  pas  plus,  parce  que  je  n'en  suis  pas  digne.  » 
Aussitôt  il  sourit  très  doucement  et  il  me  parla  en  de 
tels  termes  de  la  communion  et  de  la  sainte  Eucharistie 
que  dès  ce  moment-là  je  me  suis  senti  tout  désireux  de 
ne  jamais  manquer  une  communion...  » 

Et  la  déposition  se  poursuit  du  même  ton  durant  de 
longues  pages. 

Est-ce  que  je  m'abuse?  Mais,  à  lire  ces  confidences, 
un  nom  ne  surgit- il  pas  à  l'esprit,  pour  caractériser  le 
jeune  professeur,  celui  dont  les  pharisiens  dépités  pré- 
tendaient ternir  la  mémoire  de  Jésus  et  que  la  postérité 
chrétienne  a  recueilli  comme  un  splendide  hommage.: 
Seductor  ille...?  Du  moins,  le  Père  Lenoir  réalisait  à 
la  lettre  la  mission  dont  le  Sauveur  avait  chargé  saint 
Pierre  :  «  Tu  prendras  des  âmes  :  Ilomines  erli 
caplens.  » 

On  gagne  la  confiance  en  la  témoignant.  A  l'envi, 
les  élèves  du  Père  ont  déclaré  qu'il  avait  en  eux  une 
confiance  «  absolue  ».  Je  crois  volontiers  qu'ils  S3 
vantent  et  qu'on  doit  a^  porter  à  ce  mot  un  juste  tem- 
pérament. Cependant,  voici  qui  est  assez  clair  pour 
indiquer  les  tendances  réfléchies  du  professeur;  c'est 
encore  une  fiche  de  lecture  des  premiers  temps  de 
guerre  et  empruntée,  comme  l'autre,  à  Sénèque  : 
'c  Education.  Témoigner  confiance.  Sénèque^  lettre  3  à 
Lucilius,  édit.  Aube,  page  48  :  Fidelera  si  putaveris 
faciès.  Natn  c/uidam  fallcre  docuerunt,  dum  timent 
fallij  et  illi  jus  peccandi  suspicando  fecerunt\  » 

Reste  qu'il  y  a  telles  marques  de  confiance  que  l'on 
peut  donner  individuellement  à  trente  enfants  et  que  la 
prudence  interdit  de  leur  accorder  s'ils  se  trouvent  tous 
réunis.  Comment  résoudre  l'antinomie?  Où  sera  le  juste 

^  «  En  croyant  à  la  fidélité,  vous  la  faites.  Car  certains  ont  enseigné 
à  tromper  en  craignant  de  l'être;  par  leur  soupçon,  ils  ont  donné  le 
droit  de  commettre  une  faute.  » 


34  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

milieu?  Impossible  de  répondre,  sans  consulter  d'abord 
la  puissance  d'autorité  de  l'éducateur.  Mais,  comme  en 
cette  matière  l'illusion  —  hélas!  —  est  facile,  pour 
trouver  le  juste  milieu,  il  n'y  aura  pas  d'autre  res- 
source que  les  conseils  d'un  ami  sûr  ou  d'un  supérieur. 
11  serait  assez  naïf  de  penser  que  le  Père  Lenoir  ne 
s'aperçût  pas  de  l'ascendant  qu'il  exerçait.  L'humilité 
ne  consiste  pas  à  nier  les  dons  de  Dieu.  Il  en  avait 
conscience,  et  même,  comme  l'écrit  un  de  ses  meilleurs 
amis,  «  il  aimait  son  influence  et,  s'il  eut  à  lutter,  ce  fut 
pour  y  garder  un  absolu  surnaturel  et  ne  rien  rapporter 
à  soi*.  »  De  cette  influence  il  ne  voulait  se  servir  que 
pour  persuader  d'aller  au  devoir,  ou,  —  pour  parler 
de  façon  moins  austère,  —  d'aller  à  Jésus-Christ. 
Ayant  quitté  le  collège ,  un  de  ses  anciens ,  qui  conti- 
nuait à  lui  écrire  fréquemment,  s'obstinait,  malgré 
son  affection  pour  le  Père,  à  refuser  un  sacrifice  que 
celui-ci  jugeait  nécessaire.  Enfin,  après  dix  lettres,  où 
une  habileté  digne  de  Gorgias  avait  échoué  devant  la 
critique  implacable  du  directeur,  le  jeune  homme 
obsédé,  à  bout  de  souffle,  avait  jeté  ce  cri  :  «  Eh  bien! 
soit,  je  fais  ce  sacriflce,...  mais  uniquement  parce  que 
c'est  vous.  »  Du  tac  au  tac  il  s'attira  le  billet  suivant  : 

Alors,  Bob,  je  n'en  veux  pas.  Vous  allez  vous  récrier,  dire 
que  je  me  contredis,  que  je  déraisonne.  Libre  à  vous;  mais 
je  ne  puis  ni  ne  dois  vous  demander  de  sacrifice  pour  la  seule 
fm  de  m'être  agréable.  Faites -le  parce  que  Notre-Seigneur 
vous  le  demande  (pour  sa  gloire,  pour  le  salut  de  votre  âme, 
pour  votre  vocation,  pour  le  salut  de  beaucoup  d'autres  âmes), 
ou  ne  le.  faites  pas  du  tout.  Voilà  une  lettre  bien  dure  encore, 
mon  pauvre  enfant.  Mais  le  mal  est  profond^  et  il  faut  que  le 
bistouri  pénètre  douloureusement. 

On  le  voit,  le  Père  Lenoir  ne  se  contentait  pas  du 
coup  de  foudre   initial.    Du  sermon  sur  la  montagne  et 

*  R.  P.  Tenneson. 


INTRODUCTION  35 

du  reniement  de  saint  Pierre,  il  avait  appris  que  la  for- 
mation, même  des  meilleurs,  est  une  longue  patience 
et  qu'elle  s'obtient  surtout  par  l'action  individuelle, 
prolong-ée,  du  maître  sur  l'élève. 

Sans  doute  i^  avait  trop  le  sens  social  pour  n'avoir 
pas  constaté,  en  éducation,  l'utilité  du  groupement. 
Au  frottement  mutuel  du  collège,  miniature  du  monde 
où  l'on  vivra  demain,  des  ano'les  s'arrondissent  ou 
se  rentrent,  des  caractères  se  révèlent;  on  apprend  à 
respecter  les  droits  d'autrui,  comme  à  faire  respecter 
les  siens  ;  à  revendiquer  sa  place  au  soleil,  mais  sans 
morgue;  à  disputer  le  prix,  mais  sans  envie  jalouse;  à 
triompher,  mais  sans  orgueil;  à  être  battu,  mais  sans 
abattement.  On  s'enhardit  à  vivre  sa  foi  avec  fierté  et 
l'on  s'initie  à  ce  qu'un  ancien  maître  de  Marneffe  a  si 
bien  appelé  :  l'apostolat  de  l'amitié  ^ 

Mais  le  Père  Lenoir  n'avait  pas  la  simplicité,  —  ou 
la  paresse  j  —  de  supposer  que  le  groupement  a  une 
efficacité  suffisante  par  lui-même.  Pour  que  l'enfant 
profite  de  tous  ces  avantages,  il  faut  que  quelqu'un 
l'éclairé,  l'avertisse,  le  modère,  le  pousse,  le  relève; 
suivant  le  mot  cher  au  Ratio  studiorum  des  Jésuites, 
les  maîtres  doivent  être  des  récents.  Et  c'est  à  quoi 
le  jeune  religieux  excellait  :  plus  que  professeur,  mieux 
que  docteur,  il  fut  surtout,  pour  les  initiatives  qu'il 
avait  le  don  de  stimuler,  un  guide  admirable. 

Aussi,  quel  zèle  pour  l'avancement  de  ses  disciples! 
«  Correction  soignée  des  copies,  compositions  multiples 
de  plans  de  travail,  de  textes  de  devoirs,  de  notes 
explicatives,  d'abrégés  de  grammaires  et  de  petits 
lexiques  usuels.  Le  Père  était,  en  l'espèce,  un  difficile, 
difficile  à  l'excès.  Il  ne  se  satisfaisait  guère  avec  les 
ouvrages  mis  entre  les  mains  de  ses  élèves.  Il  leur 
composait,  à  frais  nouveaux  pour  lui,  des  éléments  de 


*  Le  Père  de  Pully,  dans  une  série  d'articles  de  Frères  d'Armes  et 
d'autres  revues,  par  exemple  dans  Les  Jeunes  du  22  mai  1921, 


36  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

travail  à  sa  fî\çon  ;  c'était  une  partie  des  labeurs  où 
disparaissaient  ses  temps  libres  et  pour  lesf{uels  il  s'usait 
en  des  veilles  prolongées ^..  »  Il  y  eut,  en  cette  année 
1912-1913,  une  période  de  vie  intense  où,  «  de  son 
propre  aveu,  avant  que  son  recteur  n'y  mît  bon  ordre, 
la  petite  aiguille  faisait  parfois  le  double  tour  du 
cadran  sans  qu'il  se  couchât^.  » 

Excès  assurément,  mais  qui  montre  jusqu'où  le  pro- 
fesseur poussait  la  conscience  de  son  devoir  détat. 

Ce  qui  le  caractérise  encore  davantage,  c'est  la  mé- 
thode pédagogique  rigoureuse  qu'il  y  apportait.  Comme 
Aristote  classant  les  idées,  il  avait  plaisir,  après  une 
minutieuse  analyse,  à  ordonner  ses  élèves  par  «  caté- 
gories »  ,  afin  que,  les  connaissant  mieux,  il  pût  non 
seulement  les  stimuler  avec  plus  de  fruit,  mais  aussi 
les  faire  s'entr'aider  les  uns  les  autres  suivant  leurs 
alïinités,  leurs  tempéraments  et  leurs  goûts'.  Tel  ou  tel 
ne  parvenait  pas  toujours  à  se  ranger  dans  ses  cadres  ; 
comme  à  la  Chambre,  il  y  avait  des  «  sauvages  ».  On 
voyait  alors  le  jeune  régent  frapper  à  la  porte  du  Père 
Préfet.  «  Je  n'arrive  pas,  disait-il,  à  comprendre  ce  qui  se 
passe  en  cette  tête.  Ça  ne  va  pas.  C'est  pourtant  un  excel- 
lent enfant.  (Le  professeur  avait  toujours,  —  qu'on  le 
remarque,  —  un  éloge  à  faire  de  ses  élèves  les  plus 
médiocres.)  11  écoute,  il  fait  des  efforts,  et  ne  réussit 
pas...  Si  vous  le  permettez,  je  le  prendrai  tous  les  soirs 
pendant  l'étude.  Nous  travaillerons  dans  la  même  salle. 
Pendant  que  je  préparerai  de  mon  côté  ma  classe  du 
lendemain,  je  lui  demanderai  de  réfléchir  à  haute  voix, 
afin  de  me  rendre  compte  où  est  l'hiatus  :  si  c'est  la 
mémoire,  l'intelligence,  l'ignorance...   11  faut  que  je  le 

*  Père  Courbe,  dans  En  Famille,  octobre  i9f7,  p.  26. 

*  R.  P.  Tenneson. 

3  L'enseignement  et  l'apostolat  mutuels  étaient  une  industrie  chère  au 
Père  Lenoir;  tel  article  du  Trait  d'Union  représente  bien  sur  ce  point 
sa  méthode  (1907,  p.  140);  il  y  trouvait,  outre  une  économie  de  temps, 
un  rendement  apostolique  multiplié.  Ainsi  ayira-t-il  avec  ses  mar- 
souins, en  les  faisant,  comme  il  le  dit,  «  se  racoler  »  entre  eux. 


INTRODUCTION  37 

désarticule.  »  Et  il  s'acharnait  ainsi  sur  le  même,  sans 
d'ailleurs  négliger  les  autres,  des  semaines  entières. 
«  Pour  un  jeune  enfant,  de  nature  un  peu  fillette,  je  l'ai 
vu  employer  cette  méthode  vingt  minutes  par  jour, 
tous  les  jours,  pendant  un  an.  «  Je  ne  sais  si  cela  rendra, 
«  disait-il;  mais  il  faut  essayer.  »  En  nous  contant  cela, 
l'ancien  Préfet  hochait  la  tête  et  scandait  sa  phrase  : 
«   Vingt  minutes  par  jour  !  » 

Somme  toute,  le  Père  Lenoir  avait,  pour  l'avance- 
ment de  ses  élèves,  un  zèle  communicatif.  Il  s^en  mon- 
trait si  passionné,  et  tous  le  sentaient  si  bien,  que  le 
plus  apathique  recevait  l'étincelle  et  finissait  aussi  par 
désirer  son  progrès.  Sainte  rivalité  dont  le  religieux 
avait  trouvé  l'exemplaire  dans  la  jalousie  que  Dieu  lui- 
même  a  pour  le  progrès  de  nos  âmes. 

Fort  de  son  ascendant,  le  jeune  professeur  avait, 
pour  le  développement  intellectuel  de  tous,  de  grandes 
audaces. 

Que  l'on  songe,  par  exemple,  au  montage  à' Anti- 
gone,  et  aux  circonstances  où  il  présenta  cette  tragédie  : 
non  pas  à  l'occasion  d'une  fête,  mais  un  26  février  1907, 
au  milieu  de  la  marche  des  cours  ;  car,  loin  de  pré- 
tendre interrompre  le  mouvement  des  études,  il  ne 
voulait  que  le  renforcer.  Sa  classe  de  troisième  avait 
assumé,  avec  la  tâche  de  l'exécution,  celle  dune  tra- 
duction, qui  figura  au  libretto  artistique  à  l'aide  duquel 
les  profanes  suivirent  le  spectacle.  Mieux  encore,  il 
trouva  le  moyen,  lui  qui  n'était  pas  encore  prêtre,  d'in- 
téresser à  la  chose  le  collège  entier.  «  Dans  les  classes 
supérieures  d'Humanités  et  de  Rhétorique,  écrit  le  R.  P. 
de  Vallois,  on  étudia  avec  passion  Anligone,  pour  être 
à  même  d'en  comprendre  l'exécution.  Seul  le  Père  Le- 
noir pouvait  s'atteler  à  une  pareille  entreprise,  qui  eut 
un  merveilleux  succès.  » 

A  l'intérieur  de  sa  classe,  une  vraie  petite  république 


36  LOUIS  LF,\OIR   S.   J., 

à  la  romaine,  il  osait  plus  encore.  Convaincu  que 
((  rien  ne  paralyse  autant  chez  la  jeunesse  le  zèle  au 
travail  que  la  monotonie*  »,  il  s'appliquait,  suivant  le 
conseil  de  ses  règles,  à  «  varier  le  plus  possible  les 
exercices  scolaires  »  et  à  entretenir  entre  ses  élèves 
«  cette  honnête  émulation  qui  est,  au  dire  du  Batio,  un 
si  grand  stimulant  à  l'étude  ».  Ne  risqua-t-il  pas,  dans 
l'application  de  ces  méthodes,  ce  qui  pour  d'autres, 
moins  doués  du  lluide  impératif,  eût  été  téméraire? 
Certains  de  ses  meilleurs  amis  l'ont  pensé.  Leur  opi- 
nion, mise  en  vedette  ici,  éclaire  singulièrement  par 
avance  tel  ou  tel  aspect  des  années  de  guerre  qui  vont 
suivre,  et  elle  explique  pourquoi  le  Père  Lenoir  fut  tout 
à  la  fois  passionnément  aimé  de  la  grande  masse  et 
passablement  critiqué  de  quelques-uns. 

Nous  avons  parlé  de  république...  Qu'on  ne  s'y  mé- 
prenne pas  :  tout  son  petit  monde  lui  obéissait  au  doigt 
et  à  l'œil;  le  maître  n'avait  aucune  envie  de  perdre 
une  parcelle  de  son  autorité  :  il  était  né  chef.  Cepen- 
dant, il  affectait  de  ne  pas  jouer  au  monarque.  Tout  lui 
était  bon  pour  rompre  avec  les  routines  et  favoriser  les 
initiatives. 

Mieux  vaut,  sur  ce  sujet,  prêter  l'oreille  à  ses 
élèves  : 

((  J'ai  un  souvenir  très  net  de  ses  classes,  nous  écrit 
l'un   d'eux-.   Mon   Dieu,   quelles   classes!   Beaucoup   y 

1  Ce  sont  les  expressions  mêmes  du  Ratio,  règle  23^  des  prnfpssem'S 
des  classes  inférieures.  (A  noter  que  ce  terme  classes  inférieures 
inclut,  pour  le  Ratio,  tout  ce  qui  est  en  dessous  de  la  Philosophie,  y 
compris  même  la  Rhétorique.)  Voici  comment  s'exprime  la  règle  31^  : 
«  11  faut  faire  grand  cas  de  la  concertation  et  l'employer  dans  toute 
la  mesure  du  possible,  afin  d'entretenir  cette  honnête  émulation  qui 
est  un  si  grand  stimulant  à  l'étude.  On  suscitera  des  engaj^ements  soit 
individuels  soit  collectifs,  surtout  parmi  ceux  qui  occupent  des 
charges.  Ou  bien  encore  un  seul  en  harcèlera  plusieurs.  Les  simples 
citoyens  se  provoqueront  entre  eux  et  de  même  les  magisti-ats.  Par- 
fois même  un  citoyen  attaquera  un  magistrat  et,  s'il  a  le  dessus,  on 
pourra  lui  donner  sa  charge...  >>  Ce  talîlean  ,  où  le  Ratio  propose  un 
idéal  à  poursuivre,  n'est  pas  précisément  celui  d'une  classe  où  Ton  dort... 

^  Robert  du  Parc. 


INTRODUCTION  39 

allaient  avec  bien  plus  de  joie  qu'à  une  partie  de  foot- 
ball, et  j'étais  de  ce  nombre.  Il  y  avait  une  émulation 
extraordinaire.  Au  lieu  des  deux  camps  traditionnels, 
le  Père  nous  divisait  en  sept  ou  huit  gentes,  avec  un 
sénateur  pour  chef,  un  chevalier  et  un  tribun.  Deux 
sénateurs  étaient  consuls.  Alors,  le  samedi,  c'étaient  des 
^\'^ tailler,  terribles  pour  garder  le  consulat  ;  on  se  pro- 
voquait avec  fureur.  Et  puis,  chaque  dimanche,  réunion 
du  sénat  et  du  tribun  de  la  plèbe  armé  du  droit  de 
veto.  Chaque  gens  avait  aussi  son  aéroplane  qui  avan- 
çait... » 

Mais  avant  de  nous  lancer  dans  l'espace,  écoutons  le 
Père  Préfet  de  MarnefTe  préciser  quelques  points  des 
Pandectes  spéciaux  à  la  classe  de  troisième  :  «  Le  sé- 
nat faisait  des  lois,  c'est-à-dire  qu'il  avait  le  droit 
d'interpréter  certains  points  du  règlement  et  de  la  disci- 
pline générale.  Ainsi  avait- il  établi  que  l'on  aurait 
toujours  le  droit  de  parler  pour  soutenir  sa  gens.  Il 
arriva  que...  »  Ici,  je  rends  la  parole  au  disciple,  témoin 
plus  immédiat  des  événements  : 

((  Dans  les  prélections ,  c'étaient  des  hurlements  de 
toute  la  classe,...  tellement  que  les  élèves  d'Humanités 
se  plaignaient  à  nous,  au  réfectoire,  que  grâce  à  ce 
tapage  ils  n'arrivaient  plus  à  s'entendre.  Oh  !  que  ces 
classes  étaient  délicieuses!  »  Cependant,  le  tribun  de 
la  plèbe,  chargé  de  revendiquer  le  respect  de  tous  les 
droits  opprimés,  fit  une  motion  auprès  du  sénat,  qui, 
après  une  chaude  discussion  présidée  par  le  fin  sourire 
du  professeur,  statua  «  qu'il  serait  mieux  désormais  de 
garder  le  silence,  sauf,  toutefois,  pendant  la  prélection 
pour  dire  —  et  non  pas  hurler  :  —  Père  !  Père  !  Père  !  » 
...  Ainsi  la  licence,  aurait  dit  Montesquieu,  se  trouva 
corrigée  par  ses  excès  mêmes...  L'histoire  n'ajoute 
pas  si  les  humanistes  se  déclarèrent  satisfaits. 

Le  sénat  se  réunissait  pour  bien  d'autres  affaires. 
Dans  une  lettre  du  13  juin  1914,  à  un  élève  que  sa 
santé  venait  d'éloigner  de  Marneiïe,  je  relève  ce  détail  : 


40  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

«  Hier,  congé  des  académiciens  [sans  doute  encore 
des  humanistes].  Les  petits  troisièmes  n'y  ont  pas 
droit,  naturellement.  J'ai  quand  même  réuni  le  sénat; 
on  a  décidé  des  courses  aux  obstacles  pour  les  leçons...  » 
L'ingéniosité  du  professeur,  —  pardon!  du  sénat,  — 
multipliait  en  effet  les  industries.  Le  mot  «  aéroplane  », 
cité  plus  haut,  fait  allusion  à  un  concours  amusant 
de  1914.  Durant  plusieurs  semaines,  le  ciel  de  la  classe 
fut  tendu  d'un  réseau  de  fils  blancs,  sur  lequel  avan- 
çaient et  reculaient  des  avions  de  papier  aux  couleurs 
de  la  gens  Boberla,  de  la  gens  Thuya  ^  ou  Georgia,  ou 
Veuillolina...  On  devine  si  cela  fit  sensation. 

Au  reste,  les  élèves  ne  se  méprenaient  nullement 
sur  la  portée  pédagogique  de  ces  méthodes  attrayantes. 
«  Petites  choses,  note  fort  bien  Robert  du  Parc,  mais 
qui  nous  faisaient  travailler  à  fond.  » 

Cette  république  s'était  bien  gardée  de  voter  la 
séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  a  Le  Sénat  a 
décidé,  écrit  le  Père  le  10  juin  1914,  que  la  neuvaine 
de  communions  promise  le  Samedi  Saint  se  ferait  du 
41  au  19,  de  demain  Fête-Dieu  au  vendredi  de  la 
fête  du  Sacré-Cœur.  »  Six  semaines  auparavant,  il 
avait  arrêté  que,  «  pour  célébrer  le  mois  de  Marie, 
chacun  devrait  parler  à  tour  de  rôle,  au  début  de  la 
classe,  de  Tune  des  gloires  de  la  Sainte  Vierge  ».  Le 
témoin  qui  rapporte  le  fait  a  beau  ajouter  :  «  Je  me 
rappelle  même  avoir  séché  piteusement  sur  Stella 
matutlna.  »  cela  ne  l'empêche  pas  de  rebondir  pour 
s'écrier  :  «  Ces  classes  étaient  si  pieuses!...  Chaque 
fois  que  la  moindre  occasion  de  parler  du  sujet  préféré 
—  communion  fréquente  —  se  présentait,  elle  n'était 
pas  manquée.  Et  peu  à  peu  l'idée  entrait...  Personne 
jamais  ne  m'a  parlé  de  l'Eucharistie  dans  des  termes 
pareils.  Ce  n'est  pas  que  ce  qu'il  disait  fût  extraordi- 
naire. C'était  la  manière  de  le  dire.  On  le  sentait  telle- 
ment plein  de  son  sujet,  tellement  brûlant  d'amour 
pour  Notre-Seigneur  au  Saint  Sacrement!...   » 


INTRODUCTION  41 

L'idée  entrait  si  bien,  —  notons  ce  détail  qui  fait 
sentir  la  puissance  d'expansion  du  zèle  du  professeur,  — 
qu'un  de  ses  élèves  a  pu  écrire  :  «  C'est  grâce  à  lui 
que  j'ai  vu,  dans  ma  famille,  ma  sœur  et  moi  aller 
communier  à  une  heure  de  l'après-midi  plutôt  que  de 
manquer  une  communion;  grâce  à  lui  en  grande  partie 
que  tous  mes  frères  (qui  ne  furent  jamais  élèves  de 
Marneffe)  se  sont  mis  à  la  communion  fréquente...  Ah! 
que  je  pourrais  en  dire  long  à  ce  sujet!...  » 

Inutile  d'ajouter  que  cette  piété  s'appuyait  sur  une 
instruction  religieuse  solide.  Celle-ci  se  complétait 
par  ce  que  le  Père  Lenoir  appelait  des  «  cas  de  cons- 
cience »  :  manière  vivante  d'habituer  cette  jeunesse  à 
ne  pas  laisser  flotter  dans  les  nuées  de  la  spéculation 
les  enseignements  recuis.  Veut- on  un  exemple? 

«  Hier  matin,  cas  de  conscience...  J'en  ai  donné  un 
très  triste  et  malheureusement  vécu...  »  Suit  la  longue 
histoire  d'un  Arménien  converti,  que  le  Père  avait  connu 
à  Beyrouth,  et  qui,  actuellement  à  Paris,  était  tombé 
dans  la  misère  noire,  lui  et  sa  petite  famille,  à  la  suite 
d'un  accident  de  travail... 

Il  cherche  en  vain  une  place...  Mais  les  derniers  sous  sont 
partis.  Alors  il  a  dû  mendier...,  quêtant  les  restes  d'une 
grande  cuisine  et  entendant  derrière  lui  les  moqueries  des 
domestiques.  Or,  ce  pauvre  garçon  a  été  élevé,  non  pas  dans 
Taisance,  mais  dans  le  luxe  ;  son  père  est  un  des  plus  riches 
commerçants  que  j'aie  connus  en  Orient,  mais  schismatiquc 
fanatique.  Aux  lettres  de  son  fils,  il  répond  invariablement  : 
«  Renonce  au  catholicisme  et  je  te  rends  tout.  »  —  «  Gar- 
dez votre  argent,  lui  répond  le  brave  jeune  homme,  je  garde 
ma  foi.  X)  ...  Malheureusement,  il  a  sa  petite  famille  à  sauver 
et  vous  voyez  d'ici  ses  souffrances  atroces,  physiques  et 
morales  !...  Le  cas  consiste  à  répondre  à  un  homme  qui,  dans 
ces  conditions,  murmurerait  contre  la  Providence  et,  déses- 
péré, voudrait  en  finir  avec  la  vie. 

On   voit  que  le  i^ère  Lenoir  n'hésitait  pas  à  mettre 


42  LOUIS  LENOIR  8.  J. 

des  enfants  de  14  ans  en  face  des  plus  graves  problèmes. 
C'  m  ne  cela  tranche  avec  l'irréel  et  la  banalité  de  cer- 
tains sujets  de  composition  proposés  par  les  manuels  ! 

Par  tout  cet  ensemble,  les  disciples  sentaient  que 
leur  professeur  possédait  vraiment  la  pleine  autorité, 
Tautorité  elliciente,  celle  qui  ne  se  contente  pas  de 
se  déclarer  «  de  droit  divin  »,  mais  qui  se  fait  accepter 
par  le  dévouement,  la  compétence  et  le  savoir-faire. 

Avec  tous  les  travaux  d'une  classe  ainsi  comprise, 
avec  la  direction  du  Trait  d'Union^  alors  métamor- 
phosé en  un  périodique  polyglotte  abondant,  très 
digne  de  figurer  dans  le  monde  des  revues,  le  Père 
Lcnoir  devait  être,  pensera-t-on,  suiïlsamment  occupé. 
Pourtant  son  activité  s'exer<;ait  de  bien  d'autres 
manières. 

D'abord,  comme  toujours,  au  soin  des  malades.  Un 
de  ses  élèves  des  plus  ardents,  neris  surexcités  et  tête 
fatiguée,  avait  reçu  en  mai  1914  Tordre  d'un  repos 
complet. 

Oh!  que  j'ai  bien  su  en  ces  jours-là,  écrit-il,  la  charité 
extrême  du  bon  Père  !  Malgré  ses  innombrables  occupations, 
il  a  passé  avec  moi  des  après-midi  entières  de  1  heure  à 
6  heures,  à  se  promener  dans  le  parc  en  causant  de  choses 
et  d'autres  et  tâchant  de  me  calmer.  Il  canotait  avec  moi 
sur  les  étang-s  ;  il  cueillait  avec  moi  des  fleurs  pour  la 
statue  de  la  sainte  Vierj^e  de  notre  classe.  Ou  bien,  assis  près 
de  moi  sur  un  banc,  il  me  lisait  un  passage  de  TP^vangile, 
avec  la  même  voix,  la  même  profondeur  de  sentiment  dont 
il  disait  le  Pater  à  la  messe  et  dont  Notre-Seigneur  devait 
parler  aux  apôlres  sur  la  Montagne... 

La  fatigue  persista  et  l'enfant,  au  moment  où 
allaient  commencer  les  compositions  de  prix,  dut, 
le  cœur  gros,  anticiper  ses  vacances.  Mais  le  Pèro 
Lenoir  ne  l'oublia  pas.  Durant  ces  deux  derniers  mois, 


IMUOULCliu.N  43 

nialp^ré  la  surcharge  inhérente  à  toute  fin  d'année 
scolaire,  il  lui  écrivit  plus  de  dix  fois,  et  non  pas  de 
simples  billets  :  le  30  mai,  sept  pages;  le  2  juin,  quatre  ; 
le  4  juin,  douze;  le  10,  six;  le  13,  huit;  le  24,  quatre; 
le  29,  huit;  et  durant  le  mois  de  juillet,  encore  une 
vingtaine  :  en  tout  soixante-neuf  pages.  Et  nous 
avons  des  raisons  de  croire  que  notre  collection  est 
incomplète. 

Comment  ne  pas  noter  également  ce  trait  si  évan- 
gélique  de  sa  carrièrç  d'homme  de  collège?  «  Nommé 
professeur  à  Marneffe,  écrit  le  R.  P.  Tenneson,.il 
me  dit  de  son  ton  triomphal  et  convaincu  :  «  Et  puis, 
«  ce  qui  me  fait  le  plus  de  plaisir,  c'est  que  je  suis 
«  chargé  des  domestiques.  »  Du  même  ton  il  me  dit,  au 
carême  de  1914,  qu'il  apprenait  le  flamand  pour  mieux 
les  entendre  et  les  confesser.  »  Non  content  de  leur 
faire  le  catéchiisme,  «  il  avait  organisé  pour  eux  de 
petits  cours  du  soir,  une  bibliothèque,  une  salle  de  jeux 
tranquilles  et  des  matches  de  foot-ball.  La  plus 
précieuse  des  récompenses  ne  tarda  pas  à  en  revenir  à 
ce  bon  prêtre  selon  Pie  X  :  il  vit  ces  humbles,  ces 
rétifs,  se  mettre  d'eux-mêmes  à  la  communion  quoti- 
dienne*.  » 

Grâce  à  Dieu,  les  dévouements  ne  sont  pas  rares 
parmi  les  chrétiens.  Les  intelligences  sympathiques  aux 
initiatives  d'autrui  le  sont  davantage.  Il  faut,  pour  dis- 
tinguer l'ivraie  du  froment,  tant  de  pénétration,  et 
surtout  il  faut  tant  de  modestie  pour  accepter  seulement 
la  pensée  que  d'autres  osent  bien  tenter  «  quelque 
chose  qui  ne  s'est  jamais  fait  »  !  Le  Père  Lenoir  avait 
admirablement  l'un  et  l'autre  et  avec  la  meilleure  grâce 
il  se  mettait  au  service  de  tous,  supérieurs,  égaux 
ou  inférieurs,  pour  les  aider  à  mettre  sur  pied  leur 
projet. 

*  Alexis  DccouL,  dans  la  Hevuc  jjratique  d'apoloijétiquc,  15  août  1020. 


4i  LOUTS  LENOIR   S.  J. 

La  première  fois  qu'un  Père  de  V Apostolat  de  la 
Prière  vint  à  MarnelTe  parler  aux  élèves  de  cette  ligue 
à  la  fois  si  souple  et  si  stimulante,  il  y  eut,  au  cours  de 
la  réunion  professorale  qui  suivit,  un  instant  .d  hési- 
tation ;  non  point  que  tous  ne  fussent  chaudement 
sympathiques  à  lidée,  mais  on  ne  voyait  pas  les 
moyens  efficaces  d'insérer  les  pratiques  de  cette  asso- 
ciation dans  la  vie  du  collège.  Ce  fut  le  Père  Lenoir 
qui  rompit  le  silence  et,  lui  qui  vivait  si  intensément 
dans  sa  prière  comme  dans  ses  actes  la  vie  d'apôtre,  il 
n'eut  pas  de  peine  à  montrer  que,  pour  exciter  des 
cœurs  à  la  vertu,  au  travail,  à  la  correction  des  défauts, 
la  pensée  de  zèle  préconisée  par  Y  Apostolat  de  la  Prière 
avait  un  souverain  pouvoir. 

11  fournit  de  même  son  concours  à  la  fondation  et  au 
fonctionnement  des  conférences  de  Saint-Vincent  de 
Paul.  A- l'intention  des  jeunes  confrères,  «  il  rédigeait 
des  résumés  catéchétiques  pour  les  cours  d'instruction 
religieuse  qu'avec  les  humanistes  ils  donnaient  h 
quelque  quarante  enfants  de  la  paroisse  d'Oteppe.  Ou 
bien,  lorsqu'un  aperçu  d'ordre  social  s'ouvrait  à 
l'horizon  d'un  exercice  scolaire,  il  en  profitait,  dans 
des  causeries  familières,  pour  incliner  le  cœur  de  ses 
élèves  vers  les  petits  paysans  auxquels  ils  s'intéres- 
saient avec  tant  de  plaisir  et  d'animation.  Procédant 
par  éloges,  il  félicitait  les  apôtres  en  herbe  des  rap- 
ports de  fraternité  que  ces  conférences  nouaient  entre 
eux  et  leurs  pupilles;  il  insistait  sur  le  Vse  divitihus! 
et  sur  le  Beau  pauperes!  dans  l'espoir  que  tel  ou  tel 
de  ses  auditeurs  se  laisserait  séduire  par  un  appel 
divin  plus  spécial'.  » 

Il  ne  dédaignait  pas  de  prendre  une  part,  même 
active,  à  leurs  kermesses  charitables. 

Fête  d'hier  tout  à  fait  réussie  [en  2®  division],  écrit-il  le 
29  juin   191 4...  Vous  y  étiez  sans  doute  par  la  prière  et  c'est 

*  Père  Courbe,  article  cité,  pp.  38-3'j. 


ÎNTRODUCTÎONf  45 

peut-être  ce  qui  aura  mis  tant  de  charité  au  cœur  des  confé- 
renciers, tant  de  soleil  sur  la  pelouse  et  tant  de  joie  dans  les 
veux  des  petits  pauvres...  D'abord  distribution  des  prix  au 
théâtre.  De  P***  taisait  un  Père  Préfet  de  poigne  et  de  coup 
d'œil  :  admirable  !  Orchestre  insensé  sous  la  direction  de  D***. 
Chaque  catéchiste  va  ensuite  faire  couronner  son  petit.  Puis 
kermesse. 


Le  grand  ami  de  son  correspondant  tenant  la 
buvette,  le  Père  alla  Taider  quelque  peu,  «  pour 
essayer  de  combler  un  vide  impossible  à  combler  ». 
((  Du  moins,  ajoute -t-il  avec  une  pointe  de  malice,  les 
bouteilles  de  sirop  ont  été  bien  moins  entamées  que  si 
Vautre  avait  été  là...  »  Suit  toute  une  description  : 

Deux  épiciers,  un  bazar,  la  police  faite  par  H***,  qui  en 
même  temps  règle  l'ordre  des  exercices  ;  d'abord  guignol, 
d'autant  plus  de  succès  que  c'est  plus  bête,  puis  les  altrac- 
lions...,  le  baquet  d'eau,  le  baquet  de  farine,  le  baquet  de 
son,  les  farces  tenues  par  «  Petit  Bébé  »,  le  jeu  de  massacre 
évidemment  confié  à  de  M***  et  F***,  un  superbe  distributeur 
automatique  invention  G***,  l'homme  à  la  perche  par  de  P***. 
Ensuite  le  mât  de  cocagne,  les  pots  à  casser,  les  sacs  à  percer 
et  M***  marchand  ambulant.  Enfin,  courses  et  concours,  et  la 
journée  se  termine  devant  Notre- Seigneur  en  le  remerciant. 

Ainsi  le  Père  Lenoir  faisait  participer  aux  fêtes  de 
famille  du  collège  ceux  qui  en  étaient  momentanément 
séparés.  Dans  l'œuvre  très  haute  et  complexe  de  Tédu- 
cation,  il  ne  tenait  pas  ces  petites  joies  pour  négli- 
geables 

Resterait  à  dire  que  jamais,  quand  il  en  était  prié, 
il  ne  refusait  de  prêcher  aux  réunions  de  congrégation 
ou  à  la  chapelle  les  jours  de  solennité.  Resterait  sur- 
tout à  parler  de  sa  piété.  Mais  ne  la  devine-t-on  pas  à 
travers  chacune  de  nos  lignes?  C'est  à  son  insistance, 
sinon  à  son  initiative,   que  se  rattache  cette  institution 


46  f.nrTc;  rF.voTR  ?.  .1. 

de  la  dernière  année  de  Marnelïe,  de  la  visite  du  soir 
au  Saint  Sacrement,  facultative  pour  tous  les  élèves 
Quant  à  lui,  non  contenu  d'ajouter  à  ses  exercices 
ordinaires  de  religieux  le  chemin  de  croix  quotidien, 
—  nous  savons  qu'il  y  fut  fidèle  même  aux  temps  de 
plus  grande  presse*,  —  il  aimait  à  venir  passer  encore 
de  longs  moments  auprès  du  tabernacle.  Un  de  ses 
amis,  dont  le  nom  reparaîtra  fréquemment  dans  ces 
pages  et  à  qui  serait  revenue  la  joie  d'écrire  la  vie  du 
Père  Lenoir,  si  la  mort  ne  l'avait  enlevé  aussi-,  a  dit 
«  avec  quel  amour  de  bon  pasteur  il  portait  avec  soi 
dans  son  cœur  toute  sa  bergerie  aux  pieds  du  divin 
Maître;  comme  il  détaillait  à  Celui-ci  les  besoins,  les 
lacunes,  les  peines  de  ses  brebis!  ce  qu'il  répandait  de 
prière  fervente  et  de  chagrin  réel  devant  Dieu,  si,  par 
quelque  fissure,  une  brebis  s'était  échappée  du  bercail! 
A  voir  son  attitude  devant  le  Saint  Sacrement,  il  était 
manifeste  que  son  âme  ne  divaguait  point,  qu'elle  se 
ramassait  toute  sur  son  objet  et  s'entretenait  avec  ]e 
Père  des  Cieux  de  la  multitude  des  commissions, 
petites  et  grandes,  dont  on  l'avait  chargé  pour  Lui.  » 
Par  la  prière  seule  l'apôtre  donnait  à  son  zèle  l'ex- 
tension qu'il  ambitionnait. 


Mais  une  heure  sonnait  déjà,  pour  laquelle,  à  son 
insu  et  contre  toute  vraisemblance,  Dieu  l'avait 
préparé.  «  Plutôt  que  de  jouir  en  paix  dune  œuvre 
fondée  par  moi,  disait-il  un  jour,  je  préférerais  passer 
ïna  vie  à  l'établir  ailleurs.  »  Il  ne  pensait  pas  être  pris 
aussi  strictement  au  pied  de  la  lettre.  Celui  qui  ne 
trouvait  jamais  qu'on  lui  taillât  la  besogne  assez  large 

*  Témoi^na^e  du  R.  Père  Teniieson  et  d'autres. 

2  Le  Père  Courbe,  dans  l'article  d'En  Famille,  déjà  cité. 


INTRODUCTION  47 

allait  voir  s'ouvrir  un  champ  illimité,  bien  digne  de 
son  tempérament  missionnaire  et  conquérant.  «  Non 
pas,  note  un  de  ses  annalistes,  que  ce  fm  scholar  et  ce 
jardinier  de  jeunes  âmes  fût  belliqueux  par  caractère... 
Quelques  jours  avant  la  déclaration  de  guerre,  Thorizon 
étant  déjà  très  sombre,  il  se  jugea  autorisé  à  célébrer 
par  dévotion  la  messe  votive  de  la  Paix  ;  et  c'est  en 
pacifiste  convaincu  qu'il  en  vantait  les  beautés,  avec 
une  sorte  de  gourmandise  liturgique  ^  » 

Comme  tous  les  Français  de  1914.  le  Père  Lenoir 
était  prêt  à  tout  pour  éviter  à  son  pays  Je  fléau  que 
l'Eglise  range  dans  ses  litanies  à  côfé  «  de  la  peste  et 
de  la  famine  »,  à  tout,  saut'  à  la  perte  de  l'honneur. 

*. Alexis  Décout,  article  cité. 


1 


PREMIERE    PARTIE 


LA  GUERRE  DE  MOUVEMENT 
LA  CHAMPAGNE 


CHAPITRE    1 

L'ENRÔLEMENT 

UNE    PREMIÈRE    VICTOIRE    LE    SACRIFICE    ENTREVU 

(3-10  Août  1914) 


Lorsque  la  guerre  éclata,  le  Père  Lenoir  se  trouvait 
à  Marnefîe,  où  l'année  scolaire  venait  de  s'achever*. 
Ce  furent  des  jours  de  perplexité.  La  plupart  des  reli- 
gieux étaient  d'âge  mobilisable.  Nul  d'entre  eux  ne  son- 
geait à  profiter  de  sa  condition  d'exilé.  Chacun  s'in- 
quiétait seulement  de  la  manière  d'eiTectuer  son  retour 
en  France.  L  invasion  s'était  produite  en  surprise.  Les 
vagues  allemandes  déferlaient  avec  une  furie  d'enfer  sur 
les  coteaux  de  la  Meuse.  Le  plateau  de  la  Hesbaye,  sur 
lequel  se  dresse  bien  en  vue  Marneffe,  et  les  bois  d'alen- 
tour recevaient  déjà  la  visite  des  uhlans.  Des  bandes  de 
fuyards  se  ruaient  en  cohues  affolées  vers  les  gares. 
S'en  aller  n'était  pas  chose  aisée. 

Le  Père  Lenoir  réussit  à  prendre  place  dans  un  des 
derniers  trains  qui  reçût  encore  des  voyageurs.  Ce  fut 
un  exode  lamentable.  Les  voies  ferrées  étaient  encom- 
brées. L'on  stoppait  à  tout  bout  de  champ.  Bien  avant 


*  Il  (Hait  venu  à  Paris  la  semaine  précédente  pour  donnera  Clamart 
une  retraite  à  déjeunes  séminaristes.  Mais"sitôt  ces  exercices  achevés, 
le,  hmdi  ',oir,  27  juillet,  il  était  reparti  pour  son  cher  collège,  où  l'ut- 
tcH'-laient  d'iauumbiables  «  travaux  de  vacances  », 


52  ,  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

la  frontière,  Ton  s'arrêtait  et,  pour  trouver  une  station 
française,  il  fallait  faire  un  long  trajet  à  pied  jusqu'à 
Jeumont  ou  au    delà. 

Parti  d'Huccorgne,  au  petit  jour,  le  3  août  1914, 
le  Père  Lenoir  n'arrivait  à  Paris  qu'à  la  nuit. 
Vers  10  heures,  il  était  chez  les  siens,  à  Versailles, 
sans  nul  bagage,  cxpcditus,  auraient  dit  les 
Anciens,  chargé  de  ses  seuls  projets  généreux  et  du 
feu  sacré  de  son  âme. 

Son  recteur,  le  R.  Père  Desforges,  qui  n'avait  pu 
Tembrasser  à  son  départ,  l'avait  rejoint  par  une  lettre 
où  il  le  remerciait  de  son  «  inlassable  dévouement  »  et 
le  suppliait  de  le  faire  «  durer  encore  un  peu  ». 

Conseil  paternel  touchant,  mais  assez  vain.  Le  Père 
Lenoir,  docile  à  tout  autre  avis,  n'entendait  plus 
quand  on  lui  parlait  de  se  ménager.  Etait-ce  pour  cela, 
du  reste,  qu'il  avait  risqué  ce  difficile  voj^age?  Affecté 
aux  services  auxiliaires,  rien  ne  l'obligeait  à  partir  dès 
les  premiers  jours.  Mais  la  voix  du  tocsin  avait  remué 
profondément  son  âme  et  il  accourait,  avant  son 
heure,  pour  servir. 

Pour  servir  au  plus  tôt  et  de  son  mieux. 

Occuper  immédiatement  un  rang  aux  armées,  l'occu- 
per à  des  conditions  onéreuses  où  il  aurait  à  paver  de 
sa  personne,  peut-être  de  son  sang,  l'occuper  en  qua- 
lité de  prêtre  de  Jésus-Christ,  tels  étaient  les  motifs  qui 
l'avaient  déterminé  à  devancer  l'appel  et  à  briguer  le 
titre   d'aumônier. 

Notons  dès  maintenant  cette  impatience  d'atteindre 
le  but,  si  caractéristique  du  Père  Lenoir.  Dès  le 
lendemain  de  son  arrivée  à  Versailles,  il  entreprit 
ses  démarches  et  pas  un  instant  «  il  ne  se  laissa  décou- 
rager par  des  refus  semi- officiels  qui  ne  paraissaient 
lui  accorder  aucun  espoir*  ». 

Hardiesse  d'initiatives  et  volonté  tenace,  mais  dou- 

*  Lettre  de  M,  Lenoir  au  P.  Courbe. 


L'ENROLEMENT  53 

blées  d'un  merveilleux  sens  pratique  des  moyens 
d'action...  Apôtre  impétueux  à  concevoir,  et  calcula- 
teur d'une  méticuleuse  prévoyance  pour  réaliser  ;  tel  il 
sera  durant  toute  sa  «  carrière  militaire  ».  Remarquable 
alliance  de  ces  deux  qualités  de  la  race  française  :  la 
fougue  et  l'ordre. 

Du  côté  de  l'autorité  ecclésiastique,  tout  alla  de  soi. 
La  famille  du  Père  Lenoir  était  hautement  estimée  à 
révêché  de  Versailles;  et  lui-même  y  avait  un  renom 
personnel  de  vertu,  ainsi  qu'en  témoigne  la  lettre  sui- 
vante de  M.  le  vicaire  général  Leblanc.  Ces  lignes 
élogieuses  furent  écrites  en  mars  1915,  lorsque  le  Pèro 
reçut  la  croix  de  chevalier  de  la  Légion  d'honneur. 


Madame, 

Vous  m'avez  fait  le  plus  çrand  plaisir  en  me  communi- 
quant la  citation  de  l'Officiel.  Je  savais  le  courage  du  cher 
Père;  l'héroïsme  ne  lui  coûte  pas;  j'allais  dire  qu  il  lui  est 
comme  naturel,  si  je  ne  savais  à  quelle  source  il  va  puiser 
la  force  de  l'abnégation  la  plus  absolue.  Je  me  rappelle 
encore  avec  émotion  sa  dernière  lettre,  dans  laquelle  il 
m'annonçait  la  réussite  de  ses  efforts  pour  être  aumônier... 
Il  s'attendait  à  travailler  dur  et  cette  prévision  l'enchantait... 

L'autorité  militaire  se  montrerait-elle  aussi  empressée? 

Le  service  de  l'aumônerie  en  temps  de  guerre  était, 
de  tous,  le  moins  prévu.  Sans  la  vertu  de  l'Union 
Sacrée,  toute  bouillonnante  alors  de  sève  jeune,  sur- 
tout sans  l'initiative  méritoire  de  certains  chefs,  il  est 
probable  que  nos  soldats  n'auraient  eu  qu'un  ravi- 
taillement religieux  très  maigre. 

Le  Père  Lenoir  se  heurtait  à  un  obstacle  de  sur- 
croît. Il  venait  tard.  De  nombreux  compétiteurs,  sur 
place,  l'avaient  devancé.  Leurs  noms,  inscrits,  au 
Gouvernement    de    Paris,    sur    des    pancartes   pendues 


54  LOUIS  LENOm  S.  J. 

dans  les  bureaux  du  Service  de  Santé,  attendaient  leur 
tour  de  rôle.  Quand  le  candidat  armé  de  son  auto- 
risation éplscopale  se  présenta,  le  samedi  8  août, 
alerte  et  sûr  de  lui,  aux  Invalides,  ce  ne  fut  pas  sans 
une  moue  de  mclancolicjue  déception  qu'il  considéra 
ces  listes. 


* 


Sur  les  premiers  mois  de  la  vie  militaire  du  Père 
i^enoir,  on  aurait  fort  peu  de  détails,  si  la  chance  ne 
nous  avait  fait  découvrir  un  témoin  précieux  entre  tous  : 
le  petit  agenda  où  il  notait  avec  une  précision  minu- 
tieuse les  moindres  événements  de  ses  journées  ;  vrais 
hiéroglyphes,  écrits  avec  la  fine  pointe  d'un  crayon,  et 
qu'il  faut  deviner  plutôt  que  lire  ;  mais  témoin  de  pre- 
mière valeur,  où  se  retrouvent  les  préoccupations  quoti- 
diennes de  l'apôtre  et,  —  dans  une  simple  exclamation 
souvent  ou  dans  son  intention  de  messe,  —  le  fond  le 
plus  intime  des  secrètes  pensées. 

Dès  le  7  août,  il  avait  enregistré  une  promesse  de 
dix  messes  d'action  de  grâces,  s'il  obtenait  «  une 
réponse  favorable  du  général  ». 

Le  9  août,  il  sent  en  lui  une  telle  volonté  de  triom- 
pher des  obstacles,  que,  sûr  du  succès,  il  entreprend 
une  tournée  d'achats  en  vue  du  départ.  La  feuille  de 
route  obtenue,  il  ne  sera  plus  temps  de  différer,  même 
de  vingt-quatre  heures.  Dans  cette  liste,  qui  comporte 
plus  de  soixante  objets,  tout  est  prévu,  jusqu'à  du  papier 
d'Arménie  et  de  l'eau-de-mélisse,  pour  les  blessés.  Si 
l'on  ne  savait  combien  le  souci  de  la  propreté  avait  été 
transformé  par  le  Père  Lenoir  en  vertu,  on  sourirait  du 
soin  ([u'il  meta  noter,  après  «  la  benzine  »,  certain  savon 
merveilleux,  —  auquel  je  ne  veux  pas  faire,  en  livrant 


L'ENROLEMENT  55 

son  nom,  une  réclame  peut-être  injustifiée,  —  qui  enlève 
toutes  les  taches,  quand  on  n'a  pas  peur  de  «  frotter 
avec  force  »... 

Le  10,  toujours  dans  la  certitude  d'une  réponse  favo- 
rable, autre  genre  de  préparatifs  :  il  inscrit  sur  Tag-enda 
tout  un  vocabulaire  des  mots  allemands  usuels  qui 
expriment  les  conditions  nécessaires  au  pécheur  pour 
obtenir  le  pardon  de  Dieu  :  contrition,  absolution, 
grâce,  prière,  douleur,  etc. 

«  Je  venais,  raconte  le  Père  Courbe,  de  le  rencontrer 
pour  la  première  fois  depuis  que  je  l'avais  quitté  a 
MarnelTe,  ne  soupçonnant  pas  que  nous  ne  nous  rever- 
rions jamais  plus  dans  ce  lieu  béni  de  notre  commun 
labeur. 

((  En  ces  journées  de  tragiques  émois  où  se  jouait 
la  fortune  de  la  France,  Paris  flambait  de  soleil,  d'un 
sourire  de  circonstance,  ironie  et  sourire  à  la  fois.  Les 
choses,  les  âmes  aussi,  semblaient  imbibées  de  sa 
splendide  lumière.  Tout  paraissait  beau;  tous  parais- 
saient bons.  Les  sentiments  s'exaltaient,  et  la  ren- 
contre d'un  ami  devenait  une  joie  sans  analogue  en 
d'autres  temps.  Hélas  !  on  ne  se  rencontrait  guère 
alors  que  pour  des  séparations  nouvelles  et  souvent 
définitives. 

«  Je  revoyais  le  Père  Lenoir.  Deux  jours  encore  et 
je  ne  le  reverrais  plus. 

«  Il  était  radieux.  Il  avait  eu,  me  confiait-il,  quelques 
mécomptes  jusqu'à  ce  jour.  Cette  fois,  il  en  avait  le 
pressentiment,  il  forcerait  le  sort.  » 

Pour  quelle  raison?  II  n'était  pas  plus  connu  que  ses 
concurrents  et  son  certificat  n'était  pas  en  meilleure 
forme  que  les  leurs.  Un  excellent  ami  de  sa  famille, 
très  bien  disposé  pour  lui  et  occupant  une  haute  situa- 
tion dans  l'armée,  avait  pris  la  peine  de  lui  écrire  une 
longue  lettre  pour  le  dissuader  d'insister.  Il  avait  insisté 
néanmoins. 

<<  Soit!  avait  répondu  le  capitaine  -préposé  au  recru- 


56  LOUIS  LENOIR  S    J. 

temenl   des    aumôniers  ;    mais   trouvez   un  général    qui 
vous  agrée.  » 

Qu'à  cela  ne  tienne  !  Paris  ne  manquait  pas  de  géné- 
raux :  parmi  eux,  le  général  Colonna  de  Giovellina, 
commandant  supérieur  des  dépôts  coloniaux.  C'est  à 
lui  qu'après  avoir  essayé  ailleurs  sans  succès,  le  Père 
Lenoir  avait  adressé  sa  requête.  De  l'audience  obtenue 
le  10  août,  il  sortait  aumônier  titulaire  au  l*""  corps 
colonial.  Il  Pavait  emporté  d'assaut  après  une  très 
courte  conversation.  La  franchise  manifeste  de  son 
zèle,  sa  bonne  grâce  unique,  son  argumentation 
imperturbable  avaient  été  dans  la  circonstance,  comme 
elles  furent  toujours  dans  la  suite,  des  armes  irrésis- 
tibles. 

En   avertissant   son   supérieur,    il   donnait   ce   détail 
qu'il  avait  cru  devoir  cacher  à  tout  autre  :  «   Le  poste 
est  dangereux.   En  me  remettant  ce   soir  mes  instruc- 
tions, l'on  m'a  prévenu  que  les  troupes  auxquelles  j'étais 
aiïecté  étaient  sacrifiées  d'avance  ^  » 

«  Un  quart  d'heure  après  son  entretien  avec  le  géné- 
ral Colonna,  écrit  encore  le  Père  Courbe,  le  Père 
Lenoir  recevait  sa  feuille  de  service.  Précieux  papier  qui 
lui  conférait  un  titre  et  une  solde  dont  il  se  réjouissait 
de  faire  des  instruments  de  grâces,  qui  furent,  en  fait, 
prodigieuses.  Je  revois  le  cher  Père  saisissant  ce  papier 
avec  l'enchantement  d'un  enfant  à  qui  l'on  viendrait  de 
remettre  entre  les  mains  le  jouet  de  son  plus  beau  rêve. 
Tout  un  ciel  de  visions  divines  passa  sur  son  front  et 
dans  l'éclair  de  son  regard.  Il  sourit  et  s'esquiva,  m'en* 
traînant  à  sa  suite,  comme  si  nous  eussions  volé  de 
l'or.  » 

Se  reprenant  au  réel ,  avec  ce  sens  pratique  qui  ne  le 
quittait  pas,  il  se  mit  sur-le-champ  en  quête  d'une 
«  chapelle  portative  »  ;  puis  il  s'en  retourna  à  Versailles 
annoncer  la  bonne  nouvelle  :  bonne  nouvelle  qui  ferait 

*  Au  R.  Père  de  Boynes,  10  août. 


L'ENROLEMENT  57 

descendre  sur  le  «  nid  »  familial  une  telle  gloire,  mais 
aussi  quel  deuil  immense  ! 

Dans  les  nombreux  billets  qu'il  écrivit  au  cours  de 
cette  nuit,  son  allégresse  passe  tout  entière.  A  l'un  de 
ses  élèves  de  MarnefTe,  il  disait  : 


Mon  cher  petit  Jacques  \ 

Ce  que  n'avaient  pu  faire  les  plus  gros  personnages  du 
ministère  de  la  Guerre,  votre  prière  Ta  fait.  Combien  je  vous 
suis  reconnaissant!  Je  pars  demain  matin  pour  TAlsace 
comme  aumônier  des  troupes  coloniales. 

Je  comptais  passer  chez  vous  tout  à  l'heure,  en  revenant 
de  Paris,  vous  montrer  ma  joie  et  mes  insignes  d'aumônier 
de  corps  d'armée;  mais  un  déraillement  de  train  m'a  fait 
rentrer  un  peu  tard  :  à  10  heures.  Il  ne  me  reste  donc  que 
la  ressource  de  vous  écrire,  de  vous  embrasser  de  loin  et  de 
vous  charger  de  mes  commissions  pour  votre  entourage... 

Si  je  reviens  vivant,  vous  aurez  un  morceau  (pas  trop 
lourd)  de  poteau-frontière. 

Le  missionnaire  ne  s'attarde  pas  en  de  longs  adieux. 
Du  moment  que  le  Maître  lui  a  signifié  de  venir, 
ainsi  que  Matthieu,  il  se  lève,  quitte  tout  et  s'en  va. 
Le  Père  Louis  fît  très  courtes  les  heures  des  elTusions 
dernières.  Le  lendemain  matin,  il  août,  il  partait. 

A  cette  date ,  le  carnet  de  route  porte  en  grosses 
lettres  le  mot  DEPART,  suivi  d'une  grande  croix  et 
l'offrande  de  tout  «  au  Cœur  sacré  de  Jésus-Hostie,  par  le 
Cœur  immaculé  de  Marie,  saint  Joseph  et  saint  Ignace  ». 

Singulière  coïncidence  :  la  maxime  imprimée  sur 
l'agenda  en  tête  de  cette  page  du  11  août  est  la  sui- 
vante :  «  Quelque  court  que  soit  le  temps,  il  est  tou- 
jours assez  long,  puisqu'il  suffit  à  conduire  l'homme 
à  son  immortel  avenir,  qui  sera  ce  qu'il  l'aura  fait.  » 

Si,  comme  il  est  probable,   le  Père  Lenoir  lut  cette 

•  Jacques  de  Thuy. 


58  LOUIS   I.ENOIR   S.   J. 

phrase,  intercalée  entre  son  «  intention  de  messe  »  du 
matin,  inscrite  au-dessus,  et  le  mot  «  départ  »  au-des- 
sous, j'aime  à  croire  qu'il  lui  sourit  comme  à  un  rappel 
aimable  de  la  Providence.  Pensait-il  qu'une  fois  de  plus 
cette  maxime  allait  se  vérifier  par  son  exemple  ? 

Sur  quel  ton  s'épanchèrent  les  âmes  en  ces  instants 
suprêmes?  Une  lettre  maternelle  nous  en  dira  le  mys- 
tère de  foi  patriotique  et  chrétienne. 

•  ...  Louis  est  dans  TEst...  Et  maintenant,  c'est  le  silence.' 
Saurons-nous  jamais  où  est  notre  cher  enfant? 

11  m'a  semblé  que  je  lui  disais  un  dernier  adieu  en 
l'embrassant  mardi  matin.  Et,  ce  faisant,  je  me  répétais  celle 
charmante  réflexion  de  notre  pelile  Marguerite,  qui  me 
demandait  l'année  dernière  ce  que  voulaient  dire  ces  mots 
qu'elle  lisait  sur  une  plaque  commémoralive  :  «  Mort  au 
Champ  d'honneur.  »  Après  avoir  écouté  ma  réponse,  elle 
me  dit  :  «  C'est  bien  beau,  mais  c'est  bien  triste  pour  les 
parents...  »  Demandons  à  Dieu  que  tant  de  souffrances  et 
de  sacrifices  rendent  notre  chère  France  victorieuse  et  plus 
chrétienne*. 

Jamais  le  cœur  de  la  mère  ne  se  permettra  les  retours 
d'un  égoïsme  pourtant  légitime  :  le  fils  était  donné.  Elle 
se  contentera  de  le  suivre  au  jour  le  jour,  par  la  pensée 
et  la  correspondance,  dans  les  exploits  et  les  souffrances 
de  son  ministère,  fière,  attentive  à  ses  besoins  et  à  ses 
désirs,  secondant  son  apostolat  de  toutes  ses  ressources. 
C'est  lui,  l'enfant,  l'enfant  sacrifié  tout  entier,  qui  aura 
dans  ses  lettres  les  accents  du  regret  et  formulera  les 
espérances  du  revoir. 

Car  ses  lettres  seront  nombreuses...  Sans  cesser  d'être 
la  propriété  plénière  de  ses  soldats,  il  trouvera  le  moyen 
de  ne  passer  presque  aucun  jour  sans  revenir  au  foyer 
en  des  lettres  charmantes,  toujours  discrètes  sur  les  opé- 
rations militaires,  mais  riches  en  détails  sur  son  minis- 
tère,  remplies  de  confiance  et  débordantes  d'affection. 

»  Au  R.  Père  VéLillart,  13  aoù^ 


L'ENROLEMENT  59 

Cherchant  plus  tard  le  secret  de  cette  prodigalité 
merveilleuse  qui  permettait  à  l'apôtre  d'appartenir  tout 
entier  à  ses  «  enfants  »  sans  négliger  aucun  de  ceux 
qu'il  avait  quittés,  le  Père  Courbe  émettait  cette 
réflexion,  par  laquelle  il  conclut  les  trop  courtes  pages 
f[u'il  nous  a  laissées  : 

((  Pour  arroser  au  loin  les  campagnes  en  de  mul- 
tiples ruisseaux,  les  fleuves  ne  tarissent  point  :  leur 
source  les  approvisionne  sans  cesse.  L'amour  divin  jail- 
lissait surabondant  du  cœur  du  Père  Lenoir,  qui  pou- 
vait le  distribuer  avec  largesse  et  sans  diminution 
L'aumônier,  dans  le  don  de  soi  le  plus  prodigue  à  ses 
soldats,  demeura  u  le  plus  respectueux  et  afîectionné 
des  fils  )).  Il  demeura  aussi  l'ami  fidèle,  et  nul  de  ceux 
qui  recoururent  à  lui  ne  pourrait  dire  :  «  Il  était  trop 
occupé  pour  penser  à  moi.   » 


CHAPITRE  11 

GUERRE    DE    MOUVEMENT 

REVIGNY    LA    BELGIQUE    VITI5Y- LE -FRANÇOIS 

(15  Août  —  5  Septembre  1914) 


Parti  de  Versailles  le  11  août,  le  Père  Lenoir  rejoi- 
gnait le  lendemain,  dans  l'Est,  le  corps  colonial,  englobe 
alors  dans  la  IV^  armée. 

Cette  journée  et  cette  moitié  de  nuit  dans  le  train 
s'étaient  écoulées  en  compagnie  de  troupes  qui  se  ren- 
daient au  front.  Déjà  Fâme  hospitalière  de  l'aumônier 
avait  établi  le  contact  entre  elle  et  le  monde  des  sol- 
dats. Déjà  ses  paroles  commençaient  à  répandre  cette 
atm.osphère  de  bonne  humeur  et  d'optimisme  où  des 
milliers  de  combattants  viendraient  pendant  de  longs 
mois  retremper  à  loisir  leurs  énergies.  Ne. le  pressent-on 
pas  dans  cet  allègre  billet  de  route,  le  premier  message 
du  Père  Louis  aux  siens  ? 


Le  moral  des  homm'es  était  parfait.  Je  n'ai  entendu  que 
deux  sortes  de  récriminations,  les  unes  contre  les  retards  qui 
ne  nous  mettraient  pas  assez  vite  en  face  de  Fennemi,  les 
autres  contre  les  chefs  de  g^are  qui  ne  changeaient  pas  assez 
souvent  les  bouillottes.  11  faisait  une  chaleur  torride. 


GUERRE     DE      MOUVEMENT 

(12  Août    -  5  Sept^CM914-) 

2É->,E  DIVISION  COLONIALE 


Neufchâteau\à  7 km 


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GUERRE  DE  MOUVEMENT  (j.i 

Ces  billets  du  mois  d'août  sont  extrêmement  laco- 
niques ;  très  respectueux  des  consignes,  ils  ne  ren- 
ferment aucun  nom  d'oflîciers  ni  de  localités.  Heureu- 
sement, les  notes  de  l'agenda  vont  nous  permettre  de 
suivre  le  Père  au  jour  le  jour.  Les  premières  expériences 
sont  souvent  décisives  au  seuil  d'une  vie  nouvelle. 

Arrivé  à  Revigny  au  milieu  de  la  nuit  du  11  au  12, 
il  erre,  avec  M.  l'abbé  Souris,  son  compagnon,  à  la 
recherche  d'un  billet  de  logement.  Des  «  civils  »  qui 
rôdent  dans  les  U  r.èbres  ,  cela  paraît  louche  ;  pris  pour 
des  espions,  ils  sont  arrêtés...  Mais  tout  se  termine  par 
un  gîte  convenable  à  l'hôtel  du  Lion  d'Or.  Le  12  au 
matin,  en  route!  par  un  vicinal, ^uis  à  pied,  jusqu'à 
Vaubécourt,  où  l'état- major  du  l^r  corps  colonial 
(général  Lefèvre)  leur  fait  un  accueil  très  sympathique. 
Tout  de  suite,  le  Père  Lenoir  est  affecté  à  la  2e  divi- 
sion, commandée  par  le  général  Leblois,  et,  aux  termes 
du  règlement  concernant  les  aumôniuis,  il  est  envoyé 
au  Groupe  des  Brancardiers  divisionnaires  (G,  B.D.). 
C'est  à  Nubécourt,  —  «  patrie  et  maison  de  Poincaré  »  , 
note-t-il,  —  qu'il  rejoint  sa  formation.  M.  le  médecin-chef 
Léger  et  ses  collègues  le  reçoivent  si  cordialement  que, 
dès  cette  première  entrevue,  il  se  sent  en  confiance  et 
peut  écrire  :  «  Enfin,  famille  au  complet  !*  »  Son  sourire 
commença»it  à  lui  gagner  les  cœurs. 

Tout  est  au  mieux,  déclâre-t-il  à  ses  parents...  Si  vous 
apprenez  dans  quelques  jours  une  grande  bataille,  dites-vous 
que  j'y  étais,  protégé  comme  toujours.  Ce  sera  une  victoire. 
l*'spérons-la  décisive  et  que  bientôt  vos  quatre  fils  la  fêtent 
ensemble  autour  de  leurs  chers  séparés  1 

Victoire  décisive!  ...  Déjà!  Nous  sourions  de  ces 
espoirs  ;  mais  ils  faisaient  alors  partie  de  Tallégresse 
commune.  Ils  faisaient  surtout  partie  de  l'âme  vibrante 

*  Les  passages,  ici  et  dans  la  suite,  notes  entre  guillemets  sans 
aucune  référence    sont  empruntés  à  l'a^jenda. 


64  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

du  Père  Lenoir;  même  aux  moments  les  plus  sombres, 
pas  un  instant  ils  ne  Tabandonneront  ;  malgré  la  teinte 
légère  d'illusion  qui  les  nuança,  ils  ne  seront  pas  indif- 
férents à  la  confiance  dont  l'aumônier  saura  se  faire 
rinconfusible  semeur. 

En  prévision  de  cette  bataille,  dès  le  lendemain 
15  août,  on  faisait  en  avant  un  bond  gigantesque. 
Après  avoir  longé  le  cours  de  TAire  par  Fleury,  Froi- 
dos  et  Rarécourt,  les  colonnes,  laissant  à  gauche  Cler- 
mont-en-Argonne,  s'enfoncèrent  sous  les  ombrages  de 
la  forêt  de  Hesse.  Ayant  passé  au  pied  de  la  cote  304 
et  du  Mort- Homme,  alors  encore  sans  gloire,  elles 
atteignirent  Malancourt  vers  14  heures.  Malgré  ces 
quarante- deux  kilomètres  d'étape,  le  Père  se  mit  aus- 
sitôt en  devoir  de  dire  la  messe,  —  car  c'était  fête  de 
l'Assomption,  —  seulement  «  pas  en  public,  car  les 
soldats  étaient  éreintés  ».  Nullement  entraîné  aux 
marches,  l'aumônier  devait  Têtre  aussi;  mais  déjà  cela 
ne  comptait  pas...  Et  «  le  soir  à  5  heures  et  demie, 
les  hommes  ayant  fait  auprès  des  officiers  supérieurs 
une  réclamation  pour  que  le  15  août  ne  fût  pas  sans 
office,  on  organisa  un  grand  salut.  Beaucoup  de  com- 
munions le  soir  jusqu'à  8  heures  et  confessions  tout  le 
temps .   » 

Le  16,  on  s'avance  par  Montfaucon  jusqu'à  Nantillois. 
Auparavant,  les  habitants  des  villages  traversés  se  con- 
tentaient, par  précaution,  d'enterrer  leurs  provisions; 
ici  «  ils  se  terrent  eux-mêmes  et  font  les  récalcitrants  ». 
Pour  améliorer  l'ordinaire,  à  prix  d'argent 'bien  enten- 
du, on  doit  organiser  des  chasses  dans  les  basses- 
cours.  Spectacles  banaux  de  la  vie  des  camps,  que 
bientôt  Taumônier  ne  songera  plus  à  noter  ;  mais 
actuellement  tout  lui  est  nouveau,  il  regarde  à  pleins 
yeux;  et  de  ces  mille  observations  se  formait  peu  à 
peu  ce  langage  pittoresque  où  il  excella. 
Le  soir,  à  peine  était-il  étendu  sur  la  paille,  qu'il  fallut 


GUERRE  DE  MOUVEMENT  «5 

se  relever.  Le  17,  on  cantonne  à  Dun-sur-Meuse,  et  le 
18  à  Baalon,  auprès  de  Stenay.  Nous  comprenons  que, 
ce  jour-là,  il  puisse  écrire  :  «  Chers  parents,  les  jours 
et  les  nuits  sont  très  pleins...  »  Mais  il  ajoute  aussi- 
tôt :  «  Bien  que  la  vie  de  guerre  soit  très  fatigante,  les 
consolations  immenses  de  mon  ministère  me  donnent 
des  forces...  » 

Quelles  étaient  ces  consolations?  Huit  mots,  écrits 
et  plusieurs  fois  soulignés  sur  l'agenda  au  départ  de 
Malancourt,  le  matin  de  l'Assomption,  nous  les  font 
entrevoir  :  «  Jésus-Hostie  avec  moi  :  force,  vie,  salut, 
VICTOIRE.  »  Le  19  août,  il  s'en  explique  nettement 
dans  une  lettre.  Dès  lors,  il  a  compris  la  nécessité  de 
porter  constamment  sur  lui  la  Sainte  Eucharistie.  Il 
ouvre  sa  custode  de  vermeil  «  plus  de  dix  fois  par  jour 
pour  nourrir  les  âmes  ».  Voilà  ce  qui  le  console,  bien 
plus  que  r  «  empressement  du  22®  colonial,  qui,  pour 
avoir  des  médailles,  a  failli  l'étouffer  ». 

Comme  il  y  a  cependant  à  Baalon  un  arrêt  dans  la 
marche,  sachant  combien  l'inaction  est  démoralisante, 
l'aumônier  projette  sans  retard  d'y  remédier,  en  se 
constituant  imprésario.  Et  justement  le  lieutenant  du 
Train  du  G.  B.  D.,  M.  Dropsy,  connu  dans  le  monde 
des  lettres  sous  le  nom  de  Jean  de  Nodes,  est  l'auteur 
d'une  émouvante  pièce  patriotique  en  vers  «  La  relique 
des  aïeux  ».  Bien  volontiers  il  accepterait  qu'on  la 
jouât... 

«  Mais  où  trouverez-vous  des  acteurs?  »  demande-t-il 
au  Père  Lenoir. 

L'objection  n'était  pas  pour  déconcerter  l'habile  met- 
teur en  scène  à! Antigone  et  à'Alcesle, 

«  Mais  des  gens  sans  barbe ,  insista  quelqu'un ,  où 
les  prendre...  pour  les  rôles  de  femmes  ?  Allez-vous  les 
jouer,  vous? 

—  Moi?  » 

On  dut  sourire  ;  et  lui  tout  le  premier,  puisq^io 
& 


66  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

V agenda  enregistre  fidèlement  ce  «  Moi?  »  de  surprisse. 
A  ce  trait  de  bonhomie,  les  intimes  du  Père  Lenoir 
n'auront  pas  de  peine  à  le  reconnaître.  «  Après  tout, 
se  disait-il,  pourquoi  pas,  si  les  âme,s  doivent  en 
bénélicier?  » 

C'est  à  Baalon  que  1  aumônier  eut  un  premier  con- 
tact avec  le  4^  colonial,  dans  des  circonstances  où  se 
révèlent  déjà  ses  méthodes  apostoliques.  On  connaît 
l'épisode  de  Bazeilles  en  4870.  N'ayant  plus  de  car- 
touches et  sur  le  point  d'être  pris,  quelques  marsouins 
du  4^ ,  pour  empêcher  que  leur  drapeau  ne  subît  la 
honte  des  ovations  prussiennes,  le  mirent  en  pièces,  et 
chacun  emporta  un  de  ces  lambeaux  comme  compagnon 
de  captivité.  Au  retour,  la  glorieuse  mosaïque  fut 
reconstituée,  et  aujourd'hui  elle  est  conservée  sous  verre 
à  Toulon. 

Or  dans  l'église  de  Baalon,  l'autel  de  la  Sainte 
Vierge  est  surmonté  d'un  vitrail  dédié  à  Notre-Dame 
des  Armées.  C'en  fut  assez.  Certains,  croyant  peut-être 
se  trouver  à  Balan  près  de  Bazeilles,  virent  dans  ce 
vitrail  un  ex-voto  commémoratif  de  la  fameuse 
prouesse.  Et  justement  le  4^  colonial  venait  d'arriver^ 
le  21  août,  à  Baalon.  Dans  un  village  oii  les  distractions 
n'abondaient  pas,  on  juge  du  défilé.  Les  plus  malins 
faisaient  bien  remarquer  que  pas  un  seul  des  soldats 
entourant  la  Madone  n'avait  la  veste  ni  l'ancre  colo- 
niales; hussards,  dragons,  cuirassiers,  chasseurs  à  pied 
et  à  cheval,  biffîns,  artilleurs,  zouaves  et  marins,  tous 
étaient  représentés,  sauf  les  marsouins.  Mais  qu'impor- 
tait! Un  lascar  qui,  parce  qu'il  avait  fait  campagne  au 
Tonkin ,  passait  pour  bien  connaître  la  géographie  des 
Ardennes,  avait  dit  :  «  C'est  un  souvenir  de  Bazeilles; 
faut  voir  ça!   »   Et  l'on  suivait  comme   des  moutons... 

Le  Père  Lenoir  avait  déjà  commencé,  dans  les  vil- 
lages, à  faire  de  l'église  son  séjour  habituel.  Il  était 
là  près  de  l'autel  de  la  Sainte  Vierge.  Et  voici  la  petite 


GUERRE  DE  MOUVEMENT  61 

scène  qui  s'y   déroula.  Nous  la  transcrivons  textuelle- 
ment dans  le  style  télégraphique  de  lagenda  : 

«  Ils  viennent  voir  ce  vitrail...  Piège  de  Kotre-Sei- 
gneur  pour  la  confession.  Beaucoup  y  sont  pris  Quel- 
ques-uns d'abord  :  «  Non,  »  puis  cèdent  et  disent: 
w  Bien  content!  » 


*  * 


Hâtons-nous  de  sourire;  demain,  il  n'en  sera  plus 
temps.  Déjà  en  Lorraine  de  graves  échecs  ont  eu  lieu 
à  Sarrebourg  etMorhange,  qui  vont  avoir  de  si  cruelles 
répercussions. 

On  ne  s'en  doute  pas  à  Baalon,  o\i  Ton  parle  couram- 
ment de  la  démoralisation  des  Allemands  et  de  leur 
pain,  que  «  le  général  a  vu,  pire  que  le  pain  du  siège 
de  Paris  ».  Le  21,  le  3®  chasseurs  d'Afrique  pousse 
une  vive  reconnaissance  et  ramène  comme  butin  des 
casques  à  pointe  et  des  lances.  On  devine  les  hourras; 
c'est  un  avant-goût! 

Le  22,  brusquement,  marche  épuisante  de  quarante 
kilomètres.  C'est  au  cours  de  cette  étape,  —  entre  Baa- 
lon et  Pin,  — qu'il  faut  situer  cette  rencontre  rapportée 
longtemps  après  dans  une  lettre  au  Père  Courbe  : 

J'ai  eu  îa  consolation  de  recevoir  la  dernière  confession 
de  cette  belle  âme  de  Psichari,  la  veille  ou  l'avant- veille  de 
sa  mort,  la  nuit,  en  traversant  un  village  de  Belgique.  Il  sen- 
tait venir  le  dernier  sacrifice.  Voilà  une  de  ces  innombrables 
vocations,  —  et  qui  s'annonçaient  combien  fécondes  !  —  sur 
lesquelles  j'ai  pleuré  sans  comprendre  :  Viœ  meœ  non  sunt 
viae  vesLrx^.», 

Le  2^  d'artillerie  coloniale,  auquel  apparten^ait  le 
lieutenant  Psichari,  devait  appuyer  la  3°  division  colo- 

*  Au  Père  Courbe,  S  Janvier  1916. 


08 


LOUIS  LENOIU   S    J 


niale,  qui  formait  1  aile  droite  du  corps  d'armée.  Le 
22  août,  dès  laube,  le  1*'  colonial,  ayant  franchi  la 
Semoy  et  dépassé  Rossignol,  avait  pénétré  dans  la  forêt 
de  Neufchâteau,  sans  que  l'ennemi  décelât  sa  présence. 
Quand,  vers  8  heures,  lattaque  de  (lanc  se  produisit 
soudain,  1  artillerie  formée  en  colonne  de  route  put  très 
difficilement  mettre  en  batterie  et  subit  de  lourdes 
pertes.  La  lutte  fut  terrible  Les  éléments  d'infanterie 
des  \^^  et  2«  coloniaux,  complètement  entourés,  renou- 
velèrent les  plus  beaux  exploits  de  notre  histoire. 
Généraux  et  officiers,  sauvant  1  honneur  des  armes, 
tombèrent  le  fusil  à  la  main.  Ainsi  périrent  les  géné- 
raux Haffenel  et  Rondony  et  le  colonel  Gallois. 

Le  général  Montignault ,  atteint  de  quatre  blessures 
graves,  resta  sur  le  champ  de  bataille.  Quant  aux  artil- 
leurs, après  avoir  tiré  leurs  derniers  projectiles,  ils 
combattirent  sur  leurs  pièces  à  coups  de  mousquetons. 
Mais  le  soir,  de  cette  belle  artillerie  divisionnaire,  «  il 
ne  restait  plus  qu'un  charnier^  ».  Au  premier  rang 
des  victimes  était  le  petit-fils  de  Renan,  tué  d'une 
balle  à  la  tempe,  ayant  autour  du  poignet  son  chapelet 
enroulé. 

Pour  la  2^  division,  la  situation  était  critique.  Et  cette 
soirée  du  22,  où  la  population  de  Pin,  en  Belgique, 
avait  fait  au  groupe  des  brancardiers,  à  7  heures  du 
soir,  un  accueil  parfait,  s'achevait  subitement  par  l'ar- 
rivée de  deux  ou  trois  cents  blessés  dans  Téglise. 

Les  grandes  horreurs  de  la  guerre  commençaient. 

Elles  s'ouvrirent,  pour  le  Père  Lenoir,  —  dans  la 
sacristie  de  l'église  de  Pin,  —  par  un  prélude  de  mots 
héroïques  échappés  aux  blessés.  Soigneusement,  ce 
pieux  ami  des  âmes  les  recueille  et  les  note  :  c  Pansez- 
moi  Vite,  que  je  retourne  me  battre!  — Je  n'ai  rien,... 


'  Expression  d  un  témoin   cilé  par  Henri   Massis,    Vje  de   Psichari, 
p    61.  Voir  A.- M.  Goichon,  Ernesi  Psichari,  p.  355-362. 


GUERRE  DE  MOUVEMENT  69 

simplement  le  bras  cassé;  je  recommencerai  demain.  — 
C'est  honteux  de  tomber  à  la  première  bataille  ;  laissez- 
moi  repartir!  »  Plusieurs,  en  buvant,  s'arrêtent:  «  C'est 
assez,  il  en  faut  pour  les  camarades.  » 

Attendre  les  blessés  ne  suffit  pas  au  bon  Samaritain. 
Dès  l'aube,  sans  s'accorder  la  consolation  de  dire  la 
messe,  —  un  dimanche  pourtant!  —  le  Père  Lenoir  est 
sur  le  champ  de  bataille  de  Jamoigne  et,  pour  la  pre- 
mière fois,  il  contemple  ces  scènes  affreuses,  —  poi- 
trines, gorges,  mâchoires  ouvertes,  —  qui  vont  pendant 
trente  mois  devenir  pour  ses  yeux  un  spectacle  trop 
ordinaire.  Il  y  reste,  faisant  connaissance  avec  les 
obus,  tant  que  l'ordre  de  départ  n'est  pas  donné;  puis 
il  se  replie  par  Pin  et  Orval,  jusqu'à  Margut,  où  des 
gens  dévoués  le  recueillent  pour  la  nuit. 

11  avait  dû  se  contenter  ce  jour-là  de  se  communier 
sur  le  bord  d'un  fossé.  Le  24,  il  compense  et  ce  fut 
grande  joie;  car,  malgré  des  préoccupations  de  toute 
sorte,  malgré  sa  formation  sanitaire  perdue,  il  n'a  garde 
d'oublier  que  c'est  le  troisième  anniversaire  de  son  sacer- 
doce, source  des  richesses  dont  il  est  l'heureux  dispen- 
sateur. Après  les  soins  aux  blessés  du  village,  devoir 
professionnel  qui  prime  tout,  il  célèbre  cet  anniversaire 
par  une  messe  à  peu  près  solitaire;  et  sa  pensée  le 
reporte  à  ce  24  août  1911  d'Ore  Place  :  «  Quelle  desti- 
nation la  Providence  réservait  aux  pouvoirs  que  je  rece- 
vais alors  !  Et  quel  contraste  avec  la  paix  délicieuse  de 
notre  réunion  d'Hastings  !  » 

Mais  le  temps  n'est  guère  aux  méditations.  Il  faut 
ramener  les  blessés  à  l'arrière.  Car  déjà  la  retraite  se 
prépare,  ce  grand  repli  «  lamentable,  mais  en  ordre  », 
suite  de  combats  ininterrompus,  que  l'on  ne  savait  pas 
devoir  aboutir  au  soleil  de  la  Marne... 


70  LOUIS  LËiNOlK  S.  J. 


Cette  retraite  se  fit,  pour  la  2*  division  coloniale,  en 
trois  stades  principaux,  marqués  par  les  noms  respectifs 
de  Meuse,  Aisne  et  Marne. 

Durant  quatre  jours  d'abord  (25-28  août),  les  colo- 
niaux firent  front,  entre  Stenay  et  Beaumont,  dans  la 
forêt  de  Jaulnay,  pour  permettre  à  la  IV^  armée  de 
repasser  sur  la  rive  gauche  de  la  Meuse  et  d'en  faire, 
le  26,  sauter  les  ponts.  Ce  soir-là,  les  brancardiers 
divisionnaires  sont  en  lisière  sud -ouest  de  la  forêt  de 
Dieulet,  à  la  Forg-e.  Les  deux  journées  suivantes  se 
passent,  pour  le  Père  Lenoir,  de  Taube  à  la  nuit,  dans 
les  bois  de  Jaulnay  à  relever  les  blessés  et  à  les 
absoudre  :  «  Scènes  affreuses,  écrit-il,  cris,  larmes,  effu- 
sions, blessures,  crânes  ouverts  ou  en  deux  morceaux, 
entrailles,  jambes  seules.  Cris  affreux  des  abandon- 
nés, o  Mais  il  alla  trop  loin.  Malgré  son  brassard  et  son 
mouchoir  pourtant  bien  mis  en  évidence,  et  tandis  qu'il 
traversait  les  champs  de  blessés  allemands ,  catholiques 
pour  la  plupart \  une  patrouille  prussienne  lui  tira  six 
balles,  à  cent  mètres;  une  seule  l'atteignit^  traversant 
soutane  et  chemise  au  bras  droit  :  «  à  la  peau  une  éra- 
flure  à  peine  sensible  ».  Dès  ce  jour  commençait  à 
s'implanter  en  lui  cette  conviction,  qui  devint  très  vite 
celle  de  tous  :  «  Les  balles  et  les  obus  semblent  bien 
décidés  à  m'épargner.  » 

Un  ami,  allié  de  sa  famille,  M.  Roger  Graffin,  qui 
avec  une  charité  toute  chrétienne  saccageait  son  magni- 
fique château  de  BelvaP  pour  y  recevoir  nos  blessés, 
eut  la  joie  de  le  rencontrer  le  soir  du  27  août  et  de  le 


^  Détail  précisé  dans  deux  lettres   du    20  septembre   1914   au  Père 
Courbe  et  du  29  septembre  1914,  au  R.  P.  de  Boynes. 
2  A  sept  kilomètres  environ  au  sud-ouést  de  la  forêt  de  Jaulnay. 


GUERRE  DE  MOUVEMENT  71 

restaurer  un  peu.  Le  Père  Louis,  écrit -il,  était  «  exté- 
nué, et  Ton  ne  pouvait  supposer  qu'un  tempérament 
si  délicat  pût  résister  longtemps  aux  fatigues  et  aux 
émotions  ». 

L'aumônier  lui-même,  au  matin  du  29,  confie  à  son 
agenda  cet  aveu  :  «  Je  suis  à  bout.  »  Et  pourtant,  dès 
4  heures  du  matin,  une  alerte  s'étant  produite,  il  faut 
partir.  Non  pas  que  les  Allemands  aient  forcé  la  Meuse 
sur  le  front  du  corps  colonial  ;  bien  au  contraire ,  ils 
avaient  été  culbutés  dans  le  fleuve,  le  27,  par  de  vigou- 
reuses et  sanglantes  contre-attaques^.  Mais  la  situation 
générale  entraînait  le  repli  de  la  IV^  armée  sur  l'Aisne. 

Les  marsouins  avaient  mission  de  la  protéger. 

Dans  un  mouvement  de  ce  genre,  il  n'est  pas  facile 
d'assigner  aux  brancardiers  divisionnaires  leur  place 
de  bataille.  S'ils  restent  à  l'arrière-garde,  comment  les 
blessés  seront -ils  évacués  en  avant,  vers  l'intérieur  du 
pays?  Pourtant,  l'on  n'a  pas  le  droit  de  se  désinté- 
resser de  cet  arrière,  où  traînent  les  épuisés  et  les 
malades.  Un  perpétuel  va-et-vient  s'impose,  qui  a  bien 
vite  «  vidé  »  les  muscles  les  plus  durs. 

Ainsi  s'expliquent  en  partie  les  mouvements  oscilla- 
toires imposés  au  G.  B.  D.  en  ces  journées  terribles. 
Pour  établir  leur  base  d'évacuation  en  avant  des  troupes 
en  retraite,  les  brancardiers  divisionnaires  doivent 
faire,  le  29,  une  pointe  de  30  kilomètres  au  sud -ouest, 
jusqu'à  Longwé;  puis  ils  remontent,  le  30,  à  Boult- 
aux-Bois;  le  31,  encore  au  nord,  jusqu'à  Belleville- 
sur-Bar,  d'où  ils  assistent  anxieux  au  duel  d'artillerie 
d'Authe,  épisode  de  la  grande  bataille  livrée  ce  jour-là 
entre  la  Meuse  et  Rethel.  «  Nos  malheureuses  troupes, 
porte  l'agenda,  luttent  désespérément  sous  un  soleil 
lorride.  »  Un  instant  on  a  pu  croire  au  succès:  «  Une 


'  Le  4*  colonial  joua  un  g:rand  rôle  dans  ce  combat.  Le  nom  de 
Janlnay  reviendra  fréquemment  dans  les  discours  du  Père  Lenoir 
comme  celui  d'une  victoire. 


72  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

série  d'avions  nous  ont  survolés;  des  autos  d'état-rhajor 
ont  passé  à  toute  allure.  » 

Et,  de  fait,  les  documents  officiels  nous  apprennent 
que,  le  30  août,  le  général  de  Langle  de  Cary  a  obtenu 
Tautorisation  de  suspendre  la  retraite  de  la  IV®  armée. 
L'ennemi  paraît  s'être  avancé  prématurément  sur  la 
rive  ouest  de  la  Meuse.  Mais  après  avoir  poussé  jusqu'au 
delà  de  Châtillon  et  de  BrieuUes,  notre  contre-oiïensive 
est  arrêtée  ;  elle  a  coûté  la  vie  au  chef  de  la  4*  brigade 
coloniale,  le  colonel  Boudonnet. 

Le  Père  Lenoir  est  entraîné  par  le  repli  «  jusqu'à  la 
Croix- aux -Bois.  On  dîne  dans  la  nuit,  sur  l'herbe.  On 
couche  entassés  dans  une  maison  abandonnée...  Les 
brancardiers  n'ont  que  deux  sujets  de  conversation  : 
bouffer  et  critiquer  les  chefs...  Chacun,  s'il  commandait 
l'armée,  ferait  autrement  mieux!...  Ils  regrettent  le 
temps  où  les  moines  faisaient  ce  service  d'ambulance.  » 

Mais  les  causeries  doivent  s'interrompre. 

Un  troisième  recul  est  jugé  nécessaire.  Dès  le  l®'  sep- 
tembre, il  est  marqué  par  une  marche  intermittente  de 
vingt-deux  heures.  Première  halte  à  Senuc,  où  «  je 
puis,  écrit  le  Père,  prier  quelque  temps  à  l'église, 
chose  bien  rare  depuis  le  début  de  la  campagne  :  prière 
pour  la  guerre,  prière  pour  le  conclave,  prière  pour 
tous  les  miens,  parents,  élèves  et  soldats  ».  Deuxième 
halte  à  Condé-lez-Autrj,  «  chez  un  curé  charmant,  où 
ie  me  lave  corps  et  âme  ».  Enfin  à  Rouvro.y,  où  «  je 
trouve  un  accueil  parfait  chez  l'instituteur,  M.  Lecour- 
tier  ». 

Les  anciens  de  Marneffe  ne  liront  pas  sans  émo- 
tion ce  mot  d'  «  élèves  »  parmi  les  intentions  de  prière 
en  un  pareil  moment.  Le  Père  Lenoir  se  considère 
toujours  comme  professeur  :  la  guerre  ne  durera,  pense- 
t-il,  que  le  temps  des  vacances.  S'il  en  réchappe,  il  ne 
faut  pas  qu'il  soit  rouillé.  z\ussi,  ayant  trouvé  à  Rou- 
vroy  un  exemplaire  d'Hérodote,  il  relit,  le  2  septembre, 


GUERRE  DE  MOUVEMENT  73 

pour  se  délasser  de  l'étape,  l'expédition  de  Xerxès  et,  la 
comparant  à  l'ambition  de  l'empereur  Guillaume ,  il 
note  :  «  Même  puissance,  môme  orgueil,  espérons 
même  chute.  » 

En  attendant,  l'ennemi  continue  sa  poursuite.  Le  3  à 
minuit,  il  faut  partir  en  direction  de  la  Marne  ;  on  fera  ce 
jour-là  près  de  soixante  kilomètres.  Heureusement,  pris 
de  pitié,  le  lieutenant  du  Train  a  prêté  un  cheval  à  Fau- 
mônier... 

Pour  atteindre  Saint-Rémy,  au  sud-est  du  camp  de 
Châlons,  les  coloniaux  passèrent  bien  près  de  Mas- 
siges  et  de  Beauséjour.  Mais  il  faisait  nuit  encore...  et 
personne  ne  se  doutait  qu'o/i  y  reviendrait...  «  En  route, 
M.  Boussenot,  médecin,  député  —  de  la  Réunion,  je 
crois,  —  me  fait  partager  un  bout  de  saucisson...  Vers 
2  heures  du  soir,  je  vais  à  l'église  (de  Saint-Rémy)  con- 
sommer les  saintes  espèces.  Détonations;  le  village  est 
bombardé.  Déroute  navrante,  traînards...  Fuite  jusqu'à 
Somme- Vesles ,  où  nous  soignons  et  évacuons  quelques 
blessés,  puis  jusqu'à  Moivre,  où  j'assiste  encore  des 
mourants  dans  l'église.  » 

Ce  jour-là  les  Allemands  avaient  pénétré  à  Suippes 
et  à  Château-Thierry,  et  le  Gouvernement  français  s'était 
transporté  à  Bordeaux. 

Après  de  pareilles  fatigues,  encore  accrues  le  4  sep- 
tembre, par  une  rude  étape  de  Moivre  à  Bassu,  et 
le  o,  de  Bassu  à  Luxémont,  au  sud-est  de  Vitry-le- 
.François,  on  est  étonné  qu'une  carte  du  Père  Louis  à 
ses  parents  puisse  débuter  par  ces  mots  :  «  Toujours 
en  bon  état,  meilleur  même...  »  J'imagine  qu'après 
avoir  écrit  cette  ligne,  il  dut  s'arrêter  et  se  prendre  en 
flagrant  délit  d'inexactitude.  Car  il  précise  immédiate- 
ment :  «...  meilleur  même,  en  ce  sens  que  je  m'habitue 
peu  à  peu  à  ces  alertes  de  toutes  les  nuits,  à  ces  repos 
de  deux  ou  trois  heures  pris  sur  la  paille,  à  ces  repas 
de  (juelques  bouchées  grossières  pris  en  selle  ou  dans 
les   fermes  abandonnées...    Heureuse  vie,   si  elle  nous 


74  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

donne  la  victoire!  »  Pour  lui,  même  à  cette  heure  où 
Ton  étoulîait  d'angoisse,  il  ne  doute  pas  du  résultat 
final.  A  peine  si  son  robuste  optimisme  avait  subi 
quelques  instants  une  légère  éclipse  :  «  Après  les  pre- 
miers éionnemenis ,  je  crois  enfin  comprendre  et  suis 
tout  à  l'espoir.  » 

Les  parents  qui  reçurent  cette  lettre,  sans  nulle  indi- 
cation sur  les  événements  qv.i  l'avaient  occasionnée, 
soupçonnèrent-ils  toute  l'acuité  des  étonnements  qu'elle 
mentionnait?... 

Ils  attendirent  des  explications.  Mais  les  explications 
ne  vinrent  pas.  Trois  jours  se  passèrent,  puis  quatre... 
Point  de  lettre.  Jamais  leur  fils  ne  les  avait  encore 
laissés  si  longtemps  sans  nouvelles.  Quand  on  annonça 
la  victoire  de  l-a  Marne,  ils  constatèrent  que  l'opti- 
misme de  Louis  avait  vu  juste.  Mais  quelle  anxiété! 
Les  balles  et  les  obus  auraient-ils  failli  à  leur  «  résolu- 
tion »  de  l'épargner? 

Deux  jours  encore  et  soudain  arrive  une  lettre  datée 
du  il  septembre,  débutant  ainsi  :  «  Enfin  me  voici 
évadé!  »  Le  Père  avait  été  fait  prisonnier  le  o,  en  reve- 
nant du  champ  de  batailie  avec  des  blessés.  «  Ces  jours 
de  captivité  ont  été  assez  durs  de  tout  point  de  vue. 
Il  me  faudrait  des  heures  pour  vous  en  conter  les 
détails.  » 


CHAPITRE    III 


PRISONNIER  I 


UN    ÉPISODE    DE    LA    BATAILLE    DE    LA   MARNE 
(5-11  Septembre  1914) 


Les  heures  nécessaires  pour  conter  ces  détails  par 
écrit,  le  Père  Lenoir  ne  les  eût  jamais  trouvées,  si,  seize 
mois  plus  tard ,  sa  troisième  blessure  ne  l'avait  ramené 
précisément  dans  cette  ville  de  Vitry,  où  il  avait  été 
captif. 

Cédant  aux  instances  de  M.  le  chanoine  Nottin,  qui 
avait  déjà  publié  des  pag-es  émouvantes  sur  l'occupation 
allemande  de  Vitry -le- François  \  il  accepta  de  rédiger 
ses  souvenirs  pour  le  Bulletin  paroissial  ;  ils  y  parurent 
en  mars  1916.  Ces  pages,  longtemps  ignorées  du  grand 
public,  furent  reproduites  en  larges  extraits  deux  ans 
plus  tard,  et  présentées  comme  «  un  curieux  aspect  épi- 
sodique  de  notre  immortelle  victoire  de  la  Marne-  » . 
C'est  le  récit  du  Bulletin  paroissial  que  nous  suivrons 
ici ,  mais  en  le  précisant  de  deux  manières  :  par  les  notes, 
plus  fidèles  encore,  de  l'agenda,  écrites  au  soir  même 


*  L.  Nottin,  V  il  r  y  rie -François ,  pendant  la  bataille  de  la,  Marne. 
0  Mon  Carnet  de  guerre.  »  (  Vitry-le-François,  Imprimerie  Centrale.) 

2  Lectures  poub  tous,  du  1*'  mai  1918,  dans  un  article  intitvilé 
L'auiaônier  de  la  Coloniale. 


76  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

des  évéHemenls,  et  par  le  témoignage  d'un  compagnon 
de  captivité,  le  R.  P.  Gabriel  Picard. 

Le  samedi  soir,  5  septembre,  vers  6  heures  et  demie, 
tandis  que  nos  troupes  se  repliaient  au  sud  de  Vitry-le- 
François,  le  Père  Lenoir  était  remonté  au  nord,  vers 
Vitry-en-Perthois,  avec  des  voitures  et  cinq  ou  six 
brancardiers .  pour  recueillir  les  derniers  blessés. 
Recherche  dif.icile,  car  la  nuit  tombait,  et  partout  le 
silence...  Ils  rencontrent  enfin  quelques  soldats  du 
4^  colonial  portant  trois  camarades  grièvement  atteints, 
que  Ton  met  en  voiture.  Des  civils,  «  espions  ^ans 
doute,  »  entraînent  le  petit  convoi  trop  loin,  jusqu'à 
mille  mètres  au  nord  de  Vitry-en-Perthois.  Il  faut  reve- 
nir sans  avoir  trouvé  personne. 


* 


En  arrivant  à  Marolles,  vers  21  heures,  au  débouché 
de  la  grand'route  de  Saint- Dizier,  «  nous  apercevons, 
écrit  l'aumônier,  à  dix  mètrt*5  devant  nous,  un  groupe 
de  uhlans...  » 

Aussitôt  ils  se  précipitent,  nous  encerclent  avec  des  hur- 
lements de  joie,  menaçant  chacun  de  leurs  lances  et  de  leurs 
revolvers.  Ils  sont  une  cinquantaine.  Je  proteste  en  mon- 
trant le  drapeau  de  la  Croix  de  Genève  sur  nos  voitures  et 
nos  brassards.  L'officier  hésite  un  instant,  puis  dit:  «  Vous 
vous  expliquerez  avec  le  commandant;  ça  ne  me  reg:arde 
pas.  Vous  êtes  prisonniers.  » 

Encadrés  de  cyclistes  et  de  cavaliers,  nous  sommes  con- 
duits à  Vilry -le -François. 

Sur  la  place,  un  groupe  d'officiers.  Notre  guide  explique 
le  cas  à  l'un  d'eux,  qui,  une  lampe  électrique  à  la  main, 
nous  dévisage.  Je  proteste  à  nouveau.  Il  ne  m'écoute  pas; 
mais,  s'adressant  à  tous  :  «  Où  sont  les  Français?  Dans 
quelle  direction  sont-ils  partis?  » 


PRISONNIER  ! 


Indig-né,  je  lui  réponds  que  Ton  n'insulte  pas  ainsi  des 
Fi-ançais,  après  les  avoir  injustement  arrêtés  :  «  Pour  qui 
nous  prenez- vous,  de  nous  poser  pareilles  questions?  » 

Un  peu  interloqué,  Tofticier  demande  à  son  voisin  de  lui 
traduire  mes  paroles.  Alors,  sortant  son  revolver,  il  me  le 


'---, 


Echelle 


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met  sur  la  tempe  :  «  Je  vous  demande  dans  quelle  direction 
sont  partis  les  Français.  Ne  savez-vous  pas  ou  ne  voulez-vous 
pas  répondre?  —  Je  ne  veux  pas.  » 


Racontant  la  scène  plus  tard  à  son  ami  Gries,  le  bri- 
gadier Hamelin,  l'un  des  prisonniers,  exprimait  ainsi  son 
émotion  :  «  Ça  y  est,  pensait-il  en  lui-même.  Les 
carottes  sont  cuites;  notre  compte  est  bon*.  » 

Cependant  roffîcier  bésite,  puis  abaisse  son  arme  et, 
faisant  le  salut  militaire  :  «  C'est  bien.  Si  j'étais  votre 
prisonnier,  j'aurais  répondu  la  même  chose.  »  Puis  il 
donne  des  ordres,  et  les  cyclistes  emmènent  les  prison- 
niers dans  la  direction  de  Ghâlons. 


*  Extrait  d'une  lettre  de  M.  Gries,  publiée  par  le  Messager  de   la 
Creuse,  14  janvier  1915. 


78  LOUIS  LEiNOIR  S.  J. 

Sur  la  ^rand'route,  continue  le  Père  Le-noir,  cohue  des 
envahisseurs.  Ils  exultent  bruyamment  :  «  Nach  Paris! 
Nach  Paj^is!  »  La  route  est  encombrée  par  deux  et  même 
trois  colonnes  parallèles,  à  travers  lesquelles  nous  défilons 
péniblement,  un  à  un.  Chez  presque  tous,  attitude  correcte. 
Parmi  les  milliers  d'hommes  que  nous  croisons  ainsi,  j'en 
entends  seulement  quatre  ou  cinq  nous  injurier  de  loin  : 
«  Schwein!  »  —  aussitôt  rappelés  à  Tordre,  et  violem- 
ment, par  les  gradés.  Un  homme,  que  je  frôle,  ne  me 
remarque  qu'au  moment  où  je  le  dépasse;  aussitôt  il  me 
prend  par  le  bras  pour  me  faire  détourner  la  tête  et  me  dévi- 
sager. Un  officier  accourt  en  bousculant  les  rangs  et  lui 
administre  en  abondance  gifles  et  coups  de  pied. —  Procédés 
habituels  dans  le  corps  d'armée  que  nous  traversons. 
A  chaque  instant  nous  assistons  à  des  scènes  de  brutalité, 
à  des  commandements  rogues  et  injurieux,  appuyés  de  coups 
de  botte  ou  de  cravache. 

A  Gravelînes,  on  nous  fait  entrer  dans  une  écurie,  à  droite 
de  la  route.  Quelques  soldats  allemands  y  dorment  déjà. 
Des  stalles  danimaux  y  sont  encore  libres  ;  on  nous  permet 
de  nous  y  étendre,  entassés,  après  avoir  jeté  un  peu  de 
paille  sur  le  fumier.  Un  sous-officier,  appelé  comme  inter- 
prète, et  qui  parle  le  français  sans  autre  accent  que  celui  des 
faubourgs  parisiens,  nous  avertit  que  la  moindre  tentative 
d'évasion  sera  punie  de  mort  pour  tous. 

Sommeil  jusqu'à  5  heures  du  matin,  mais  un  peu  froi- 
dement, car  pour  la  première  fois  je  m'étais  séparé  de  mon 
sac  et  de  mon  manteau.  Combien  surtout  je  regrette  ma 
chapelle  ! 

Le  dimanche  matin  au  petit  jour,  entre  un  sous-officier  de 
gendarmerie,  rogue,  brutaL  II  plaisante  grossièrement  et 
longuement,  puis  nous  fouille.  Nos  couteaux  de  poche  sont 
l'occasion  de  scènes  grotesques  :  il  veut  nous  faire  croire  que 
nous  allons  être  fusillés  et  en  fait  le  simulacre,  parce  que, 
malgré  le  brassard  de  la  Croix  de  Genève,  nous  avons  des 
armes. 

Je  demande  à  aller  dire  la  messe  dans  une  église  voisine. 
On  me  répond  poliment  qu'il  n'y  a  pas  d'église  dans  les  envi- 
rons. 

Des   soldats  allemands  parlementent  avec  un  gardien  et 


PRISONNIER  !  10 

obliennent  l'autorisation  de  nous  donner  du  pain  et  du  café. 
Un  tout  jeune,  qui  me  regarde  avec  attention  depuis  le 
matin,  profite  d'un  moment  où  le  sous -officier  s'était  éloigné 
pour  m'attirer  dans  l'écurie  voisine,  où  il  a  préparé  pour 
moi  un  quart  de  chocolat  a-u  lait.  C'est  un  Polonais  catho- 
lique, il  me  montre  son  chapelet,  ses  médailles,  la  photogra- 
phie de  sa  mère  et  me  demande  de  prier  pour  qu'il  lui  soit 
rendu. 

Ses  compagnons  sont  chiargés  de  creuser  la  fosse  d'un 
civil  fusillé  la  veille  au  soir.  C'est  un  vieillard.  On  me  per- 
met, non  sans  peine,  d'aller  réciter  sur  lui  les  prières  de 
l'Eglise. 

Puis  on  nous  prévient  qu'un  blessé  français  est  sur  la 
route  du  côté  de  Vitry,  que  nous  pouvons  aller  le  chercher. 

Sous  la  conduite  de  deux  cyclistes,  je  pars  avec  deux  de 
nos  brancardiers,  à  qui  l'on  donne  une  brouetté  pour  rame- 
ner le  blessé. 

A  un  kilomètre  environ,  nous  trouvons,  en  effet,  le  long 
de  la  route,  un  soldat  très  grièvement  atteint  à  la  poitrine. 
On  l'a  étendu  avec  soin  sur  des  capotes.  Il  me  dit  que  les 
Allemands,  après  l'avoir  pansé,  lui  ont  donné  à  boire  et  à 
manger,  et  ont  laissé  à  sa  portée  un  bidon  d'eau.  Je  lui  donne 
les  derniers  sacrements  et,  avec  l'aide  soigneuse  de  nos 
cyclistes,  nous  l'installons  sur  la  brouette. 

De  tous  côtés,  dans  les  champs,  des  débris  du  combat  : 
sacs,  vêtements,  armes;  beaucoup  de  livrets  militaires 
épars  :  que  sont  devenus  les  corps?...  Passe  une  charrette, 
avec  un  peu  de  paille.  Le  conducteur  accepte  de  prendre  le 
blessé  et  nous  avec  lui.  Nous  revenons  à  notre  écurie. 

Mais  en  cette  journée  du  6  septembre,  les  envahis- 
seurs commencent  à  trouver  de  la  résistance.  Devant 
le  Père  Lenoir,  «  un  officier  se  lamente  sur  la  guerre, 
en  bon  français  » ,  et  prétend  même  que  a  les  Alle- 
mands reculent  ».  De  fait,  vers  11  heures,  ils  font 
évacuer  par  leurs  prisonniers  la  ferme  de  Gravelines 
pour  les  reporter  plus  au  nord. 

La  route  est  atroce.  On  nous  fait  marcher  très  vite,  malgré 
la    chaleur    accablante.    Après    quelques    kilomètres,    nous 


80  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

demandons  à  faire  une  halte  :  refus  rogue,  —  à  ralentir  le 
pas  :  même  réponse. 

Près  d'une  grande  ferme,  occupée  par  les  troupes,  nos 
gardiens  s'arrêtent  pour  boire.  Sur  l'offre  des  soldats  qui 
sont  là,  ils  permettent  qu'on  nous  fasse  manger  un  peu  sur 
la  route  pain  et  fromage.  Puis  nous  sommes  réquisitionnés 
pour  creuser  la  fosse  d'un  cheval  crevé.  Le  travail  fait,  nous 
reparlons. 

Tout  le  long  du  chemin,  quand  nous  croisons  des  officiers 
supérieurs,  je  leur  expose  l'illégalité  de  notre  arrestation.  Ils 
répondent  poliment  qu'ils  n'y  peuvent  rien ,  les  uns  ajoutant 
qu'on  avait  le  droit  de  nous  arrêter,  d'autres  le  niant. 

Toute  là  journée,  le  Père  Lenoir  ne  cessera  de  protes- 
ter ainsi.  Le  soir,  deux  officiers  s'étonneront  qu'il  soit 
là  :  ((  On  ne  devait  pas  vous  arrêter  ;  on  doit  vous  relâ- 
cher. Mais  c'est  l'affaire  du  général  commandant  le 
corps  d'armée  ;  il  vous  verra  ce  soir  ou  demain.   » 

Entre  temps,  on  était  parvenu  à  La  Chaussée.  Là  un 
nouveau  genre  de  soufTrances  attendait  l'aumônier.  On 
introduit  les  nouveaux  venus  dans  une  ferme  où  se 
trouvent  déjà  cent  vingt-cinq  prisonniers,  dont  la  plu- 
part assurément  sont  des  braves  qui  ont  vaillamment 
fait  leur  devoir.  Mais  il  y  en  a  d'autres,  victimes  des 
propagandes  mauvaises  d'avant-guerre,  qui  se  vantent 
bruyamment  d'avoir  levé  la  crosse  en  l'air,  et  quelques- 
uns  de  s'être  rendus,  sur  l'ordre  d'un  sous -officier. 
«  Contact  odieux,  égoïsme  et  lâcheté,  »  qui  provoquent 
un  douloureux  étonnement  dans  l'âme  du  prêtre.  Au 
reste,  «  même  écœurement  dans  notre  petit  groupe  de 
brancardiers;  tous  ont  hâte  de  sortir  d'ici  ». 

Nos  gardiens  s'excusent  de  ne  pouvoir  nous  donner  à 
manger,  u  Leur  ravitaillement  n'arrive  pas,  parce  qu'ils  ont 
marché  trop  vite.  » 

Cependant  on  nous  apporte  un  sac  de  pommes  de  terre  et 
un  mouton  que  l'on  nous  permet  de  tuer  et  de  faire  cuire. 
Dans  un  coin,  nous  découvrons  un  sac  de  son  ;  de  quoi  faire 


PRISONNIER  I  81 

un  semblant  de  pain,  un  peu  dur,  car  nous  n'avons  rien  pour 
le  faire  lever. 

Le  7  septembre  se  passe  dans  les  mêmes  granges  de 
La  Chaussée  y  au  bruit  d'une  canonnade  de  plus  en  plus 
intense. 

A  Vitrj,  on  avait  l'impression  d'être  enserré  dans  un 
cercle  de  fer  et  de  feu.  C'est  le  jour  où,  dans  cette 
ville,  les  Allemands  réquisitionnent  successivement, 
pour  le  service  des  blessés,  la  vaste  et  superbe  église, 
la  Caisse  d'épargne,  le  pensionnat  de  l'Immaculée-Con- 
ception,  l'école  libre,  puis  le  collège  des  jeunes  filles 
et  l'école  maternelle...  Sans  arrêt,  d'innombrables  files 
de  voitures  d'ambulance  viennent  y  déverser  leurs  char- 
gements de  misères.  Les  Allemands  ne  s'attendaient 
pas  à  une  bataille  si  sanglante.  Chirurgiens  et  infir- 
miers manquaient*. 

Par  crainte  du  bombardement,  un  certain  nombre  de 
personnes  s'étaient  réfugiées  dans  les  caves  du  calori- 
fère de  l'église.  Mais,  comme  les  fourgons  à  croix 
rouge  arrivaient  toujours,  et  que  les  blessés  gémis- 
saient pour  avoir  nourriture  et  pansement,  le  vénérable 
archiprêtre,  oubliant  que  ces  malheureux  étaient  la 
veille  encore  des  ennemis,  courut  au  soupirail  et  cria  : 
«  Remontez;  venez  dans  les  ambulances;  là,  je  vous 
l'assure ,  vous  n'entendrez  plus  le  canon  !  »  Ce  qui  fut 
fait.  Et  les  Allemands  se  gardèrent  bien  de  refuser  le 
renfort  qui  leur  arrivait  pour  soigner  leurs  blessés. 

Personne  ne  songeait  encore  à  faire  appel  aux  bran- 
cardiers français  de  La  Chaussée. 

Au  matin  du  8  septembre,  le  Père  Lenoir  réclame 
avec  plus  d'instance  que  la  veille  et  l'avant-veille  la 
permission  d'aller  dire  la  messe  :  c'est  la  fête  de  la 
Nativité  de  la  sainte  Vierge...  Même  refus  implacable. 

Triste  fête,  écrit-il.  Mais  Jésus  est  là  présent  dans    ma 

*  L.  NoTTiN,  op.  cit.,  p.  71  et  suivantca. 
0 


82  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

custode.  Après  m'etre  communié  comme  les  jours  précédcnL, 
j'ai  la  consolation  de  confesser  et  de  communier  deux  de 
mes  compag^nons  de  captivité... 

A-utre  joie,  mais  plus  austère  :  il  peut  consoler  et  assis- 
ter deux  Français  moribonds.  Puis  on  le  ramène  dans 
une  cour,  au  milieu  des  infirmiers  allemands. 

Je  constate  chez  tous,  hommes  et  officiers,  l'esprit  que 
j'ai  remarqué  déjà  chez  nos  gardiens  :  l'orgueil,  l'infatuation 
de  la  victoire  et  de  la  supériorité  nationale.  «  UAllemUgne 
est  grande,  me  répètent-ils  sans  cesse,  V Allemagne  est 
forte,  personne  ne  peut  lui  résister,  seule  elle  tient  tête  à 
toute  l'Europe.  »  Quelqu'un  ajoute  :  «  Dieu  est  avec  nous, 
car  nous  l'invoquons.  Avant  la  bataille,  le  capitaine  fait 
mettre  tous  les  soldats  à  genoux  et  prier.  »  Tous  accusent  la 
France  et  l'Angleterre  d'avoir  déclaré  la  guerre  à  la  pacifique 
Allemagne. 

Ils  maudissent  la  guerre  qui  les  a  enlevés  aux  douceurs 
du  foyer;  mais  il  leur  fallait  bien  se  battre  pour  se  défendre 
contre  nous  qui  les  attaquions.  —  D'ailleurs  la  guerre  ne 
sera  pas  longue,  elle  est  déjà  presque  terminée;  une  armée 
allemande  vient  d'occuper  Londres  et  le  Kronprinz  est  à 
Paris.  «  Nach  Paris!  Folies -Bergères!  »  C'est  le  refrain 
joyeux  de  tous  les  groupes.  Paris  est  tout  près  :  ils  y  entre- 
ront demain  ou  après-demain.  De  Vitry  à  Paris,  il  y  a  quinze 
à  vingt  kilomètres.  A  preuve,  une  petite  carte  polycopiée 
que  les  officiers  leur  distribuent,  où  sont  portées  les  prin- 
cipales étapes  du  corps  d'armée,  depuis  la  frontière  germano- 
belge  et  où  l'on  voit  Châlons  et  Vitry  tout  à  côté  de  Paris. 
—  Puis  c'est  la  critique  de  tous  les  détails  de  notre  arme- 
ment, de  notre  équipement,  de  notre  organisation,  avec  le 
mépris  profond  de  tout  ce  qui  est  français  et  l'éloge  dithy- 
rambique de  tout  ce  qui  porte  la  marque  allemande. 

Les  blessés  sont  moins  arrogants. 

On  nous  fait  déjeuner  avec  eux.  Ils  sont  très  complai- 
sants, nous  prêtent  gamelle  ou  quart,  et  nous  offrent  leurs 
bonbons,  ayant  soin  de   dire  :   «  Vous  voyez  comme  noua 


PRISONNIER!  83 

traitons  bien  nos  prisonniers.  »  Mais  ils   se  lamentent  sur  la 
guerre. 

Cependant,  à  Vitry,  Taffluence  des  blessés  dépassait 
toutes  les  prévisions.  Les  files  de  voitures  sanitaires 
arrivaient  sans  cesse.  Plus  de  place  nulle  part. 

Les  deux  ambulances  qui  sont  ouvertes  ce  jour-là  dans 
le  vaste  local  du  collège  des  jeunes  filles  et  dans  Técole 
maternelle  sont  envahies  en  un  instant.  Et  pour  soigner 
les  blessés  qu'on  amène  toujours,  «  pas  un  médecin, 
pas  un  infirmier*  ». 

Cet  état  de  choses  eut  son  contre-coup  sur  les  prison- 
niers de  La  Chaussée, 


* 


Dans  la  soirée,  un  officier  supérieur,  très  hautain,  nous 
fait  aligner.  Il  examine  un  à  un  nos  brassards  de  la  Croix  de 
Genève.  Ceux  qui  portent  l'estampille  du  ministère  de  la 
Guerre  sont  déclarés  authentiques;  les  autres  faux.  Leurs 
porteurs,  constitués  prisonniers  de  guerre,  resteront  dans 
celte  ferme  jusqu'à  nouvel  ordre.  Nous  qui,  par  un  hasard 
providentiel,  avons  le  privilège  du  bon  tampon,  nous  serons 
ramenés  à  Vitry,  où  les  ambulances,  nous  dit-on,  so-nt  encom- 
brées de  blessés.  Nous  y  rendrons  service  jusqu'à  la  fin  de  la 
bataille  ;  après  quoi  nous  serons  déportés  en  Allemagne,  dans 
quelque  hôpital,  où  nous  continuerons  nos  services  sanitaires 
ou  religieux.  Et  pas  d'explication  à  demander! 

La  nuit  est  tombée  déjà  quand  nous  apercevons  Vitry 
et  la  vallée  de  la  Marne  tout  embrasée  par  les  lueurs  de 
Tartillerie.  On  nous  mène  au  Service  de  Santé.  Les  médecins 
s'étonnent,  déclarant  bien  haut  que  Ton  doit  respecter  notre 
Croix  de  Genève  et  nous  relâcher.  Mais  les  ordres  supérieurs 
i-orit  là  :  an  nous  conduit  à  l'Hôpital  général. 

Le  médecin-chef  Herr  Schmitz  est  appelé.  Rogue,  brutal, 

*  L.  NoTriK,  op.  cit.,  p.  87 


84  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

il  déclare  que  nous  aiderons  les  infirmiers,  mais  que  si  un 
seul  d'entre  nous  franchit  la  porte  de  Thôpital ,  nous  serons 
tous  fusillés. 

Nous  passons  devant  lui.  Il  me  remarque,  m'arrête  aus- 
sitôt et,  d'un  air  furieux,  donne  Tordre  de  m'enfermer  : 
pourquoi?  Je  ne  vois  d'autre  explication  à  cet  acte  de  bruta- 
lité qu'un  accès  de  haine  anticléricale. 

Le  sous-officier  cycliste  qui  nous  conduit  fait  remarquer 
que  nous  n'aA'ons  pas  mangé  et  demande  que  j'aille  d'abord 
avec  les  autres  à  la  cuisine.  L'autorisation  est  donnée,  mais 
à  la  condition  qu'un  soldat  restera  près  de  moi  et  au  premier 
mot  me  fusillera. 

A  la  cuisine,  les  sœurs  nous  font  un  accueil  exquis. 
Quel  soulagement  de  retrouver  des  Françaises  et  des  reli- 
gieuses ! 

Malgré  l'ordre  du  médecin-chef  croquemitaine,  je  puis 
en  ce  premier  soir  échanger  avec  elles  quelques  mots  :  mes 
gardiens  sentent  le  ridicule  de  l'ordre  donné  et  en  paraissent 
quelque  peu  honteux... 

J'arrive  même,  dans  le  va-et-vient  de  la  cuisine,  à  glisser 
un  mot  à  l'aumônier  de  l'hôpital.  Quelle  bonne  surprise! 
C'est  un  jésuite,  le  Père  Gabriel  Picard. 

Au  sortir  de  la  cuisine,  six  hommes,  baïonnette  au  canon, 
m'escortent  jusqu'à  l'écurie  de  l'hôtel  de  la  Cloche,  où  ils 
se  livrent  d'abord  à  des  plaisanteries  grossières,  à  des 
menaces  ridicules,  et  finalement  m'autorisent  à  m'étendre 
sur  un  sommier  brisé,  plein  d'angles  de  fer  et  de  puces, 
véritable  instrument  de  torture. 


Le  9  septembre,  aux  demandes  réitérées  cTaller  dire 
la  messe,  les  gardiens  opposent  un  nouveau  refus, 
accompagné  de  moqueries  ;  mais  cette  fois  on  ne  peut 
prétexter  qu'il  n'y  a  pas  à  proximité  d'église  ni  de 
prêtre.  Le  Père  Lenoir  s'impatiente,  d'autant  plus  que, 
dès  5  heures,  la  canonnade  a  repris,  violente  et  scan- 
dant son  chant  de  mort.  Il  pense  aux  victimes  qui 
auraient,  là-bas  dans  nos  lignes,  tant  besoin  de  son 
ministère.  Lui,  si  endurant  quand  son  intérêt  seul  est 
en  jeu,  va  le  prendre  de  très  haut. 


PRlSOxNNIER  !  ^5 

A  un  sous-officier  dont  je  connaissais  les  bonnes  dispo- 
sitions, je  déclare  exiger  que  Ton  me  conduise  immédiate- 
ment à  qui  de  droit,  pour  obtenir  ma  mise  en  liberté.  Le 
brave  homme  finit  par  céder  :  il  commande  un  autre  cycliste 
et  je  pars  entre  eux  deux. 

Pour  me  tromper  sur  la  direction,  on  me  fait  faire  deux 
fois  et  demie  le  tour  de  la  ville  et,  finalement,  nous  prenons 
la  route  de  Châlons;  après  avoir  passé  la  Saulx,  nous  mon- 
tons à  travers  champs,  jusqu'au  grand  arbre  du  Mont-de- 
Fourche  qui  domine  toute  la  plaine.  Le  commandant  du 
corps  d'armée  —  ou  de  l'armée  —  (von  Hœssler,  me  disent 
mes  gardiens)  est  là,  sur  un  pliant,  une  carte  sur  les  genoux, 
la  lorgnette  aux  yeux,  donnant  des  ordres  que,  derrière  lui, 
on  répète  au  téléphone.  Tout  auprès  un  jeune  prince  de  la 
famille  impériale  et  une  vingtaine  d'officiers  d'état-major. 

A  deux  cents  mètres,  tout  un  monde  d'autos,  de  chevaux, 
d'ordonnances,  de  cuisiniers. 

On  me  regarde  avec  surprise,  politesse,  mais  avec  un 
mécontentement  non  dissimulé  de  me  voir  là. 

Le  chef  d'état-major  me  conduit  un  peu  à  l'écart,  me 
prie  de  tourner  le  dos  à  la  bataille,  —  que,  de  là,  on  domine 
admirablement,  —  et  examine  mes  papiers.  Avec  des  excuses, 
il  me  demande  mon  carnet,  l'ouvre  au  hasard,  à  la  page  où 
j'ai  noté  quelques  expressions  allemandes  pour  m'aider,  en 
cas  de  besoin,  à  confesser  les  blessés  allemands*. 

11  sourit  et  ne  m'en  demande  pas  plus. 

Puis  il  m'explique  que  la  Convention  de  Genève  laisse 
le  droit  d'arrêter  infirmiers  et  brancardiers,  quand  les  opéra- 
tions l'exigent,  et  de  ne  les  relâcher  qu'après  quelque  temps. 
Puis,  se  contredisant  encore  :  «  Seuls,  dit- il,  les  médecins 
et  les  aumôniers  peuvent  porter  la  Croix  de  Genève;  les 
infirmiers  et  brancardiers,  non.  Ce  sont  des  soldats.  Aussi 
vos  infirmiers  arrêtés  seront  conduits  en  Allemagne  dès 
qu'on  n'aura  plus  besoin  d'eux  à  Vitry.  Quant  à  vous,  vous 
serez  délivré  après  cette  bataille...  non  pas  maintenant,  car 
vous  pourriez  porter  à  votre  armée  des  renseignements;  mais 
dans  deux  jours  environ  la  bataille  sera  terminée.  Si  nous 
avançons,  vous  serez  conduit  aux  lignes  françaises  par  un 
parlementaire.  Si,  au   contraire,   comme  il  est  k  craindre^ 

*  Cf.  plus  haut,  p.  55,  à  la  date  du  10  août. 


86  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

nous  sommes  ohlij,^és  de  reculer,  vous  vous  retrouverez 
chez  vous...  Celte  bataille  est  décisive,  ajouta-t-il,  encore 
une  ou  deux  de  la  sorte,  et  la  guerre  sera  finie...  Mais 
nous  ne  nous  attendions  pas  à  rencontrer  ici  pareille  résis* 
tance  !  Quels  sont  donc  tous  ces  corps  d'armée  que  nous 
avons  devant  nous?  » 

C'était  sa  première  question  indiscrète.  Il  l'avait  posée 
sans  doute  par  mégarde,  car,  sur  ma  réponse  évdsive,  il  se 
reprit  aussitôt,  comme  vexé  :  «  Oui,  oui,  en  effet,  vous  ne 
pouvez  pas  savoir.  » 

11  me  parla  encore  du  75  :  «  Quelle  arme  terrible!  elle  fait 
des  blessures  atroces,  elle  devrait  être  interdite.  —  Et  bien 
d'autres  choses  aussi,  »  lui  répondis-je. 

11  n'insista  pas.  Sur  un  bout  de  papier,  il  rédigea  une 
note  pour  le  médecin-chef  de  l'hôpital,  s'interrompit  un 
instant  pour  me  prier  à  nouveau  de  tourner  le  dos  au  champ 
de  bataille,  et  me  traduisit  sa  note.  Elle  ordonnait  que  je 
fusse  laissé  libre  de  circuler  dans  l'hôpital,  pour  y  attendre 
ma  délivrance  après  cette  bataille.  Il  ajouta  :  «  Dans  notre 
corps,  beaucoup  de  soldats  sont  catholiques.  Je  vous 
demande  de  bien  vouloir  donner  à  nos  blessés,  comme  aux 
vôtres,  les  secours  de  la  Religion  et  je  vous  en  remercie 
d'avance.  »  Il  salua  courtoisement. 

Cette  bienheureuse  note  ne  devait  pas  si  facilement 
triompher  du  mauvais  vouloir  de  Herr  Schmitz. 

De  retour  à  l'hôpital,  le  cycliste  porteur  de  l'ordre  m'in- 
troduit dans  la  sa}le  d'opération,  où  le  médecin-chef  est  en 
train  de  charcuter  un  blessé.  11  lit  le  papier,  le  froisse, 
rageur,  et  le  jette  :  «  C'est  bien.  » 

Je  vais  retrouver  le  Père  Picard.  Les  sœurs,  avec  leur 
exquise  charité,  veulent  aussitôt  me  faire  déjeuner  avec  lui. 
Nous  causons...  Le  repas  n'est  pas  fini,  que  des  soldats  se 
présentent  avec  un  officier,  qui  me  prie  de  le  suivre. 

A  l'angle  du  corridor,  le  médecin-chef  m'attend,  l'œil  hai- 
neux :  «  Suivez  ces  soldats,  et  si  vous  dites  un  mot,  vous 
serez  fusillé.  »  Je  proteste,  je  rappelle  l'ordre  de  l'état-major. 
Furieux,  il  prend  son  revolver  :  u  Si  vous  ajoutez  un  mot,  je 
vous  tue.  »  Rien  à  faire  avec  cette  brute,  je  cède  et  suis  les 
soldats... 


prisonnier!  87 

On  me  conduit  au  premier  étage,  dans  une  salle  assez 
vaste.  Les  gardiens  s'installent  à  côté,  près  de  la  porte 
ouverte,  seule  issue  de  la  pièce.  A  mes  réclamations,  ils 
répondent  qu'en  effet  le  médecin-chef  ne  devrait  pas  agir 
contre  Tordre  de  l'état- major,  mais  qu'il  est  le  maître  ici. 
w  Et  puis,  que  vaulez-vous?  C'est  la  guerre!  » 

Dans  l'après-midi,  on  vient  plusieurs  fois  s'assurer  que  la 
consigne  était  exécutée  et  me  réitérer  la  menace  :  «  Si  vous 
dites  un  mot  à  qui  que  ce  soit,  vous  serez  fusillé.  »  Dire  un 
mot?  a  qui?  Je  suis  tout  seul...  Par  bonheur,  mes  gardiens 
d  à-côté  sont  fort  occupés  avec  des  saucisses  trouvées  dans 
le  pillage  d'une  boutique. 

La  canonnade  fait  rage.  Je  supplie  Notre-Seigneur,  que  je 
porte  toujours  sur  moi,  de  me  remettre  au  milieu  de  mes 
pauvres  niarsouins,  qui  ont  tant  besoin  d'un  prêtre  en  ce 
moment.  Etre  enfermé,  paralysé  dans  cet  hôpital,  quand  à 
quelques  pas  de  moi  des  centaines  d'hommes  réclament  l'au- 
mônier !... 

Vers  le  soir,  moment  de  joie  :  le  Père  Picard  entre  dans 
ma  salle.  Je  me  précipite,  mais  il  met  le  doigt  sur  la  bouche, 
et  1  officier  qui  l'accompagne  nous  explique  que  nous  avons 
défense  de  nous  parler.  C'est  un  grand  jeune  homme  blond, 
aux  yeux  bleus,  aux  traits  fins  et  doux,  à  l'élocution  pénible, 
mais  dont  les  gestes  sont  significatifs  :  «  Si  un  mot,  fusillés. 
Comprenez?  —  Pourquoi?  —  Si  un  mot,  fusillés.  Com- 
prenez? »  On  nous  assigne  deux  coins  opposés  de  la  salle,  et 
la  surveillance  continue  un  peu  plus  attentive.  Mais  elle  se 
relâche  bientôt:  nous  en  profitons  pour  causer,  par  signes 
d'abord,  puis  à  voix  basse.  —  De  temps  à  autre,  l'officier 
revient,  «  ce  grand  monsieur  très  doux  qui  parle  toujours  de 
fusiller,  »  comme  dit  mon  compagnon  ;  car  c'est  uniquement 
pour  cela  qu'il  vient  et  revient,  il  n'a  pas  autre  chose  à  nous 
dire  :  «  Si  un  mot,  fusillés.  Comprenez? —  Oui,  oui,  com- 
prenons. »  Et,  quand  il  a  franchi  la  porte,  nous  sommes  pris 
de  fous  rires  inextinguibles. 


Au  matin  du  10  septembre,  les  deux  relig-ieux 
expliquent  à  leurs  gardiens  qu'ils  ont  à  prier  ensemble. 
On  les  laisse  se  rapprocher  quelques  instants. 


88  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Alors,  sur  le  bois  d'une  petite  table,  je  dépose  ma  pré- 
cieuse custode  et  notre  véritable  «  Gardien  ».  Nous  adorons 
Jésus-Hostie  et  nous  nous  communions  Tun  Tautre.  Moment 
divin,  dont  le  réconfort  permet  d'alTronter  tout  avec  une 
tranquillité  parfaite. 

Au  reste,  la  bonne  humeur  n'abandonnait  pas  les 
deux  captifs.  A  midi,  alors  que  robligation  du  silence 
strict  pesait  encore  officiellement  sur  leurs  têtes,  le  Père 
Picard,  en  savourant  une  soupe  brune  dans  laquelle 
nageaient  quelques  filaments  de  viande,  dit  à  son  compa- 
gnon qui  «  se  restaurait  »  de  môme  à  Tautre  bout  de  la 
salle  :  «  Tout  de  même,  je  ne  m'attendais  guère  à  faire 
avec  vous,  le  10  septembre,  un  pareil  pique-nique  dans 
l'hôpital  de  Vitry.  »  Et  le  Père  Lenoir  de  répondre  du 
même  ton,  sans  quitter  son  bouillon  des  yeux  :  «  Je 
vous  invite  pour  ce  même  jour  à  en  faire  un  autre  à 
MarnefTe,  l'an  prochain.  » 


Cependant,  la  délivrance  approchait.  Des  mouve- 
ments insolites  commençaient  à  se  produire  dans  Vitry. 
Les  Allemands  devenaient  plus  nerveux,  plus  agités. 
Les  chefs  avaient  l'air  inquiet;  leur  ton  était  plus  dur 
encore  dans  leurs  ordres  aux  soldats  ^ 

Lé  matin,  à  l'église,  un  grand  remue-niénage  avait 
agité  les  blessés  qui  s'y  entassaient  :  «  De  l'entrée  du 
sanctuaire,  écrit  M.  le  chanoine  Nottin,  un  officier  a 
lancé  quelques  mots  que  je  n'ai  pas  compris,  et  à  l'ins- 
tant, c'est  un  grouillement  indescriptible  dans  toute 
l'église.  Tous  se  lèvent  ou  font  effort  pour  se  lever. 
Ceux  qui  le  peuvent  se  hâtent  vers  les  portes  qui 
ouvrent  sur  la  place,  les  plus  valides  soutenant  les 
autres,  quelques-uns  se  traînant  ou  s'aidant  d'une 
chaise.  J'en   vis  plusieurs  qui  n'étaient  blessés  qu'à  la 

*  L.  Nottin,  op.  cit.,  p.  113. 


PRISONNIER!  89 

tête,  portant  des  camarades  absolument  incapables  de 
se  mouvoir.  Le  spectacle  était  à  la  fois  grotesque  et 
touchant...  » 

Interrogé  sur  les  motifs  de  ce  déménagement  préci- 
pité, Toflicier  qui  présidait  au  départ  répondit,  raide, 
flegmatique  :  «  Parce  que  d'autres,  plus  blessés,  vont 
venir  les  remplacer.  » 

L'intensité  croissante  de  la  canonnade  ne  donnait 
que  trop  de  vraisemblance  à  cette  réponse. 

Toutefois,  pour  la  troupe  combattante,  aucun  signe 
de  retraite  ne  se  manifestait.  Au  contraire,  vers  la  lin 
de  la  matinée,  plusieurs  batteries  d'artillerie  lourde 
avaient  traversé  la  ville,  se  dirigeant  en  renfort  vers  le 
champ  de  bataille. 

Vers  16  heures,  après  une  accalmie  relative,  la  voix 
du  canon  redoubla  de  violence  et  l'on  entendit  distincte- 
ment le  tir  des  mitrailleuses.  Gela  dura  trois  heures 
sans  interruption.  Puis  silence  presque  complet... 

Que  se  passait-il? 

A  l'hôpital,  les  Allemands  exultaient. 

Vers  19  heures,  écrit  le  Père  Lenoir,  les  gardiens  tout 
joyeux  nous  annonçaient  que  les  Français  étaient  ea  déroute 
et,  par  les  fenêtres,  nous  entendions,  de  l'autre  côté  de  la 
cour,  des  chants  de  triomphe. 

Cette  nuit  du  10  au  11  commença  bien  triste. 

Soudain,  vers  minuit,  branle-bas  général.  On  vient  avertir 
nos  gardiens  de  se  sauver  au  plus  vite.  Ils  déguerpissent, 
abandonnant  capotes,  munitions,  friandises  et...  prisonniers. 

Cette  fois,  c'était  bien  la  déroute,...  mais  la  déroute  alle- 
mande !  Nous  étions  délivrés... 

Au  matin,  mon  premier  soin  fut  de  célébrer  la  sainte 
messe  en  action  de  grâces  de  la  victoire.  Je  me  rendis  à 
Téglise  ;  puis  je  parcourus  la  ville,  rencontrant  des  patrouilles 
ennemies  qui  ne  s'inquiétaient  que  de  leurs  traînards. 

De  retour  à  l'hôpital,  je  retrouvai  les  bonnes  sœurs  dans 
la  joie.  Nous  décidâmes  de  leur  laisser  plusieurs  de  nos  bran- 
cardiers dont  elles  avaient  besoin,  et  je  partis... 

A  la  nuit  tombante,  j'avais  retrouvé  le  corps  colonial. 


CHAPITRE  IV 

AU    SERVICE    DES    BLESSÉS 

QUELQUES     JOURS     DE     POURSUITE    BILANS    ET     SOUVENIRS 

(11-30  septembre  1914) 


Ce  retour  au  corps  colonial  fut  plein    de  péripéties. 

En  compagnie  de  Bodin  et  d'Hamelin ,  deux  bran- 
cardiers délivrés  comme  lui,  le  Père  Lenoir  se  dirige 
d'abord  vers  Touest  sur  Blacj,  où  des  obus  tombent 
encore.  Pays  ravagé,  plein  de  cadavres  et  d'infection. 
Les  recherches  sont  vaines.  Ils  redescendent  au  sud- 
est.  Le  soleil  est  déjà  couché,  quand  à  Luxémont  ils 
rencontrent  des  escadrons  du  3^  chasseurs  d'Afrique, 
cavalerie  de  la  2e  division  coloniale.  On  se  reconnaît; 
l'aumônier  se  rappelait  leur  bravoure  sous  la  mitraille 
de  Jamoigne.  Il  avait  même  noté  sur  son  agenda  les 
prouesses  de  ce  chasseur  qui,  «  ayant  tué  trois  Alle- 
mands, fut  blessé  à  la  jambe  et  continua  de  se  battre; 
mais  son  cheval  frappé  à  mort  s'étant  abattu,  il  s'était, 
sous  le  feu  des  mitrailleuses,  traîné  aux  lignes  d'infan- 
terie coloniale  et  avait  tué  encore  cinq  ennemis  avant 
de  tomber  à  son  tour.  » 

L'accueil  des  chasseurs  d'Afrique  fut  enthousiaste. 
En  le  racontant  douze  jours  plus  tard,  le  Père  Lenoir 
est  encore  sous  le  charme.  Tout  prêtait  aux  fortes  émo- 
tions :  cette  délivrance  inespérée,  la  reprise  d'une  vie 


AU  SERVICE  DES  BLESSÉS  91 

utile  aux  Ames,  la  victoire  française,  la  poursuite  en 
perspective  et,  par  surcroît,  ce  plaisir,  —  auquel  il  ne 
fut  pas  insensible,  —  d'  «  un  joli  pur  sang  arabe  »,  que 
le  colonel  lui  fit  aussitôt  donner  pour  courir  à  l'état- 
major  du  corps  d'armée. 

«  Toute  la  nuit,  quelle  randonnée!  Quels  galops  !  » 
Heureusement  les  deux  chasseurs  qui  l'encadrent 
l'obligent  souvent  à  aller  au  petit  pas,  pour  ne  point 
se  prendre  aux  fils  de  fer.  On  traverse  des  villages 
entièrement  incendiés,  surtout  Ecriennes.  Puis,  après 
une  conversation  avec  le  chef  d'état-major  et  le  capi- 
taine chargé  des  renseignements,  nouvelle  chevauchée 
pour  rentrer  à  Luxémont  ;  et,  au  petit  jour,  «  coucher 
dans  une  écurie,  auprès  de  nos  jolis  chevaux  des  chas- 
seurs d'Afrique  ». 

A  travers  ces  notes  brèves,  on  devine  combien  le 
Père  avait  les  yeux  et  le  cœur  ouverts  sur  la  vie,  et  cela 
n'était  pas  indifférent  au  charme  qu'il  exerçait. 

Au  groupe  de  brancardiers,  la  réception  fut  plus 
cordiale  encore.  L'aumônier  disparu,  chacun  s'était 
aperçu  de  la  place  qu'en  trois  semaines  il  avait  déjà 
conquise.  Quand  le  médecin-chef  le  retrouva  le  13  sep- 
tembre à  Bassu,  «  entrain,  tout  naturellement,  de  s'oc- 
cuper des  blessés  »,  quelle  accolade  en  pleine  route! 
Après  plus  de  six  mois,  le  souvenir  en  restait  très  pré- 
sent au  cœur  de  M.  Légère 

Pour  lui,  voici  comme  il  juge  l'affaire  :  «  Ma  petite 
équipée  m'a  valu  une  presse  excellente,  mais  nullement 
méritée...  Dans  ma  minime  blessure  (du  28  août  à 
Jaulnay),  comme  dans  mon  aventure  de  captivité  et 
d'évasion,  j'ai  été  presque  purement  passif,  la  Provi- 
dence a  tout  fait,  c'est-à-dire  Jésus-Hostie  que  j'ai  l'in- 
signe bonheur  de  porter  continuellement  sur  moi.  Quelle 
force  *  !  » 


*  Lettre  au  P^re  Lcnoir,  ?5  mars  1915. 
2  Au  R.  P.  Troussard,  4  octobre  19U. 


92  LOUIS  LExNOlK  S.  J 


ir 
1     « 


Cependant  les  «  jolis  chevaux  des  chasseurs  d'Afrique  » 
avaient  commencé  la  poursuite  des  Allemands.  Et,  der- 
rière eux ,  le  groupe  de  brancardiers  remontait  au  nord 
à  marches  forcées.  Le  soir  du  13,  il  arrivait  à  Dam- 
pierre-le-Château,  à  quinze  kilomètres  à  peine  de  Sainte- 
Menehould,  encore  occupée  par  le  quartier  général  alle- 
mand; et  le  lendemain,  après  de  longues  heures  passées 
à  Valmj  en  attendant  l'issue  de  la  bataille,  vers  minuit 
il  atteignait  Gourtémont. 

La  poursuite  devait  s'arrêter  là. 

Pendant  de  longs  mois,  ce  nom  va  réapparaître  avec 
un  rythme  régulier  dans  la  vie  de  l'aumônier.  Courté- 
mont  deviendra  comme  le  centre  du  mystique  ostensoir 
qu'il  fera  rayonner  tout  alentour  à  la  gloire  de  l'Eucha- 
ristie. 

Les  Allemands,  qui,  à  Soissons,  avaient  dû  repasser 
l'Aisne,  s'étaient,  en  Champagne,  cramponnés  sur  une 
ligne  courant  presque  horizontalement  du  nord  de  Reims 
à  Varennes.  C'est  contre  elle  que  les  coloniaux  vinrent 
se  buter. 

Aussi  quel  spectacle  le  matin  du  16  septembre  !  «  A 
la  ferme  d'Araja  :  quinze  cents  blessés  de  la  coloniale.  » 
Le  Père  leur  prodiguait  ses  soins,  en  compagnie  de 
M.  l'abbé  Souris,  quand  on  vient  l'avertir  qu'un  soldat 
était  tombé  dans  un  bois  à  dix  kilomètres  et  qu'il  récla- 
mait tout  de  suite  un  prêtre. 

La  route  et  le  bois,  écrit- il,  étaient  arrosés  d'obus*.  J'y 
passai  le  plus  vite  possible  au  galop  de  mon  cheval.  J'arrivai 

*  Ce  récita  paru  dans  En  Famille,  revue  du  collège  de  MarnefTe; 
no  de  Noël  1914.  Je  me  suis  contenté  d'en  préciser  certains  détails, 
d'après  l'agenda.  En  semblables  circonstances,  je  ferai  toujours  de 
même. 


AU  SERVICE  DES  BLESSÉS  93 

enfin  juste  à  temps  au  carrefour  indiqué.  Le  pauvre  petit 
[le  caporal  Ju^on,  du  1"  colonial]  avait  toute  la  moitié  de  la 
fit,^ure  et  la  gorge  emportées  par  un  éclat  d'obus,  depuis  la 
naissance  du  nez  jusqu'à  la  poitrine.  C'était  horrible  et  je  ne 
m'explique  pas,  sans  miracle,  qu'il  ait  pu  respirer  si  long- 
temps. Evidemment,  il  ne  pouvait  pas  parler;  mais  il  avait 
assez  de  force  pour  grifTonner  au  crayon  ses  désirs  sur  des 
bouts  de  p-apier  sanglants.  C'est  ainsi  qu'il  m'avait  demandé. 
C'est  ainsi  qu'il  me  manifesta  les  sentiments  les  plus  exquis 
de  foi,  de  résignation,  d'amour  de  Notre-Seigneur,  de  ten- 
dresse pour  sa  famille.  Je  lui  donnai  l'absolution  et  l'extréme- 
onction.  Il  voulait  aussi  recevoir  la  sainte  Hostie  ;  mais 
impossible  de  déposer  quoi  que  ce  soit  dans  ce  chaos  de 
chair  et  de  sang.  Il  me  pria  d'écrire  à  sa  mère,  à  sa  fiancée, 
à  son  confesseur;  et,  voyant  qu'il  y  avait  de  grosses  difficul- 
tés à  transporter  les  blessés  sous  le  feu  ennemi,  son  dernier 
griffonnage  fut  celui-ci  :  «  Je  sais  que  je  suis  Je  plus  grave- 
ment blessé.  Emportez  d'abord  tous  les  autres;  après  seu- 
lement, si  vous  avez  le  temps,  souvenez- vous  que  je  suis 
ici.  »  Et  il  se  prépara  à  partir  pour  le  ciel  *. 

Il  y  avait  d'autres  blessés  à  Virginy,  —  encore  un 
nom  qui  reviendra  souvent  dans  le  carnet  de  route  ;  — • 
mais,  «  de  peur  de  démasquer  les  batteries  françaises, 
il  fallut  attendre  la  nuit  pour  aller  les  chercher.  Longue 
route  de  deux  heures.  Nous  en  trouvons  encore  quatre 
cents.  Tandis  que  je  parcours  les  g-ranges  avec  un  bout 
de  bougie  piquée  à  l'extrémité  d'une  baïonnette  :  «  C'est 
«  le  cierge  du  Dieu  des  armées,  »  me  dit  le  médecin 
auxiliaire.  Retour  à  Gourtémont  à  2  heures  du  matin.  » 
Le  soir  même,  Virginy  était  en  flammes. 

Voici  enfin  une  joie  dans  la  vie  de  l'aumônier.  Jus- 
qu'alors, le  dimanche  avait  été  privé  de  son  repos  ordi- 
naire. Or,  «  hier  (20  septembre),  les  Allemands  nous 
ont  laissé  le  loisir  de  fêter  ce  jour  avec  une  soleni  ité 
inaccoutumée.  »  C'était  à  Saint-Jean-sur-Tourbe,   où  le 

^  Le  héros  de  ce  récit  ne  mourut  pas.  Nous  avons  eu  )a  grande  joio 
de  le  retrouver.  (Note  de  la  2«  édition.) 


94  LOUIS  LENOIR  S.   J. 

G.  B.  D.  de  la  2e   division  coloniale  cantonnait   depuis 
lavant-veille  avec  des  éléments  du  17^  corps  d'armée. 

Il  y  a  eu  une  telle  affluence  dans  notre  église,  que,  malj^ré 
la  présence  fortuite  de  deux  autres  aumôniers,  j'ai  dû  dire 
deux  messes,  la  seconde  ad  conficiendum  viaticum,  car 
j'avais  épuisé  ma  provision  d'hosties  consacrées.  Il  y  a  eu 
musique,  chœurs,  solos  au  son  du  canon  et  deux  cents  com- 
munions environ.  Ma  seconde  messe  m'a  permis  de  com- 
munier un  bon  nombre  de  solda-ts  qui  allaient  se  battre. 
Quelle  joie  de  voir  à  la  sainte  table  tant  de  mes  amis  qui  n'y 
sont  pas  venus  depuis  dix  à  vingt  ans  I  Le  soir  je  vais  cou- 
cher à  l'église,  pour  y  maintenir  l'ordre,  le  Saint  Sacrement 
y  restant  et  les  artilleurs  aussi.  Quel  bonheur  de  m'étendre 
ainsi  au  pied  de  l'autel  I 

Neuf  jours  plus  tard,  en  la  «  fête  de  saint  Michel, 
anniversaire  de  son  entrée  au  noviciat  et  de  ses  vœux  », 
sa  joie  est  plus  grande  encore. 

J'avais  déjà  dit  la  messe,  de  nuit,  toujours  à  Saint- Jean, 
avec  beaucoup  de  dévotion,  quand  on  vient  m'avertir  qu'un 
commandant  réclamait  messe  et  communion  pour  des  blessés 
et  les  chasseurs  à  cheval  du  17®  corps,  cantonnés  à  côté 
(près  de  La  Salle)  et  qui  allaient  au  feu.  Dans  une  grange 
ouverte,  devant  la  cour  d'une  ferme,  j'ai  de  nouveau  célébré, 
et  j'ai  eu  le  bonheur  inappréciable  d'absoudre  et  de  com- 
munier plus  de  six  cents  soldats  et  officiers,  —  et  j'ai  dû 
en  remettre  à  demain  plus  de  cent.  La  plupart  pleuraient 
sans  se  cacher,  mais  non  pas  de  peur  ni  de  découragement. 
C'était  la  joie  de  l'âme,  l'émotion,  le  souvenir  des  chers 
absents.  Et  tout  cela  sous  le  canon  allemand,  qui  ne  cessait 
de  tonner.  Après  la  messe,  communion  de  quelques  mou- 
rants, dont  l'un  justement  s'appelait  Michel;  c'était  sa  fête. 
«  Je  savais  bien,  me  dit-il ,  qu'il  m'arriverait  un  grand  bon- 
heur aujourd'hui  1  » 

Ainsi  la  guerre  de  mouvement  peu  à  peu  s'apaisait. 
Aux  amples  oscillations  qui  avaient  porté  d'abord  nos 


AU  SERVICE  DES  BLESSÉS  95 

armées  en  Belgique,  puis  les  avaiejit  laissées  retomber 
jusqu'en  dessous  de  la  Marne ,  pour  les  ramener  à 
l'Aisne,  succédait  un  mouvement  de  va-et-vient,  de 
moins  en  moins  accentué,  sauf  dans  l'ouest,  où  préci- 
sément alors  commençait  le  drame  précipité  de  la 
course  à  la  mer.  ^  ^^^,^ 


â*^ 


r-.rTr- 


L'accalmie  relative  procuré  au  Père  Lenoir  un  peu  de 
loisirs.  «  Pour  la  première  fois,  il  peut  s'attabler,  pour 
écrire,  sur  une  machine  à  coudre,  un  des  rares  objets 
respectés  par  les  flammes.  »  Profîtons-en  pour  lire 
quelques-unes  de  ces  pages  où,  à  une  allure  vertigi- 
neuse, sans  une  rature,  il  présente  avec  une  précision 
mathématique  et  une  vibrante  émotion  le  bilan  de  ce 
premier  mois  de  guerre. 

Depuis  mon  départ,  les  jours  et  les  nuits  ont  été  remplis 
par  un  travail  apostolique  à  peu  près  ininterrompu  et  mille 
fois  plus  consolant  que  je  n'osais  Tespérer.  La  grâce  opère 
des  merveilles  dans  nos  pauvres  soldats;  j'ai  déjà  donné 
plusieurs  milliers  d'absolutions  particulières,  sans  compter 
les  absolutions  générales.  Depuis  le  22  août,  c'est  à  peine  si 
une  dizaine  d'hommes  m'ont  refusé  d'être  absous.  Ils 
reviennent  à  Dieu  avec  des  sentiments  de  foi  et  de  contrition 
qu'ils  semblaient  avoir  laissés  à  tout  jamais. 

Ces  chiffres,  qui  seraient  remarquables  en  tout  état 
de  cause,  le  sont  davantage  si  l'on  note  quelle  était, 
à  cette  époque  y  la  composition  de  la  2e  division  colo- 
niale. A  côté  d'éléments  bretons,  surtout  parmi  les 
artilleurs,  le  recrutement  était  en  majeure  partie  formé 
de  Méridionaux,  a  où  il  y  avait  du  très  bon  »  et  sur 
lesquels  raumônier  «  aurait  mille  faits  éditiants  à  nar- 


96  LOUIS  LENOTR  S.  .1. 

rer*  »  ;  mais  où  se  rencontre  aussi  la  lie  des  ports  de 
Toulon  et  de  Marseille.  Un  général^  qui  a  commandé 
deux  ans  le  l*^''  corps  colonial  nous  disait  :  «  L'abbé 
Lenoir  a  eu  d'autant  plus  de  mérite  qu'il  travaillait 
sur  des  éléments  qui,  au  début,  n'étaient  pas  fameux. 
De  tous  ces  coloniaux,  presque  aucun,  sauf  parmi  les 
g-radés,  ne  connaissait  les  colonies.  Recrutés  en  bon 
nombre  parmi  les  nervi,  mal  entraînés,  ne  pouvant 
pas,  comme  les  régiments  de  l'est,  faire  des  exercices 
sur  la  frontière,  réduits  souvent  à  manœuvrer  sur  les 
grand'routes ,  il  fallut  toute  l'énergie  de  nos  cadres 
d'officiers,  qui  étaient  merveilleux,  pour  en  faire  des 
troupes  d'élite.  La  transformation  fut  rapide,  le  22^  co- 
lonial de  Marseille  ^  fut  même  le  premier  régiment  qui 
obtint  la  fourragère.  » 

L'aumônier  nous  dira  lui-même  comment  il  sut 
prendre  ces  fortes  têtes  : 

Je  n'oublierai  jamais  les  effusions  de  ces  pauvres  soldats 
me  sautant  au  cou  après  une  réconciliation  de  dix,  quinze, 
vingt  ans  (dans  une  seule  matinée  de  dimanche,  ils  étaient 
une  centaine  de  celle  catégorie),  ou  le  rayon  de  joie  qui 
illumine  les  pauvres  mourants  quand,  sur  les  champs  de 
bataille  ou  sur  les  brancards,  je  leur  ouvre  le  ciel  au  nom 
de  Notre-Seigneur  Jésus- Christ.  Si  ces  consolations-là  ne 
supposaient  tant  de  douleurs,  tant  de  séparations,  tant  de 
ruines,  tant  d'atrocités  de  toutes  sortes,  je  vivrais  mainte- 
nant la  période  la  plus  heureuse  de  ma  vie.  Hélas!  c'est  bien 
aussi  la  plus  angoissée,  la  plus  odieuse.  Je  reverrai  toujours 
ces  cadavres  morcelés  dans  les  champs,  ces  grappes  de 
débris  humains,  ces  villages  en  flammes,  où,  sous  le  bruit 
ininterrompu  du  canon,  nous  cherchions  les  blessés.  Mais 
j'entendrai  toujours  aussi  leurs  appels  au  prêtre,  je  sentirai 
toujours  sur  ma  joue  leurs  derniers  baisers  sanglants,  où 
passait  toute  leur  âme  ;  car  j'étais  pour  eux  tous  les  absents  : 

1  Au  Père  Courbe,  20  septembre. 

*  Le  général  Berdoulat,  actuellement  gouverneur  militaire  de  Paris. 
3  Ce  réfriment  eut  très  vite  pour  aumônier  M.  l'abbé  Martin,  actuel- 
lement censeur  du  collège  Stanislas,  à  Paris. 


AU  SERVICE  DES  BLESSÉS  ^7 

père,  mère,  épouse,  fiancée;  ils  me  disaient  tout,  comme 
à  ces  êtres  aimés  que  je  personnifiais  malgré  moi,  avec  quelle 
émotion  !  Kt  je  reverrai  toujours  aussi  ces  confessions  hâtives, 
faites  la  nuit  durant  la  marche  ou  à  la  rencontre  des  chemins, 
près  des  obus  qui  éclatent,  et  ces  communions  données, 
grâce  à  votre  précieuse  custode,  à  toute  heure,  dans  une 
chapelle  en  cendres,  dans  les  fossés  de  la  route.  La  grâce, 
l'amour  de  Notre-Seigneur  tombe  à  profusion,  et  dans  des 
circonstances  si  extraordinaires  que  je  crois  vivre  en  rêve... 
Evidemment  ce  travail  ne  va  pas  sans  fatig'ues... 

Mais,  sur  ce  point  particulier,  le  langage  varie  un 
peu  suivant  les  correspondants.  Lorsque  c'est  le  fils 
qui  parle ,  il  se  contente  de  dire  : 

Quant  aux  fatig'ues  du  métier,  ne  me  plaignez  pas...  J'ai 
des  g-râces  d'état  et  plus  de  résistance  qu'il  ne  semble. 

Ou  bien ,  s'il  consent  avec  ses  parents  à  causer  de 
ses  petites  souffrances,  c'est  sur  un  ton  badin  et  dégagé, 
qui  enlève  toute  tentation  de  le  plaindre  : 

Renoncer  à  être  tout  à  fait  propre  m'a  été  pénible;  mais 
il  a  fallu  faire  le  sacrifice  comme  tout  le  monde.  Quelle 
satisfaction,  quand  un  bain  lavera  définitivement  les  restes 
de  cette  vie  primitive  î  L'installation  des  repas  est  primitive 
elle  aussi,  et  quant  au  menu,  et  quant  à  la  cuisine,  et  quant 
au  service.  J'avais  un  couteau  joli  et  commode  qui  s'était 
mis  à  couper  la  viande,  —  sur  le  bois,  sur  le  pouce  ou  sur 
l'herbe,  à  volonté,  —  aussi  aisément  qu'il  taillait  mes  crayons 
de  professeur  ou  découpait  mes  livres  de  ^rec;  mais  les 
^'andales  me  l'ont  pris,  comme  arme  dangereuse,  incompa- 
tible avec  mon  brassard  de  la  Croix  de  Genève  (je  ne  plai- 
sante pas,  ils  me  l'ont  dit  et  paraissaient  le  croire).  Pauvre 
joli  canif  de  Madeleine,  il  m'a  coûté  de  me  séparer  de  lui  1 
Je  l'ai  remplacé  par  un  couteau  d'occasion;  mais  jamais  je 
ne  retrouverai  l'autre,  avec  ses  souvenirs  qui  me  le  ren- 
daient si  cher*. 

*  iS  septembre, 
7 


98  LOUIS  LEiNOIR  S.  J. 

Dix  jours  après,  sachant  combien  le  cœur  des  mères 
est  prompt  à  s'inquiéter,  il  insiste  à  nouveau  : 

((  Sur  mon  compte  personnel,  soyez  tout  à  fait  rassu- 
rés :  je  me  porte  à  merveille.  »  Il  souligne  ce  mot  d'un 
gros  trait  .  a  Hier,  un  Jésuite  rencontré  s'est  extasié 
sur  ma  bonne  mine.  »  Et,  comme  pour  mieux  être  cru, 
il  ajoute  entre  parenthèses  :  «  authentique  ».  Authen- 
tique? serait-ce  déjà  l'influence  de  son  nouvel  entou- 
rage? Parmi  ses  Méridionaux  si  chers,  en  aurait- il 
déjà  rencontré  de  ceux  qui  s'arrêtent  parfois  dans  leurs 
récits  pour  ponctuer  certains  détails  d'un  «  Ça,  c'est  vrai  !  » 
qui  laisse  planer  un  doute  singulier  sur  tout  le  reste  ? 

A  ses  supérieurs,  auxquels  sa  règle  l'obligeait  à 
rendre  compte  de  sa  santé ,  le  religieux  dissimulera 
moins  ses  fatigues. 

«  Les  quelques  heures  de  repos,  rares  et  irrégulières, 
que  nous  pouvons  prendre,  toujours  sur  la  paille,  ne 
suffisent  pas  à  refaire  les  forces.  Le  ravitaillement  est 
difficile,  surtout  dans  ces  régions  presque  entièrement 
incendiées.  » 

Mais  il  ajoute  aussitôt:  «  Ma  part  de  privations  n'est 
rien  à  côté  de  celles  de  nos  pauvres  fantassins,  obligés 
de  rester  immobiles  des  jours  et  des  nuits  de  suite  dans 
les  tranchées,  sous  la  pluie  et  la  mitraille,  sans  man- 
ger !  Je  ne  croyais  pas  que  le  corps  humain  pût 
atteindre  un  tel  degré  de  résistance  *...  » 

La  première  fois  qu'il  entend  parler  de  mutilations 
volontaires,  quand  le  médecin  divisionnaire  lui  cite  ce 
mot  d'un  soldat:  «  Si  j'étais  au  pays,  je  les  mutilerais 
tous,  pour  qu'ils  ne  voient  pas  la  guerre  »  (17  sep- 
tembre), il  éprouve  tout  naturellement  un  sursaut  do 
révolte.  Puis  cette  révélation  de  misères  insoupçonnées 
lui  devient  simplement  un  nouveau  motif  de  prendre 
sur  lui  une  plus  lourde  part  du  fardeau  commun,  afin 
d'alléger  d'autant  celle  des  autres. 

*  Au  R.  P.  de  Boynes,  29  septembre. 


AU  SERVICE  DES  BLESSÉS  9* 

Cette  vie  durera-t-elle  longtemps?  A  ses  parents,  il 
aHirme  énergiquement  que  non,  que  la  victoire  sera 
«  complète  et  définitive  dans  quelques  semaines,  ou 
peut-être  (mais  il  ne  veut  pas  le  croire)  dans  quelques 
mois  ».  Pourtant  ces  illusions  ne  semblent  guère  pro- 
fondes; avec  d'autres  correspondants  il  est  bien  moins 
aftirmatif  et  se  contente  d'interroger  :  «  Quand  et  où 
reprendrons -nous  notre  collaboration?,  .  Aurai-je  la 
joie  de  me  retrouver  à  vos  côtés,  si  les  Boches 
m'épargnent'?...  » 


* 


En  tout  cas,  lorsque  cette  perspective  de  victoire  se 
présente,  jamais  elle  n'apparaît  liée  dans  son  esprit  à 
l'idée  du  repos.  Vraiment,  ce  mot  semble  n'avoir  pour 
le  Père  Lenoir  aucun  sens.  Il  ne  voit  dans  la  victoire 
que  l'occasion  de  reprendre  son  travail  de  Marneiïe. 

Comment  taire  ces  projets?  Ils  pèsent  d'un  tel  poids 
dans  les  préoccupations  de  l'aumônier  I  Avec  quelle  sol- 
licitude il  a,  le  11  août,  dans  le  train  qui  l'emportait 
vers  Revigny,  «  griffonné  un  mot  pour  chacun  de  ses 
enfants,  pénitents  et  élèves  »  !  Avec  quelle  insistance 
il  mendie  au  Père  Courbe  de  leurs  nouvelles,  spéciale- 
ment de  certains  «  dont  l'avenir  le  préoccupe  beau- 
coup »!  —  «  Mes  nouveaux  enfants  (plus  de  35.000  à 
l'heure  actuelle)  ne  me  font  pas  oublier  les  anciens, 
dont  la  liste  troublante  est  là ,  page  toute  maculée  de 
mon  carnet.  »  De  quelle  ardeur  il  voudrait  les  voir  «  tous 
profiter  des  leçons  de  la  guerre  »!  Comme  il  les  aime 
ses  vétérans!  Et  si  l'on  reste  parfois  étonné  devant 
certaines  expressions  de  tendresse  qu'il  leur  prodigue, 
combien  surnaturelle  pourtant  son  affection  !  —  toute 
surnaturelle,   puisque,   malgré  les  horreurs  qu'il  vient 

*  Au  Père  Courbe,  S9  septembre,  9  octobre. 


100  LOUIS  LENOm  S.  J. 

de  décrire,  «  il  souhaite  bien  souvent  de  les  voip  ici, 
dans  les  privations  et  les  souffrances  de  toutes  sortes; 
souffrances  qui  peut-être  les  feraient  moins  ég-oïstes  et 
moins  amis  des  aises  ».  Ces  paroles  ne  scandaliseront 
que  les  âmes  païennes ,  qui  ne  savent  pas  la  hauteur 
de  l'amour  chrétien. 

Quelle  émotion  quand  il  apprend  la  mort  au  feu  du 
premier  Marneffîen,  Jean  Bajard,  son  «  meilleur  enfant 
de  la  génération  précédente  »  !  Quelle  anxiété  quand  il 
interroge  ses  supérieurs  pour  savoir  si  l'on  a  pu 
quelque  part  «  assurer  la  continuation  du  collège  »!  «  Où 
vont-ils  se  remettre  au  travail?  demande-t-il  au  Père 
Courbe.  Les  groupera-t-on  ?  les  dirigera-t-on?  J'espère 
que  vous  allez  faire  un  nouveau  frange^  à  Va  Du  Lac... 
Pourvu,  dit-il  ailleurs,  que  dans  leur  retraite  les  Alle- 
mands ne  saccagent  pas  ce  collège  idéal  où  la  grâce  du 
Maître  a  fait  et  doit  faire  encore  tant  de  merveilles  !  » 
Enfin,  quand  il  apprend  cjue  la  rentrée  impossible  en 
Belgique  n'a  pu  davantage  se  faire  en  France,  quelle 
tristesse  î 

Vous  me  la  pardonnerez,  écrit- il  à  celui  qui  vient  de  lui 
apprendre  cette  nouv^elle.  Nous  aimions  trop  Tun  et  Tautre 
nos  Marneffiens  de  2<^  et  de  l''«  division  et  leur  ascension 
morale,  pour  que  le  désarroi  de  cette  rentrée  ne  vous  ait  pas 
fait  soulTrir  comme  moi.  Cette  dispersion  à  tous  les  vents 
était  inévitable,  je  le  savais  bien;  cependant  je  me  raccro- 
chais toujours  à  je  ne  sais  quel  fol  espoir  de  rassemblement 
quelconque,  où  vous  auriez  pu  continuer,  vous,  le  travail  de 
Tan  passé.  Votre  lettre  m'a  brisé  Fâme.  Ce  matin,  à  la  sainte 
messe,  j'ai  repris  un  peu  confiance;  mais  c'est  dur.  Excusez- 
moi;  tout  cela  est  bien  «  naturel  »,  comme  si  nos  personnes 
étaient  de  quelque  utilité  au  Divin  Maître!  Et  vous  me 
répondrez,  comme  jadis,  que  nos  sacrifices  feront  plus  pour 
eux  que  nos  efforts,  et  vous  aurez  raison.  A  la  grâce  de  Dieu  !^ 

1  C'est  le  titre  d'un   livre  du  R.  P.  Du  Lac,  sur  le  coUè^ju  dexii  do 
Cantorbéry,  après  les  expulsions  de  1880. 
»  Au  Père  Courbe,  9  ocLohre. 


AU  SERVICE  DES  BLESSÉS  101 

Malj^Té  tout,  il  se  cramponne.  Et  même  quand  l'idée 
lui  apparaîtra  nettement  irréalisable,  il  continuera  de  la 
caresser  en  rêve. 

Savez- vous,  à  ce  propos,  l'idée  bizarre  qui. m'est  venue? 
Si  j'étais  resté  en  panne  au  lieu  de  venir  ici,  j'aurais  insisté 
pour  qu'on  reformât  un  Marneffe  provisoire  en  France, 
n'importe  où,  à  n'importe  quel  prix  d'hommes  et  d'argent. 

Et  se  rendant  compte  sans  doute  que  ce  nouveau 
MarnefTe  n'était  qu'un  château...  en  Espagne,  il  ajou- 
tait dans  un  bon  sourire  :  a  Heureusement  que  je  n'ai 
pas  voix  au  chapitre  *  !  » 

Il  continue  du  moins  à  s'entretenir,  en  vue  d'une 
rentrée  plus  ou  moins  prochaine. 

La  bonne  Providence  m'a  fait  découvrir,  dans  l'un  des 
rares  presbytères  qu'ait  respectés  la  horde  barbare  [Gour- 
témont],  quelques  vieux  amis  :  Homère,  Sophocle,  Démos- 
thène,  Sénèque  et  votre  Pascal.  Je  me  suis  remis  au  travail, 
dans  une  paix  d'esprit  que  le  surmenage  de  Marnefl'e  no 
m'avait  pas  encore  laissée^. 

Ailleurs,  l'agenda  porte  :  «  lecture  de  la  Messiade  de 
Klopstock  ».  Mais  celui-ci  n'est  point  rangé  au  nombre 
des  vieux  amis. 

En  dehors  même  des  anciens  de  MarnefTe,  il  se  trou- 
vera des  lecteurs,  espérons-le,  pour  nous  pardonner  cette 
page.  Ces  préoccupations  forment  l'anneau  qui  rattache 
l'apostolat  présenta  celui  du  passé,  et  elles  étaient  néces- 
saires pour  faire  sentir  l'âme  ardente,  idéale,  un  peu 
chimérique  parfois  et  toujours  si  débordante  d'affection, 
par  où  le  Père  Lenoir  était  un  si  merveilleux  «  pre- 
neur »  d  hommes. 

Et  maintenant,  en  disant  adieu  à  ces  «  délicieux  sou- 

'   Au  Père  Courbe,  êS  octobre. 
^  A\i  Père  Courbe,  9  octobre. 


1U2 


LOUIS  LENOm  S.  J, 


venirs  »,  nous  ne  ferons  que  suivre  le  cours  naturel  de 
sa  pensée.  Car  voici  comment  se  termine  Tune  des 
lettres  auxquelles  je  viens  de  faire  de  nombreux  em- 
prunts, écrites  au  soir  de  la  Saint-Michel,  sur  la  fameuse 
machine  à  coudre:  «  Mais  je  vais  m'attendrir...  et  des 
blessés  réclament  sans  doute  mon  assistance  et  mon 
affection.  » 

Il  ne  croyait  pas  si  bien  dire.  Le  lendemain,  30  sep- 
tembre ,  il  écrivait  .  u  Cette  nait ,  à  Virginy ,  longue 
course  d'une  trentaine  de  kilomètres  parmi  les  blessés.  » 


GPIAPITRE  V 

AVEC    LES    COMBATTANTS 

PREMIER  APOSTOLAT    EUCHARISTIQUE.    l'aUMÔNIER 

SE    DÉGAGE    DU    G.    R.    D. 

(Octobre  —  9  Novembre  1914^ 


«  Après  la  victoire  de  la  Marne,  nous  avons  pour- 
suivi l'ennemi  avec  la  conviction  qu'il  se  retrancherait 
sur  la  Meuse  ;  nous  lavons  trouvé  accroché  aux  crêtes 
qui  dominent  TAisne,  sur  la  rive  gauche.  »  Ces  mots 
du  Père  Lenoir  expriment  la  déception  de  tous. 

Quand,  le  lo  septembre,  la  4®  brigade  coloniale, 
après  s'être  brillamment  emparée,  sous  les  ordres  du 
colonel  Rejmond,  de  la  cote  191,  au  nord  de  Massiges, 
avait  essayé  de  pousser  jusqu'au  mont  Têtu,  elle  s'était 
brisée  sur  les  troupes  allemandes.  Ce  mouvement  de 
terrain,  qui  figure  assez  exactement  une  main  gauche 
déployée  vers  le  sud,  reçut  dès  le  jour  même,  probable- 
ment du  général  Leblois,  le  nom  de  Main  de  Massiges, 
Cent  vingt- deux  ans  plus  tôt,  à  peu  près  jour  pour 
jour,  Goethe  l'avait  remarqué  au  cours  de  la  campagne 
de  France.  Après  avoir  formé  le  parc  de  voitures  à 
Maisons  de  Champagne,  la  colonne,  dit-il,  entre  Rouvroy 
et  Massiges  avait  suivi  un  «  plateau  côtoyé  par  des 
pentes  raides  et  se  terminant  par  un  à  pic.  C'est  ainsi 


IQ,^  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

que  nous  pénétrâmes,  par  un  temps  épouvantable,  dans 
cette  rég-ion  extraordinaire,  dont  le  calcaire  ingrat  avait 
peine  à  nourrir  de  rares  localités'...  » 

L'état- major  allemand  connaissait  bien  ce  plateau  et 
avait  commencé  à  l'organiser. 

Après  diverses  fluctuations,  la  ligne  française  s'était 
à  peu  près  fixée  aux  pentes  sud  des  éperons  qui  for- 
maient les  doigts  de  la  main. 

Position  éminemment  périlleuse.  Sans  parler  des  ma- 
récages de  la  Tourbe,  que  toutes  les  relèves  et  tous  les 
ravitaillements  devaient  franchir  forcément  sur  des 
ponts  très  rares  et  repérés  par  l'artillerie,  nous  étions 
dominés  de  partout.  De  plus,  comme  à  gauche  on 
n'avait  pas  encore  pu  dépasser  la  ferme  de  Beauséjour, 
les  malheureux  coloniaux  placés  le'long  du  ruisseau  de 
l'Etang  étaient  absolument  en  pointe,  dans  la  situation 
très  justement  dénommée  bec  de  canard. 


»  • 

On  ne  se  fit  pas  tout  de  suite  à  l'idée  que  la  guerre 
de  mouvement  était  terminée.  Dès  le  21  septembre, 
l'agenda  porte  bien  que  le  8e  colonial  est  «  dans  les 
tranchées  depuis  huit  jours  sans  bouger,  chacun  couché 
dans  la  boue  ou  bien  dans  l'eau  jusqu'aux  genoux,  à 
quatre-vingts  mètres  parfois  des  ^ra/ic/ie>5  prussiennes  ». 

Mais,  dans  la  pensée  commune,  il  ne  s'agissait  que 
de  tranchées  provisoires,  d'où  l'on  jaillirait  sous  peu 
pour  faire  un  nouveau  bond. 

La  guerre,  sur  notre  front,  a  pris  un  aspect  des  plus 
curieux  que  je  n'aurais  jamais  imaginé  :  une  g"uerre  de  siè^e 
en  rase  campagne,  aux  retranchements  formidables  de  part 
et  d'autre.  Eu  passant  dans  ces  tranchées  savantes,  dans  ces 
réseaux  de  fil  de  fer  et  de  défenses  variées,  je  me  crois  aux 

*  Goethe.  Campagne  de  France^  19-22  septembre  1792. 


AVEC  LES  COMBATTANTS  lOb 

jours  où,  en  ces  mêmes  régions,  la  Gaule  se  défendait  contre 
César,  ou,  si  vous  préférez.  César  contre  les  Germains,  Ce 
n'est  pas  une  de  mes  moindres  surprises  de  revivre  les  Com- 
mentaires aux  lieux  mêmes  de  leurs  plus  célèbres  batailles, 
avec  la  même  tactique.  Tel  plan  que  je  fis  faire  jadis  à  mes 
élèves  de  quatrième  et  afficher  en  classe,  esquissait  à  la  craie 
de  couleur  la  région  où  je  me  trouve  aujourd'hui. 

Mais  il  ajoutait:  «  Nous  ne  tarderons  sans  doute  pas 
à  commencer  la  poursuite,  et  elle  sera  furieuse,  car  nos 
troupes  sont  exaspérées  par  le  vandalisme  de  ces  bar- 
bares. » 

Un  acte  d'animalité,  —  qui  depuis,  hélas  !  se  repro- 
duisit des  milliers  de  fois,  —  révoltait  tout  spécialement 
la  délicatesse  du  Père  Lenoir.  Il  eût  fallu  la  plume  réa- 
liste et  vengeresse  d'un  Huysmans  pour  le  dénoncer. 
Le  prêtre  le  signale  d'un  mot  : 

L'église  de  Gourtémont  a  été  abominablement  profanée 
par  les  Allemands  ;  ils  ont  fait  leurs  saletés  dans  les  fonts 
baptismaux  et  dans  le  confessionnal*. 

Voilà  qui  tempère  un  peu  les  protestations  de  piété 
recueillies  quelques  jours  auparavant  sur  les  lèvres  des 
infirmiers  allemands  de  La  Chaussée. 

Cet  espoir  de  marche  en  avant,  qui  reparaît  dans 
toutes  les  lettres  du  mois  d'octobre,  retient  l'aumônier 
au  groupe  de  brancardiers  divisionnaires.  Il  n'a  pas  le 
droit  de  s'en  écarter,  sauf  en  passant  pour  quelques 
heures.  C'est  avec  le  G.  B.  D.  qu'il  doit  faire  mouve- 
ment. Au  départ,  il  faut  qu'il  soit  là. 

Aussi,  que  de  plaintes  dans  l'agenda,  toutes  sem- 
blables à  celle-ci  :  «.  21  septembre,  longue  journée 
d'attente,  interminable.  Je  suis  énervé  de  ne  rien 
faire  !  » 

*  Açjenda,  15  seplembre. 


406  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Ce  n'est  pas  qu'il  reste  inactif. 

Toujours  debout  le  premier  pour  g-uider  la  nuit  les 
relèves  de  blessés  à  Virginy  et  à  Massiges,  durant  la 
journée,  quand  il  ne  peut  mieux  faire,  il  consacre  de- 
grandes  heures  à  la  lecture.  Avec  le  Père  Eymard  et 
son  ouvrage  :  La  Divine  Eucharistie ,  il  se  prépare  à 
faire  dans  les  âmes  ce  qu'il  appellera  plus  tard  la 
«  percée  eucharistique  ». 

Mais  son  ambition  est  d'aller  vivre  aux  tranchées 
avec  ceux  qui  souffrent. 

Quand  le  G.  B.  D. ,  par  suite  des  bombardements, 
est  obligé  de  quitter  Saint-Jean  et  de  s'éloigner  des 
lignes,  il  commence  sérieusement  à  s'inquiéter.  Il  a 
beau  trouver  qu'à  Dommartin  a  la  place  de  l'église,  avec 
son  petit  étang  et  ses  grands  arbres  jaunis,  le  tout  doré 
par  un  splendide  soleil  d'automne,  est  très  pittoresque  » 
cela  ne  le  console  guère.  Et  quand  sa  formation  sani- 
taire, reculant  encore,  s'installe  auprès  de  Hans,  il  n'y 
tient  plus. 

Vivre  à  quinze  kilomètres  de  Massiges,  n'était-ce  pas 
renoncer  pratiquement  à  porter  aux  combattants  le 
réconfort  de  ses  visites?  Il  écrivait  au  mois  d'août  : 
«  Des  postes  divers  que  j'aurais  pu  remplir  aux  termes 
du  règlement,  celui-ci  [au  G.  B.  D.]  me  semble  mieux 
répondre  que  tous  à  mes  désirs  et  aux  besoins  des 
âmes.  »  Il  commence  maintenant  à  changer  d'avis. 
La  raison  en  est  fort  simple  :  malgré  les  rats  qui,  jour 
et  nuit,  dansent  des  sarabandes  à  travers  les  vivres  et 
dans  la  paille  où  l'on  couche,  il  a  trop  de  confort.  Le 
médecin -chef,  M.  Léger,  «  est  aux  petits  soins  pour 
tout  ce  qui  le  concerne  »  ;  et  l'aumônier  s'accuse  de 
mener,  dans  la  petite  ferme  du  Clauzet- Hochet,  la  vie 
de  château.  Qu'on  en  juge  : 

Figurez- vous  un  bouquet  d'arbres  isolés,  dans  une  plaine 
de  luzerne  et  de  séné...  Deux  granges  où  nos  220  hommes, 
brancardiers  et  conducteurs  du  Train,  passent  la  nuit;  un 


AVEC  LES  COMBATTANTS  107 

jardin  où  ils  ont  bâti  erl  palissade,  feuillage  et  paille,  des 
cahutes  nègres  pour  la  journée...  Au  centre,  la  maisonnette 
abandonnée  par  le  propriétaire,  pillée,  saccagée  par  les  Van- 
dales, trois  petites  pièces  et  un  grenier...  Dans  Tune,  nous 
avons  étendu  de  la  paille,  où  nous  dormons  côte  à  côte 
comme  toujours;  dans  la  dernière,  nous  avons  dressé  des 
planches  sur  tréteaux  pour  écrire  et  manger*. 

Avouons  que  ce  n'est  pas  le  grand  luxe.  Toutefois, 
quand  le  Père  songe  à  ceux  qui,  à  quelques  kilo- 
mètres, dorment  dans  la  boue  et  mangent  froide  une 
soupe  saupoudrée  de  terre,  «  il  se  sent  tout  honteux  ». 

Partout  cette  pensée  l'obsède.  Un  jour,  ayant  à 
régler  un  service  religieux  à  Somme -Suippes,  il  était 
parti  à  cheval  avec  le  lieutenant  Dropsy.  A  travers 
champs  et  bois,  ils  galopent  «  comme  des  fous,  causant 
religion,  littérature,...  guerre  aussi;  mais  tâchant  d'ou- 
blier dans  la  senteur  des  sapins  les  horreurs  des  deux 
derniers  mois  ».  C'est  en  vain!  Les  champs  qu'ils  tra- 
versent sont  des  cimetières.  Dans  les  tranchées  alle- 
mandes du  mois  dernier,  sur  des  centaines  de  mètres, 
des  croix  portant  des  noms,  d'autres  plus  douloureuses 
avec  cette  simple  indication  :  officier^  sergent,  ou  même 
sans  nom  quelconque.  Sur  le  sol,  des  listes  mortuaires 
dans  des  a  bouteilles  qu'emportera  la  tempête  ou  bri- 
sera le  sabot  du  cheval  ;  mais  quelle  vision  pour  le 
paysan  futur  quand  le  soc  de  sa  charrue  exhumera  ces 
ossements  ! 

«  Grandiaque  effossis  mirabituf  osisa  sepulcris.  ?> 

Ce  souvenir  des  Géorgiques  n'est  rien  moins  qu'un 
jeu  de  dilettante.  «  Je  ne  pouvais,  ajoute-t-il,  penser 
sans  brisement  aux  pauvres  soldats  massacrés  dans  les 
corps  d'armée  voisins,  et  peut-être  réclamant  en  vain 
l'aumônier^.  » 

*  Au  Père  Courbe,  2^  octobre;  à  ses  parents,  5  novembre. 

*  Agenda,  7  oclobrej  à  ses  parents,  8  octobre. 


^Oâ  LOUIS  LÈNOIR  S.  J. 

Cette  honte  d'avoir  trop  de  bien-être,  l'aumônier  la 
ju^e  salutaire;  pour  Taccroître,  il  enregistre  avide- 
ment tous  les  détails  qu'il  peut  recueillir  sur  Vincon- 
for  table  des  tranchées.  Ainsi  note-t-il  tout  au  loni^,  le 
13  octobre,  le  récit  d'un  médecin -chef,  M.  Sorel,  sur 
la  vie  du  23«  colonial  dans  le  bois  d'Hauzy;  et  cinq 
jours  plus  tard,  celui  de  M.  Le  Vilain,  médecin  auxi- 
liaire, qui  du  G.  B.  D.  était  récemment  passé  au 
1'"'  colonial.  De  cette  existence,  rien  n'est  oublié  :  «  sou- 
terrains, couloirs,  vie  de  taupes,  petits -postes  à 
20  mètres  des  Allemands,  »  jusqu'à  des  détails  d'un 
réalisme  cru  qu'il  note,  pour  se  stimuler  à  réclamer  sa 
place  parmi  tant  d'horreurs  :  «  11  y  a  quelques  jours, 
un  obus  a  enlevé  huit  hommes;  on  a  retrouvé  deux 
corps  complets,  deux  ou  trois  têtes,  des  poumons  accro- 
chés à  un  arbre,  puis  des  lambeaux  çà  et  là*    » 


« 


Dès  le  début  d'octobre,  l'idée  de  s^e  consacrer  au  ser- 
vice d'un  régiment  se  fait  jour  en  son  esprit.  Timide- 
ment, il  en  exprime  le  désir.  Mais  ce  poste  n'est  pas 
prévu  par  les  règlements  ;  on  lui  répond  qu'  «  en  vertu 
de  son  titre  officiel,  l'aumônier  est  inséparable  du 
G.  B.  D.  ». 

Il  y  aurait  bien  l'apostolat  dans  les  ambulances  de 
l'arrière-front.  11  admire  ceux  qui  s'y  dévouent,  il  les 
félicite,  une  fois  même  il  les  «  enviera^  »  à  cause  de 
la  facilité  plus  grande  qu'ils  ont  pour  «  organiser  de 
splendides  cérémonies  dans  les  églises  encore  debout  ». 
Envie  platonique  et  très  passagère.  Une  course  qu'il  fit 

*  Agenda,  1S  octobre. 

2  Le  mot  se  trouve  dans  devr-\  lettres,  l'une  au  R.  P.  de  Boynes, 
6  novembre ,  l'autre  au  Père  Courbe,  5  novembre.  «  Ajoutons  sans 
exagération  aucune  que  je  vous  envie,  mais  .pour  le  temps  présent....  » 


AVEC  LES  COMBATTANTS  109 

?i    Sainte -Menehould    lui    en    enleva    pour    jamais    le 
désir. 

Cette  course  à  Sainte-Menehould  m'a  beaucoup  peiné  : 
l'y  ai  retrouvé  la  vie  de  g-arnison,  avec  ses  vices,  avec  son 
confort.  Si  Ton  n'y  entendait  continuellement  le  canon  ,  si 
l'on  n'y  recevait  blessés  et  malades,  on  ne  s'y  croirait  pas  en 
guerre.  C'est  la  vie  de  plaisirs  et  de  tous  les  plaisirs,  surtout 
les  pires.  Chez  tous,  le  bien-être,  un  bien-être  qui  fait  mal 
en  pareils  jours.  L'oiricierr  qui  m'accompagnait  m'a  fait 
d 'jeûner  dans  un  groupe  de  médecins  d'ambulance  :  jolie 
salle  à  manger,  nappes,  verres  de  cristal,  couverts  d'argent, 
guirlandes  de  fleurs  naturelles  et  un  menu  de  Lucullus...  Et 
nous  n'étions  pas  attendus;  c'était  l'ordinaire!  J'en  ai  été 
sulToqué  et...  j'ai  béni  la  Providence  de  m'avoir  adjoint  à 
une  formation  sanitaire  de  l'avant,  où  l'on  a  vraiment  sa  part 
de  la-g-uerre.  Quand  noi  s  sommes  rentrés  à  la  nuit,  notre 
modeste  dîner  de  fortune  nous  a  paru,  à  mon  compagnon  et 
à  moi,  cent  fois  préférable  au  festin  de  midi*. 

En  attendant  mieux ,  il  intensifie  l'apostolat  des  can- 
tonnements de  deuxième  ligne  et  obtient  déjà  de  mer- 
veilleux résultats  :  le  dimanche,  il  distribue  les  com- 
numions  par  centaines.  Le  4  octobre,  fête  du  Rosaire, 
il  doit  biner  pour  distribuer  Notre -Seigneur  à  plus  de 
cinq  cents  artilleurs,  coloniaux  et  chasseurs  d'Afrique. 
N'ayant  pas  prévu  pareille  affluence,  il  en  est  réduit  à 
fragmenter  ses  hosties.  Mais  la  leçon  servira;  plus 
jamais  il  ne  sera  pris. 

Huit  jours  après,  à  Courtémont,  l'évangile  du 
19'  dimanche  après  la  Pentecôte  rappelait  la  parabole 
du  festin  qu'offrit  un  roi  pour  les  noces  de  son  fils. 
Aux  deux  messes,  le  sermon  roula  natur.Uement  tout 
entier  sur  l'Eucharistie.  L'évocation  des  églises  vides, 
des  messes  désertées,  des  tables  de  communion  où, 
malgré  l'invitation  du  grand  Roi,  nul  ne  s'agenouille, 
tout  cela  fit  impression.    Et  l'appel  adressé  aux  misé- 

*  A  ses  parents,  18  octobre. 


110  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

reux  qui  trament  par  les  chemins,  c'est-à-dire  «  aux 
pécheurs  de  bonne  volonté,  à  nous,  malgré  nos  fautes  », 
fut  merveilleusement  entendu.  «  Quatre  cents  commu- 
nions, officiers  et  soldats  mêlés,  tous  très  émus.  Vous 
ne  sauriez  croire  avec  quel  «  esprit  d'enfance  »  ces 
fortes  têtes  d'hier  acceptent  la  parole  du  prêtre  et 
réclament  Tamitié  de  Dieu.  » 

Le   25  octobre,  même  spectacle  à  Dommartin  ;  «  la 
petite  église  est  comble,  et  tous  communient.  » 


Avant  de  poursuivre,  un  mot  d'explication  est  néces- 
saire. A  trop  le  retarder,  nous  laisserions  l'équivoque 
planer  sur  notre  récit. 

Normalement,  pour  être  digne  de  l'Eucharistie,  le 
pécheur,  même  de  bonne  volonté,  doit  avoir  reçu  le 
sacrement  de  Pénitence  tout  entier  ;  il  doit  être  repen- 
tant, confessé,  absous  :  trois  conditions. 

Or  à  lire  ces  chiffres  de  communiants,  une  question 
se  pose,  inéluctable  :  où  le  Père  Lenoir  trouvait- il  le 
temps  de  les  confesser? 

Répondons  d'abord  qu'il  en  confessait  le  plus  possible, 
Quand  l'agenda  porte,  comme  le  11  octobre  :  u  Toute 
la  matinée  à  l'église,  pleine  de  consolations,  )>  il  est 
aisé  de  comprendre  ce  que  cela  veut  dire.  Et  puis, 
comme  les  serviteurs  de  la  parabole,  l'apôtre  ne  se 
contente  pas  de  prêcher  la  bonne  nouvelle  dans  la  salle 
du  festin;  discrètement,  il  l'annonce  le  long  des  haies, 
entre  deux  poignées  de  main.  «  Ainsi  ce  matin,  dit- il 
un  jour  d'octobre,  j'ai  péché  une  dizaine  de  poissons, 
dont  trois  de  taille  formidable.  Notre- Seigneur  est  tou- 
jours le  même.  » 

Plus  tard,  tel  sera  son  ascendant  sur  les  âmes  qu'il 
n'aura  plus  besoin  de  les   poursuivre.   Elles  viendront 


AVEC  LES  COMBATTANTS  Mi 

d'elles-mêmes,  fascinées  par  sa  sainteté.  «  Plusieurs, 
écrit  M.  le  chanoine  Dourlen,  curé-doyen  de  Rosières- 
en-Santerre,  ont  accusé  le  Père  Lenoir  de  donner,  hors 
des  lignes,  des  absolutions  générales  avant  ces  sortes 
de  communions  générales.  Je  puis  affirmer  que  jamais 
je  ne  lui  ai  vu  appliquer  ce  système.  Je  l'ai  vu,  au  con- 
traire, des  journées  entières  au  confessionnal*...  » 

Reste  que,  même  en  se  constituant  ainsi  prisonnier, 
il  ne  pouvait  arriver  toujours  à  entendre  les  confessions 
individuelles  de  chacun  de  ses  soldats.  D'autres  fois,  il 
était  pris  au  dépourvu  et  appelé  à  célébrer  les  saints 
mystères  devant  des  troupes  qu'il  n'avait  pas  eu  le  loi- 
sir de  visiter  d'avance.  Que  faire  en  ces  cas -là?  Le 
danger  de  mort  existait-il?  Après  avoir  avec  feu  excité 
ces  hommes  au  regret  de  leurs  fautes,  le  Père  n'hési- 
tait pas,  conformément  aux  règles  de  la  théologie,  à 
leur  donner  une  absolution  générale.  Mais  il  avait 
grand  soin  d'avertir  que  cela  ne  modifiait  en  rien  la 
discipline  du  sacrement  de  pénitence,  puisque  cette 
absolution  n'était  valable  que  s'ils  avaient  l'intention 
de  se  confesser  quand  ils  en  trouveraient  l'occasion. 

Dès  lors,  ainsi  rentrés  en  grâce  avec  Dieu,  ils  avaient 
le  droit  de  recevoir  la  communion.  La  mort  qui  les 
guettait  leur  en  faisait  même  un  devoir.  Car  pour  ce 
voyage,  —  si  court,  —  qui  doit  nous  introduire  dans 
l'éternité,  si  l'Eucharistie  n'est  pas  une  condition  abso- 
lument indispensable,  du  moins  elle  est  le  Viatique  nor- 
mal et  instamment  recommandé  par  le  Christ  :  «  Si 
vous  ne  mangez  pas  ma  chair,  vous  n'aurez  pas  la  vie 
en  vous.  Mais  celui  qui  mange  ma  chair  a  la  vie  éter- 
nelle et  je  le  ressusciterai  au  dernier  jour.  » 

Quel  que  fût  le  sujet  des  instructions  de  l'aumônier, 
toujours,  dès  cette  époque,  elles  se  terminaient  par 
l'explication  qui  précède.  Des  268  sermons  ou  canevas 
écrits  de  sa  plume,   qui  nous  sont  parvenus  du  temps 

*  Lettre  à  l'auteur,  24  septembre  1920.  Sur  cette  question  si  impor- 
tante, voir  encore  plus  loin,  p.  343,  sq. 


112  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

de  guerre,  on  n'en  trouverait  pas  20  où  ce  rappel  ne 
soit  explicite  ;  il  est  parfois  lon<^uement  commenté. 
Répétées  sans  relâche,  ces  exhortations,  on  le  verra, 
ne  restèrent  pas  sans  fruit. 

Dira-t-on  que  le  danger  de  mort,  dans  les  canton- 
nements, était  insuffisant  pour  légitimer  une  pareille 
conduite?  Notons  d'abord  que  la  plupart  des  soldats 
qui  s'y  trouvaient  étaient  destinés  sous  peu  à  remonter 
en  ligne,  parfois  à  l'improviste  le  soir  même.  Quant  à 
ceux  qui  y  vivaient  à  demeure,  voici  pour  nous  ren- 
seigner. 

Dans  l'agenda  du  11  octobre,  tout  de  suite  après  les 
deux  messes  signalées  plus  haut,  je  lis  ces  mots  d'une 
humilité  si  touchante  : 

A  5  heures,  bombardement.  Un  obus  tout  près  :  je  n'ai  pas 
eu  assez  confiance  en  Notre-Seig-neur,  et  j'ai  courbé  le  dos 
en  reculant,  moi  aussi  qui  le  portais  sur  moi... 

Et  une  semaine  plus  tard  : 

L'autre  jour,  un  avion  ayant  signalé  la  sortie  de  la  messe, 
où  quatre  à  cinq  cents  hommes  étaient  entassés,  la  place 
fut  bombardée  moins  d'un  quart  d'heure  après.  Par  bonheur, 
on  avait  eu  le  temps  de  l'évacuer,  car  c'eût  été  une  casse 
terrible,  dont  l'aumônier  aurait  porté  la  responsabilité. 

Ajoutons  encore  que,  le  28  octobre,  dans  la  grange 
de  Virginy,  au  moment  où  l'on  se  rassemblait  pour  la 
soupe  du  soir,  un  bombardement  fît  huit  morts  et  vingt- 
neuf  blessés  ;  et  dans  l'incendie  qu'il  provoqua  trente- 
cinq  malheureux  disparurent.  La  nuit  se  passa  pour  le 
Père  auprès  des  flammes  à  soigner  les  mourants. 

Tout  cela  lui  paraissait  suffire  pour  légitimer  parfois, 
même  au  cantonnement,  et  avec  les  précautions  indi- 
quées plus  haut,  la  pratique  de  l'absolution  générale. 

Pour  n'avoir  plus  à  y  revenir,  qu'on  nous  permette 
d'apporter  sur  cette  question  le  témoignage  d'un  chef 


AVEC  LES  COMBATTANTS  il3 

illustre,  qui  vit  notre  aumônier  à  l'oeuvre  six  mois  plus 
tard,  le  général  Gouraud  : 

«  Le  Père  rappelait  à  tous  fces  soldats,  sur  lesquels 
planait  la  mort,  le  devoir  pascal,  leur  disait  que  dans 
de  telles  conditions  la  communion  était  un  viatique  qui 
n'imposait  pas  le  jeûne  et  qu'ils  pouvaient  et  devaient 
la  recevoir  sur  le  champ  sans  s'ètrè  confessés,  s'ils 
avaient  la  ferme  résolution  de  le  faire  dès  qu'ils  le 
pourraient...  Beaucoup  de  ces  braves  dorment  aujour- 
d'hui dans  la  craie  blanche  de  la  Main  de  Massiges.  Le 
Père  Lenoir  leur  a  ouvert  les  portes  du  paradis'.  » 

Au  spectacle  de  ces  rencontres  divines,  l'aumônier 
tressaille  de  joie  et  d'espoir...  Et  comme,  durant  les 
fêtes  de  la  Toussaint,  les  communions  se  sont  encore 
multipliées,  à  la  messe  du  dimanche  de  l'octave,  le  trop- 
plein  de  son  cœur  déborde.  Il  vient  de  lire,  dans 
l'Evangile  du  jour,  la  résurrection  de  la  fille  de  Jaïre. 

Une  grande  irlalade,  corifiniie-t-il,  avait  aussi  donné  des 
signes  de  mort.  Pour  elle  beaucoup  se  désespéraient.  «  C'est 
fini,  disaient- ils,  on  peut  faire  son  cercueil.  » 

Ils  parlaient  ainsi  de  la  France. 

Avec  quelle  angoisse,  nous,  prêtres  et  religieux,  Français 
jusqu'au  plus  profond  de  nous-mêmes,  nous  avions  vu  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ  peu  à  peu  et  systématiquement  chassé 
de  la  patrie  !...  Il  n'est  pas  besoin  d'être  très  versé  en  his- 
toire pour  savoir  que  si  la  France  fut  la  plus  belle,  la  plus 
glorieuse,  la  plus  affermie  des  nations,  elle  l'a  dû  à  Tâme  de 
beauté  et  d'honneur  que  lui  avait  pétrie  le  christianisme... 
Et  si  nos  ennemis  ont  osé  braquer  sur  la  cathédrale  de  Reims 
leurs  canons  sacrilèges,  c'est  que  là  sont  tous  les  souvenirs 
du  baptême  de  la  France,  du  jour  où  en  commençant  d'être 
chrétienne  elle  commença  d'être  grande. 

Détruire  le  baptistère  de  Clovis,  c'était  pour  eux  un  sym- 
bole; ils  espéraient  que  le  dernier  son  des  cloches  dq  Reims 
s'elTondrant  sous  les  voûtes  en  feu,  annoncerait  au  monde 
que  la  France  était  morte. 

*  Lettre  à  lauteur,  i7  novembre  1919, 


il4  LOUIS  LENOin  S.  J. 

Mais  Jésus -Christ  a  passé  par  là.  II  a  touché  notre  patrie 
bien-aimée  :  «  Ne  pleurez  pas;  elle  n'est  pas  morte.  Elle 
dort  I  » 

Oui,  mes  chers  amis,  la  France  dormait  seulement,  et 
voici  déjà  l'heure  du  réveil.  Par  la  grâce  toute-puissante  du 
Christ,  elle  sortira  de  cette  guerre  plus  vivante  qu'hier.  Ce 
qui  m'en  donne  la  certitude,  c'est  que  j'ai  vu  et  que  je  vois 
ce  passage  de  Jésus-Christ  chaque  jour.  Chaque  jour,  ému, 
reconnaissant,  plein  de  confiance,  j'assiste  dans  vos  âmes  à  la 
résurrection  de  la  France.  , 


* 


Malgré  tout,  le  Père  Lenoir  se  sent  de  plus  en  plus 
honteux  de  sa  a  vie  de  château  ».  Si  le  mot  eût  été  à 
la  mode,  il  se  serait  traité  d'embusqué.  Ces  tranchées, 
où  les  corps  grelottaient,  où  les  âmes  frissonnaient  plus 
encore,  exerçaient  sur  lui  une  hantis^. 

On  lui  «  signale  des  régiments  où  l'aumônier  titu- 
laire n'a  pas  fait  son  œuvre  ».  Avant  d'incriminer  per- 
sonne, il  établit  les  responsabilités. 

Hélas!  répond-il,  je  ne  le  sais  que  trop.  Avec  cette  con- 
ception mortuaire  du  cadre  actuel,  moi,  qui  ai  mes  régiments 
bien  définis  (quatre  d'infanterie,  deux  d'artillerie,  un  de 
cavalerie  et  deux  bataillons  du  génie),  je  n'ai  pas  pu  depuis 
trois  mois  en  voir  la  moitié,...  et  ils  sont  déjà  renouvelés 
pour  les  quatre  cinquièmes.  Et  même  dans  ceux  que  j'ai  vus 
le  plus,  je  n'ai  pu  aborder  qu'une  partie  des  hommes...  Je  ne 
vivais  pas  avec  eux,  mais  à  côté,  dans  une  formation  sani- 
taire. De  plus,  tel  régiment,  qui  jusqu'ici  a  rencontré  plu- 
sieurs fois  son  aumônier  divisionnaire,  et  peut-être  plusieurs 
autres  aumôniers  encore,  restera  désormais  des  mois  sans 
en  voir  un  seul  ;  ou  tel  qui  n'en  a  jamais  vu  en  verra  main- 
tenant à  profusion  :  toujours  en  vertu  de  la  distinction  réelle 
entre  les  unités  combattantes  et  les  unités  sanitaires* 

*  Au  Père  Courbe,  5  novembre. 


AVEC  LES  COMBATTANTS  i{5 

La  circulaire  Millerand,  dit -il  encore,  a  été  «  provi- 
dentielle »  pour  la  réorganisation  de  l'aumônerie.  Mais 
elle  ne  pouvait  d'un  coup  combler  tous  les  déficits  ni 
corriger  tous  les  errements  du  passé. 

Le  poste  idéal  où  Tapo^tolat  serait  assuré  en  tout  temps 
et  le  plus  fructueux  serait  celui  d'aumônier  de  régiment, 
comme  en  1870.  Les  cadres  actuels  ne  le  prévoient  pas... 
Celui-là,  vivant  continuellement  avec  ses  hommes,  les  con- 
naît, est  connu  d'eux,  les  prépare  avant  le  combat  et,  s'il 
s'entend  avec  les  ofliciers,  est  maître  chez  lui* 

Le  Père  Lenoir  est  absolument  décidé  à  sortir  de 
cette  impasse  :  tenace  et  optimiste,  il  sait  qu'il  en 
sortira.  Mais  quand?  Mais   comment? 

Il  prend  conseil  de  tous  les  aumôniers  en  qui  il 
reconnaît  les  mêmes  préoccupations  de  zèle.  Il  multiplie 
ses  causeries  avec  M.  Labbé  Martin,  censeur  de  Stanis- 
las, cantonné  non  loin  de  lui,  et  avec  qui,  très  vite,  il 
se  sent  «  en  cordialité  parfaite,  en  véritable  amitié  ». 
Au  moulin  de  Virginy  où  loge  Létat- major  de  la  bri- 
gade, il  exprime  ses  désirs  au  capitaine  Murv.  Dans 
la  grange  qui  sert  de  refuge  aux  blessés,  il  les  redit  au 
colonel  Pruneau  qui  commande  le  4®  colonial,  et  celui- 
ci,  de  prime  abord,  est  conquis  par  ce  prêtre  «  à  la  fois 
si  dévoué,  si  modeste  et  si  crâne  ». 

Lentement,  un  projet  s'élabore.  Puisque  le  poste 
d'aumônier  de  régiment  est  impossible,  on  tentera  d'un 
moyen  terme.  Tout  en  continuant  d'appartenir  admlnis- 
iralivement  au  G.  B.  D.,  l'aumônier  ne  pourrait-il  pas 
cire  détaché  aux  lignes  quatre  ou  cinq  jours  par 
semaine,  quitte  à  revenir  chaque  dimanche  assurer  le 
service  religieux  dans  les  cantonnements  proches  de  sa 
formation  sanitaire  ? 

Tel  est  le  projet  qu'à  la  messe  du  7  novembre  il 
recommande  instamment  à  Notre-Dame  du  Bon  Gon- 

'  Au  R.  p.  de  Boynes,  G  novembre. 


{{6  LOUIS  LËNOIK  s.  J. 

seil  ^  et  qu'il  va  dans  la  journée  proposer  âli  médecin 
divisionnaire.  La  formule  parut  heureuse  :  elle  sauvait 
les  règlements... 

Après  Tentrevue,  Fagenda  porte  î  «  Espoir.  Joif.  •>  Et 
le  lendemain  :  «  Messe  très  consolée.  » 

Le  9,  le  général  donne  son  approbation,  et,  le  soir 
même,  le  Père  Lenoir  est  aux  tranchées  pour  son  pre- 
mier séjour. 

*  Le  Père  Lenoir  avait  une  dôvotioh  toute  particulière  à  N.-D.  du 
Bon  ConseiL  Lors  de  sa  l""»  Communion,  on  lui  en  avait  remis  une 
image,  tenue  en  réserve  depuis  son  baptAme.  Il  la  conserva  toujours, 
et,  durant  ses  dernières  années,  la  portait  constamment  sur  lui,  collée 
su-r  un  carton  épais  tout  Usé  par  le  fi'ottement. 


CHAPITRE  VI 


AUX   TRANCHÉES 


LE   PETIT    PATROUILLEUR.    J01E3  ET    DEUILS    DE   INOEL 

(9  Novembre  —  31  Décembre  1914) 

A  Virginy,  Taccueil  des  majors  du  4e  colonial  fut 
charmant,  u  MM.  Hutre,  Bernard,  Vidal,  Cheynel,Dail- 
laud,  »  tous  ces  noms  sont  recueillis  avec  reconnais- 
sance dans  Tagenda.  L'aumônier  est  confus  des  petits 
soins  dont  on  l'entoure  ;  «  sommier,  édredon,  travergin  ! 
poêle!  »  Du  moins,  «  la  fusillade  continuelle  qu'il 
entend  toute  la  nuit  »  iui  prouve  qu'il  n'est  pas  loin 
de  ses  enfants. 

Le  succès  d'une  entreprise  dépend  souvent  des  pre- 
miers contacts.  Le  lendemain  fut  jour  de  «  présenta- 
tions »...  sous  les  marmites.  Plusieurs  officiers  lui 
dirent  :  «  Vous  arrivez  à  propos  ;  nous  vivions  comme 
des  païens  !  » 

Dès  le  matin  du  il  novembre,  après  une  messe  où 
Ton  se  «  serait  cru  aux  catacombes  »  et  qui  parut  aux 
assistants  a  plus  impressionnante  qu'un  office  de  cathé-- 
drale  »,  l'aumônier  partait  pour  Massiges  et  inaugurait 
ces  causeries  interminables,  dont  il  devait  jusqu'au  jour 
de  sa  mort  tirer  un  si  merveilleux  profit  pour  la  transfi- 
guration des  âmes. 

A  l'heure  de  la  soupe,  il  est  au  poste  de  secours  du 


118  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

8°  colonial;  on  lui  fait  place  comme  à  un  ag-ent  de  liai- 
son qui  serait  en  tournée.  Il  paiera  largement  son  écot 
en  cigarettes  et  cigares.  Cet  homme  noir  n'a  rien  d'un 
rabat-joie  :  «  la  gaîté  est  aussi  continuelle  que  les 
balles  ».  A  la  première  qui  siffle,  l'un  des  quatorze 
dit  négligemment  :  «  C'est  Fritz.  »  A  la  seconde,  qui 
semble  venir  d'une  autre  direction,  quelqu'un  dit  encore  : 
«  Ça,  c'est  Berlingot.  »  Fritz?  Berlingot?  le  Père 
Lenoir  n'était  pas  encore  familiarisé  avec  l'argot  des 
tranchées.  Il  interroge,  et  l'intérêt  qu'il  prend  aux 
explications  redouble  la  bonne  humeur. 

Puis,  chacun  fait  les  honneurs  des  «  trucs  »  qu'il 
a  inventés  pour  aménager  l'abri  :  «  fourneau,  glace, 
table,  tableaux,  fauteuils,  décrottoir,  stores,  vitres, 
projections,  dont  ils  ont  usé,  avec  lanterne  et  plaques  ». 
Un  Parigot  a  môme  sauvé  des  ruines  de  Massiges  un 
gibus,  pour  dire  le  monologue. 

Les  causeries  ne  sont  pas  partout  aussi  faciles.  Aux 
tranchées  de  tir,  il  faut  se  contenter  de  quelques  «  mots 
de  sympathie  et  de  banalité  »  ;  mais  si  brève  que  soit 
la  visite,  l'aumônier  est  en  train  de  se  gagner  les 
cœurs,  —  ou  plutôt,  non,  cette  expression  l'eût  choqué, 
—  de  les  gagner  à  Jésus-Christ. 

Certaines  de  ces  conquêtes  furent  rapides,  et,  pour 
ainsi  dire,  en  coup  de  foudre.  Des  amis  du  Père  Lenoir, 
qui  ne  connaît  le  délicieux  récit  intitulé  «  Le  Petit  Pa- 
trouilleur »*,  l'histoire  de  ce  jeune  Parisien,  —  de  son 
vrai  nom  Achille  R***,  —  fils  d'une  mère  juive  et  d'un 
père  libre  penseur,  qui  en  quelques  semaines  de  chris- 
tianisme s'éleva  si  haut  vers  Notre -Seigneur?  Ces 
pages  ne  s'elfacent  guère  du  souvenir.  On  sait  moins 
que  ce  merveilleux  chapitre  de  Légende  dorée  est,  jus- 


^  Paru  d'abord  dans  la  revue  du  collège  de  MarnclTe,  En  Fninille, 
n'^  de  l*à((ucs  \9\'b,  i-éédité  dans  l'Eucharistie  au  Eruid  (collection 
IlosUa,  y,  lue  Moiil|)laisir,  Toulouse). 


AUX  TRANCHÉES  li« 

qu'aux  moindres  détails,  minutieusrement  authentique. 
Le  contrôle  de  l'agenda  permet  de  Taftirmer.  Or  c'est 
le  second  jour  de  sa  «  vie  nouvelle  »,  le  12  novembre, 
que  le  Père  Lenoir  fut  favorisé  de  cette  rencontre. 

Pourquoi  le  taube  parut-il  au  moment  précis  où  je  passais 
dans  cette  tranchée?...  Le  clairon  sonna  la  retraite  ;  si  pressé 
que  je  fusse,  il  fallut,  bien  à  contre-cœur,  m'arrêter  et  me 
tapir  dans  le  premier  terrier  venu.  Un  engagé  de  vingt  ans, 
aux  grands  beaux  yeux  noirs  d'Israël,  y  fourbissait  son  fusil. 
Nous  causâmes... 


L'enfant  avait  grandi  seul,  sans  affection,  tour  à  tour 
mécanicien,  dessinateur,  garçon  de  café,  aviateur,  cher- 
chant en  vain  à  satisfaire  aux  besoins  d'argent  d'un 
père  alcoolique  et  d'une  mère  frivole.  La  guerre  lui 
avait  apporté  ses  premières  joies,  a  Enfin,  j'allais  pou- 
voir faire  quelque  chose  de  bon  !  »  Blessé  dès  le  mois 
d'août,  il  avait  refusé  l'ambulance  :  u  Amocher  des 
Boches,  il  n'y  a  rien  de  tel  pour  guérir  de  ses  bles- 
sures !  »  Le  mois  dernier,  mis  en  faction  derrière  une 
meule  de  paille  à  Massiges ,  on  l'avait  oublié.  Quatre 
jours  et  quatre  nuits,  il  était  resté  là  sans  vivres, 
épuisé,  mais  trouvant  tout  naturel  de  ne  pas  quitter 
son  poste.  Pour  s'occuper,  il  avait  ramassé  dans  les 
ruines  un  liyre  de  prières;  derrière  sa  meule,  il  l'avait 

lu  et  relu,  gravant  en  sa  mémoire  ce  qu'il  en  comprenait. . . 
On  devine  le  reste. 

La  notation  de  cette  première  rencontre  se  termme, 

—  mais  dans  l'agenda  seul,  —  par  ces  mots  :  «  Larmes 
aux  yeux.  Nous  sommes  amis.  Je  l'adopte.  » 

Si  l'on  songe  que  le  Père  Lenoir  avait  eu  la  joie  le 
matin  même  de  distribuer  dans  la  grange  de  Virginy, 

—  un  simple  jour  de  semaine  pourtant,  —  trois  cents 
communions,  on  comprend  qu'après  cette  expérience 
des  tranchées  il  pût  écrire  à  ses  parents  :  «  Je  suis  en- 
chanté, ravi,  et  vois  maintenant  comment  mettre  à  pro- 


120  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

fît  cette  immobilité  qui  se  prolonge.  »  Et  il  ajoutait  î 
«  D'ailleurs,  ne  craignez  rien  pour  moi  :  dans  ces  tran^ 
chées,  quand  on  est  prudent,  com^ie  je  le  suis,  il  n'y  a 
presque  aucun  danger,  même  à  quarante  et  à  quinze 
mètres  des  Allemands.  » 

Aucun  danger?...  Pourtant  deux  jours  plus  tard,  à 
propos  d'une  visite  au  1er  bataillon  du  4e  colonial  qui 
tenait  «  le  cratère  de  Massiges  »,  le  carnet  enregistre 
cette  équation  :  «  Cratère  r=  Trou  d'enfer,  »  et  l'aumô- 
nier note  que  plusieurs  ont  été  tués  à  côté  de  lui. 

Au  reste,  laissons-le  condenser  lui-même  en  une  page 
sa  vie  normale  pendant  cette  première  période  d'hiver. 

Le  matin,  messe  avec  sermon  dans  une  grange  de  Virginy, 
pour  les  bataillons  qui  sont  aux  tranchées-abris.  —  On  y  a 
transporté  un  harmonium,  et  des  artistes  de  profession  se 
chargent  des  cantiques.  —  Toujours  beaucoup  de  commu- 
nions, parfois  trois  cents  et  quatre  cents.  Puis  je  me  rends 
aux  tranchées  de  tir  de  la  cote  191.  —  Je  me  glisse  de  boyau 
en  boyau,  de  créneau  en  créneau,  de  brasero  en  brasero, 
causant,  blaguant,  prêchant,  absolvant,  CQmmuniant,  écri- 
vant les  lettres,  essuyant  les  larmes,  distribuant  les  cadeaux 
que  me  permet  ma  solde  scandaleuse,  et  souvent,  hélas! 
ramassant  blesisés  ou  morts...  Le  seul  fait  de  voir  l'aumônier 
venir  à  eux  et  leur  serrer  la  main  suffit  à  les  gagner.  Beau- 
coup, à  la  dixième  ou  vingtième  fois,  en  pleurent  encore 
d'émotion.  D'autres  me  font  lire  les  lettres  de  chez  eux; 
il  faut  voir  la  photographie  des  gosses,  trouver  qu'ils 
ressemblent  au  papa,  qu'ils  ont  l'air  militaire.  —  Tous 
veulent  des  nouvelles,  savoir  si  Ton  avance,  si  l'Italie  se 
décide. 

De  temps  à  autre,  un  vieux  barbon  m'entraîne  à  l'écart 
pour  me  cjire  sq^  découragement;  et  c'est  toujours  la  même 
formule  :  ce  Ah  !  s'il  n'y  avait  que  ma  peau  I  Mais  il  y  a  la 
femme  et  les  gosses  !  » 

Le  décor  est  on  ne  peut  plus  propice  à  la  grâce  :  les  balles 
sifflent,  ricochent  tout  autour,  les  marmites  et  les  bombes 
éclatent  à  droite,  à  gauche,  sans  qu'on  s'y  attende;...  ou 
plutôt  il  faut  s'y  attendre  constamment.  Et  c'est  l'heure  des 
réflexions  et  des  résolutions.  Tous  sont  heureux  de  voir  alors 


AUX  TRANCHÉES  421 

passer  près  d'eux  une  soutane  ;  beaucoup  en  profitent.  Ou 
bien  c'est  un  prodigue  qui  veut  se  confesser  et  redevenir 
l'enfant  du  bon  Dieu  ;  ou  un  brave  qui  part  en  patrouille,  et 
veut  d'abord  se  fortifier  en  recevant  la  sainte  communion. 
(Oh  !  la  précieuse  custode  que  j'ai  sur  moi,  attachée  à  une 
chaîne  d'or  1) 

La  nuit  tombée,  je  redescends,  bienheureux,  je  vous 
assure,  et  bénissant  Celui  que  je  porte,  pour  tout  le  bien 
qu'il  a  daig-pé  f^ire  par  n^a  misérable  entremise.  C'est  lui, 
d'ailleurs,  qui  me  garde;  car  je  vous  Je  dis  à  vous,  cher 
dimidiam  aiiimm  mex,  la  promenade  est  dangereuse,  les 
chemins  qui^  mènent  aux  tranchées  sont  repérés  par  les 
mitrailleuses  allemandes...  Tout  du  long  on  risque  s^  peau. 
D'ailleurs  je  vous  avoue  humblement  que  si,  dès  la  première 
bataille,  j'ai  pris  sans  peine  l'habitude  des  balles,  par  contre, 
depuis  quatre  mois  et  plus,  je  n'ai  pas  encore  pu  m'habituer 
aux  marmites  quand  elles  tombent  à  côté  de  moi  :  et  là-haut 
c'est  constant.  J'ai  honte  de  mon  manque  de  confiance  en 
Notre-Seig-neur;  \\  sauveg-arde  mon  humilité;  rnais j'aimerais 
mieux  avoir  et  l'humilité  et  la  confiance  complètes.  Ce  qui 
me  coûte  beaucoup  plus,  c'est  l'eau  et  la  boue.  Il  faut  cir- 
culer sous  la  pluie  battante,  les  pieds  dans  l'eau,  de  la  houe 
.jusqu'à  la  tête;  d'où  chaque  rnatin  une  heure  de  nettoyage 
pour  le  plus  gros,  car  je  ne  fais  pas  venir  icj  mon  ordon- 
nance*. 

Nettoyage  d'autant  plus  difficile  que  raumônier,  sou^ 
cieux  de  n'enlever  à  son  ministère  aucune  chance  d'ef- 
ficacité, gardait  la  soutane.  «  Je  la  relève  de  nion  mieux, 
écrivait-il;  mais  je  reviens  chaque  sqir  felanQ  oii  jaune, 
suivant  les  secteurs*.  » 

Terminons  tous  ces  détails  par  ui^  mot  révélateur,  qui 
rendra  le  Père  Lenoir  encore  plus,  cher  à  ses  anciens 
élèves. 

Parfois,  la  nuit  doit  se  passer  entière  à  chercher  ou  à  con- 

1  Lettre  au  Père  Courbe,  du  1S  décembre ,  complexée  par  quelques 
détails  d'une  lettre  à  ses  parents  du  4  janvier  1015. 
'  A  ses  parents,  19  décembre  1914, 


122  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

soler  les  blessés  ;   mais  les  veillées   forcées  de  MarneiTe  m'y 
ont  entraîné,  je  n'en  soufî're  plus  du  toul^ 

Telle  fut,  jusqu'à  sa  blessure  du  5  février,  l'existence 
ordinaire  du  Père  Lenoir,  du  lundi  au  vendredi  de 
chaque  semaine,  sans  aucune  exception.  Son  carnet  de 
campagne  permet  de  le  vérifier  au  jour  le  jour. 

Quand  il  redescendait  à  l'arrière,  ce  n'était  pas  pour 
se  reposer.  Un  détail  d'abord  que  je  me  reprocherais 
d'omettre,  car  il  complète  la  physionomie  de  l'apôtre  : 
il  ne  partait  jamais  de  là-haut  sans  être  ch'argé,  —  en 
plus  des  lettres  qu'on  lui  confiait  «  pour  qu'elles  arri- 
vent plus  yite  »,  —  des  commissions  les  plus  dispa- 
rates. Veut- on,  par  exemple,  une  partie  de  la  liste  du 
14  novembre,  simplement  les  emplettes  pour  le  poste 
de  secours  de  Virginy?...  Je  transcris  textuellement  : 
((  Tabac,  cigarettes,  cigares,  allumettes,  cartes  pos- 
tales, crayons  à  l'aniline,  pétrole,  huile  et  vinaigre,  beurre, 
fromage,   macaroni,   poivre,  ail,   oignons,  confitures.  » 

Mais  évidemment  ces  soucis  n'étaient  qu'un  tout 
petit  accessoire  de  ses  fins  de  semaine.  Avec  des 
paroissiens  dispersés  sur  quinze  ou  vingt  kilomètres,  le 
service  dominical  n'était  pas  une  sinécure.  Voici  l'es- 
quisse d'un  dimanche  pris  entre  beaucoup  d'autres  : 

Il  est  bien  tard,  mais  la  fête  de  notre  Mère  Immaculée  ne 
se  finira  pas  sans  que  je  vous  écrive,  cher  Père  et  excellent 
ami  !...  la  fête  serait  incomplète,  si  je  n'en  partageais  les  joies 
avec  vous. 

Car  j'ai  eu  de  grandes  joies.  Prévenu  beaucoup  trop  tard 
de  ces  prières  nationales  (ordonnées  par  les  évêques),  je  n'ai 
pu  que  solenniser  un  peu  plus  les  offices  d'aujourd'hui,  la 
Sainte  Vierge  s'est  chargée  du  reste.  Après  mes  deux  messes 
habituelles  dans  deux  cantonnements  des  environs  [Dom- 
martin  et  Gourtémont]  avec  sermon  à  chacune,  splendide 
musique,  toute  pieuse,  du  1^''  génie,  —  cent  communions 
à  l'une,  six  cents  à  l'autre,  —  j'ai  galopé  jusqu'aux  tranchées 

^  A  ses  parents,  4  janvier  1915, 


AUX  TRANCHEES  123 

pour  y  porter  la  sainte  Communion*  et  grâce  toujours  à 
mon  coursier,  j'ai  pu  revenir  à  temps  pour  le  salut  en  un 
troisième  cantonnement  [Hans]  où  je  devais  prêcher  encore. 
I^a  journée  s'est  terminée  par  plusieurs  u  retours  »  au  long 
de  la  route,  et  des  causeries  de  w  direction  »  avec  quelques 
jeunes  gens  d'élite,  que  je  suis  tant  bien  que  mal,  depuis 
quatre  mois,...  d'où  deux  vocations  à  peu  près  décidées,  sous 
les  auspices  de  la  Sainte  Vierge.  Ajoutez  à  cela  le  bilan  de  la 
semaine,  dans  les  tranchées,  c'est-à-dire  environ  deux 
cents  retours  et  un  baptême,  plus,  des  centaines  de  commu- 
nions, et  vous  conviendrez  avec  moi  que  la  Sainte  Vierge  est 
bien  bonne*... 

C'est  au  soir  de  ces  dimanches  que,  pour  compléter 
son  jour  de  repos,  le  Père  Lenoir  répondait  aux  lettres 
de  la  semaine.  Chez  cet  homme  qui  avait  déjà  tant 
d'autres  dons,  la  facilité  de  correspondance  paraissait 
tenir  du  prodige.  Des  qualités  maîtresses  de  Fépistolier, 
il  avait  particulièrement  les  impressions  primesautières 
et  les  afTections  profondes'. 

*  Une  lettre  du  4  janvier  1915  à  ses  parents  précise  que,  depuis 
quelques  semaines,  au  sortir  de  la  messe  de  10  lieures  à  Courtémont, 
il  portait  ainsi  toujours  la  sainte  communion  à  Virginy  el  à  Massiges; 
en  galopant  bien  à  travers  champs,  il  était  rentré  à  Hans  pour  le 
salut  de  3  heures. 

*  Au  Père  Courbe,  13  décembre  i9l4. 

'  La  puissance  d'affection  du  Père  Lenoir  ne  se  fixait  pas  seulement 
s-ur  les  personnes.  Au  cours  d'un  déplacement  vers  la  tin  d'octobre, 
un  de  ses  confrères  lui  avait  raconté  la  ruine  de  TAction  Populairb 
de  Reims.  D'un  esprit  largement  ouvert  à  toutes  les  entreprises 
capables  d'étendre  le  règne  de  Dieu,  le  Père  Lenoir  avait  une  haute 
idôc  de  ce  «  centre  d'études,  d'informations  et  de  propagande,  à  la  fois 
sociales  et  religieuses  »;  qui,  fondé  en  1903,  s'était  si  merveilleusement 
développé.  Il  interrogea  anxieusement.  Il  se  fit  raconter  par  le  détail 
les  bombardements  successifs,  puis  l'incendie  du  19  septembre  qui, 
avait  tout  dévoré,  mobilier,  livres  et  collections,  jusqu'aux  documents 
enfouis  dans  les  caves.  Rentré  à  son  poste,  il  écrivait  au  Père  Courbe  : 
•  Le  Père  Rigaux  m'a  dit  le  désastre  de  l'A.  P.  de  Reims  :  tous  les 
papiers  détruits  par  le  bombardement!  C'est  la  ruine  de  dix  ans  de 
travail,  et  de  quel  travail!  Vise  mese  non  sunt  viœ  vestrœ...  »  (lettre 
du  28  octobre  1914). 

Dès  le  début  de  1919,  VAction  Papui.AinB  a  regroupe  ses  collaboi-a- 
leurs  nu  fur  et  à  mesure  de  leur  démobilisation  et  s'est  remise  au  tra- 
vail à  Paris. 


124  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Mon  petit  Bob,  écrivait- il  ainsi  à  l'un  de  ses  Marneffiens, 
je  voudrais  causer  longuement  avec  vous,...  et  j'ai  encore 
une  vingtaine  de  lettres  à  écrire  avant  de  m'étendre  sur  rn^ 
botte  de  paille,  excusez- moi... 

Et  malgré  cette  excuse,  la  lettre  a  six  bonnes  pages 
d'une  écriture  serrée,  sans  aucune  marge. 

Après  cela,  on  ne  s'étonne  plus  que  des  officiers  du 
G.  B.  D.  de  Hans  aient  pu  dire  :  «  Quand  nous  reve- 
nions de  jaser  ou  de  ravitailler,  parfois  à  1  heure  du 
matin,  le  Père  Lenoir  était  toujours  là  en  train  de 
faire  ses  sermons  »...,  ses  sermons  ou  sa  correspon- 
dance. 


t 


Sur  cette  existence  déjà  si  mouvementée,  que  l'au^ 
mônier  appelle  sa  «  vie  normale^  »,  des  événements 
imprévus  allaient  jeter  une  lueur  tragique. 

11  n'est  point  sûr  que  les  affaires  sanglantes  de  la  fin 
de  1914  aient  eu  un  but  strictement  militaire.  Après 
cinq  mois  d'un  silence  fécond,  le  Parlement  français 
était  sur  le  point  de  se  réunir.  Le  Gouvernement  crut-ij 
nécessaire  d'avoir,  pour  appuyer  sa  déclaration  d'ouver- 
ture, des  faits  de  guerre  nouveaux  et  réconfortants?... 
On  l'a  beaucoup  dit.  A  d'autres  d'en  décider. 

Toujours  est-il  qu'une  semaine  avant  Noël,  sur  une 
très  grande  partie  du  front,  l'annonce  d'une  prochaine 
na3rche  en  avant  s'affîrnia  soudain,  avec  une  intensité 
qui  ébranla  les  plus  sceptiques.  Sur  les  cartes  d'état- 
major,  chaque  unité  traça  soigneusement  son  axe  de 
marche  en  vue  de  la  poursuite  «  décisive  ». 

Ce  déclenchement  correspondait  trop  aux  secrets 
désirs  du  Père  Lenoir  pour  qu'il  ne  vibrât  pas  à  ces 
espérances.  Depuis  le  24  septembre,  où  il  écrivait  déjà, 

*  A  ses  parents,  3  janvier  1915. 


AUX  TRANCHÉES  125 

—  après  huit  jours  d'arrêt  seulement  —  !  «  Cette  longue 
inaction  nous  énerve,  »  il  avait  eu  le  temps  d'observer 
la  lente  démoralisation  produite  par  «  cette  vie  abra- 
cadabrante-où  les  hommes  se  fatiguent,  s'usent  à  souf- 
frir indéfiniment  à  la  même  place,  craignant  sans  cesse 
un  projectile  contre  lequel  ils  sont  sans  défense,  sans 
voir  aucun  résultat,  sinon  que  chaque  jour  les  rapproche 
plus  de  l'ennemi^  ». 

Cette  fois,  <(  l'imminence  de  la  marche  en  avant  » 
est  telle,  qu'il  n'hésite  point  à  intituler  ainsi  une  lettre 
à  l'un  de  ses  anciens  élèves  :  «  19  décembre  1914, 
veille  d'une  grande  date  dans  l'histoire  de  la  France...  » 
Et  à  ses  parents,  le  même  jour,  il  disait  :  «  Demain 
sera  une  des  plus  grandes  dates  de  la  guerre...  J'espère 
que  nous  ne  serons  pas  obligés  de  nous  enfouir  à  nou- 
veau avant  d'avoir  franchi  la  frontière.  » 

Nous  n'avons  pas  à  dire  pourquoi  cette  tentative 
échoua.  V 

Bornons- nous  à  préciser  quelle  fut  l'action  du  Père 
Lenoir  pendant  ces  terribles  journées. 

Chez  les  coloniaux  de  la  2®  division ,  on  a  souvent 
remarqué,  dans  la  manière  de  parler  de  leur  aumônier, 
une  vénération  presque  superstitieuse.  Dans  leurs  lettres 
ou  sur  leurs  lèvres,  des  expressions  comme  celle-ci  ne 
sont  pas  rares  :  «  Quand  il  était  là,  on  était  tranquille, 
nous  autres;  on  savait  qu'il  ne  nous  arriverait  rien... 
Son  ombre  était  un  fétiche.  »  Les  éclatements  des 
shrapnells  lui  faisaient  une  gloire.  Son  ancien  médecin- 
chef  du  G.  B.  D.  lui  écrira  plus  tard  dans  le  même  sens  : 
«  Lorsque  la  nuit,  grimpés  côte  à  côte  sur  le  siège 
d'une  voiture  à  blessés,  nous  nous  dirigions  vers  les 
postes  de  secours  de  Minaucourt,  Massiges  ou  Virginy, 
je  vous  considérais  comme  ma  sauvegarde^.  » 


*  Au  Père  Courbe,  i3  décembre. 

*  Lettre  de  M.  Léger,  i?5  mars  1915, 


«26  LOUIS  LENOIR  S.  J  . 

Les  moins  crédules  admiraient  surtout  ceci  :  un  don 
d'ubiquité,  qui  le  rendait  toujours  présent  là  où  Ton  avait 
besoin  de  son  ministère.  Un  tringlot  est  tué  à  Hâns  d'un 
coup  de  pied  de  cheval  :  l'aumônier  est  là  (17  oc- 
tobre). Un  incendie  éclate  à  Virginy  dans  une  grange  : 
l'aumônier  s'y  trouve  (28  octobre).  Une  escouade  est 
ensevelie  à  Massiges  sous  un  bombardement  :  l'aumô- 
nier est  le  premier  à  porter  secours  (18  décembre), 
L  ordonnance  du  colonel  de  la  brigade  est  blessé  griè- 
vement d'une  balle  aux  reins  :  justement  l'aumônier  se 
trouve  de  passage  chez  le  colonel  (19  janvier  1915).  Le 
commandant  Noël  est  pris  sous  une  sape  effondrée  *. 
«  J'entends  quelqu'un  qui  s'avance  pour  me  dégager  : 
c'était  le  Père  Lenoir.   » 

En  nous  rapportant  ce  dernier  détail,  le  Père  Decos- 
ter^  ajoutait  :  «  Combien  de  blessés  m'ont  fait  la  même 
remarque  !  Une  pareille  concordance  ne  s'explique  pas 
naturellement.  Son  ange  gardien  le  guidait.  » 

Sans  mettre  en  doute,  pour  un  grand  nombre  de  cas, 
cette  assistance  surnaturelle,  il  est  permis  de  penser  que 
r  «  omniprésence  »  de  l'apôtre,  —  puisqu'on  a  prononcé 
ce  mot,  —  provenait  tout  d'abord  de  sa  prodigieuse  acti- 
vité. Le  cieln'a  pas  coutume  d'aider  ceux  qui  ne  s'aident 
pas  eux-mêmes. 


* 


Pour  apprécier  cette  activité,  il  sera  bon  de  jeter  un 
coup  d'œil  sur  le  secteur  où  elle  s'exerce. 

De  Hans  à  Virginy,  la  course,  suivant  l'itinéraire, 
variait  de  dix  à  douze  kilomètres.  Quand  l'état  des 
pistes  ou  le  bombardement  obligeait  à  passer  par 
Minaucourt,  il  fallait  en  compter  deux  ou  trois  de  plus. 

*  Le  Père  Decoster,  plus  tard  aumônier  è  la  3e  division  coloniale 
et  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  se  trouvait  en  1914  à  l'ambulance 
de  Valmy. 


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AUX  THANCIIEES  429 

Si,  pour  son  service  religieux,  le  Père  Lenoir  devait  tou- 
cher barre  à  Courtémont,  c'était  un  détour  plus  grand 
encore.  Lorsque  la  boue  n'était  pas  trop  gluante,  le 
piéton  ou  le  cavalier  prenait  par  la  ferme  des  Gruzis  ; 
de  là,  piquant  au  nord,  il  franchissait  les  hauteurs,  en 
pente  douce  redescendait  sur  Virg'iny  par  un  vaste 
couloir  où,  durant  près  de  trois  kilomètres,  soufflait 
régulièrement  une  bise  glaciale.  Sur  tout  le  parcours, 
terrain  pelé  sans  arbre  ni  habitation. 

Virginy,  au  contraire,  avec  ses  prés  tout  le  long  de  la 
Tourbe  et  ses  vergers  très  denses  entourés  de  haies, 
sa  coquette  église  plantée  sur  un  tertre ,  ses  maisons  de 
briques  et  ses  granges  spacieuses  en  bois  et  torchis, 
était,  quand  les  obus  ne  tombaient  pas  trop  fort,  d'un 
aspect  attrayant.  Mais  de  Virginy  aux  lignes,  par  Mas- 
siges,  il  y  avait  encore  plus  de  deux  kilomètres.  La 
route  partait  de  l'église ,  s'enfonçait  dans  le  fouillis 
d'arbres  bordant  la  Tourbe  à  travers  des  marécages, 
passait  la  rivière  sur  un  pont  de  pierre  fréquemment 
marmite,  et,  sans  aucun  boyau  à  cause  du  sol  détrempé, 
remontait  aux  premières  maisons  de  Massiges. 

A  l'est,  barrant  le  ciel,  une  large  croupe  à  la  terre 
noirâtre ,  chargée  de  trèfle  et  de  luzerne ,  se  ramas- 
sait au  nœud  solide  de  la  cote  191,  où  se  trouvait  le 
fameux  cratère. 

C'était  le  point  culminant  de  notre  ligne,  le  plus  dis- 
puté, celui  dont  on  essaierait  de  déboucher  dans 
quelques  jours  pour  prendre  le  Col  des  Abeilles.  Les  Alle- 
mands occupaient  toutes  les  hauteurs  de  la  Main  et  ne 
laissaient  à  nos  troupes  que  la  moitié  de  V Annulaire  et 
l'extrémité  du  Médius. 


* 


La  topographie  du  secteur  étant  ainsi  connue,  les  notes 
9 


130  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

laconiques   des  journées   qui  précèdent  Noël  prennent 
une  singulière  éloquence  : 

Dimanche,  20  décembre,  —  Messe  église  de  Ilans.  — 
7  heures  départ  Minaucourt.  Communion  d'Achille  et  d'A*** 
dans  leur  tranchée.  Bataille.  Allées  et  venues  entre  les 
postes.  Nuit  avec  blessés  dans  gran^^e  de  Minaucourt.  Cau- 
serie avec  Raymond*  et  M.  D***,  médecin-chef  du  22^  colo- 
nial. 

Lundi  21.  —  Minaucourt  :  blessés.  Après-midi,  retour  à 
pied  à  Hans.  Messe  dans  grenier  à  4  h.  Retour  à  cheval  à 
Minaucourt.  Nuit  dans  la  grange. 

Mardi  22.  —  Minaucourt.  Vers  10  h.  retour  à  Hans.  Messe 
midi.  3  h.  départ  à  cheval  pour  Courtémont.  Virginy 
(arranger  messe  de  Noël...).  Nuit  Minaucourt:  blessés. 

Mercredi  23.  —  4  h.,  retour  par  voiture  blessés  à  Hans. 
Messe.  Correspondance.  1  h.  départ  à  cheval  pour  Courté- 
mont (préparation  de  Noël)  puis  Virginy.  Nuit  chez  les  méde- 
cins du  4e. 

Jeudi  24.  —  Virginy.  Messe  grange.  Organisation  messe 
minuit  (musique  avec  MM.  Hervé  et  Joucla);  installation 
grange  avec  Raymond  et  M.  Guillemin.  Déjeuner  chez  géné- 
ral Reymond.  Vers  pour  cantique  La  Paix.  4  h.,  départ 
pour  tranchées  Massiges  avec  Griès  ;  jusqu'à  11  h.,  visite  du 
4®  colonial,  secteur  Duchan  et  d'une  partie  du  secteur 
Noton,  8e  colonial. 


Comme  privilège  d'ubiquité,  cette  journée  de  Noël 
notée  ici  d'un  simjDle  mot  lut  un  record. 

Le  Père  Lenoir,  qui  prévoyait  de  loin,  avait  dès  le 
début  de  décembre  projeté  de  distribuer  des  «  petits 
Noëls  »  à  ses  coloniaux.  Mis  au  courant  de  son  dessein, 
ses  parents  s'en  étaient  faits  les  pieux  complices. 

*  Raymond  Thomé,  jeune  médecin  auxiliaire  de  l'Allier  avec  qui  le 
P.  Lenoir  lia  une  très  vive  amitié  ;  c'est  à  cause  de  lui  que  le  petit 
patrouilleur  à  son  baptême  fut  appelé  Raymond.  Nous  le  retrouverons 
plus  loin,  voir  p.  346. 


AUX  TRANCHÉES  13t 

Le  19  et  le  20,  tout  à  Tespoir  de  la  marche  en  avant, 
il  n'avait  pas  osé  compléter  les  achats.  Mais  quand  il 
vit,  le  21 ,  que  le  déclenchement  général  ne  se  produi- 
sait pas,  il  fît  à  Ghâlons  une  grosse  commande.  «  Quel- 
ques soldats  de  bonne  volonté  me  ficelèrent  aussitôt 
plusieurs  milliers  de  petits  paquets  et  j'en  chargeai  des 
sacs  qu'un  ami,  journaliste  catholique,  m'aida  à  porter.  » 

Cette  visite  aux  tranchées  ne  contribua  pas  peu  à 
auréoler  l'aumônier  d'un  air  de  mystère  et  de  légende. 
L'aimable  journaliste  qui  s'en  constitua  l'auxiliaire 
l'ayant  racontée  lui-même,  nous  n'avons  qu'à  glaner 
dans  son  récita 

Pour  la  première  fois,  le  cavalier  que  je  suis  met  sac  au 
dos  comme  les  fantassins. 

Mais  le  sac  ne  contient  aucun  effet  d'équipement.  Il  est 
rempli  de  petits  paquets  blancs,  noués  avec  une  faveur  et 
renfermant  chacun  des  drag"ées,  un  cig"are  et  une  image.  En 
bandoulière,  j'ai  mon  revolver  d'ordonnance,  car  il  faut  être 
prêt  à  tout. 

Nous  entrons  d'abord  dans  les  tranchées  de  repos,  véri- 
tables habitations  de  troglodytes.  Un  vieux  sac,  recouvrant 
quelques  planches  mal  jointes,  défend  l'entrée  des  trous 
contre  la  bise  et  le  froid. 

C'est  là  que  reposent  les  «  poilus  ». 

«  Toc,  toc,  ouvrez,  c'est  le  petit  Noël  qui  passe. 

—  Le  petit  Noël?  se  disent  les  poilus  en  se  frottant  les 
yeux.  N'est-ce  pas  un  rêve?  Le  petit  Noël  à  deux  cents  mètres 
des  Boches  !...  » 

Mais  non ,  ce  n'est  pas  un  rêve.  Voici  votre  aumônier  et 
derrière  lui  un  sac  porté  par  un  bonhomme  auquel  il  manque 
seulement  la  barbe  givrée  pour  que  l'illusion  soit  complète. 

Et  la  distribution  commence.  Pas  besoin  de  rompre  la 
glace.  L'âme  enfantine  du  soldat  vibre  à  la  voix  consolatrice 
du  prêtre.  La  pensée  se  transporte,  loin  du  bruit  des  mar- 
mites et  des  coups  de  fusil,  dans  le  village  natal.  Là  flambe  la 
bûche  traditionnelle.  La  femme,  les  enfants,  les  grands- 
parents  sont  réunis  auprès  et  parlent  de  l'absent.  Ils  relisent 

*  M.  Grics,  clans  le  Messager  de  la  Creuse,  14  janvier  1915. 


432  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

sa  dernière  lettre.  Des  larmes  silencieuses  perlent  aux  yeux 
des  femmes  qui  prient. 

C'est  tout  cela  qu'évoque  la  visite  de  Taumônier.  Mais  ici, 
personne  ne  pleure.  Entre  hommes,  on  enfouit  son  émotion; 
c'est  une  coquetterie  de  ne  pas  la  montrer. 

Par  un  boyau,  —  ou  plutôt  par-dessus  pour  ne  pas  enfon- 
cer dans  Feau,  —  nous  passons  jusqu'aux  tranchées  de  pre- 
mière ligne.  Les  balles  sifflent  toujours,  tantôt  par  rafales, 
tantôt  isolées  ;  mais  le  bonhomme  Noël  se  moque  des  balles  : 
il  passe. 

Là-haut,  chang-ement  de  décor.  Les  «  poilus  »  sont  cou- 
verts de  sacs.  Ils  ont,  au  clairMe  lune,  l'aspect  de  fantômes. 
Ce  sont  des  génies  qui  veillent  sur  le  sol  sacré  de  la  France. 

Notre  petite  caravane,  Taumônier,  le  guide,  le  sac  et  son 
porteur,  passe  au  milieu  des  ombres.  Quelques  mots  à  voix 
basse.  A  l'évocation  des  souvenirs  bénis  de  celte  nuit  sainte, 
un  éclair  brille  dans  les  yeux. 

Tout  à  coup  la  fusillade,  qui  n'a  cessé  de  crépiter,  devient 
plus  vive.  Les  mitrailleuses  précipitent  leur  tac  tac.  L'invi- 
sible ennemi  sortirait-il  de  ses  tanières?  Va-t-il  falloir  jouer 
du  revolver?  Tout  le  monde  est  à  son  poste.  Cinq  minutes 
encore  les  balles  sifflent,  puis  le  tumulte  s'apaise.  Les  Boches 
ont  compris  qu'il  n'y  avait  «  rien  à  faire  » ,  et  le  bonhomme 
Noël  reprend  sa  tournée  dans  le  labyrinthe. 

Minuit  approche.  Nous  retournons  au -village,  où  doit  être 
célébrée  la  messe. 

L'église  étant  à  moitié  démolie,  l'office  sera  chanté  dans 
une  grange.  C'est  en  plus  grand  l'étable  de  Bethléem.  Dans 
un  coin  deux  vaches  ruminent  paisiblement. 

Un  soliste  lance  à  pleine  voîx  : 

Minuit,  Chrétiens  ... 

Inutile  de  dire  qu'il  y  eut  sermon  et  communion  géné- 
rale ^  C'est  maintenant  la  règle  à  chaque  messe. 

Ensuite  on  réveillonne  «  en  cinq  secs  » ,  quelques  huîtres, 
—  oui,  des  huîtres,  —  des  beignets  et... 

Ici  nous  interrompons  le  narrateur...  Il  n'y  eut  pas 

^  «  En  tête,  le  gênerai  de  brig-adc  Reymond  à  qui  je  devais  fermer 
les  yeux  le  surlendemain,  frappé  de  trois  balles.  »  Leltre  du  P.  Lenoir 
â  ses   parents,  3  janvier  1915. 


AUX  TRANCHÉES  133 

de  beignets  pour  le  bonhomme  Noël,  non  pas  qu'un 
personnage  de  légende  puisse  se  passer  de  nourriture  ; 
mais,  tandis  que  les  autres  réveillonnaient,  il  disait  «  la 
messe  de  l'aurore  »  en  compagnie  de  Raymond  Thomé. 
Et  quand  elle  fut  finie,  comme  il  devait  encore,  tard 
dans  la  matinée,  célébrer  la  «  messe  du  jour  »,  ce  fut 
également  à  jeun  qu'il  reprit,  l'âme  remplie  de  Dieu, 
sa  ronde  du  côté  de  Ville-sur-Tourbe... 

La  lune  a  disparu,  mais  les  étoiles  brillent  d'un  éclat  plus 
vif.  Nous  marchons  à  travers  champs...  Des  balles  sifflent 
derrière  nos  oreilles.  Ont-elles  voulu  narg-uer  le  bonhomme 
Noël  et  lui  rappeler  qu'on  est  en  guerre?  Le  fait  est  qu'il  ne 
semble  pas  s'en  douter...  Il  est  infatigable;  il  marche  tou- 
jours comme  dans  un  rêve.  11  va  chercher  les  «  poilus  »  tout 
au  fond  des  boyaux  évacués,  là  où  gîlent  les  «  travailleurs  » 
et  les  sentinelles. 

J'entends  une  voix  dire  sur  son  passage  :  «  Que  le  bon 
Dieu  le  bénisse!  »  S'ils  l'osaient,  plusieurs  baiseraient  la 
trace  de  ses  pas. 

Trente  mètres  nous  séparent  des  Boches.  Il  faut  ouvrir 
l'œil  et  baisser  la  tète.  Hier  un  poilu  a  été  descendu  rien 
qu'en  se  redressant  pour  laisser  passer  un  camarade... 

Cependant  mon  sac,  qui  bringuebalait  d'une  paroi  à 
l'autre,  s'est  considérablement  allégé.  C'est  le  moment  du 
retour.  Il  est  6  heures.  Le  bruit  monotone  des  coups  de 
fusil  remplace  \é  chant  du  coq.  Le  bonhomme  Noël  a  hni  sa 
tournée. 

Non,  pas  fini  tout  à  fait,  j'en  demande  pardon  au 
narrateur.  L'histoire  est  ici  plus  merveilleuse  que  la 
légende.  Lorsqu'au  retour  de  Ville-sur-Tourbe,  à  l'aube, 
le  cavalier  quitta  le  bonhomme  Noël,  celui-ci  remonta 
seul  aux  abris  de  Massiges  et  confessa  jusqu'à  9  heures  ; 
puis,  toujours  à  jeun,  redescendit  pour  sa  troisième  messe 
à  Virginy,  fit  un  nouveau  sermon  qu'il  avait  trouvé  le 
temps  d'écrire  pour  célébrer  Noël,  «  fête  de  famille,  » 
tandis  que  celui  de  minuit,  dont  nous  possédons  éga- 


134  LOUIS  LENOIR  S-  J. 

leinent  le  texte,  avait  chanté  «  l'habitation  de  Dieu  en 
nous,  Emmanuel  ».  Il  distribua  cent  communions; 
puis,  après  avoir  pris  un  peu  de  nourriture,  il  repartit 
vers  1  heure  avec  M.  Joucla  pour  achever  sa  tournée 
aux' tranchées  du  8*  colonial. 

Ce  nouveau  voyage  dura  jusqu'à  7  heures  du  soir. 
Puis  le  bonhon>me  Noël  dut  revenir  jusqu'à  Hans, 
quatre  lieues  en  arrière,  pour  j  retrouver  sa  botte  de 
paille. 


* 


Ainsi  le  Père  Lenoir  se  préparait-il  aux  rudes  com- 
bats qui  allaient  reprendre.  La  journée  de  Noël  n'avait 
été  qu'une  trêve... 

Conformément  aux  ordres  donnés  pour  toutes  les 
armées  françaises,  le  20  décembre  l'attaque  s'était 
produite.  Sur  le  front  du  corps  colonial,  le  point  choisi, 
large  de  douze  cents  mètres,  était  le  mouvement  de  ter- 
rain du  Calvaire  de  Beauséjour.  A  9  h.  20 ,  après  une 
violente  canonnade ,  la  6^  brigade ,  inaugurant  une  tac- 
tique en  formations  diluées  par  petites  colonnes,  due  au 
général  Mazillier^  s'était  ruée  à  l'assaut  avec  un  plein 
succès,  capturant  deux  cents  prisonniers.  Mais  à  cela 
s'étaient  bornés  les  résultats  de  l'offensive  annoncée 
avec  fracas.  Et  les  fourgons,  déjà  tout  attelés  pour  la 
marche   en  avant,  durent  être  déchargés. 

Le  27  décembre ,  on  apprit  que  l'ordre  était  donné  de 
s'emparer  le  lendemain  du  Col  des  Abeilles.  Attaque 
locale  qui  serait  menée  par  quatre  bataillons.  Le  col  et  la 
protubérance  qui  le  dominait,  nommée  la  Verrue  y  étaient 
une  vraie  forteresse.  A  force  de  reconnaissances  noc- 
turnes, le  petit  patrouilleur  Achille  la  connaissait  dans 
tous  ses  détails,   a  Nous  v  resterons  tous,  dit-il  à  Tau- 

*  Promu  général  le  18  décembi*e  1914, 


AUX  TRANCHEES  135 

mônier,  et  nous  ne  la  prendrons  pas  :  c'est  impre- 
nable. Mais  comptez  sur  moi  pour  faire  tout  mon  devoir. 
Donnez-moi  seulement  Notre-Seigneur.  »  L'agenda  porte 
ces  mots  :  «  Communion  à  Achille,  debout  dans  la 
tranchée,  au  moment  où  il  va  jeter  sa  grenade...  » 
Quelle  scène!  et  n'aurait-elle  pas  tenté  le  pinceau  d'un 
Détaille? 

Le  Père  Lenoir  avait  redouté  une  «  affreuse  tuerie  ». 
Peut-être  serait-il  lui-même  «  du  nombre  infini  des  vic- 
times de  demain.  Si  c'est  le  bon  plaisir  de  Celui  que  je 
porte,  disait- il  au  Père  Courbe,  je  vous  confie  nos 
enfants  de  MarnelTe,  surtout...  »  Et  une  longue  liste  sui- 
vait. 

Pour  l'ensemble  du  corps  colonial,  ses  prévisions 
furent,  hélas  !  dépassées.  Les  mots  se  ^pressent  sous  sa 
plume  pour  caractériser  ces  journées  sanglantes  :  «  La 
bataille  a  été  terrible  et  sans  résultat...  Les  luttes 
affreusement  meurtrières  de  ces  jours -ci  ont  été  épui- 
santes pour  tous...  Nous  sommes  depuis  quinze  jours  en 
pleine  boucherie.  C'est  horrible  !  Cette  tuerie  est  d'autant 
plus  triste  que  nous  ne  réalisons  pas  nos  espoirs  ^  » 

Le  général  Reymond,  qui  venait  de  recevoir  ses 
étoiles  de  brigadier  le  jour  même  de  Noël,  était  tombé 
en  tête  des  victimes,  le  27,  en  allant  reconnaître  la 
position. 

Inutile  de  dire  si  l'aumônier  paya  de  sa  personne. 
Qu'on  en  juge  par  ce  témoignage  d'un  soldat  ; 

Je  me  rappelle  bien  la  mine  qui  a  sauté  au  cratère  en  fin 
de  décembre,  le  matin  à  la  pointe  du  jour  où  nous  avons  eu 
pas  mal  de  blessés  et  six  ou  huit  tués.  L'on  avait  déposé  les 
corps  clans  la  cuvette  du  cratère.  On  voit  arriver  M.  Tau- 
minier,  une  heure  après  ^  mal<^ré  les  obus  qui  éclataient 
autour  des  camarades  morts,  se  découvrir  et  faire  une  prière. 
Et  je  vous  dis,  nous  on  le  voyait  bien,  malgré  que  nous 
étions  à  Fabri  dans  nos  trous,  —  car  à  ce  moment-là  il  n'y 

1  LeUrcs  diverses,  du  29  décembre  au  5  Janvier. 


136  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

avait  pas  de  sapes,  —  et  lui  mal^'^ré  le  bombardement  ne  bou- 
geait pas*  .     - 

«  Humainement  parlant,  avouait-il  lui-même  au  Père 
Courbe,  j'aurais  dû  cent  fois  y  rester.  » 

Une  douleur  lui  fut  particulièrement  sensible  :  parmi 
les  onze  cents  victimes  du  28  décembre  se  trouva  son 
petit  patrouilleur, 

A  vous,  écrivuit-il  à  ses  parents,  je  puis  dire  combien  ce 
petit  m'était  attaché.  Chaque  fois  que  je  le  revoyais  dans  les 
tranchées,  il  m'accueillait  avec  une  joie  débordante  et  j'avais 
beaucoup  de  peine  à  le  quitter.  «  Quelque  chose  me  manque 
quand  vous  n'êtes  pas  là,  »  me  disait-il  naïvement.  Et  il 
ajoutait  :  «~Vous  êtes  le  premier  qui  m'ayez  aimé  ;  je  ne  puis 
plus  me  séparer  de  vous.  »  En  réalité,  chacune  de  ces  ren- 
contres lui  apportait  beaucoup  de  forces,  parce  que  je  lui 
donnais  la  sainte  communion  :  «  Avec  Notre-Seigneur,  je 
suis  fort,  je  ne  crains  rien"-^.  » 

Or,  au  soir  de  Fattaque,  le  Père  Lenoir  apprit  de 
M.  Turgis  la  mort  d'Achille  R...  Il  monta  bien  vite 
aux  Abeilles  et  aperçut  son  petit  ami  couché  dans  un 
linceul  de  boue  :  un  éclat  d'obus  lui  avait  fracassé  le 
crâne. 

D'un  geste  de  son  bras  renversé,  il  semblait  jeter  une 
grenade,  ses  lèvres  ouvertes  souriaient  encore,  tout  son 
visage  d'enfant  disait  la  joie  de  mourir  pour  la  France,  a\ec 
Jésus  en  lui. 

C'était  le  28  décembre,  à  l'heure  où,  sur  les  chants  joyeux 
de  Noël,  l'Eglise  laisse  tomber  une  note  plaintive,  au  sou- 
venir du  massacre  des  Innocents. 

Aidé  d'un  ami  du  «  petit  patrouilleur  »  ,  je  ramenai  son 
corps.  Les  Allemands  ne  tirèrent  pas  sur  nous,  comme  s'ils 
voulaient  respecter  dans  la  mort  l'enfant  qui,  trois  mois 
durant,  avait  été  leur  plus  dangereux  adversaire. 

'  Témoignage  de  Joseph  Hugon. 
^  A  ses  j)arents ,  4  janvier  1915, 


AUX  TRANCHÉES  137 

Au  bas  des  tranchées,  dans  le  cimetière  que  peuplent  déjà 
d'innombrables  petites  croix  de  bois,  nous  lui  fîmes  creuser 
une  tombe.  Sur  son  brancard,  où  il  souriait  toujours,  on  le 
couvrit  de  chrysanthèmes  et  d'if.  Son  parrain  lui  mit  au  cou 
une  chaînette  d'argent  avec  la  médaille  de  la  Vierg^e,  qui, 
gravée  en  souvenir  de  son  baptême,  était  arrivée  le  jour 
même  de  sa  mort... 

Aucun  chant  ne  répondait  aux  prières.  Seul,  le  canon 
tonnait.  Mais,  dans  ce  décor  de  ruines,  au  chevet  d'une  église 
elîondrée,  sous  la  pluie  qui  pénétrait  les  capotes,  au  pied  de 
l'imprenable  col  des  Abeilles,  le  sourire  du  «  petit  patrouil- 
leur »  disait  encore,  malgré  tout,  la  certitude  de  la  victoire. 

Beali  qui  lavant  slolas  suas  in  sanguine  Agni...  Qui  man- 
ducal  meam  carneni  habet  viiam  seiernani  et  ego  resusci- 
tabo  euni  in  novissimo  die\ 

^  Bienheureux  ceux  qui  purifient  leurs  vêtements  dans  le  sang  de 
l'Agneau...  Celui  qui  mange  ma  chair  a  la  vie  éternelle  et  je  le  res- 
susciterai au  dernier  jour. 


CHAPITRE  VII 


MASSIGES 


DEUXIÈME    BLESSURE    L  INACTION    D  UN    APOTRE 

(Janvier  —  Février  1915) 

L'année  1914  ne  s'achevait  donc  pas  pour  le 
Père  Lenoir  comme  il  l'avait  espéré.  Au  lieu  de  la 
poursuite  victorieuse,  on  restait  sur  place  à  marquer  le 
pas  sous  les  obus.  Les  mots  :  «  blessés,  enterrements, 
fosse  commune,  »  assombrissent  chaque  jour  le  carnet 
de  route. 

Malgré  la  fatigue,  le  31  décembre  et  le  l«r  janvier  se 
passent  entièrement  pour  l'aumônier  en  visites  de  jour 
de  l'an  à  ses  enfants  de  boue  et  de  misère.  Ce  fut 
une  réplique  de  Noël.  Et  entre  ces  deux  journées  épui- 
santes, la  nuit  fut  donnée  à  la  prière  et  à  la  correspon- 
dance. 

l*^"- janvier  1915,  0  h. 

Mon  cher  petit  Bob,  Minuit  vient  de  sonner,  j'ai  consacré 
au  Sacré-Cœur  et  à  la  Sainte  Vierge  cette  année  nouvelle, 
qui  s'ouvre  dans  un  si  effrayant  inconnu  et  je. viens  à  vous... 

Service  de  Dieu  et  service  des  âmes,  voilà  qui  pas- 
sera toujours  avant  le  repos. 

Aussi  la  vénération  de  tous  l'entourait- elle  de  plus 


MASSIGES  139 

en  plus.  Le  général  Malcor,  qui  commandait  l'artillerie 
de  la  1V«  armée,  étant  venu  le  6  janvier  en  reconnais- 
sance dans  le  secteur,  entendit  un  véritable  u  concert 
d'admiration  sur  ce  jeune  prêtre  qui,  jour  et  nuit,  cir- 
culait dans  les  tranchées  pour  le  réconfort  de  tous  ». 
Mais,  malgré  le  désir  que  le  général  aurait  eu  de  causer 
avec  le  Père  Lenoir,  malgré  les  liens  de  parenté  qui 
l'unissaient  à  lui,  «  je  ne  pus,  écrit -il,  le  saisir  qu'un 
instant  *  saisir  est  bien  le  mot,  car  il  ne  reste  guère  en 
placée  » 

Les  insuccès  de  décembre  n'ont  aucunement  abattu 
la  confiance  de  Taumônier. 

«Je  garde  toujours  l'espoir  d'une  avance  prochaine, 
d'une  victoire  définitive  pas  trop  éloignée.  »  Et  cela  sti- 
mule son  zèle.  En  ce  jour  même  de  l'Epiphanie  où  il 
avait  si  brusquement  pris  congé  du  général  Malcor,  il 
était  récompensé  de  ce  sacrifice  par  la  rencontre  inopi- 
née d'un  brave  petit  mitrailleur,  Paul  L***,  garçon  bou- 
cher de  Paris,  qui  sans  autre  préambule  lui  demanda 
de  le  baptiser^.  Pour  ce  baptême,  qui  eut  lieu  trois  jours 
après,  «  les  Allemands  se  chargèrent  gracieusement  de 
la  musique  et  des  dragées  :  pendant  la  cérémonie,  une 
vingtaine  de  marmites  nous  encadrèrent  dans  un  rayon 
de  cinquante  mètres.  Mais  le  Saint  Sacrement  nous  pro- 
tégeait et  nous  ne  reçûmes  que  des  éclaboussures.  Une 
fois  communié,  le  néophyte,  tout  joyeux,  tout  confiant, 
se  remit  à  sa  mitrailleuse.  »  Et  la  lettre  se  terminait 
ainsi  :  ((  Aujourd'hui,  encore  deux  baptêmes  (dont  un 
officier)  et  cinq  premières  communions  sur  le  chantier. 
Que  Notre- Seigneur  est  bon  M  » 

Malgré  son  activité,  le  Père  commençait  à  s'aperce- 
voir qu'il  lui  fallait,  dans  l'intérêt  même  des  âmes,  res- 

'  Lettre  du  général  Malcor,  6  janvier. 

^  Amenda,  6  janvier. 

'  Lettre  uui  bcoiusliqucs  d'Oie  Place,  17  janvier. 


140  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Ireindre  le  champ  de  ses  .efTorts.  La  2e  division  colo- 
niale dont  il  avait  la  charge  comprenait  :  quatre  régi- 
ments d'infanterie,  —  le  4<^  et  le  8*  formant  brigade 
sous  les  ordres  du  général  Têtard  (successeur  du  géné- 
ral Reymond),  le  22*  et  le  24*  sous  les  ordres  du  géné- 
ral Sadorge,  —  de  plus,  le  1*''  régiment  d'artillerie  colo- 
niale, auquel  se  trouvait  adjoint  le  3*  (formant  l'artillerie 
de  corps),  un  bataillon  du  1*'"  génie,  et  le  3^  chasseurs 
d'Afrique.  Y  étaient  aussi  rattachés  temporairement 
le  33*^  colonial,  le  110^  territorial  «  et  nombre  de  bat- 
teries d'artillerie  lourde  d'un  peu  partout  ». 

«  Au  début,  je  courais  de  l'un  à  l'autre,  au  hasard 
des  combats.  Depuis  le  stationnement,  j'ai  dû  me  limi- 
ter et,  abandonnant  ou  à  peu  près  tout  le  reste  à 
d'autres  aumôniers,  j'ai  adopté  le  4e,  le  8%  le  33^  d'in- 
fanterie coloniale  et  le  1er  génie.  »  En  ce  début  d'an- 
née 1915,  le  ((  préféré  »  était  le  33*;  et  peut-être  le  fût- 
il  resté,  au  détriment  du  4®  qui  peu  à  peu  le  remplaça, 
si  ce  cher  33*^  n'avait  été  enlevé  en  février  pour  aller  en 
Argonne^.. 

Tout  se  réorganisait  autour  du  Père  Lenoir. 

Le  23  janvier,  le  général  Gouraud  succédait  au  géné- 
ral Lefèvre  à  la  tête  du  corps  d'armée ,  et  le  général 
Mazillier  remplaçait  le  général  Leblois  à  la  2*^  division. 

Mieux  approvisionnée,  notre  artillerie  ne  cessait  de 
harceler  l'ennemi.  Mais  les  Allemands  se  terraient  de 
plus  en  plus  et  inauguraient,  autour  de.  la  cote  191,  la 
guerre  de  mines.  Le  9  janvier,  un  premier  fourneau 
avait  sauté,  creusant  entre  les  lignes  un  entonnoir  où 
l'on  se  fusillait  d'un  bord  à  l'autre.  Depuis  lors,  les 
appréhensions  de  jour  et  de  nuit  décuplaient  la  fatigue, 
surexcitaient  les  nerfs.  «  Vivre  avec  la  crainte  conti- 
nuelle d'avoir  les  Boches  à  deux  mètres  au-dessous  de 
soi,  ce  n'était  plus  vivre.  » 

1  Au  Père  Courbe,  /7  février. 


MASSIGES  141 

Certains  s'étonnaient  que  l'on  s'obstinât  à  défendre 
un  terrain  bouleversé  où  l'on  risquait  à  tout  instant 
l'explosion.  Pourquoi  ne  pas  s'établir  franchement  en 
arrière  sur  une  position  plus  solide?  Ce  serait  du  même 
coup  épargner  des  vies  humaines  et  rendre  inutiles  les 
longs  travaux  d'approche  de  l'ennemi.  Mais  d'autres 
craignaient  que  cette  apparence  de  recul  ne  démoralisât 
les  troupes. 

L'alfaire  des  3  et  4  février  trancha  les  hésitations. 


Ces  journées  furent  «  affreuses.  Même  en  Belgique, 
écrivait  quelque  temps  après  le  Père  Lenoir,  même  sur 
la  Meuse,  je  n'en  avais  encore  connu  d'aussi  tristes  ». 

Le  3  février,  dans  l'après-midi,  le  génie  devait  faire 
sauter  deux  contre-mines  dans  le  secteur  de  la  2^  divi- 
sion, et  immédiatement  après,  le  3^  bataillon  du  8*  colo- 
nial avait  mission  d'occuper  les  entonnoirs.  Dès  le  ma- 
tin, l'aumônier  était  au  milieu  de  ses  hommes,  les  aidant 
à  se  préparer,  quand  subitement,  vers  11  heures,  après 
un  feu  roulant  d'artillerie  qui  coupe  toutes  les  liaisons 
téléphoniques  et  nivelle  en  maints  endroits  tranchées  et 
boyaux,  trois  gros  fourneaux  de  mines  explosent  à  gauche 
dans  la  région  de  V Annulaire ,  occupée  depuis  quelques 
heures  par  le  2Ie  colonial.  Aux  environs,  les  tranchées 
se  resserrent  ou  s'éboulent,  ensevelissant  les  occupants. 
Et  tandis  que  la  canonnade  faisait  barrage  en  arrière 
sur  tous  les  chemins,  sept  bataillons  de  choc  choisis 
dans  trois  régiments  se  ruent  contre  nous,  s'emparent, 
sur  un  front  de  quinze  cents  mètres,  de  toutes  les  pre- 
mières lignes  et  parviennent  jusqu'aux  abords  de  Mas- 
siges.  «  La  grêle  de  balles  et  d'ubus,  dit  le  Père,  dura 
deux  heures,  pendant  lesquelles  j  eus  la  consolation  de 
distribuer  beaucoup  d'absolutions,  de  communions  et 
d'extrêmes -onctions.  » 


142  LOUIS  LENOIR  S,  J. 

Le  4'  colonial,  qui  se  trouvait  au  repos  à  Courté- 
mont,  avait  été  alerté  à  minuit  en  prévision  des  mines 
que  nous  devions  faire  sauter.  Au  lieu  d'exploiter  un 
succès,  il  fut  chargé  de  réparer  Féchec. 

La  contre -attaque  se  ferait  la  nuit  même  à  la  baïon- 
nette, par  surprise,  sans  artillerie.  Gomme  le  matin, 
l'aumônier  était  là. 

Les  bataillons,  raconte-t-il ,  avancent  peu  à  peu  dans 
Tombre.  Tandis  qu'ils  attendent  Theure  du  carnap^e,  dissi- 
mulés par  petits  paquets  derrière  les  tranchées  ou  les  ruines, 
je  passe  au  milieu  d'eux,  lavant  les  âmes.  —  Enfin  l'heure 
approche;  ils  mettent  baïonnette  au  canon.  La  Providence 
m'a  si  bien  placé  que  tous,  au  moment  de  s'élancera  l'assaut, 
défilent  devant  moi.  C'était  plaisir  de  voir  ces  hommes  réci- 
ter par  groupes  un  Ave  ou  un  Souvenez-vous ,  ou  faire  le 
signe  de  la  croix  et  s'élancer  à  l'assaut  :  avec  le  frisson  que 
me  donnait  tout  le  tragique  de  cette  heure-là,  je  sentais  aussi 
celui  de  la  fierté  chrétienne  et  de  la  reconnaissance  envers 
le  bon,  l'excellent  Maître*. 

Cette  scène  nocturne  laissa  dans  l'esprit  des  hommes 
une  impression  profonde. 

Dans  la  nuit  du  3  au  4  février  que  nous  allions  pour  atta- 
quer au  cratère,  écrit  l'un  d'eux,  il  se  tenait  au  coin  de  la 
route  de  Ville-sur-Tourbe  à  Virginy,  et  là  il  touchait  la  main 
à  tous  ceux  qu'il  pouvait  approcher.  Quoique  on  marchât 
vite,  je  me  rappelle  bien  sa  parole  :  «  Je  vous  absous.  »  Et 
puis  toute  la  nuit  il  aidait  les  blessés  à  arriver  au  poste  de 
secours. 

Parmi  ceux  qui  s'approchèrent  ainsi,  il  y  eut  «  un 
jeune  et  beau  gars  imberbe  qui  demanda  non  pas  l'ab- 
solution, mais  le  baptême.  Et  pas  moyen  de  trouver 
une  goutte  d'eau,  alors  que  dans  d'autres  tranchées  tout 

1  Aux  scolastiques  d'Ore  Place,  14  février. 


MASSIGES  143 

près  de  là  on  en  avait  jusqu'aux  genoux!  Notre-Sei- 
gneur  par  bonheur  ne  s'est  pas  contenté  de  ce  baptême 
de  désir,  il  a  sauvé  le  pauvre  enfant  de  la  fournaise,  et 
je  vais  le  baptiser  un  de  ces  jours...  » 

Ce  fut  en  effet  une  véritable  fournaise.  Tandis  que  le 
bataillon  de  gauche  réussissait  à  peu  près  complètement 
à  reprendre  les  tranchées  de  V Annulaire,  celui  de  droite, 
desservi  par  les  pentes  abruptes,  était  décelé  par  le  clair 
de  lune  et  pris,  à  trente  mètres,  sous  le  feu  des  mitrail- 
leuses. Une  nouvelle  contre -attaque  aussitôt  montée 
n'eut  guère  plus  de  succès ,  et  au  petit  jour  le  marmi- 
tage  se  fît,  à  gauche  et  à  droite,  si  violent  et  coûta  de 
telles  pertes,  que  l'on  dut  évacuer-une  partie  du  terrain 
reconquis.  Quand  ils  redescendirent,  de  leurs  deux 
chefs  de  bataillon  Barbazan  et  Duchan,  —  triste  cor- 
tège, —  les  survivants  ramenaient  les  corps.  Au  3^  ba- 
taillon, tous  les  capitaines  et  lieutenants  étaient  hors 
de  combat. 

On  juge  de  ce  que  fut  la  relève  des  blessés.  «  Quel 
charnier!  écrit  le  Père.  Trois  mille  des  nôtres  sont  res- 
tés là,  trois  mille  de  ces  enfants  que  je  commence  à  con- 
naître et  à  aimer  comme  on  aime  le  prodigue  revenu  à 
Dieu  avec  toute  la  sincérité  de  son  âme...  » 

L'aumônier  ne  faisait  que  répéter  les  chiffres  qui  se 
prononçaient  autour  de  lui.  Le  rapport  officiel  publié 
par  la  suite  portait  qu'au  total  les  pertes  des  différents 
régiments  engagés  dans  cette  affaire  se  montaient  à 
41  officiers  et  2135  hommes,  dont  1800  tués  ou  blessés. 

Toute  la  journée  du  4  s'était  passée  pour  le  Père  Le- 
noir  dans  les  ruines  de  Massiges,  sous  le  bombarde- 
ment, sans  qu'il  trouvât  une  minute  pour  rassurer  ses 
parents.  Enfin,  la  nuit,  il  avait  pu  redescendre  à  Vir- 
giny.  Vers  3  heures  du  matin,  il  griffonnait  ces  mots  : 
((  Vais  très  bien,  malgré  surcroît  inattendu  (et  bien 
malheureux)  de  besogne.  Milh;  tendresses.  » 

Or,  à  peine  avait-il  remis  cette  carte  à  un  cycliste, 


U4  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

qu'il  était  lui-même  touché  à  Tépaule  droite.  Sous  Tin- 
tensité  du  bombardement,  il  s'occupait,  aidé  de  deux 
brancardiers,  à  mettre  à  l'abri  quelques  blesses,  quand 
un  obus  éclata  tout  proche,  tUant  le  malheureux  qu'ils 
portaient,  blessant  l'aumônier  et  ses  deux  aides.  «  Les 
médecins  n'étaient  pas  loin,  écrit-il;  on  me  pansa  aus- 
sitôt, et  la  blessure  était  si  légère  que  je  pus  continuer 
mon  travail  toute  la  journée.  Entaille  insignifiante,  tout 
juste  assez  pour  me  rendre  intéressant  et  me  valoir  les 
manifestations  de  sympathie  les  plus  touchantes  de  mon 
entourage ^..  » 

A  voir  le  bon  Samaritain  oublier  sa  blessure  pour 
panser  les  autres,  comment  ne  se  serait- on  pas  senti 
pour  lui  de  Taffection? 

La  nuit  suivante,  on  l'installa  de  force  dans  une  auto 
sanitaire  à  destination  de  Valmy.  Les  majors  exigeaient 
au  moins  qu'il  se  fît  faire  immédiatement  une  injection 
antitétanique.  Mais,  parvenu  à  l'ambulance,  comme 
tout  le  monde  se  reposait  du  surmenage  de  la  journée, 
il  défendit  absolument  que  l'on  prévînt  personne. 

«  Les  médecins  et  le  Père  Decoster,  disait-il,  sont 
épuisés;  laissez-les.  Je  ne  veux  pas.  »  Et  il  attendit, 
heureux  de  souffrir  un  peu,  en  union  avec  tant  de  bles- 
sés qui  passent  la  nuit  dans  la  boue  en  attendant  qu'on 
les  relève. 

Au  matin,  le  bras  s'était  raidi,  et  pour  dire  la  messe, 
notamment  pour  lever  le  calice,  l'aumônier  dut  se  faire 
assister  par  le  Père  Decoster. 

L'injection  de  sérum  étant  faite,  le  Père  Lenoir  pen- 
sait avoir  pleinement  accompli  l'ordonnance  des  majors 
du  G.  B.  D.  Il  voulut  aussitôt,  chargé  de  son  rouleau 
de  couvertures,  repartir  pour  Hans.  On  essaya  de  le 
retenir.  Impossible.  Le  lendemain  était  le  dimanche  où, 
sur  la  demande  de  Benoît  XV,  des  prières  expiatoires 

1  A  ses  parents,  7  février 


MASSJGES  145 

pour  la  paix  devaient  être  dites  dans  le  monde  entier. 
Contre  le  pape,  les  calomnies  allaient  leur  train,  déna- 
turant ses  intentions.  L'aumônier  voulait  être  à  son 
poste. 

La  Providence,  heureusement,  s'en  mêla.  Un  fourgon 
de  ravitaillement  passait  qui  se  rendait  à  Hans...  Et 
voilà  comment  le  Père  Lenoir  pouvait  dire  plus  tard  en 
souriant  qu'il  avait  un  jour  fait  partie  du  fameux 
R.V.  F.^ 


Le  lendemain ,  7  février,  il  y  eut  «  foule  »  à  la 
messe,  dans  l'église  de  Courtémont.  L'évangile  du  jour, 
dimanche  de  Sexagésime,  était  la*^arabole  du  semeur: 
Des  graines,  même  excellentes,  si  elles  tombent  au 
milieu  des  ronces,  sont  étouffées  et  ne  produisent  rien... 
Ainsi  des  paroles  du  Souverain  Pontife  en  faveur  d'une 
paix  fondée  sur  la  justice  ;  elles  sont  aujourd'hui  falsi- 
fiées par  la  haine  et  le  parti  pris. 


On  reproche  au  Saint- Père  de  ne  pas  se  prononcer  assez 
nettement  en  faveur  des  Alliés.  Je  réponds  que,  comme  chef 
de  la  chrétienté  et  père  de  tous  les  catholiques,  il  ne  peut 
pas  et  ne  doit  pas  prendre  parti  pour  un  peuple  contre  un 
autre,  dans  une  question  d'ordre  temporel;  non  pas  par 
politique,  pour  se  concilier  la  fidélité  de  tous,  mais  parce 
que  son  domaine  spirituel,  l'intérêt  des  âmes,  est  de  procurer 
le  salut  de  tous,  en  leur  enseignant  la  doctrine  et  en  assu- 
rant leur  vie  chrétienne,  ce  qui  est  en  dehors  et  au-dessus 
des  questions  politiques. 

Ce  que  le  pape  pouvait  faire,  c'est  de  rappeler  les  prin- 
cipes de  la  morale  chrétienne,  d'élever  la  voix,  comme  il  Fa 
fait  dans  son  encyclique,  dans  son  allocution  du  24  décembre 
aux  cardinaux,  dans  ses  lettres  au  cardinal  Hartmann  et 
au  cardinal  Mercier  (octobre  et  décembre),  où  non  seule- 

'  Traduction  pour  les  profanes  :  liavitaillement    en   viande  fraiclic, 
10 


<46  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

ment  il  demandait  la  paix,  mais  où  il  rappelait  que  la  viola- 
lion  des  traités,  l'agression  injuste,  Tabus  de  la  force  contre 
le  droit,  le  pillag^e  et  la  ruine  systématique  sont  incompa- 
tibles avec  les  principes  chrétiens ^  Gela,  c'est  évidemment 
défendre  la  cause  des  Alliés  ;  car  il  n'est  pas  besoin  de  beau- 
coup de  finesse  pour  lire  entre  les  lignes  de  ces  divers  docu- 
ments l'allusion  directe  aux  procédés  de  nos  ennemis.  Celui 
qui  représente  ici-bas  Jésus-Christ,  Sauveur  de  tous  les 
hommes,  ne  pouvait  faire  plus.  Et  nous  devons  lui  savoir  gré 
d'avoir  parlé  avec  toute  l'énergie  compatible  avec  son  rôle 
de  Père  commun  des  fidèles. 

J'ajoute  que  les  sentiments  personnels  du  Saint- Père  sont 
assez  notoires.  C'est  un  fidèle  ami  de  la  France,  comme 
Sa  Sainteté  Pie  X,  et  je  suis  sûr  qu'à  sa  prière  officielle  d'au- 
jourd'hui pour  la  paix  se  mêle  une  prière  intime  pour  la 
victoire  des  Alliés.  «  Gloire  à  Dieu  et  paix  aux  hommes  !  » 
voilà  son  premier  cri;  mais  il  y  joint  cet  autre  :  «  Vive  la 
France  !  » 

Pour  s'unir  aux  intentions  du  pape,  il  y  eut  ce  jour- 
là  parmi  les  soldats  de  Courtémont  cinq  cents  commu- 
nions. 


Les  combats  des  3  et  4  février  eurent  une  répercus- 
sion importante  sur  l'organisation  défensive  du  corps 
colonial.  On  décida  l'évacuation  complète  de  la  Main. 
Notre  nouvelle  ligne  partait  du  promontoire  de  la  cote 
180  et  suivait  la  route  jusqu'à  la  lisière  nord  de  Mas- 
siges.  Ce  village  fut  conservé,  formant  bastion  conjugué 
avec  ï ouvrage  Pruneau,  qu'on  avait  amorcé  en  toute 
hâte  au  nord-ouest  de  Ville-sur-Tourbe.  La  ligne  prin- 
cipale de  résistance  était  reportée  sur  la  rive  droite  de 
la  rivière. 

*  Sur  toutes  ces  lettres  et  celles  qui  suivirent,  on  consultera  avec 
grand  profit  Yves  de  la  Brière,  Luttes  de  l'Église  et  luttes  de  la  Patrie, 
chap.  XIII.  Paris,  Beauchcbuc,  1916. 


MASSIGE3  147 

L'économie  de  forces  n'était  pas  le  seul  avantage  pro- 
curé par  ce  remaniement.  Le  commandement  supérieur, 
qui  envisageait  la  reprise  des  opérations  entre  Souain 
et  Beauséjour,  se  trouvait  ainsi  libéré  de  toute  inquié- 
tude sur  son  flanc  droit.  Quant  à  la  troupe,  trois  jours 
après  l'exécution  de  l'ordre,  le  Père  Lenoir  notait  que 
cette  décision,  a  au  lieu  de  démoraliser  les  hommes, 
comme  on  le  craignait,  les  avait  ragaillardis*  ». 

11  n'y  eut  de  conséquence  fâcheuse  que  pour  l'aumô- 
nier :  les  postes  de  secours  du  régiment  ayant  dû  suivre 
le  mouvement  en  arrière,  il  n'avait  plus  à  Virginy  «  de 
toit  hospitalier  ». 

Les  obus  prenaient  de  plus  en  plus  l'habitude  de  pleu- 
voir sur  le  village.  Pourtant,  le  Père  ne  se  décide  pas 
à  quitter  ce  poste  avancé,  si  pratique  comme  centre  de 
rayonnement.  L'église  n'avait  plus  ni  voiite  ni  vitraux  ; 
ses  murs  menaçaient  ruine.  Mais  «  la  sacristie  était  à 
peu  près  respectée.  Dès  que  les  soldats  ont  su  mon  pro- 
jet, une  équipe  du  1er  génie  s'est  chargée  de  l'installa- 
tion... Réparation  de  la  toiture,  grande  caisse  de  paille 
pour  lit,  poêle,  fenêtre  en  papier!...  tout  un  confort 
moderne  dont  je  suis  presque  honteux  si  près  des  tran- 
chées^. » 

Hélas!  cette  merveille  ne  resta  pas  longtemps  debout. 
Le  Père  y  tenait  pour  la  facilité  qu'elle  procurait  à  tous 
de  venir  le  trouver,  même  la  nuit.  Aussi  ne  parle -t- il 
pas  de  sa  mésaventure  sans  humeur  :  «  Sales  Boches  I 
Ils  viennent  encore  de  bombarder  ma  sacristie,  deux 
minutes  après  que  j'en  étais  sorti...  Impossible  désor- 
mais d'habiter  dans  ce  chaos  ^   » 

Il  retourne  donc  au  groupe  de  brancardiers  de  Hans, 
où  d'ailleurs  sa  blessure  aurait  dû  le  retenir.  Car  cette 
pauvre  petite  blessure  si  insignifiante ,  il  a  beau  dire 
et  répéter  dans  ses  lettres  à  Versailles,  —  qui  à  cette 

*  A  ses  parents,  16  février. 
'A  ses  parents,  7  février 
'  Au  Père  Courbe,  19  février 


148  LOUIS  LtNOlK  S.  J. 

époque  redeviennent  quotidiennes,  —  qu'elle  «  va  bien, 
très  bien,  qu'après  un  ou  deux  pansements  la  cicatri- 
sation se  fera  [exacte  vérité)  »,  cette  blessure,  en  réa- 
lité, ne  veut  pas  se  cicatriser  ;  c'est  au  Père  Courbe  qu'il 
en  fait  la  confidence  :  «  Ces  sales  obus  déchirent  mal- 
proprement; d'où  suppuration,  nécessité  de  pansements 
prolongés,  arrêt  forcé  dans  le  travail  actif.  A  la  grâce 
du  Maître!  C'est  Lui  que  cela  régarde.  » 


A  lire  ces  lettres  qui  parlent  d'inaction,  on  pourrait 
croire  l'aumônier  réduit  pour  le  moins  à  la  chaise  longue. 
Pas  tout  à  fait.  Il  se  rend  chaque  jour  à  Courtémont, 
à  pied,  aller  et  retour,  car  il  n'ose  pas  encore  remonter 
à  cheval.  «  Bonne  promenade  hygiénique,  conforme 
aux  principes  de  grand- père.  »  Alors  est-ce  à  Courté- 
mont  qu'il  se  repose?  Pas  encore.  «  A  Courtémont,  je 
dis  la  messe,  confesse  beaucoup,  et  visite  dans  leurs 
cantonnements  de  repos  mes  «  enfants  »  du  4e  et 
du  8^  colonial.  »  En  plein  hiver,  dans  des  granges 
ouvertes  à  tous  les  vents,  cela  n'était  plus  un  sport 
hygiénique  conforme  aux  bons  principes...  Mystérieux 
secrets  d'une  âme  d'apôtre  «  qu'il  ne  faut  pas  chercher 
à  comprendre  ». 

C'est  le  premier  jeudi  de  Carême  que  le  Père  Lenoir 
avait  écrit  :  «  Arrêt  forcé  dans  le  travail  actif.  »  Or  le 
dimanche  précédent,  pour  les  Quarante  Heures, 
<(  l'église  n'avait  pas  désempli  de  toute  la  matinée.  Il 
l'eût  fallu  cinq  fois  plus  vaste  au  moins.  Retours  nom- 
breux. Plus  de  mille  communions.  Quelle  prière  sup- 
pliante dans  tous  les  yeux!  Quelle  àme  dans  les 
chants  ^  !  » 

*  A  ses  parents ,  20  février. 


MASSIGES  149 

Et  deux  jours  après,  pour  le  mardi  gras,  il  avait 
écrit  encore  :  «  Splendide  cérémonie,  un  millier  de 
communions  ;  —  dans  un  coin ,  tout  un  groupe  d'offi- 
ciers pleuraient  d'émotion.  Plus  nous  allons,  plus  la 
foi  et  la  piété  de  nos  régiments  s'affirment  ^  »  Voilà  le 
repos  de  Tapôtre. 

Le  Père  Lenoir  est  seul  à  ne  pas  soupçonner  que 
son  héroïsme  dans  les  derniers  combats  n'est  pas  indif- 
férent au  souffle  qui  soulève  les  âmes. 


Il  y  a  trois  mois,  je  maudissais  ce  long-  stationnement  parce 
qu'avec  lui  revenaient  les  vices  de  la  garnison  et  que  les 
volontés  s'amollissaient.  Aujourd'hui,  je  le  bénis.  11  a  été 
plus  encore  propice  à  la  réflexion,  à  l'action  lente  de  la  grâce. 
Des  milliers  d'âmes  que  la  première  peur  n'avait  pas  enta- 
mées se  sont  peu  à  peu  laissé  g^agner  par  l'ambiance,  par 
rentraînement  nouveau  à  rebours  de  l'ancien,  par  l'exemple 
ou  l'exhortation  d'un  camarade.  Le  calcul  des  probabilités 
se  fait  aussi  instinctivement,  comme  chez  ce  petit  sergent  de 
vingt  ans  qui  ce  matin,  après  avoir  reçu  Notre-Seigneur,  me 
faisait  ses  adieux  et  me  laissait  une  sorte  de  testament.  Je 
voulais  lui  rendre  confiance;  mais  lui,  gaiement,  refusait 
d'entendre  raison  :  «  Père,  j'ai  fait  le  compte,  avant  deux 
mois,  nous  y  aurons  tous  passé.  »  Et  son  sourire  se  terminait 
sous  une  larme,  parce  que  là-bas  ses  sœurs  l'attendent  et 
que  ni  la  mère  ni  le  père  ne  sont  plus  là  pour  les  élever. 
Pauvres  petits  I... 

La  grâce  va  les  chercher  souvent  là  où  1»  bon  Pasteur 
trouvait  ses  plus  chères  brebis.  Vous  devinez  avec  quel 
amour  je  m'attache  à  ceux-là.  Ce  sont,  entre  autres,  plu- 
sieurs enfants  de  l'Assistance  publique,  tarés,  mais  acces- 
sibles aux  plus  généreux  sentiments.  Un  ravissant  petit  engagé 
de  18  ans,  qui  faisait  depuis  deux  ans  un  métier  infâme  et 
qui  maintenant  aime  Jésus  de  toute  son  âme  pure;  un 
réchappé  du  bagne,  libre-penseur,  aujourd'hui  l'apôtre  de 
son  escouade,   le   défenseur  des  bonnes   mœurs,   défenseur 

*  Au  Père  Courbe,  18  février. 


i'ÔO  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

réputé  grâce  à  ses  biceps,   très  influent  par  sa  verve  et  sa 
crânerie. 

Une  autre  conquête  de  la  grâce  bien  curieuse  est  un  jeune 
protestant,  qui,  assistant  un  jour  à  ma  messe  dans  une 
grange,  en  fut  tellement  ému,  qu'il  se  mêla  à  la  foule  des 
communiants.  Je  ne  savais  pas  qui  il  était;  mais  Notre-Sei- 
gneur  le  savait  et  cette  première  communion  produisit  en  lui 
un  double  effet  :  le  doute  sur  sa  religion  et  le  désir  de 
revenir  à  la  sainte  Hostie.  Il  communia  plusieurs  fois  encore 
et,  de  plus  en  plus  désireux  de  s'instruire,  vint  me  confier 
son  cas\ 


Quatre  jours  après,  l'aumônier  écrivait  pu  Père 
Courbe,  en  évoquant  leurs  années  comniunes  do  profes- 
sorat :  «  Hier  et  aujourd'hui,  affluence  de  retours  des 
plus  consolants...  Premières  connaissances  de  jeunes 
recrues  imberbes,  qui  me  rappellent  Marnelfe  par  la 
blancheur  du  teint  et  de  Pâme.  » 

C'est  aussi  durant  cette  semaine  de  repos,  le  19  fé- 
vrier, que  se  passa  le  fait  suivant,  raconté  par  lui- 
même  sous  le  titre  :  un  suicidé. 

H  s'était  rendu  dans  la  matinée  à  Dommartin,  pour 
assister  deux  condamnés  à  mort,  «  deux  pauvres  petits 
affolés  par  la  souffrance  ».  Malgré  son  angoisse,  il  les 
avait  accompagnés  jusqu'au  poteau  ;  il  avait  «  pu  tout 
faire  jusqu'aux  dernières  étreintes,  au  moment  où  les 
fusils  vont  s'abaisser  ».  Et  il  rentrait  à  Courtémont 
rempli  d'horreur,  mais  heureux  d'avoir  pu  leur  faire 
<(  faire  la  première  communion  avant  leur  départ  pour 
le  cieP  ».  Le  soir  mê-me,  on  devait  remonter  aux  tran- 
chées. 


Durant  six  nuits  et  six  jours  ce  sera,  une  fois  de  plus,  la 
boue  jusqu'aux  genoux,  le  manger  froid,  les  nuits  glaciales  au 

*  Aux  scolastiques  d'Ore  Place,  14  février, 

*  A  ses  parents,  iiO  février. 


MASSIGES  151 

créneau,  les  mines  toujours  prêtes  à  sauter,  les  grenades,  les 
balles,  les  torpilles,  les  marmites  et,  probablement,  la 
pluie,  noyant  tout,  traversant  les  capotes,  avec  rien  pour 
s'en  protéger.  L'œil  fixé  sur  la  crête  qui  termine  Thorizon, 
on  écoute  les  éclatements,  le  crépitement  des  mitrailleuses; 
on  suppute  ce  que  sera  la  «  relève  ». 

Tout  à  coup,  une  détonation  de  fusil.  «  Quel  est. l'imbécile 
qui  tire  aux  pigeons?  Il  va  se  faire  f. ,.  dedans  !  » 

Mais  non,  il  ne  s'agit  pas  de  pigeons.  On  m'appelle  en 
toute  hâte.  Dans  une  grange,  à  côté,  un  enfant  Telle,  un 
pauvre  gosse  de  dix-sept  ans,  la  poitrine  maculée  de  sang. 
La  position  du  fusil,  la  ficelle  prise  dans  la  gâchette,  la  che- 
mise ouverte  disent  assez  la  criminelle  tentative.  Le  malheu- 
reux n'a  plus  sa  connaissance.  Rapidement,  —  et  combien 
anxieux!  —  je  lui  donne  l'absolution,  l'extrcme-onction... 
La  balle  n'a  pas  touché  le  cœur,  mais  elle  a  dû  le  frôler  : 
impossible  de  transporter  ce  reste  de  vie,  on  le  laisse  là. 

Or  voici  que,  peu  à  peu,  la  mèche  fumante  se  rallume, 
les  yeux  s'ouvrent,  de  grands  yeux  étonnés.  Quelques  mots 
hagards.  Puis  l'orientation  se  fait  dans  cette  âme  renaissante 
et,  bientôt,  nous  pouvons  causer. 

Il  me  parle  de  sa  douleur...  Simplement,  sans  hésitation 
aucune,  sans  honte,  il  me  raconte  le  coup  : 

«  J'étais  à  bout  de  forces...  Je  suis  sûr  que  ce  soir  je 
n'aurais  pas  même  pu  faire  la  route.  J'ai  essayé  de  mettre 
mon  sac,  ce  matin,  pour  voir  :  ça  me  prenait  dans  la  poitrine 
et  dans  les  jambes.  Je  serais  tombé  avant  les  tranchées... 
Alors,  pourquoi  gêner  le  monde?...  Ce  n'est  pas  pour  ça 
que  je  me  suis  engagé  !  Je  croyais  que  ce  ne  serait  pas  si 
dur,  que  j'aurais,  moi  aussi,  la  force  de  servir  le  pays... 
Puisque  je  ne  suis  plus  bon  à  faire  un  soldat,  c'est  pas  la 
peine  d'embêter  les  autres  :  vaut  mieux  me  détruire.  Alors 
j'ai  préparé  mon  affaire  dans  la  grange.  Mais  j'ai  mal  visé, 
c'est  idiot  !  » 

Je  lui  demande  ce  qu'il  faisait  avant  de  s'engager... 
Innommable!  Le  pire  des  métiers...  D'ailleurs  il  n'a  «  mal- 
heureusement »  pas  pu  le  faire  longtemps,,  vu  qu'il  n'est 
sorti  que  depuis  dix  mois  d'une  maison  de  correction,  où  il 
avait  été  enfermé  à  treize  ans,  pour  avoir  «  suriné  »  son 
grand-oncle,  à  seule  fin  de  lui  voler  quelques  sous... 

«  Voyez,  lui  dis- je,  comme  c'est  heureux  que  vous  ayez 


152  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

mal  visé  !  Au  lieu  de  vous  punir,  le  bon  Dieu  va  vous  par- 
donner cette  faute -là,  et  toutes  les  autres  avec.  » 

Il  me  regarde  d'un  air  qui  ne  comprend  pas. 

«  Au  fond,  mon  petit,  vous  l'aimez  bien,  le  bon  Dieu?  » 

Dénég-ation  de  la  tête,  et  toujours  Tair  qui  ne  comprend 
pas. 

«  Voyons,  vous  êtes  chrétien?  » 

Nouvelle  dénégation. 

Je  lui  montre  mon  crucifix  : 

((  Vous  savez  ce  que  c'est  que  cela?  » 

Toujours  la  dénégation  et  l'étonnement. 

«  Vous  n'avez  jamais  été  à  l'église? 

—  Oh!  non!  proteste -t-il,  comme  si  je  lui  parlais 
d'une  mauvaise  action.  Quand  j'étais  petit,  un  jour  que  je 
passais  avec  ma  mère  devant  une  église,  elle  m'avait  dit  : 
«  Vois-tu,  faut  jamais  entrer  dans  ces  grandes  machines -là  : 
«  il  y  a  dedans  des  curés  qui  mangent  les  enfants.  »  Ça  me 
faisait  envie  d'y  entrer,  rien  que  pour  voir;  mais  j'avais  trop 
la  frousse  d'être  mangé. 

—  Alors  vous  n'avez  jamais  entendu  parler  du  bon  Dieu? 

—  Non,  jamais. 

—  Savez-vous  que  nous  ne  mourons  pas  comme  les 
chiens,  qu'il  y  a  quelque  chose  après  la  mort?  » 

Il  me  regarde  ahuri. 

Je  lui  explique,  tant  bien  que  mal,  l'existence  d'un  Dieu 
rémunérateur,  la  vie  future,  le  péché,  Notre-Seigneur  Jésus- 
Christ,  les  sacrements.  Et  le  divin  Maître,  qui  sait  bien  que 
le  temps  presse,  éclaire  miraculeusement  l'âme  de  ce  pauvre 
petit,  victime  de  l'ignorance.  Rien  ne  lui  fait  difficulté.  Sur 
la  perspective  du  ciel,  il  ouvre  ses  yeux  tout  grands  :  «  Oh  ! 
vrai?...  ))  Et  voici  qu'un  mot,  spontanément,  monte  à  ses 
lèvres,  qui  revient  sans  cesse  à  mesure  que  se  déroulent 
devant  lui  les  beaux  dogmes  de  l'Eglise  catholique  :  «  Ah  !  si 
j'avais  su  !  » 

Séance  tenante,  il  veut  le  baptême,  que  je  lui  confère..  Il 
rayonne.  Il  veut  aussi  la  sainte  Eucharistie,  qu'il  a  comprise 
comme  le  reste.  «  Oh!  si,  monsieur,  faites-moi  faire  ma 
première  communion  !  Je  me  rappelle  que  mes  camarades 
m'avaient  parlé  de  çâ,  un  jour...  Et,  puisqu'il  est  si  bon,  le 
bon  Jésus,  je  veux  l'avoir  :  faites-moi  faire  ma  première 
communion  !  » 


MASSIGES  lb3 

Mais  les  circonstances  ne  s'y  prêtent  pas...  Il  est  prudent 
de  patienter  jusqu'à  demain. 

De  bonne  heure,  je  reviens  le  voir.  Son  regard  guettait  la 
porte.  Il  s'illumine,  «  Ah  !  j'ai  cru  que  vous  ne  viendriez  pas  î 
J'avais  si  grand'peur  de  mourir  sans  faire  ma  première  com- 
munion !  J'y  ai  pensé  toute  la  nuit  !  » 

Ensemble,  nous  faisons  une  petite  préparation,  bien  facile, 
et  sur  ses  lèvres  décolorées  je  dépose  le  Tout- Puissant. 
Alors  ses  yeux  se  ferment,  et,  sur  sa  figure  de  mourant  se 
dessine  un  sourire  divinement  beau... 

Dieu  lui  laissait  encore  quelques  heures  pour  se  mieux 
préparer  au  ciel.  Ce  fut  son  unique  préoccupation. 

Il  ne  parlait  que  «  d'aller  voir  le  bon  Jésus  ».  Sans  cesse 
il  prenait  mon  crucifix  pour  le  baiser:  «  N'est-ce  pas,  mon- 
sieur, que  le  bon  Jésus  a  été  bon  pour  moi?  » 

Je  lui  avais  donné  une  «  médaille  miraculeuse  ».  Il  appe- 
lait à  lui  la  sainte  Vierge  comme  un  enfant  appelle  sa  mère, 
posant  sur  elle  mille  questions  naïves. 

Dans  cette  âme,  que  le  baptême  et  l'Eucharistie  venaient 
de  régénérer,  on  ne  voyait  plus  trace  du  passé.  Les  yeux 
même  avaient  pris  une  ravissante  expression  de  pureté. 

Le  soir  venu,  on  décida  de  tenter  le  transport  à  l'ambu- 
lance. Ce  fut  une  désolation,  comme  si  on  l'emportait  loin 
de  ce  beau  ciel  qu'il  croyait  déjà  tenir.  Mais  le  délai  ne 
devait  pas  être  long. 

Il  me  demanda,  du  moins,  d'écrire  sur  un  bout  de  papier 
qu'il  avait  fait  sa  première  communion  et  de  l'attacher  à  son 
passe-montagne,  afin  qu'à  l'ambulance  on  ne  fît  pas  de  diffi- 
culté pour  lui  donner  à  nouveau  le  bon  Jésus  et  pour 
qu'ensuite  sur  son  corps  on  récitât  les  prières  de  l'Eglise. 

Je  lui  donnai  mes  commissions  pour  le  ciel.  Et,  tandis  qu'on 
l'emportait,  il  m'attira  encore  à  lui  pour  m'embrasser  : 
«  Oh  I  oui,  monsieur,  quand  je  serai  près  du  bon  Jésus,  vous 
pouvez  être  sûr  que  je  Veillerai  bien  sur  le  régiment  et  que,s'ily 
en  a  qui  font  la  même  gaffe  que  moi,  je  les  ferai  mal  viser*.  » 

Je  ne  sais  si  les  lecteurs   s'en  plaindront,  mais  j'af 
tenu  à  transcrire  intégralement  cet  émouvant  récit,  qui, 

'  Récit  paru  dans  En  Famille,  revue  des  anciens  de  MarnelTe, 
Pâques  1916. 


154  LOUIS  LENOJR  S.  J. 

n'ayant  pas  été  inséré  dans  la  collection  «  L'Eucharis- 
tie au  front  »,  est  moins  connu  que  d'autres...  Mieux 
qu'une  froide  analyse  il  aide  à  comprendre  la  «  manière  » 
de  l'aumônier  et  le  secret  de  ses  réussites. 

Le  Père  Lenoir  utilisa  cette  semaine  d'inaction  de 
bien  d'autres  façons.  C'est  elle  qui  lui  permet  de 
boucher  les  trous  lamentables  dont  il  s'accuse  dans  sa 
correspondance  et  de  multij^lier  ces  délicatesses  d'ami- 
tié dont  il  était  si  friand,  pour  les  anniversaires  de 
naissance,  de  fête  ou  d'entrée  en  religion.  Il  en  profite 
encore  pour  prévoir,  dès  le  mardi  gras,  un  projet 
d'œufs  de  Pâques  «  analogue  à  celui  de  Noël,  mais  plus 
important  encore  par  le  nombre  des  œufs  ».  Il  a  rumine 
de  vieilles  idées  sur  la  réorganisation  de  l'aumônerie 
dans  le  corps  colonial  » ,  qui  bientôt  porteront  leurs 
fruits,  et  surtout  il  dresse  ses  batteries  en  vue  des 
prédications  à  venir. 

Tout  cela  fut  mis  sur  pied  entre  le  18  et  le  26  février. 
De  cette  époque  date  une  feuille  qui  trace  tout  le  pro- 
gramme de  ses  stations  de  carême  dans  ses  diverses 
cathédrales.  Pour  les  messes  des  six  dimanches,  des  cau- 
series morales  sont  esquissées  sur  les  Devoirs  du  soldat. 
Pour  le  soir,  six  instructions  doctrinales  sur  le  Dogme 
catholique.  «  Je  vais  surtout  faire  le  catéchisme,  .» 
écrivait-il. 

Et,  en  prévision ,  il  avait  demandé  à  l'un  de  ses 
enfants  de  Marneffe  de  bien  vouloir  lui  prêter,  s'il  les 
avait  encore,  les  cours  de  catéchisme  rédigés  les  années 
précédentes ^  Façon  délicate  d'associer  un  jeune  ami  à 
son  apostolat. 

Les  deux  séries  furent  exécutées  à  la  lettre  durant 
tout  le  carême  et  formeront  plus  tard,  sous  une  forme 
condensée,  la  partie  intitulée  Doctrine,  dans  le  Livre 
de  prières  du  soldat  catholique. 

Nous  aurons  l'occasion    de    revenir  sur  les   qualités 

1  A  Jacques  de  Tliuy,  1:2  février. 


MASSIGES  155 

oratoires  du  Père  Lenoir.  Qu'il  nous  suffise  ici  de  don- 
ner les  titres  des  instructions  du  matin  :  Devoirs  du 
soldat  :  1^  Envers  Dieu  :  Prière.  —  2^  Envers  la 
Patrie  :  Esprit  de  sacrifice.  —  3°  Envers  ses  chefs  : 
Obéissance.  —  4°  Envers  ses  camarades  :  Fraternité 
chrétienne.  —  5**  Envers  lui-même  :  Pureté.  — 
6*^  Envers  tous  :  Gaieté. 

«  A  la  grâce  du  Maître,  avait  dit  Taumôn-ier  en  se 
voyant  arrêté  par  sa  blessure  ;  c'est  Lui  que  cela 
regarde!  ...»  Vraiment  le  Maître  n'avait  pas  trop  mal 
tiré  parti  de  Finaction  de  son  disciple 


Après  cela,  on  comprendra  que  le  religieux  ait  eu  le 
droit  d'être  «  peiné  de  la  campagne  absurde  menée 
par  certains  journaux  autour  de  l'élection  du  Père 
Ledochowski  »  comme  supérieur  général  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  «  Si  habitué  que  je  sois  aux  calom- 
nies, celles  qui  touchent  à  pareille  heure  notre  patrio- 
tisme me  sont  très  douloureuses*.  »  Pour  oser  présen- 
ter cette  élection  comme  le  triomphe  d'une  cabale 
austro  -  allemande ,  il  fallait  tout  ignorer  des  constitu- 
tions de  l'Ordre  des  Jésuites.  11  fallait,  de  plus,  avoir 
oublié  les  plus  élémentaires  souvenirs  de  l'histoire 
moderne.  Assimiler  la  race  polonaise  à  la  race  alle- 
mande, c'était  confondre  les  persécutés  avec  les  persé- 
cuteurs, les  larrons  avec  leurs  victimes.  Présenter 
comme  un  succès  de  la  Prusse  Télection  d'un  neveu  du 
fameux  cardinal  qui,  pour  avoir  crânement  tenu  tête  à 
Bismarck  lors  du  Kulturkampf,  avait  subi  deux  années 
de  forteresse,  en  vérité  c'était  un  comble  !  En  se  disant 
«  peiné  »  simplement,  le  Père  Lenoir  était  courtois. 

*  A  ses  parents,  14  février.  —  L'élection  du  T\.  P.  Ledochowski  csl 
du  //  février.  Sur  cette  élection,  voir  Yves  de  la  Brière  :  Luttes  de 
l'Eylise  et  lutte-i  de  la  Patrie,  chap.  V. 


CHAPITRE    VIII 

AVEC    LE    4«    COLONIAL 

LA    LÉGION    d'honneur.    LES    FÊTES    DE    PAQUES 

(Mars  —  5  Avril  1915) 


Cependant  à  Touest  de  Massiges,  dans  la  région  des 
Hurlus,  une  bataille  acharnée  se  déroulait  depuis  le 
milieu  de  février.  Presque  tous  les  jours,  tantôt  au 
nord  de  Perthes,  tantôt  au  nord  du  Mesnil,  le  commu- 
niqué officiel  annonçait  une  progression  de  nos  troupes  ; 
progression  lente,  alternant  avec  de  rudes  chocs  en 
retour,  mais  tenace  et  réelle. 

Depuis  l'évacuation  de  la  Main  de  Massiges  et  notre 
repli  sur  la  Tourbe,  le  secteur  des  coloniaux  ne  se  prê- 
tait  plus  à  une  attaque.  Cependant  les  marsouins  ne 
pouvaient  rester  Parme  au  pied ,  pendant  que  les  cama- 
rades se  battaient.  Aussi,  dès  que  l'organisation  défen- 
sive fut  en  bonne  voie,  le  général  Gouraud  offrit-il  de 
collaborer  au  travail  qui  se  faisait  à  sa  gauche. 

A  douze  cents  mètres  au  nord  de  la  ferme  de  Beau- 
séjour,  sur  une  crête,  les  Allemands  avaient  établi  tout 
un  lacis  de  boyaux  et  de  tranchées  qui  constituaient 
une  sorte  de  redoute  en  avant  de  leurs  lignes.  On 
l'appelait  le  Fortin  de  Beauséjour.  Sept  ou  huit 
attaques   de   la  l^e  division   métropolitaine   s'y  étaient 


AVEC  LE  4e  COLONIAL  157 

déjà  brisées.  C'était  le  «  coin  de  l'invité  ».  Les  mar- 
souins reçurent  mission  de  l'enlever. 

Le  22"  colonial,  malgré  sa  bravoure  et  malgré  les 
prouesses  de  son  légendaire  Mathieu  Jouy,  célébrées 
par  tous  les  journaux  de  l'époque,  ne  put  réussir.  11 
avait  dû  attaquer  en  arrivant,  sans  avoir  pu  faire  les 
reconnaissances  nécessaires.  Le  combat  coûta  995 
hommes  et  16  officiers. 

Quatre  jours  après,  le  3®  colonial,  aidé  à  droite  et  à 
gauche  par  des  éléments  du  91®  et  du  284*  d'infanterie, 
fut  plus  heureux  ;  il  enleva  le  Fortin  ;  et  malgré  des 
contre-attaques  multipliées,  malgré  des  milliers  de  pro- 
jectiles de  tous  calibres,  il  put  s'y  maintenir.  C'était  le 
27  février.  Rompant  avec  les  traditions  de  l'anonymat 
militaire,  une  relation  officielle  communiquée  à  toute  la 
presse  glorifia  les  exploits  de  nos  marsouins. 

Depuis  quelques  jours  déjà,  de  nouveaux  espoirs  de 
percée  se  manifestaient  dans  l'entourage  du  Père 
Lenoir.  L'aumônier  ne  tient  plus  en  place.  Bien  qu'il 
ait,  une  semaine  auparavant,  déclaré  Virginy  inhabi- 
table, il  s'y  installe  à  nouveau  dans  la  sacristie  «  répa- 
rée tant  bien  que  mal  ».  Mais  ce  n'est  que  provisoire, 
car  sous  peu  il  compte  bien  envoyer  «  des  lettres 
datées  hors  de  France*  ». 

Dans  les  tranchées  il  retrouve  une  «  besogne  très 
consolée,  des  jeunes  ravissants...  baptêmes,  premières 
communions,  vocations  ».  Et  sa  blessure  que  «  les 
médecins  n'arrivaient  pas  à  guérir.  Notre -Seigneur  se 
chargea  de  la  cicatriser  en  quelques  jours  ». 

Mais  alors,  nouvel  arrêt...  et  nouvelles  impatiences  de 
l'apôtre,  qu'il  nous  faut  bien  enregistrer  sous  peine  de 
ne  pas  comprendre,  en  décembre  prochain,  quelques- 
unes  des  résolutions  de  sa  retraite  spirituelle.  La  pas- 
sion des  âmes  à  convertir  l'attire  si  violemment  là  où 

*  A  ses  parents,  :18  février. 


158  LOUIS  LENOIR  S.  J 

tombent  les  obus,  que  lorsqu'il  ne  peut  s'y  rendre  il 
soutrre  le  martyre.  Et,  naturellement,  c'est  contre 
l'auteur  de  tout  mal,  le  démon,  qu'il  décharge  sa  bile. 
Le  dimanche  précédent,  il  avait  médité,  —  son  agenda 
en  fait  foi,  —  sur  cet  enseignement  rappelé  dans  Tévan- 
gile  du  jour  :  «  Lorsque  l'esprit  immonde,  chassé  de 
l'homme,  a  en  vain  cherché  dans  les  lieuK  arides  un 
endroit  de  repos,  il  revient  à  la  charge  avec  sept  autres 
esprits  plus  méchants.  »  Et  voici  que  le  12  mars  il 
écrit,  tout  de  go,  à  un  intime  : 


Ce de  démon  m'a  joué  un  autre  tour.  Samedi  dernier, 

après  une  journée  très  heureuse  (entre  autres,  préparation  du 
baptême  d'un  judéo-musulman  libre-penseur),  j'ai  dû,  dans 
la  nuit,  revenir  à  Hans-Courtémont,  poyr  les  offices  du  len- 
demain; soit  quinze  kilomètres  à  cheval  par  une  pluie  tor- 
rentielle. J'étais  déjà  fiévreux  en  partant;  en  arrivant,  ça 
n'allait  pas.  J'ai  pu  quand  même  donner  mes  deux  confé- 
rences ;  mais  le  soir,  impossible  de  retourner  à  Virginy-Mas- 
siges.  On  me  consig^na  d'office  sur  la  paille  plus  chaude  du 
cantonnement.  Aujourd'hui  la  fièvre  est  tombée  :  je  pourrai 
«  marcher  m  après-demain  pour  les  offices  et  les  parlotes  et 
le  soir  repartir  pour  là-bas.  Mais  que  j'ai  pesté!  La  guerre 
n'a  pas  développé  en  moi  la  patience,  ni  même,  hélas!  la 
conformité  au  bon  plaisir  divin,  alors  pourtant  qull  m'a  fait 
cent  fois  par  jour  toucher  du  doigt  son  exquise  Provi* 
dence*  ! 


On  estimera  sans  doute  que  pareilles  impatiences 
n'étaient  pas  très  coupables.  Et  plût  au  ciel  que  tous  les 
Français  les  eussent  éprouvées  ! 

*  Au  Père  Courbe,  lai  mars. 


AVEC  LE  4«  COLONIAL  159 


C'est  à  cette  époque,  croyons-nous,  et  probablement 
à  l'ambulance  de  Valmy,  qu'il  faut  rapporter  un  mot 
de  blessé,  qui  bientôt  devait  franchir  les  bornes  du 
corps  d'armée,  traverserait  môme  la  Manche  et  serait 
enregistré  dans  le  Times  au  mois  de  mai.  Le  «  Lion  de 
l'Argonne  »  —  tel  est  le  nom  que  le  journal  anglais 
donne  au  général  Gouraud  —  passait  à  côté  d'un  vieux 
pécheur  endurci  qui  venait  de  recevoir  la  visite  d'un 
prêtre  :  «  Vous  savez,  mon  général,  ce  curé  était  épa- 
tant. Je  n'ai  jamais  fait  attention  à  ces  choses-là  ;  les 
curés,  je  les  ai  toujours  regardés  comme  de  vifains 
oiseaux.  Mais  celui-là,  réellement,  il  est  épatant ^  » 
Et  ayant  détaché  ces  lignes  pour  le  «  Courrier  d'Ore 
Place  »,  un  correspondant  malicieux  ajoutait  :  «  Ce  curé 
épatant,   Père  Lenoir,   pourrait -on  savoir  qui  c'est?   » 

Ce  que  proclamaient  les  humbles,  la  voix  des  chefs 
allait  le  sanctionner.  A  la  suite  de  la  blessure  du  Père 
Lenoir,  le  médecin-chef  du  G.  B.  D.  avait  jugé  l'occa- 
sion bonne  pour  signaler  l'intrépidité  du  cher  aumônier 
et  le  proposer  pour  la  croix.  L'affaire  avait  suivi  son 
cours,  sans  que  lui-même  s'en  doutât;  quand  subite- 
ment, le  17  mars,  «  tandis  qu'il  était  très  occupé  à  con- 
fesser ses  chers  marsouins,  on  lui  apporta  l'ordre  de  se 
rendre  immédiatement  à  Hans,  où  le  général  Gouraud 
l'attendait  pour  lui  remettre  devant  les  troupes  la  croix 
de  la  Légion  d'honneur  ».  En  s'excusant  auprès  de 
son  supérieur  d'avoir  dû  accepter  sans  pouvoir  d'abord 
en  demander  permission,  le  religieux  ajoutait  : 

*  La  transcription  anglaise  ne  manque  pas  de  saveur  :  «  You  know, 
my  (jeneral,  he  was  épatant.  l've  never  paid  much  attention  to  thèse 
sorts  of  tliinys,  and  as  for  priests ,  l've  ahuays  reyarded  theni  as 
undesirahle  sort  of  birds.  But  he_  was  really  épatant.  »  Le  Times, 
il  mai  1915. 


160  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Il  était  un  peu  tard  pour  en  référer  à  qui  de  droit  et  je  me 
suis  laissé  faire.  Ma  ^'•rande  joie  est  que  la  décoration  s'est 
ainsi  trouvée  attachée  officiellement  sur  le  Saint  Sacrement 
môme,  qui  dans  Toccurrence  la  méritait  seul.  J'en  suis  bien 
heureux  aussi  pour  ma  mère,  la  Compagnie,  à  qui  en 
remonte  la  petite,  toute  petite  gloire  \ 

Une  photographie  parue  dans  le  Miroir  du  9  mai 
représente  le  Père  Lenoir  au  milieu  des  récipiendaires, 
ayant  à  sa  droite  deux  futurs  chevaliers  comme  lui  et 
à  sa  gauche  trois  sous -officiers  qui  allaient  recevoir  la 
médaille  militaire.  Le  général  dit  un  mot  à  chacun  et 
ne  cacha  pas  qu'il  était  particulièrement  heureux  de 
décorer  l'aumônier  des  marsouins. 

L'ordre  (n°  682  D.)  daté  du  G.  Q.  G.  portait  comme 
motif  '.' 

«  Depuis  le  début  des  opérations,  provoque  chaque 
jour  l'admiration  des  hommes  et  des  officiers  par  son 
courage  et  son  abnégation.    • 

((  Dans  tous  Ise  combats  a  toujours  été  aux  premiers 
rangs  pour  se  porter  au  secours  des  blessés,  se  prodi- 
guant à  tous  indistinctement ,  soit  qu'il  s'agisse  de  l'ac- 
complissement de  son  ministère,  soit  qu'il  s'agisse  de 
seconder  les  brancardiers. 

«  Vient  d'être  blessé,  le  5  février,  d'un  éclat  d'obus, 
alors  qu'il  transportait  un  blessé  au  poste  de  secours. 

«  Signé  :  JOFFRE.  d 

Tout  le  monde  souscrivit  à  cet  éloge  ^  :  l'aumônier 
n'avait  pas  d'envieux,   a   Dans  l'après-midi,  raconte  le 

*  Au  R.  Père  de  Boynes,  17  mars. 

2  Son  ancien  médecin-chef  du  G.  B.  D.,  M.  Léger,  voulut  s'associer 
à  cette  joie.  Il  écrivait  le  25  mars  :  «  J'apprends  à  l'instant  même 
votre  nomination  dans  la  Légion  d'honneur  ;  et  toutes  affaires  cessantes, 
je  viens  vous  exprimer  la  joie  que  j'ai  ressentie.  La  croix  vous  était 
due  et  due  depuis  longtemps.  Vous  avez,  dès  le  début  de  la  campagne, 
fait  l'admiration  de  tous.  Votre  sublime  abnégation  n'avait  pas  de 
pareille,  votre  courage  n'avait  d'égal  que  votre  bonté...  ». 


AVEC  LE  4e^C0L0xNlAL  161 

Père  Decoster,  des  poilus  vinrent  de  divers  côtés  le 
féliciter.  Mais  lui,  très  modestement,  avait  pris  soin  de 
boutonner  sa  douillette.  » 

Cette  modestie  n'était  pas  feinte.  Le  Père  Lenoir 
avait  l'âme  si  spontanément  admirative  pour  les 
prouesses  de  ses  amis,  qu'il  soulTrit  longtemps  de  por- 
ter une  décoration  que  d'autres,  à  son  avis,  auraient 
mieux  méritée.  J'ai  «  rencontré  ici -même  [à  Beause- 
jour],  écrira-t-il  quelque  temps  après,  le  Père  Soury- 
Lavergne,  aumônier  admirable  du  XVI^  corps,  à  qui 
les  soldats  du  81^  se  disent  redevables  d'une  transfor- 
mation religieuse  et  militaire  inespérée  et  qui  cent  fois 
déjà  aurait  dû  être  décoré  :  près  de  lui,  je  suis  honteux 
de  porter  ma  croix*  ». 

A  l'occasion  de  sa  croix  cependant,  le  Père  Lenoir 
réclama  une  faveur.  Mais  à  l'inverse  de  tant  d'autres, 
qui,  soucieux  bien  souvent  de  s'éloigner  du  danger, 
demandaient  à  passer,  par  étapes,  d'abord  d'un  régi- 
ment à  un  service  de  division,  de  corps  d'armée,  puis 
d'armée,  ensuite  à  des  bureaux  de  ministère  ou  dans  les 
ambulances  de  la  Riviera,  le  Père  Lenoir  demanda 
qu'on  régularisât  la  situation  qui  le  rapprochait  de  la 
ligne  de  feu,  et  que  d'aumônier  divisionnaire  on  le  fît 
passer  «  régimentaire  :  champ  beaucoup  plus  restreint, 
disait- il;  mais  les  âmes  y  gagneront^  ». 

Vous  vous  apercevrez  vite,  écrira-t-il  dans  quelques 
semaines  à  un  aumônier  de  ses  amis  nouvellement  nommé, 

*  Au  R.  Père  Cisterne,  26  mars.  —  Le  P.  Lenoir  usa  toujours  de  la 
même  modestie.  Dix-huit  mois  plus  tard,  on  lui  demandera  de  rem- 
plir une  feuille  de  renseijçnements  pour  le  Livre  d'Or  de  l'Université 
catholique  d'Angers.  Il  déclinera  l'honneur  d'y  figurer*  le  fait  d'avoir 
pris  des  inscriptions  de  licence  pendant  un  an  sans  suivre  aucun 
cours  ne  lui  paraissait  pas  suffisant  pour  mériter  le  titre  d'o ancien 
étudiant»;  d'ailleurs,  ajoutait-il,  «  je  n'ai  pas  gardé  le  texte  de  mes 
citations  et  ne  puis  donc  remplir  cette  feuille».  (Lettre  à  son  père, 
il  orlobre  1916). 

^  Au  Père  Courbe,  1i  mars, 

il 


162  LOUIS  LENOIU  S.  J. 

que  noire  place  officielle,  dans  les  {^Toupes  de  brancardiers, 
n'est  pas  la  bonne  :  la  seule  propice  au  ministère  est  dans  le 
régiment.  L'aumônier  a  été  conçu  comme  le  serviteur  des 
morls  (c'est-à-dire  des  blessés);  or  il  doit  être  avant  tout  le 
serviteur  des  vivants*... 


En  fait,  depuis  le  9  novembre,  le  Père  Lenoir  s'était 
})ien  détaché  des  brancardiers,  pour  ((  suivre  alternati- 
vement trois  régiments  »  ;  mais  trois,  c'était  encore 
trop  ;  beaucoup  de  ses  hommes  restaient  long^temps  sans 
le  voir.  Par  ailleurs,  il  ne  pouvait  se  limiter  à  un  seul 
régiment,  sans  s'être  fait  suppléer  dans  les  deux  autres. 
Or  voilà  précisément  ce  qu'en  cette  journée  du 
17  mars  il  venait  d'obtenir  du  général  Gouraud  «  que, 
dans  chaque  régiment,  un  prêtre -soldat  serait  reconnu 
comme  aumônier  auxiliaire  et  affecté  uniquement  au 
service  religieux  ». 

Cette  bonne  nouvelle,  il  l'annonce  à  son  supérieur 
dans  la  même  lettre  où  il  faisait  part  de  sa  décoration. 
«  Tout  en  gardant  contact  en  cas  de  besoin  avec  les 
autres  régiments,  je  m'attache  plus  spécialement  au 
4e*.  »  Et  rien  qu'à  la  manière  dont  il  relate  les  deux 
événements,  on  devine  assez  lequel  lui  cause  le  plus 
de  joie. 

Dès  lors,  il  y  eut  un  peu  moins  d'imprévu  dans  le 
cycle  des  occupations  du  Père  Lenoir...  Mais  les 
fatigues  furent  aussi  dures.  En  cette  dernière  semaine 
de  mars,  où  le  4e  colonial  faisait  connaissance  d'un 
nouveau  secteur,  qui  par  une  ironie  cruelle  s'appelait 
Beauséjour,  le  temps  fut  atroce,  on  avait  de  l'eau  jus- 
qu'aux genoux.  Et  néanmoins  «  nous  voyions  toujours, 
raconte  un  soldat,  passer  le  Père,  sa  soutane  relevée  et 
sa  musette  bien  garnie,  traînant  seulement  un  peu  la 


1  Au  Père  Pelletier,  26  avril. 

2  Au  R.  P.  de  Boyiies,  i7  marsT 


AVEC  LE  4«  COLONIAL  i63 

jambe  à  cause  d'un  rude  coup  de  pied  de  cheval  qu'il 
venait  de  recevoir^  ». 

Il  se  dépense  aussi  beaucoup  auprès  de  l'abbé  Penna- 
vayre  pour  lui  faciliter,  au  8^  colonial,  sa  tâche  nouvelle 
d'aumônier. 

Le  nom  de  ce  prêtre  revient  alors  à  chaque  page  du 
carnet  de  route.  Le  Père  se.  préoccupe  de  lui  fournir 
une  croix,  def  lui  passer  consignes  et  méthodes;  il  lui 
transcrit  la  liste  des  orphelins  de  son  régiment,  de  ceux 
qui  sont  dans  le  besoin  ou  chargés  de  famille,  des  caté- 
chumènes, des  néophytes  et  aussi  des  zélateurs  qui 
peuvent  devenir  des  chefs  de  file. 

Quant  aux  frais,  ils  seraient,  bien  entendu,  à  sa 
charge.  Touchant  une  solde  d'aumônier  divisionnaire,  il 
estimait  à  bon  droit  qu'elle  devait  être  employée  au 
service  religieux  de  toute  la  division. 

En  agissant  différemment,  il  aurait  cru  manquer 
à  la  justice  et  tromper  l'intention  du  législateur  ;  car 
«  cette  solde,  disait-il,  est  donnée  à  l'aumônier,  non 
pas  à  titre  personnel,  vu  qu'il  n'a  pas,  comme  les 
officiers,  gagné  ses  galons,  mais  pour  Faider  dans  sa 
fonction  ».  Et  lui  d'ordinaire  si  réservé  dans  ses  paroles 
jugeait  sévèrement  ceux  qui  auraient  pu  penser  d'autre 
manière  ^. 


Quant  à  son  apostolat  de  ces  dernières  semaines  de 
carême,  le  Père  se  borne,  faute  de  temps,  à  écrire  : 
«  Travail  pascal  débordant.  » 

Ce  que  fut  ce  travail  pascal,  un  observateur  très 
avisé  va  nous  le  dire.  Lieutenant  avant  de  se  faire 
jésuite,  redevenu  officier  à  la  mobilisation,  le  capitaine 

'  Témoif^najîe  de  Joseph  Ilug^on. 

'  Voir  plus  loin  la  note  de  lu  page  304. 


164  LOL'IS  LENOIR  S.  J. 

Hearty*  avait  été  formé  à  la  connaissance  des  hommes 
par  le  contact  de  la  vie  des  camps.  Les  articles  qu'il 
a  publiés  à  plusieurs  reprises  dans  les  Etudes  ou  le  Cor- 
respondant prouvent  qu'il  avait  l'œil  pénétrant  :  on  ne 
lui  en  faisait  pas  accroire.  11  raconte  ceci  : 

Au  printemps  de  1915,  nous  étions  à  Hans,  au  milieu  des 
croupes  stériles  de  la  Champag^ne  pouilleuse,  à  portée  de 
Tahure,  Beauséjour,  Massiges,  Ville-sur-Tourbe,  et  voisins 
de  TArgonne.  C'est  dans  ce  pays  de  la  mort  et  de  la  boue 
que  je  vis  une  merveille  de  la  grâce  divine. 

Un  dimanche  qui  devait  être  le  14  mars,  trois  semaines 
avant  Pâques,  j'entrais  pour  dire  la  messe  dans  l'église  de 
Gourtémont.  Elle  était  pleine  de  coloniaux,  pleine  à  ne  pas 
s'y  frayer  un  passage,  et  Ton  y  donnait  la  sainte  communion. 
Je  fus  surpris  de  cette  affluence  et  de  la  durée.  Quand  le 
prêtre  revint  à  la  sacristie,  je  lui  demandai  combien  de  com- 
raunions  il  pouvait  avoir  données.  «  Cinq  ou  six  cents  peut- 
être  ;  et  c'est  ainsi  à  toutes  les  messes,  depuis  ce  matin.  »  Il 
ajouta  :  «  C'est  l'œuvre  du  Père  Lenoir  »... 

Ce  pauvre  jésuite  avait  pris  sur  les  coloniaux  une  influence 
qu'il  faut  avoir  we  pour  la  croire  possible.  Elle  faisait  com- 
prendre les  grandes  vagues  de  l'Esprit  passant  sur  les 
peuples,  dans  le  sillage  béni  de  certains  convertisseurs 
d'autrefois'^.  Les  coloniaux  sont  braves:  leur  dévouement  a 
été  mis  à  de  rudes  épreuves  au  cours  de  la  guerre,  et  les  a 
supportées  sans  faiblir.  Ils  sont  débrouillards  et  bons  cama- 
rades; leur  hospitalité  est  célèbre.  Mais  ils  n'ont  jamais  pré- 
tendu être  de  petits  saints.  Or  voilà  des  régiments,  des  bri- 
gades, une  division  qui,  sous  le  rayonnement  de  surnaturel 
et  de  pureté  du  Père  Lenoir,  s'étaient,  en  masse,  trans- 
formés en  peu  de  semaines.  Ces  âmes  frustes  et  parfois 
dévoyées,  souvent  ignorantes  de  toute  notion  religieuse, 
ouvertes  à  son  influence,  par  la  charité  d'un  saint,  se 
livraient  à   la   grâce   tardive,  avec   l'avidité   de    néophytes 

1  Pseudonyme  qui  dissimulait  alors,  par  respect  pour  le  règlement, 
le  Père  Frédéric  de  Bélinay.  Ses  pages  sur  le  Père  Lenoir,  parues 
d'abord  dans  les  Études  du  5  mai  1918,  forment  un  chapitre  de  son 
bel  ouvrage  Sur  le  sentier  de  la  guerre  (Beauchesne  t9il), 

2  C'est  nous  qui  soulignons. 


AVEC  LE  4e  COLONIAL  165 

marqués  pour  mourir.  Ces  hommes  ne  montaient  plus  aux 
tranchées,  ne  sortaient  plus  à  l'assaut  sans  avoir  communié. 
Tout  le  monde,  au  corps  colonial,  avait  sur  lui  des  paroles 
de  vénération  rarement  entendues.  Mais  il  était  clair  que  sa 
vive  intelligence  et  son  exquise  nature  ne  pouvaient  suffire  à 
expliquer  ce  résultat.  Il  avait  mérité  la  fécondité  de  son 
travail  par  une  vie  exemplaire  et  par  des  années  de  fidélité 
scrupuleuse  aux  rites  sans  nombre  de  la  vie  de  communauté. 
En  récompense,  le  Saint-Esprit  venait  à  son  désir  comme 
une  colombe  apprivoisée.  Il  consentit  avec  joie  à  préparer  à 
leurs  Pâques  mes  chasseurs  ;  mais  un  ordre  nous  fit  partir  le 
Vendredi  Saint... 


«r 


Quand  ils  connurent  ce  qui  s'était  passé  à  Hans,  le 
jour  de  Pâques,  les  chasseurs  regrettèrent  plus  vive- 
ment encore  ce  départ  imprévu.  Ce  fut  une  de  ces  céré- 
monies que  le  commandant  Mury  appelle  les  «  messes 
triomphantes  »  du  Père  Lenoir*.  On  avait  espéré  pou- 
voir la  célébrer  en  plein  air,  dans  le  parc  du  château. 
Mais  au  dernier  moment  la  pluie  contraignit  à  s'entasser 
dans  l'église.  L'aumônier  y  prononça  un  discours  qui 
fit  sensation  et  dont  les  auditeurs  voulurent  immédia- 
tement avoir  des  copies.  L'année  suivante,  le  général 
Gouraud  évoquait  encore  le  souvenir  de  cette  «  Pâque 
inoubliable  de  1915  au  milieu  de  ses  braves  mar- 
souins* ». 

Après  avoir  rappelé  pourquoi  Pâques  est  la  fête  de 
Tespérance  chrétienne,  le  Père  montra  qu'elle  «  est 
aussi  la  fête  de  l'espérance  nationale,  parce  qu'elle 
grandit,  parce  qu'elle  exalte  le  patriotisme  ». 

La  foi  catholique,  en  clîet,  dit  au  soldat  que  ses  devoirs  de 

i  Lettre  à  M^e  Lcnoir,  fi  juillet  1917. 
*  Lcllre  au  Père  Lcnoir,  Hô  avril  1016, 


ICG  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

soldat,  —  devoirs  d'obéissance  aux  cliefs,  de  bravoure  dans 
le  combat .  d'endurance,  de  sacrifice  total  de  soi  au  pays,  — 
sont  des  devoirs  sacrés,  auxquels  il  ne  peut  se  soustraire 
sans  désobéir  à  Dieu  même. 

De  plus,  la  foi  catliolique,  —  la  vraie  foi,  celle  qui  passe 
dans  les  actes^  —  donne  au  soldat  le  réconfort  nécessaire  aux 
heures  où  faiblirait  son  patriotisme.  Par  la  prière  et  la  con- 
fiance en  Dieu,  par  la  sainte  communion  où  le  corps  du 
Christ  communique  à  notre  âme  sa  force  divine  réellement 
présente  sous  l'apparence  d'une  petite  hostie,  elle  centuple 
la  valeur  d'un  homme,  et  souvent  d'un  défaillant  fait  un 
héros,  —  comme  de  ce  petit  engag^é  qui  fut  Tun  des  vôtres  : 
il  vint  un  jour  se  jeter  dans  mes  bras  en  sanglotant  :  «  Mon 
Père,  c'est  plus  fort  que  moi,  j'ai  peur.  »  Je  m'efforçai  de 
rallumer  en  lui  la  foi  catholique  de  son  enfance  et  il  partit, 
emportant  la  sainte  communion.  Quand  je  le  retrouvai,  deux 
jours  après,  il  rayonnait  de  gaieté  :  u  Mon  Père,  devinez  ce 
qu'a  fait  en  moi  Notre-Seigneur?  Je  n'ai  plus  peur  du  tout.  » 
A  l'assaut  qui  suivit,  il  tombait  en  pleine  gloire  dans  la 
tranchée  allemande  conquise. 

Enfin  la  foi  catholique  exalte  le  patriotisme,  parce  qu'an 
delà  du  sacrifice  suprême  elle  nous  promet  une  vie  meilleure, 
infiniment  plus  heureuse  que  les  plus  heureuses  d'ici-bas, 
où,  sans  séparation,  sans  guerre,  sans  larme  aucune,  se 
retrouveront  pour  toujours  ceux  qui  se  sont  aimés  et  que  la 
mort  a  momentanément  séparés,  —  si,  du  moins,  ils  meurent 
dans  l'amitié  de  Dieu,  la  conscience  pure. 

A  ce  triple  titre,  —  par  ses  lois  qui  divinisent  le  patrio- 
tisme, par  ses  sacrements  qui  le  soutiennent,  par  ^es  sanc- 
tions qui  le  rémunèrent,  —  la  foi  catholique  est  la  grande 
force  du  soldat.  Et  voilà  pourquoi,  en  ces  Pâques  de  1915, 
je  dis  que  la  résurrection  de  celte  foi  dans  nos  âmes  est  le 
plus  sûr  gage  de  notre  résurrection  nationale. 

Mes  chers  amis,  vous  connaissez  le  tableau  célèbre 
d'Edouard  Détaille,  intitulé  «  Le  liêve  ».  C'est  la  nuit,  au 
bivouac.  Les  feux  veillent  près  du  drapeau  qui  repose, 
étendu  sur  les  faisceaux;  autour,  les  soldats  dorment,  enrou- 
lés dans  leurs  capotes,  et,  au-dessus  d'eux,  en  rêve,  défilent 
toutes  les  gloires,  toutes  les  vaillances  de  la  patrie,  depuis 
Clovis,  Charlemagne,  saint  l^ouis,  la  bienheureuse  Jeanne 
d'Arc,  jusqu'aux  grenadiers  de  l'Empire  et  aux  cuirassiers 


AVEC  LE  4«  COLONIAL  i67 

de  ReischofTen,  jusqu'à  vos  aînés  du  4^  colonial,  les  mar- 
souins de  Bazeilles.  C'est  la  France  qui  passe,  la  France  de 
Thisloire,  vaincue  parfois,  mais  toujours  héroïque,  toujours 
grande,  et  finalement  invincible. 

Aujourd'hui,  en  cette  lete  de  la  Résurrection,  je  vous 
invite  à  voir,  faisant  suite  à  ce  même  cortège  historique, 
tout  un  défdé  nouveau,  celui  des  frères  d'armes  et  des  chefs 
que  nous  avons  laissés  en  Belgique,  sur  la  Meuse,  sur  la 
Marne,  dans  nos  tranchées,  depuis  le  colonel  Boudonnet  et 
les  généraux  Reymond,  Caudrelier*,  jusqu'aux  héroïques 
petits  soldats  disparus  dans  les  assauts  et  dont  personne, 
rien,  pas  même  une  croix  de  bois,  n'a  gardé  le  nom.  11  me 
semble  les  voir  tous  passer  au-dessus  de  notre  messe  de 
Pâques,  non  plus  en  rêve,  mais  vivants  de  la  vie  réelle,  éter- 
nellement heureuse  des  Saints.  Saluons  !  C'est  encore  la 
France  qui  passe,  la  France  de  là-haut.  Car  ils  ont  emporté 
avec  eux  l'amour  qui  les  menait  à  la  mort  et  maintenant, 
près  du  Christ  ressuscité,  ils  continuent  de  servir  la  patrie 
en  appelant  de  leurs  supplications  toutes-puissantes  sa 
résurrection  nationale  et  religieuse. 

Puissent-ils,  mes  amis,  ah!  puissent-ils  nous  mettre  au 
cœur  assez  de  bravoure,  assez  d'enthousiasme,  assez  de 
patience,  assez  de  religion,  pour  que  nous  achevions  nous- 
mêmes  l'œuvre  qu'ils  ont  commencée  dans  leur  sang  !  Et 
qu'enfin,  avec  le  secours  de  Dieu,  nous  rendions  à  notre 
France  bien-aimée  son  territoire,  ses  droits,  son  honneur,  et 
ce  qui  par  dessus  tout  a  fait  sa  grandeur  passée  et  fera  sa 
grandeur  future,  sa  foi  catholique,  sa  foi  convaincue,  prati- 
quante, de  Fille  aînée  de  TEglise. 


On  pourrait  se  demander  où.  le  Père  Lenoir  trouva  le 
temps  d'écrire  ce  discours,  dont  nous  n'avons  transcrit 
que  la  moitié...  Mystère!  Mais  il  y  en  a  beaucoup  du 
môme  genre  dans  sa  vie.  Si  nous  avons  tenu  à  citer  cette 
grande  page,  ce  n'est  pas  qu'elle  soit  plus   achevée  de 

*  Sur  la  mort  du  colonel  Boudonnet  G*  la  4»  bi-israde  coloniale,  voir 
plus  iiaut  p.  70.  Sur  le  général  Reymond,  voir  p.  133.  Le  général 
Gaudrelier,  qui  commandait  la  6«  brigade  coloniale,  avait  été  Lue  d'une 
balle  ca  plein  front,  le  30  novembre,  près  la  Ferme  de  Beauséjour. 


f68  LOUIS  LENOTR  S.  J. 

forme  que  tant  d'autres,  mais  parce  qu'elle  exprime 
l'idée  centrale  de  sa  vie  de  guerre.  Là  se  trouve  le  point 
d'insertion  entre  son  apostolat  religieux  et  son  apostolat 
militaire,  qui  les  expli(jue  l'un  par  l'autre  et  qui  les  liait 
ensemble  au  point  de  n'en  faire  qu'un. 

Aux  yeux  même  d'un  incroyant,  cette  exaltation  du 
patriotisme  par  la  foi  religieuse  eût  suffi  à  conseiller  la 
multiplication  des  prêtres  aux  armées.  Chez  celui  qui 
vivait  intensément  de  ces  convictions,  elles  harmoni- 
saient au  mieux  le  prêtre  et  le  soldat  et  faisaient  de 
lui  dans  toute  la  plénitude  du  terme  ïaumônier  mili- 
taille. 


Le  Vendredi  et  le  Samedi  Saints,  le  Père  avait  circulé 
dans  tous  les  cantonnements  pour  distribuer  les  œufs 
de  Pâques,  sans  oublier,  comme  en  témoigne  une 
note  de  l'agenda,  d'en  réserver  pour  les  mitrailleurs 
restés  en  position  à  Beauséjour.  Chaque  œuf,  raconte 
un  marsouin  qui  en  avait  gardé  bon  souvenir,  contenait 
«  un  petit  75,  une  médaille  et  deux  petits  ninas  ou  un 
gros  cigare,  ornés  d'une  jolie  faveur,  car  le  Père  était 
si  minutieux  que  rien  ne  manquait^  ».  Il  y  en  avait 
deux  mille,  tous  confectionnés  à  Paris  par  les  jeunes 
filles  du  patronage  Saint- François-de-Sales. 

La  distribution  de  ces  cadeaux  fut  un  événement. 
Voici  comment  débute  la  lettre  oii  le  Père  remerciait 
ses  collaboratrices  ; 


«  lié!  monsieur  raumônier,  pourquoi  que  ces  jeunes 
demoiselles  n'ont  pas  mis  leurs  noms  complets  au  bas  de 
leurs  g^entils  billets?  Nous  aurions  voulu  les  remercier!  C'est 
vraiment  chic  ce  qu'elles  ont  fait  là  1  » 

*  Témoignage  de  Joseph  llugon. 


AVEC  LE  4«  COLONIAL  i69 

Ft  moi  d'abonder  clans  leur  sens  :  oui  c'est  «  vraiment 
chic  »,  si  chic  que  ces  vieux  «  poilus  »  qui  m'en  parlaient 
ainsi  dans  la  tranchée,  en  avaient  la  larme  à  Toeil. 


Le  narrateur  dit  :  «  dans  la  tranchée  ».  Dès  le  lundi 
de  Pâques,  en  effet,  le  régiment  était  remonté  en  ligne; 
les  obus  et  les  balles  avaient  recommencé  leur  œuvre 
de  sang.  En  guise  de  remerciement,  néanmoins,  l'aumô- 
nier trouve,  en  prenant  sur  ses  nuits,  le  temps  d'écrire 
j)our  ses  bienfaitrices  anonymes  un  nouveau  chapitre  de 
sa  Légende  dorée. 


Beaucoup  de  ces  pauvres  coloniaux  n'ont  pas  la  moindre 
notion  d'une  vie  luture.  Parmi  les  jeunes  recrues  façonnées 
par  l'école  sans  Dieu,  la  plupart  devant  mon  Crucifix  sont 
incapables  de  me  dire  ce  qu'il  représente...  «  Probablement 
quelqu'un  qui  avait  fait  beaucoup  de  mal,  »  me  répondait 
l'un  d'eux. 

Perdues  dans  la  masse,  quelques  âmes  ravissantes,  comme 
ces  deux  orphelins  de  dix-huit  ans  qui  s'aimaient  en  frères  et 
ne  vivaient  qu'ensemble  pour  mieux  défendre  leur  pureté. 
L'autre  nuit,  ils  devaient  donner  l'un  à  côté  de  l'autre 
leur  premier  assaut.  Ensemble  ils  avaient,  en  attendant  le 
signal,  récité  l'acte  de  contrition  et  le  chapelet.  Je  leur 
avais  renouvelé  l'absolution,  mais  je  savais  combien  leurs 
deux  âmes  étaient  pures  et  prêtes  à  partir  pour  le  ciel... 
A  peine  lancé,  Léon  tombe  frappé  d'une  balle  à  la  tête  : 
((  Jean,  Jean,  embrasse-moi  pour  la  dernière  fois...  Dieu! 
Mon  Dieu!...  Maman!...  Oh  I  la  Victoire!...  Jean,  tâche  de 
me  rejoindre  là-haut.  »  Et  ce  fut  tout;  le  bonheur  commen- 
tait pour  lui.  Vous  croiriez  que  je  compose  à  plaisir  ces 
mots,  où  en  quelques  secondes  l'enfant  a  tout  résumé;  non, 
ils  sont  textuels  et  j'en  avais  les  larmes  aux  yeux,  moi  qui 
m'endurcis  à  tout. 

11  y  a  quatre  jours,  première  communion  d'un  acrobate, 
qui,  maintenant,  derrière  son  créneau,  apprend  ses  prières 
avec  une  ferveur  exemplaire. 

Avant -hier,  première  communion  d'une  nouvelle  recrue 


470  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

(jui  sort  d'une  maison  de  correction.  Ce  petit,  en  se  relevant 
de  sa  communion,  m'embrasse  en  me  disant:  «  Je  ferai  mon 
devoir  tant  que  je  pourrai.  »  Pour  réparer  le  mal  qu'il  avait 
fait,  il  entreprit  de  sauver  l'âme  de  ses  camarades;  il  y  a 
travaillé  ces  deux  jours  avec  une  ferveur  digne  des  pre- 
miers chrétiens.  Hier  soir,  il  m'arrive,  triste,  mais  pas 
décourag-é  du  tout  :  «  J'ai  dit  à  un  camarade  de  se  confesser, 
il  s'est  foutu  à  rire!  »  Ce  malini,  il  m'en  amène  un  autre  : 
«  Tenez,  en  voilà  un,  »  Et  c'était  un  gros  poisson.  Je  félicile 
et  remercie  mon  petit  apôtre.  Il  me  répond  :  «  Je  vous  les 
amènerai  tous.  » 

Vous  voyez  qu'il  y  a  encore  de  la  générosité  dans  nos 
pauvres  marsouins.  L'un  d'eux,  —  ordonnance  du  capi- 
taine F***  qui  fait  enlever  les  crucifix  partout  où  il  les  ren-; 
contre,  parce  que  «  les  crucifix  attirent  les  marmites  »,  — 
s'échappe  presque  tous  les  matins  et  se  glisse  furtivement 
iusqu'à  moi  pour  recevoir  en  cachette  la  sainte  communion 
qui  est  toute  sa  force... 


Cette  longue  lettre,   dont  nous   n'avons  cité  que  des 
extraits,  se  terminait  par  cette  requête  : 


Chères  bienfaitrices  de  mes  marsouins,  continuez  li  prier 
pour  les  âmes  qui  se  font  encore  attendre;  vos  supplications 
l'emporteront  tôt  ou  tard.  Mais  dépêchez- vous,  car  la  mort 
nous  en  enlève  chaque  jour  un  bon  nombre. 


C'est   que,   depuis   le   6    avril,    le   4^  colonial    était 
revenu  au  Fortin  de  Beauséjour, 


CHAPITRE   IX 

LE   FORTIN    DE    BEAUSÉJOUR 

FÈÏE    DE    LA   BIENHEUREUSE    JEANNE    d'aRC 
LA    «    BLESSURE    HEUREUSE    * 

(Avril,    Mai  1915) 


Du  24  mars  au  30  mai,  le  4^  colonial  passa  au  For- 
lin  six  périodes  de  six  jours,  alternativement  relevé  par 
le  24''  colonial  pour  des  repos  de  même  durée,  A  sa 
droite,  dans  le  secteur  de  la  cote  180  et  du  Promon- 
toire, le  8*  alternait  de  même  avec  le  22®. 

Rude  secteur  que  celui  du  Fortin!  Malgré  les  harcè- 
lements continuels  d'un  ennemi  inquiet,  dans  un  ter- 
rain défoncé  par  des  milliers  de  projectiles,  il  fallait 
équiper  un  front  tout  nouveau  sur  plus  de  quinze  cents 
mètres...  Tout  était  à  créer  :  tranchées  de  tirs,  boyaux, 
emplacements  de  mitrailleuses,  dépôts  de  matériel, 
abris,  défenses  accessoires,  lignes  téléphoniques.  Et, 
pour  exécuter  ce  travail,  quelle  atmosphère  tout  autour 
de  soi ,  quel  spectacle  macabre  ! 


Dans  ce  Foriin,  a  écrit  le  Père  Lcnoir,  Todcur  des 
cadavres  nous  prenait  à  la  g-or^^e  ;  plus  de  deux  mille  hommes, 
Français  et  Allemands,  tués  sur  le  coup  ou  morts  après  d'ini- 
maf^inables  agonies,  étaient  là  en  décomposition,  jusqu'en 
bordure  des  parapets.  Impossilîle  de  les  enlever  sans  être 
vise  à  coup  sûr  par  les  mitrailleuses  et  impossible  aussi  de 


172  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

creuser  la  terre,  —  ce  qu'il  fallait  pourtant  bien,  —  sans 
piocher  dans  des  cadavres  ;  et  tout  au  long  des  tranchées  on 
frôlait  des  membres  suintants,  des  crânes  ouverts*. 


Dans  ces  conditions,  l'assainissement  du  champ  de 
bataille,  qui  s'imposait  pourtant,  ne  pouvait  pas  être 
rapide.  Pour  Tentraver,  le  temps  parut  se  coaliser 
avec  l'ennemi.  De  la  fin  de  mars  au  milieu  d'avril, 
la  pluie  tomba  sans  interruption,  fine  et  pénétrante, 
démolissant  les  travaux  avant  même  qu'ils  fussent 
achevés. 

Et  cependant,  écrivait  le  capitaine  Coville,  «  on 
trouve  ce  bon  abbé  Lenoir  partout  oii  l'on  s'y  attend  le 
moins,  à  quinze  mètres  des  Boches,  distribuant  aux 
hommes  des  cigarettes  ou  descendant  les  boyaux  avec 
un  blessé  sur  le  dos  ». 

((  Il  fallait,  déclare-t-il  lui-même,  se  dépêtrer  d'une 
boue  gluante  où  l'on  enfonçait  jusqu'à  mi-cuisse.  Y  tré- 
buchant à  chaque  pas,  les  hommes  étaient  littéralement 
enduits  de  marne  blanche,  vêtements  et  peau,  depuis 
la  chaussure  jusqu'au  képi.  »  Plusieurs  la  nuit  s'enli- 
saient, si  bien  qu'on  devait  les  faire  dégager  par  des 
équipes  armées  de  pelles.  D'autres,  blesses  par  les  obus 
qui  ne  cessaient  eux  aussi  de  pleuvoir,  tombaient  et  se 
noyaient  dans  la  boue  profonde. 


*  Deux  marsouins  de  19i5,  dans  l'Eucharistie  au  front,  p.  24  (Tou- 
louse, 9,  rue  MonLplaisir).  Dans  ce  récit,  dont  chaque  détail  pris  à 
part  est  authentique,  le  Père  Lenoir  a  rapproché  des  faits  qui  ap- 
partiennent à  des  dates  diverses.  Grâce  à  sa  correspondance  et  grûcc 
à  de  précieux  témoignages  (entre  autres  du  général  Pruneau  et  du 
capitaine  Monnier),  nous  avons  pu  facilement  les  utiKser  à  leur  place 
chronologique. 

Dans  ces  pages  émouvantes,  nous  voyons  Fred  l'npache  ramené 
une  première  fois  au  devoir  par  Pelil-Pierre ,  puis  repris  durant  une 
période  de  convalescence  par  ses  habitudes  anciennes,  travaillé  de 
nouveau,  à  son  retour  au  front,  par  la  grâce  divine  aidée  de  Petit- 
Pierre,  et  iinalement  revenant  à  Dieu  quelques  jours  avant  que  les 
deux  amis  ne  soient  tués  Turi  à  côté  de  l'autre,  en  donnant  l'assaut. 
Voir  plus  loin,  p.  246. 


LE  FORTIN  DE  BEAUSÉJOUR  173 

J'en  recueillis  un,  raconte  Taumônier,  dont  rien  à  la  sur- 
face gélatineuse  ne  décelait  la  présence;  mais  mon  pied  avait 
buté  contre  le  cadavre.  Il  venait  sans  doute  de  tomber  là 
quelques  instants  avant  que  je  n'arrive.  Dans  ce  bloc 
informe  je  cherchai  quelque  apparence  de  chair  pour  y 
appliquer  les  saintes  huiles. 

Les  Allemands  ne  pouvaient  accepter  de  voir  ainsi 
leur  Fortin  devenir  peu  à  peu  le  nôtre.  Cette  redoute 
avancée  les  gênait. 

Le  7  avril ,  un  déserteur  nous  prévient  qu'une  attaque 
est  projetée  pour  le  lendemain.  Ses  affirmations  sont 
tellement  précises  que  des  ordres  sont  donnés  pour  la 
recevoir.  Effectivement  l'attaque  ennemie,  menée  par 
six  compagnies,  se  déclenche  vers  17  h.  30.  Elle  est 
arrêtée  partout,  sauf  aux  saillants  extrêmes  oii  une  com- 
pagnie, trompée,  a-t-on  dit,  par  l'avance  de  l'heure 
allemande,  se  laissa  surprendre  et  enlever  un  élément 
de  tranchée.  Deux  contre -attaques,  aussitôt  montées, 
échouent;  blocs  de  boue  visqueuse,  les  hommes  ne 
peuvent  amorcer  leurs  grenades,  les  mitrailleuses  s'en- 
rayent et  l'on  ne  voit  même  pas,  dans  la  nuit,  sur  quoi 
piquent  les  baïonnettes. 

L'honneur  de  reprendre  la  tranchée  perdue  devait 
revenir  à  la  compagnie  de  prédilection  du  Père  Lenoir, 
la  4®,  alors  commandée  par  le  capitaine  Coville. 

Colonial  de  carrière,  ayant  fait  campagne  en  Afrique, 
deux  fois  blessé  en  septembre  1914,  Pierre  Coville,  à 
son  retour  au  front,  était  vite  devenu  un  fidèle  de  l'au- 
mônier. «  Ici,  écrivait-il,'  je  vis  en  esprit  complètement 
avec  le  ciel  ;  il  me  semble  qu'on  ne  peut  faire  autre- 
ment, car  la  ligne  des  tranchées  est  bien  souvent  la 
frontière  qui  sépare  la  vie  de  la  mort^  » 

Cette   attaque,  a  raconté  le  Père  Lenoir,  fut  splendide. 
*  A  la  mémoire  de  Pierre  Coville.  Extraits  de  lettres,  p.  16. 


n4  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Depuis  le  début  de  la  campag-ne,  je  n'ai  encore  rien  vu 
d  aussi  beau,  d'aussi  bien  mené,  d'aussi  tranquillement 
héroïque  de  la  part  de  tous.  Or  la  plupart  de  ceux  qui  don- 
naient Tassant  avaient  d'abord  reçu  la  sainte  conmiunion,  et 
beaucoup  m'ont  dit  depuis  :  «  Jamais  je  n'avais  marché  avec 
autant  de  courage,  parce  que  j'avais  reçu  le  bon  Dieu  et 
qu'avec  lui,  je  me  sentais  plus  fort  que  tout.  »  Un  officier 
qui  les  conduisait  et  qui  y  trouva  la  mort  me  criait  en 
s  élançant:  «  Monsieur  l'aumônier,  nous  sommes  à  la  fête*  !  » 


Quand,  après  le  repos  de  Hans,  le  4*  reparut,  le  1 8  avril, 
au  Fortin,  il  y  apportait  un  drapeau  du  Sacré-Cœur, 
offert  au  régiment  par  la  mère  du  général  Gouraud  et 
béni  la  veille  par  raumônier.  De  plus,  la  tenue  des 
coloniaux  était  modifiée.  Vêtus  de  bleu  horizon,  ils  ne 
conservaient  de  leur  ancien  costume  que  Tancre  marine 
au  képi...  Mais  rien  n'était  changé  dans  leur  belle 
ardeur. 

Ainsi  qu'à  Massiges,  les  Allemands  vont  essayer  de 
prendre  leur  revanche  dans  la  guerre  souterraine... 

Le  génie  veille  et  découvre  trois  fourneaux  de  mines 
en  préparation  au  saillant  nord- est  du  Fortin.  Le 
23  avril,  Tartillerie  est  alertée.  Les  mitrailleuses,  placées 
par  le  colonel  Pruneau  lui-même,  sont  en  mesure  d'ar- 
rêter net  toute  sortie.  La  8^  compagnie,  pour  racheter 
sa  négligence  du  8  avril,  doit,  sitôt  après  l'explosion, 
occuper  l'entonnoir. 

Mais  alors,  écrit  le  Père  Lenoir,  quels  procédés  d'apaches  ! 
Gomme  nous  prévoyions  que  leur  mine  sauterait  le  soir,  nous 
avions  fait  évacuer  la  tranchée,  n'y  laissant  que  quelques 
guetteurs.  Les  Allemands  s'en  étant  aperçus  ont  simulé  une 

*  Lettre  au  patronage  de  Saint-François-de-Sales,  i3  avril. 


LE  FORTIN  DE  BEAUSÉJOUR  115 

petite  attaque  par  des  tirailleurs  sacrifiés  :  aussitôt  nous 
dûmes  garnir  notre  tranchée,  et  c'est  alors  qu'elle  sautai., 
creusant  sur  une  longueur  de  près  de  cinquante  mètres  un 
entonnoir  dont  l'ennemi  voulait  profiter.  Mais  en  un  instant, 
avant  même  que  de  l'autre  côté  le  commandement  de  sortir 
fût  donné,  nos  marsouins  [deux  sections  de  la  8«,  comman- 
dées par  le  lieutenant  Kern]  d'un  bond  avaient  franchi  le 
parapet  et  sauté  dans  l'entonnoir.  Spontanément,  de  ces  héros 
courant  à  la  mort,  un  chant  avait  jailli,  repris  aussitôt  par 
tous  : 

Allons,  enfants  de  la  patrie!... 

En  face,  à  cinq  mètres,  les  fusils  allemands  crépitaient. 
De  droite  et  de  gauche  les  mitrailleuses  balayaient  les  abords 
du  trou,  et  le  sifflement  strident  de  leur  va-et-vient  fauchait 
les  renforts.  Mais  le  bruit  des  balles  et  les  cris  des  mourants 
se  perdaient  dans  le  vacarme  des  obus.  Le  canon-revolver 
rugissait  presque  à  bout  portant;  les  lourds  105  ronflaient, 
puis  éclataient  comme  des  tonnerres,  soulevant  des  colonnes 
de  terre  et  de  fumée  noire;  nos  bombes  de  58,  actionnées 
moins  d'une  minute  après  l'explosion,  s'abattaient  sur  les 
tranchées  adverses,  pendant  que  les  75  passaient  rageurs  par- 
dessus nos  têtes  et  avec  une  précision  effrayante  craquaient 
là  à  vingt  mètres  des  hommes  qu'ils  protégeaient.  On  n'y 
voyait  plus.  Un  nuage  opaque,  brûlant,  à  l'odeur  acre, 
empoisonnante,  couvrait  le  Fortin.  Dans  cette  nuit  subite, 
réclatement  des  grenades  jetait  des  lueurs  rougeâtres,  illu- 
minant une  mêlée  monstrueuse  de  corps  renversés,  de 
baïonnettes,  d'écrasements  à  coups  de  crosse,  à  coups  de 
pied.  Pour  comble  d'horreur,  chaque  obus,  frappant  des 
cadavres,  faisait  gicler  sur  les  vivants  des  lambeaux  de  chair 
humaine,  fraîche  ou  pourrie. 

...  Et  du  fond  du  gouffre,  à  travers  ce  fracas  de  mort,  on 
entendait  toujours  monter,  alerte,  rythmée,  enthousiaste, 
la  Marseillaise'^. 

Dans  cette  formidable  explosion,  un  petit  converti  de 
19  ans,  charmant  enfant  sorti  d'une  maison  de  correction, 
m'a  fait  cette  joie  et  cette  peine  de  succomber  vaillamment. 

*  A  ses  parents,  26  avril. 

2  Deux  marsouins  de  1915,  op.  cit.,  p.  25. 


176  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Enseveli  d'abord,  il  a  pu  se  déj^ag^er  et  se  trouva  au  fond  de 
Tentonnoir  ;  sur  le  bord,  la  silhouette  d'un, gradé  allemand 
qui  déchargeait  son  revolver.  Le  petit  saisit  le  fusil  d'un 
cadavre  et  bondit  sur  le  Boche,  qui  tombe  en  pirouettant. 
Puis  il  veut  sortir  du  trou;  une  bombe  à  main  lui  arrive  en 
pleine  fig"ure;  il  a  le  sang--froid  de  la  saisir  au  vol  et,  avant 
que  la  mèche  a'ait  produit  l'explosion,  de  la  retourner  à 
l'expéditeur.  Il  se  bat  ensuite  à  coups  de  baïonnette  et  de 
crosse,  jusqu'à  ce  qu'un  obus  l'abatte.  Sur  son  brancard,  où 
il  souffrait  de  tous  les  membres,  il  riait  encore  d'un  vrai 
fou  rire,  en  pensant  à  la  pirouette  du  Boche,  et  il  me  redisait 
son  désir  de  revenir  se  battre  le  plus  tôt  possible.  Et  ce  petit 
ne  sera  pas  décoré,  car  il  faudrait  en  décorer  cent  autres  qui 
ont  eu  le  même  héroïsme.  Devant  eux,  j'ai  honte  de  porter 
ma  croix. 

Et  il  ajoutait  : 

Vraiment,  ce  4®  colonial  est  merveilleux.  J'en  suis  d'autant 
plus  heureux  que  le  colonel  l'attribue  en  premier  lieu  à  la 
«  christianisation  »  du  régiment* 


Une  magnifique  cérémonie  allait  encore  accroître 
cette  vitalité,  gravant  plus  profond  dans  les  esprits  les 
enseignements  du  jour  de  Pâques. 

Le  2"  dimanche  de  mai  ramenait  l'anniversaire  de  la 
délivrance  d'Orléans  par  la  Sainte  de  la  Patrie,  la  bien- 
heureuse Jeanne  d'Arc.  C'était  le  cinquième  jour  d'une 
période  de  repos  ;  on  avait  eu  tout  le  temps  pour  les 
préparatifs.  Le  soleil,  cette  fois,  était  de  la  fête. 

La  cérémonie  put  se  dérouler  dans  le  parc  du  châ- 
teau de  Hans,  là  où  Brunswick,  après  la  bataille  de 
Valmj,  avait  jadis  signé  l'ordre  de  retraite  de  l'armée 
prussienne.   Une  prairie  tout  émaillée  de  boutons  d'or 

*  Lettre  à  ses  parents,  i6  avril. 


LE  FOUTliN  DE  BEAUSEJOUR  H"? 

servit  de  parterre.  Sous  un  marronnier  qui  devait  être 
déjà  gros  du  temps  de  Gœtlie,  l'autel  avait  été  dressé, 
rustique,  robuste,  bien  en  vue  et  surmonté  du  drapeau 
du  Sacré-Cœur.  Sur  le  devant,  une  ancre  marine  en 
verdure  affirmait  l'esprit  de  corps.  Accrochées  à  des 
mats  portant  en  panoplie  les  drapeaux  alliés,  de  larges 
banderoles  tricolores  flottaient,  dessinant  le  chœur.  Au 
premier  rang  des  états-majors,  face  à  l'autel,  le  géné- 
ral Berdoulat,  qui  depuis  quelques  jours  renq) laçait  le 
général  Gouraud  ;  à  côté  de  lui,  le  général  Malcor.  Le 
nombre  des  communions  distribuées  ce  matin -là  par 
plusieurs  prêtres  qui  vinrent  aider  le  Père  Lenoir  est 
évalué  par  le  capitaine  Monnier  à  douze  cents'.  Faute 
de  ciboire  suffisant,  on  avait  dû  consacrer  les  hosties 
dans  une  petite  corbeille  soigneusement  garnie  de  cor- 
poraux  à  l'intérieur. 

Mais,  au  dire  d'un  troupier  dont  l'orthographe  est 
aussi  naïve  que  l'admiration,  «  le  plus  beau  se  fut  de 
voir  accompagner  le  saint  sacrement  à  l'église  escorter 
par  le  piquet  en  armes  bayonnette  au  canons  et  musiqu^î 
en  tête.  Seté  beau  a  voir  car  ont  avait  jamais  vut 
ça  ». 

Afin  de  se  conformer  au  ((  règlement  » ,  personne 
n'avait  été  commandé  pour  ce  piquet.  Mais  les  volon- 
taires s'offrirent  si  nombreux  qu'il  fallut  choisir;  et  l'on 
admit  à  l'honneur  d'escorter  le  «  Chef  »  ceux  qui 
avaient  eu  les  plus  belles  citations  pour  leur  conduite 
au  Fortin  de  Beauséjour. 

Ce  fut  joie  intense  pour  l'aumônier,  on  le  devine,  de 
voir  ainsi  les  plus  braves  de  ses  marsouins  tout  fiers 
de  rendre  à  son  bon  Maître  les  honneurs  d'autrefois  : 
«  Piquet  en  armes,  avec  commandements  et  saints,  pré- 
sentation des  armes,  sonneries  de  clairons  et  mu- 
sique ». 

*  Lettre  du  20  mai.  Le  capitaine  Monnier,  dont  on  retrouvera  si 
fn'quemment  le  nom  dans  notre  récit,  était  arrive  depuis  un  mois  à 
la  4«  C'«  comme  sous-lieutcnuut. 

il 


178  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Rien  souvent,  des  survivants  de  cette  fête  du  9  mai, 
officiers  supérieurs  ou  hommes  de  troupe,  en  ont  évo- 
qué devant  nous  les  heiires  enthousiastes.  Leurs  regards 
se  fixaient  alors  dans  une  contemplation  de  rêve,  ou 
bien  s'abaissaient  dans  un  geste  de  recueillement , 
comme  pour  mieux  en  rassembler  les  lambeaux  éva- 
nouis. 

Mystérieusement,  ce  jour-là,  au  souffle  de  la  parole 
du  Père  Lenoir,  ils  avaient  senti  dans  les  drapeaux, 
sur  cette  foule  en  prière,  palpiter  Tâme  du  régiment. 
Nul  ne  pouvait  soupçonner  alors  que,  deux  ans  plus 
tard,  cette  date  du  9  mai  se  nimberait  de  lueurs  san- 
glantes dans  les  montagnes  de  Macédoine. 

Le  fait  est  que  le  Père  Lenoir  avait  merveilleusement 
mis  en  valeur  dans  son  allocution  ce  qui  pouvait  res- 
serrer la  confiance  mutuelle.  11  n'y  eut  pas  jusqu'aux 
deux  chefs  du  corps  colonial ,  —  le  général  Gouraud , 
qui  était  en  route  pour  les  Dardanelles,  et  son  succes- 
seur nouvellement  arrivé,  —  qui  ne  furent  avec  une 
grâce  discrète  salués  Fun  et  l'autre,  le  plus  naturelle- 
ment du  monde,  sans  que  la  trame  du  discours  en  fût 
suspendue. 

Il  n'est  pas  besoin  d'avoir  fréquenté  l'école,  déclare  tout 
d'abord  l'orateur,  il  suffit  d'avoir  grandi  sur  les  genoux  d'une 
mère  française,  pour  connaître  les  gloires  nationales 
qu'évoque  cette  fête  de  la  bienheureuse  Jeanne  d'Arc. 

Et  après  avoir  retracé  la  merveilleuse  histoire  de  cette 
fille  illettrée  qui,  en  un  siècle  où  la  France  agonisait, 
sut,  malgré  des  chefs  engourdis  dans  le  luxe  et  le  plai- 
sir, malgré  une  armée  démoralisée,  malgré  la  timidité 
tremblante  de  ses  dix-sept  ans,  mais  sur  l'ordre  de 
Dieu,  bouter  l'envahisseur  hors  de  nos  frontières,  le 
prêtre  révélait  le  secret  de  ses  succès  miraculeux  : 

Tandis  que  d'autres  élaboraient  des  plans  de  combat,  elle, 


LE  FOKTIN  DE  BEAUSÈJOUR  179 

véritable  ouvrière  de  la  victoire,  généralissime  dont  la  tac- 
tique devait  seule  être  efficace,  commençait  par  christianiser 
rarniée.  Du  plat  de  son  épée  elle  chassait  les  femmes  de 
mauvaise  vie  qui  souillaient  les  camps;  tour  à  tour  sup- 
pliante et  terrible,  elle  imposait  silence  aux  chansons 
obscènes  :  «  Ce  sont  les  péchés  mortels  qui  perdent  les 
batailles,  »  redisait-elle.  Puis  elle  organisait  la  prière,  et, 
quand  venait  l'heure  des  assauts,  elle  voulait  que  tous 
fussent  d'abord  réconciliés  avec  Dieu  et  unis  à  lui  dans  la 
sainte  communion.  L'Eucharistie,  celte  hostie  où,  pour 
mieux  nous  fortifier,  Jésus-Christ  lui-même  se  cache  sous  la 
frêle  apparence  d'un  peu  de  pain,  était,  aux  yeux  de  Jeanne, 
le  foyer  de  la  vaillance  et  du  succès  :  «  Nous  bataillerons  ; 
mais  c'est  Dieu  qui  nous  donnera  la  victoire.  Or,  Dieu  est  là  : 
prenez-le  avec  vous.  »  Les  soldats  se  laissèrent  convaincre; 
et,  quelques  mois  après,  Jeanne  entrait  avec  eux,  victorieuse, 
dans  la  cathédrale  de  Reims  pour  y  faire  sacrer  Charles  VII 
roi  de  France,  roi  d'une  France  nouvelle,  ressuscitée. 

Mes  amis,  entre  la  France  envahie  de  1429  et  la  France 
envahie  de  1915,  il  y  a  une  analogie  frappante. 

Notre  condition,  il  est  vrai,  est  préférable  de  tous  points. 
Au  lieu  du  dauphin  et  de  son  entourage  d'incapables,  nous 
avons  des  chefs  qui  forcent  l'admiration  de  l'Europe  et  la 
conliance  de  leurs  troupes.  Et,  quand  les  nécessités  de  la 
slraiégie  ont  privé  le  corps  colonial  d'un  général  universelle- 
ment acclamé,  profondément  aimé,  on  a  pu  faire  aussitôt 
taire  nos  regrets  par  le  choix  de  son  successeur  : 

U   ...   PRIMO  AVULSO,   NON  DEFICIT  ALTER 
«  AUREUS*   ». 


Au  lieu  des  archers  aveulés  devant  Orléans,  nous  avons 
les  marsouins  de  Massiges  et  de  Beauséjour  ;  nous  vous 
avons,  vous,  mes  chers  enfants,  que  je  vois  ici  formant  le 
piquet  d'honneur  et  qui  avez  trouvé  tout  simple,  tout  natu- 
rel, de  vous  jeter  dans  l'entonnoir  du  Fortin  en  chantant  la 
Marseillaise.    Au    lieu    des    querelles    entre    Armagnacs    et 

'  Dans  Virgile,  à  qui  elles  sont  empruntées  (Enéide,  vi,  143),  ces 
paroles  signifient  : 

Coupez  un  rameau  d'or,  un  autre  lui  succède. 


180  LOUIS  LENOIR  S.  J- 

Bourp;-uig-nons,  nous  avons  l'union  de  tous  les  partis  dans  la 
défense  commune,  Tunion  de  tous  les  grades  et  de  tous  les 
cœurs  dans  la  souiïrance  commune  des  tranchées,  et  de  cette 
dernière  union  je  ne  veux  pour  preuve  que  la  joie  sincère, 
intime,  dont  vous  avez  tous  rayonné  en  apprenant  ces 
jours-ci  les  distinctions  si  glorieusement  conquises  par  vos 
chefs  du  4e  et  du  42^*. 

Oui,  de  tous  points,  notre  condition  est  préférable  à  celle 
des  troupes  de  Jeanne  d'Arc.  Et  cependant  la  victoire  est 
lente,  bien  lente  à  venir... 

Pourquoi?  Ne  serait-ce  pas  que  nous  négligeons  cette 
intervention  divine  dont  parlait  la  Bienheureuse,  facteur 
nécessaire  et  premier  de  nos  victoires  nationales?...  Nous 
supputons  le  pouvoir  destructeur  de  nos  engins,  le  nombre 
de  nos  munitions,  les  forces  physiques  et  morales  de  nos 
hommes,  la  durée  des  approvisionnements,  et  nous  avons 
raison.  Mais,  pour  que  les  calculs  soient  exacts,  il  faut  peser 
aussi  et  tout  d'abord  la  valeur  surnaturelle  de  nos  âmes. 
Quelle  est-elle?...  Que  vaut  notre  foi?  notre  prière?  notre 
abnégation?  notre  pureté?... 

Au  matin  de  ce  même  jour,  devant  les  bastilles  d'Orléans 
que  l'ennemi  avait  peu  à  peu  surélevées,  Jeanne  criait  à  ses 
hommes  :  «  Mettez  Dieu  en  vous  et,  fussent-ils  accrochés 
aux  nuages,  nous  les  aurons.  »  Aujourd'hui,  entendez-la  vous 
redire  :  «  Mettez  Dieu  en  vous  et,  fussent-ils  accrochés  au 
fond  de  leurs  mines,  nous  les  aurons...  » 

Oui,  nous  les  aurons,  et  bientôt.  Ce  sera  le  triomphe  de 
la  bienheureuse  Jeanne  d'Arc  de  ramener  nos  étendards  vic- 
torieux dans  cette  cathédrale  de  Reims  où,  près  du  baptistère 
de  Glovis,  elle-même  chanta  jadis  la  libération  du  territoire 
et  les  immortelles  destinées  de  notre  peuple.  Sous  les  mêmes 
voûtes,  dont  les  plaies  encore  béantes  attesteront  l'impuis- 
sance finale  de  la  force  contre  le  droit,  nous  chanterons,  nous 
aussi,  la  prédilection  divine  une  fois  de  plus  affirmée  et  la 
France  retrouvant  dans  un  christianisme  plus  vrai  une  vie 
nouvelle  de  grandeur  et  d'union. 


1  Le  colonel  Pruneau,  commandant  le  4*  colonial,  venait,  le  jour 
même,  d'être  promu  olTicier  de  la  Légion  d'honneur.  Le  42«  colonial, 
arrivé  de  l'Argonne  depuis  peu,  alternait  avec  le  .33«  colonial  pour 
tenir  le  secteur  de  Massives,  entre  la  2«  et  la  3^  division  coloniale. 


LE  FOUTIN  DEBEAUSÉJOUR  181 


* 


«  Nous  les  aurons,  et  bientôt!  »  avait  dit  l'aumônier. 
Deux  jours  après,  «  revenu  au  poste  d'honneur  »  du 
Fortin,  il  exprime  encore  son  «  espoir  de  plus  en  plus 
affermi  d'une  prochaine  marche  en  avant  ».  C'était  le 
temps  où,  à  une  autre  extrémité  du  front,  en  une  seule 
journée,  la  Targette  avait  été  prise  ainsi  que  la  moitié 
de  Neuville-Saint-Vaast  et  l'est  de  Garency  ;  où,  en 
moins  de  deux  heures,  partant  du  bois  de  Béthonval,  un 
détachement  du  33^  corps,  le  corps  d'armée  du  géné- 
ral Pétain,  avait  dépassé  le  célèbre  Labyrinthe^  réseau 
inextricable  de  réduits  bétonnés  et  de  barbelés,  franchi 
quatre  kilomètres  sous  le  feu,  et  s'était  engagé  sur  la 
crête  de  Vimv...  La  trouée  était  virtuellement  faite. 
Les  Allemands  avaient  commencé  un  instant  à  évacuer 
Douai...  Toutes  les  espérances  étaient  permises. 

Hélas!  il  fallut,  à  Beauséjour,  en  revenir  à  la  guerre 
de  tranchées  et  à  la  pire  de  toutes,  la  guerre  de  mines. 

Mais  dès  lors  nous  avions  sur  ce  point  rattrapé 
l'avance  prise  par  les  Allemands.  A  la  date  du  7  mai, 
le  capitaine  Monnier  comptait  déjà,  «  rien  que  dans  le 
secteur  de  sa  compagnie  et  de  la  voisine,  onze  mines 
avançant  vers  les  Boches  ».  Les  camouflets  se  multi- 
plièrent, enfouissant  chaque  fois  dans  leurs  terriers,  à 
huit  ou  dix  mètres  de  profondeur,  les  sapeurs  bavarois, 
tant  et  si  bien  qu'aux  alentoufs  du  Fortin,  les  coloniaux 
finirent  par  dominer  sous  terre,  comme  ils  l'avaient 
fait  au  grand  jour. 

Mais  la  fatigue  était  intense.  Tant  de  déceptions  rela- 
tivement à  la  lin  de  la  guerre  semblaient  engourdir  les 
corps  et  les  âmes.  Et  parmi  les  nouvelles  recrues,  ceux 
que  le  Père  Lenoir  appelait  «  ses  chers  petits  15  », 
certains  risquaient  de  se  laisser  paralyser  même  avant 


182  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

d'agir.  Heureusement,  les  fêtes  de  Pentecôte  retrou- 
vèrent le  4e  colonial  à  Hans.  Plus  que  jamais  tous 
avaient  besoin  du  don  de  force,  promis  par  l'Esprit- 
Saint. 


Quand  la  mère  est  outrag-ée,  est-ce  que  les  fds  marchandent 
leur  peine  pour  la  défendre?  Nous  défendons  ici  notre  mère 
la  France  violée,  et  nous  chercherions  à  nous  soustraire?  . 

Rejetez  encore,  je  vous  en  prie,  comme  une  expression  de 
lâcheté,  ce  mot  que  vous  entendez  trop  souvent,  la  «  blessure 
heureuse  ».  Heureuse,  une  blessure  qui  vous  empêche  de 
défendre  plus  longtemps  votre  mère?  heureuse,  une  blessure 
qui  prive  le  régiment  d'un  fusil?  heureuse,  une  blessure 
qui  vous  rend  inutiles  à  la  cause  sacrée,  pressante,  qui 
réclame  toutes  nos  forces  ? 

Je  ne  veux  plus  entendre  ce  mot- là  parmi  vous  :  il  n'est 
pas  chrétien,  ni  français.  //  n'y  a  qu'une  blessure  heureusey 
celle  qui  permet  de  rester  au  poste. 

Mes  chers  amis,  avez- vous  remarqué,  à  Beauséjour,  ces 
pommiers  en  fleurs  qui  bordent  le  ruisseau  de  Marson  ;  ils 
sont  écartelés,  déchiquetés  par  les  obus.  Mais,  de  leurs 
troncs  ouverts  qui  saignent  encore,  entre  les  branches  brisées 
ou  mortes,  les  branches  vivantes  se  sont  redressées,  parées  de 
fleurs  et  bientôt  de  fruits.  Il  semble  que  ces  pauvres  arbres 
voulant  donner  jusqu'au  dernier  atome  de  leur  substance 
aient  puisé  dans  leurs  terribles  blessures  mêmes  un  surcroît 
de  sève  et  de  beauté. 

Quand  vous  les  reverrez,  pensez  à  vous  et  demandez  au 
Saint-Esprit  la  force  de  donner,  vous  aussi,  jusqu'au  der- 
nier souffle  de  vous-mêmes;  et  tant  qu'il  restera  un  peu  de 
sang-  dans  vos  veines,  un  peu  de  force  dans  vos  bras,  d'en 
faire  éclore  des  fleurs  d'héroïsme  et  des  fruits  de  victoire 
pour  la  France... 

Durant  les  jours  de  repos  du  mois  de  mai,  chaque 
soir,  de  pareils  accents  avaient  raffermi  les  cœurs.  Sur 
le  point  de  remonter  dans  la  région  privilégiée  des 
mines,  au  saillant  extrême  du  Fortin ,  un  officier  qui 
ne  se  sentait  «  pas  grande  vocation  pour  l'engloutisse- 


LE  FORTIN  DE  BEAUSÉJOUR  183 

ment  »  rendait  ce  bel  hommage  aux  eiTorts  de  Taumô- 
nier  :  «  Nous  repartons  malgré  tout  avec  entrain  et 
bonne  humeur...  Il  me  semble  que  mes  hommes  et  moi 
nous  sommes  abrités  par  le  manteau  de  la  Sainte 
Vierge,  comme  ces  corporations  et  confréries  qu'on 
représentait  au  Moyen  Age  groupées  toutes  petites 
autour  d'une  grande  Vierge  de  miséricorde  qui  étendait 
son  manteau  sur  tous.  » 

A  la  surprise  générale,  le  secteur  de  Beauséjour  était 
devenu  calme.  Advint  un  jour  où  l'on  ne  compta,  — 
chose  merveilleuse  —  ni  tué  ni  blessé,  et  une  nuit 
où  l'ennemi  «  encaissa  une  tournée  de  75  et  cent 
douze    torpilles  aériennes*  »  sans  répliquer. 

Plus  de  mineniverfer  ailés,  presque  plus  de  coucous, 
ces  oranges  à  longue  queue  qui  sifflaient  sans  arrêt  ; 
plus  de  ces  saucisses  qui  planaient  narquoises,  cherchant 
un  coin  de  figure  à  fracasser,  plus  de  bouteilles,  plus 
de  sacs  à  charbon ^  plus  de  chapeaux  d'évêques,  presque 
plus  de  grenades. 

Sur  le  rebord  des  tranchées  engraissées  de  sang 
humain,  le  printemps  profitait  de  l'accalmie  pour  épa- 
nouir hâtivement  les  reines  des  prés  et  les  coqueli- 
cots... Décidément,  Beauséjour  recommençait  à  mériter 
son  nom;  il  devenait  indigne  des  marsouins. 

Et  en  effet  le  corps  colonial  allait  être  relevé... 
Rejoindrait-il  aux  Dardanelles  le  général  Gouraud? 
Irait-il  aider  les  Italiens  à  se  mettre  en  branle?  Les  pro- 
nostics allaient  leur  train. 

Toujours  est-il  qu'à  partir  du  26  mai,  le  16^  corps 
étendit  sa  droite  jusqu'aux  abords  de  Massiges  et  le 
irie  corps  entra  en  ligne  plus  à  l'est.  Libérés,  les 
coloniaux  commencèrent  à  se  concentrer  au  nord-est  de 
Châlons. 

*  Lctirc  du  capitaine  Monnier,  20  mai. 


CHAPITRE    X 

UNE    MISSION    VAGABONDE 

DONS    ORATOIRES    DU    PÈRE    LENOIR 
CHAMPAGNE  -  PICARDIE    ALLER    ET  RETOUR 

(Juin,  Juillet  1915) 


Depuis  dix  mois  que  durait  la  guerre,  les  coloniaux 
du  l^""  corps  n'avaient  jamais  eu  de  relâche.  On  allait 
les  remettre  à  neuf.  De  lun  à  l'autre  ils  se  répétaient 
avec  orgueil  ces  paroles  que  le  général  Joffre  avait 
prononcées,  on  l'assurait,  tout  récemment  :  «  Je  ne  dis 
pas  que  le  corps  colonial  est  le  meilleur  de  tous,  parce 
que  je  ferais  des  jaloux,  mais  je  le  pense.  Je  vais  l'en- 
voyer quelques  jours  au  repos,  pour  l'avoir  scus  la 
main,  tout  frais,  au  moment  du  grand  coup.  » 

Mais  l'aumônier  ne  songeait  guère  à  se  reposer. 
Avant  même  d'être  parti,  il  préparait  vingt  projets 
pour  ces  jours  de  trêve,  en  tout  premier  lieu  celui  d'une 
«  petite  mission  pour  ses  chers  marsouins  ».  Petite... 
oui,  car  dans  son  for  intérieur  il  ne  se  faisait  point 
illusion  :  ce  n'était  qu'un  «  prétendu  repos.  En  réalité, 
écrivait -il  à  un  confident  très  sûr,  on  nous  envoie  à 
une  nouvelle  boucherie.  A  la  grâce  de  Dieu!...  Mais 
combien  j'aurais  voulu  que  des  apôtres  fussent  là  pour 
préparer  ces   milliers  de  condamnés  à  mort  1  » 


UNE  MlSSlOxN  VAGABONDE  185 


Autour  de  lui,  tous  auraient  été  fort  déçus  d'avoir 
une  (<  mission  »  prôchée  par  d'autres.  Officiers  et  sol- 
dats n'ont  qu'une  voix  pour  attester  que  le  Père  Lenoir 
avait  des  dons  oratoires  splendides. 

Assurément  rien  du  tribun,  ni  la  taille,  ni  le  port, 
ni  la  voix.  Mais  la  victoire  n'appartient  pas  toujours  à 
qui  parle  le  plus  fort. 

«  Je  suis  heureux,  écrit  le  capitaine  Monnier,  que  ses 
sermons  soient  conservés.  Il  avait,  là  aussi,  un  talent 
exceptionnel...  et  sa  parole  a  fait  un  bien  immense.  » 
—  «  Il  exprimait,  précise  le  général  Pruneau,  en  termes 
simples  et  toujours  fins,  des  idées  qui  faisaient  impres- 
sion aussi  bien  sur  les  officiers  que  sur  les  hommes.  » 

((  Je  n'oublierai  jamais,  nous  a  raconté  le  général 
Berdoulat,  son  sermon  sur  la  blessure  heureuse  à 
Ilans!...  Merveilleux  d'à-propos,  il  disait  admirable- 
ment ce  qu'il  fallait  au  moment  même  ;  des  phrases 
courtes,  impératives  :  on  aurait  dit  la  parole  d'un  chef 
donnant  une  décision.  Sobre,  net,  concis,  allant  droit 
au  but.  » 

Plus  tard,  le  colonel  Thiry  dira  de  lui  :  «  Charmeur 
dans  ses  relations  individuelles,  par  ses  discours  il 
élnit  vraiment  l'homme  des  foules.  » 

Et  un  simple  soldat  résumera  ainsi  les  sentiments 
de  ses  camarades  :  «  L'autorité  de  sa  parole,  appuyée 
sur  son  indéfectible  exemple,  était  irrésistible.  On  ne 
discutait  pas  avec  lui;  il  fallait  se  mettre  à  genoux'.   » 

Cette  puissance  de  conviction  fut  en  bonne  partie 
une  conquête  de  son  vouloir.  Théologien  au  scolasticat 
d'Ore  Place,  le  Père  considérait  «  comme  un  de  ses 
devoirs  d'arriver  à  bien  prêcher  »  et,  durant  une  année, 

*  Jules  Avril,  rapport,  p.  9. 


186 


LOUIS   LENOIR  S.  J. 


il  s'y  était  exercé  tous  les  jours  avec  un  confrère  qui 
depuis  s'est  acquis  de  la  notoriété  dans  le  sud- est  de 
la  France. 

De  ses  longues  études,  poursuivies  avec  une  rigueur 
de  méthode  impeccable,  il  avait  acquis- assez  de  con- 
naissances pour  pouvoir,  sans  consulter  aucune  note, 
mais  après  quelques  minutes  de  préparation  toujours 
faite  la  plume  à  la  main,  aborder  les  sujets  les  plus  divers. 

De  plus,  il  tenait  de  ses  nombreuses  années  de  profes- 
sorat un  vrai  don  de  clarté.  Avait- il  à  s'adapter  à  son 
auditoire?  A  vrai  dire,  je  ne  le  crois  pas.  Nulle  con- 
trainte dans  ses  exposés;  nul  efïort  de  retouche,  comme 
sur  un  vêtement  de  confection  que  l'on  recouperait 
pour  l'ajuster.  D'esprit  éminemment  plastique ,  le  Père 
Lenoir  pensait  directement  sur  mesure.  Il  avait  si  bien 
conscience  des  besoins  de  ses  auditeurs,  de  leurs  fai- 
blesses et  de  leur  noblesse,  que,  sans  le  chercher,  il 
pensait  avec  eux.  De  là  ces  mots  si  fréquemment 
remarqués  «  qui  allaient  droit  au  cœur  et  ces  allusions 
opportunes  qui  donnaient  à  son  enseignement  une  portée 
extraordinaire  ». 

Il  se  pliait  avec  autant  de  souplesse  aux  événe- 
ments. Pour  tirer  parti  des  circonstances,  il  semble 
difficile  de  le  surpasser.  Un  chef  qui  part  ou  qui  arrive, 
la  prouesse  d'un  camarade,  la  lettre  d'un  blessé,  le 
blason  d'une  ville  qu'on  traverse ,  des  coquelicots  dans 
les  champs  qui  entourent  l'autel,  un  ancien  prieuré  de 
Malte  où  l'on  cantonne,  les  églises  grecques  de  Macé- 
doinii,  tout  lui  sera  une  occasion  d'enseigner.  En  sorte 
qu'un  capitaine  a  pu  écrire  :  «  Indépendamment  de 
leur  intérêt  intrinsèque,  ces  sermons  sont  un  peu  Yhis- 
toire  du  régiment,  de  ses  souffrances,  de  ses  déboires, 
de  ses  joies  et  de  ses  succès.  Beaucoup  d'entre  eux 
devraient  trouver  place,  en  partie,  dans  la  biographie 
de  leur  auteur ^..  » 


*  GapiLaiac  Moiinier. 


UiNE  MISSION  VAGABONDE  IS"! 

Aussi  plusieurs  allaient-ils  aux  offices  simplement 
pour  le  sermon.  C'était  un  fait  ccnnu  au  4*^  colonial 
que  le  commandant  Gicquel,  protestant,  avait  une  vive 
admiration  pour  le  Père  Lenoir.  «  C'est  un  homme 
supérieur,  »  répétait-il.  Un  autre  officier  non  catholique 
disait  souvent  de  Taumônier  :  «  Je  respecte  cet  homme  ; 
sa  foi  vous  remue  ;  »  et  quand  il  discutait  de  choses 
religieuses,  ce  qu'il  faisait  volontiers  dans  Tintimité, 
celui  qui  désirait  clore  le  débat  n'avait  qu'à  lui  lancer 
cette  phrase  :  «  Trouve -moi  un  abbé  Lenoir  dans  ta 
religion.  »  La  discussion  en  restait  là. 

Tant  de  qualités  permettaient  au  Père  d'aborder  avec 
succès  des  problèmes  très  délicats,  et  de  faire  com- 
prendre aux  troupiers  des  doctrines  dont  l'élévation, 
surtout  parmi  leurs  soucis  de  guerre,  eût  semblé  pour 
eux  inaccessible  ^  On  nous  a  cité  notamment  de  ce 
genre  des  questions  concernant  la  grâce  et  la  liberté, 
la  Providence,  la  réversibilité  des  mérites...  Et  nous 
aurons  l'occasion  d'en  relever  d'autres. 

Pour  l'instant,  seule  la  «  mission  ambulante  »  du 
premier  grand  repos  doit  nous  retenir. 


Elle  s'annonça  dès  les  premiers  jours  de  juin,  avant 
la  Fête-Dieu,  dans  les  cantonnements  qui  entourent 
Saint-Hilaire-au-Temple.  Exquise  délicatesse  de  la  Pro- 
vidence :  un  détachement  qui  rejoignit  alors  le  4^  colo- 
nial comptait  trois  prêtres  soldats.  «  Je  trouvai  le 
Père,  écrit  M.  l'abbé  Thibon,  installé  dans  la  petite 
sacristie  de  l'église  de  Vadenay,  se  tenant  de  nuit  et 
de  jaur  à  la  disposition  de  «  ses  enfants  ».  Il  nous  reçut 

^  Nous  avons  trouvé  cette  remarque   en    particulier  sous  la  plume 
des  capitaines  d'Ussel  et  Monnier  et  du  lieutenant  Bédicr. 


188  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

avec  une  joie  toute  surnaturelle,  comme  ses  frères, 
heureux  de  compter  sur  nous  pour  le  seconder  et  in- 
tensifier la  vie  religieuse  du  régiment...  » 

Peu  de  jours  après  on  se  mettait  en  route...  et  le 
7  juin,  au  crépuscule,  les  coloniaux  passaient  «  tan- 
gents »  à  Paris,  roulant  lentement,  mais  sans  arrêt,  en 
vue  de  Montmartre.  Le  lendemain  le  régiment  débar- 
quait à  Revelles,  à  quinze  kilomètres  au  sud-ouest 
d'Amiens.  Le  premier  corps  colonial  était  devenu  ré- 
serve du  groupe  d'armées  du  nord. 

C'est  là  que  le  Père  Lenoir  eut  à  trancher  un  cas 
de  conscience  angoissant. 

Dès  les  premiers  jours  de  guerre,  durant  la  marche 
en  avant  vers  la  Belgique,  le  Père  avait  distribué  à 
ses  hommes  la  communion  non  à  jeun,  à  toute  heure 
de  jour  ou  de  la  nuit,  déduisant  logiquement  sa  con- 
duite des  principes  généraux  de  la  théologie  morale 
sur  le  danger  de  mort.  Pour  qu'il  ne  subsistât  pas  de 
doute  sur  l'application  de  ces  principes,  un  décret  ro- 
main «  inspiré  par  l'amour  des  âmes*  »  avait,  le  11  fé- 
vrier 1915,  fixé  ce  point  de  doctrine  en  notifiant  que 
«  les  soldats  appelés  au  combat,  les  soldats  sur  le 
front,  pouvaient  être  admis,  servatis  servandis,  à  la 
sainte  communion  sous  forme  de  viatique  ». 

Pour  préoises  que  fussent  ces  paroles,  elles  n'en 
laissaient  pas  moins  place  à  des  interprétations  di- 
verses. «  Appelés  au  combat  »?...  Fallait-il,  pour  bé- 
néficier du  décret,  attendre  qu'on  fût  à  la  veille  d'une 
attaque?  Mais  alors  la  plupart  des  soldais  n'auraient 
plus  le  temps  d'en  profiter  et  le  privilège  resterait  illu- 
soire. «  Sur  le  front  »?...  Quelle  extension  donner  à  ce 
terme?  Nul  doute  qu'il  ne  s'appliquât  aux  secteurs  d'où 


*  «...  bono  animarum  consulere  cupiens...  milites  ad  prselium 
vocatos  (soldati  sul  fronte)  admitti  posse,  servatis  servandis,  ad  S.Men- 
sam  Eucharisticam  per  moduni  Viatici.  »  Acla  Apostolicx  Sedis,  1915 
p.  97. 


\ 


UNE  MISSION  VAGABONDE 


189 


sortaient  les  marsouins.  Le  danger  de  mort  n'y  était 
pas  chimérique,  certes,  puisque  à  cette  date  le  seul 
4*^  colonial  avait  déjà  vu  passer  dans  ses  cadres,  en 
tués,  malades  ou  blessés,  près  de  quinze  mille  hommes! 


CANTONTŒÎVÎENTS    DE   REPOS- JUfN  191S 


Echelle 


ARRAS 


^ABSEVILIZ 


Hornrv  f^evettei 


Mais  ici,  à  Revelles,  à  trente  ou  quarante  kilomètres 
de  la  ligne  de  feu,  était-ce  le  front?... 

Que  faire?...   Très  humble  et  défiant  de  ses  propres 
lumières,  le  Père  consulta. 


J'exposai,  raconte-t-il,  ma  difficulté  au  curé,  vieux  saint 
homme  du  bon  Qieu,  dont  le  seul  abord  et  surtout  la  prière 
à  1  autel  m'avaient  fait  une  profonde  impression.  Je  lui  mon- 
trai le  décret  qu'il  ne  connaissait  pas,  lui  expliquai  ce  que 
nous  faisions  depuis  dix  mois  dans  un  danger  continuel,  et 
comment,  au  repos  où  nous  étions,  il  me  semblait  impossible 


190  Î.OUÎS  LENOIR  S.  J. 

(le  continuer.  Le  curé  promit  de  prier  el  de  réfléchir,  et  de 
rendre  réponse  le  soir.  Et  le  soir  voici  ce  qu'il  me  dit  : 
«  A  mon  humble  avis,  vous  pouvez  et  devez  continuer  même 
ici,  et  cela  pour  deux  raisons  :  l»  Votre  général  vous  promet 
deux  ou  trois  semaines  de  repos.  Qu'en  sait-il?  Que  l'on  ait 
besoin  subitement  d'un  renfort  quelque  part,  on  fera  appel 
aux  coloniaux  et  ils  partiront  précipitammen-t  sans  leur 
viatique.  2°  Quand  même  vous  seriez  certains  de  rester  ici 
trois  semaines  et  davantage,  le  régime  d'exercices  auquel 
sont  soumis  les  hommes  tous  les  jours  (le  curé  les  voyait 
depuis  leur  arrivée  partir  chaque  matin  pour  la  marche  à 
deux  ou  trois  heures  et  ne  rentrer  qu'à  dix  heures  pour  la 
soupe,  avec  défense  de  sortir  des  granges  jusqu'à  l'exercice 
du  soir),  leur  rendant  absolument  impossible  la  communion  à 
jeun,  ils  arriveront  au  dernier  jour  du  repos  tels  qu'au  pre- 
mier, et  ce  n'est  pas  au  moment  du  départ  que  vous  pourrez 
les  confesser  et  les  communier  tous.  Et  cependant,  ils  ont 
tous,  non  seulement  le  droit,  mais  le  devoir  de  recevoir  le 
viatique  avant  d'aller  à  la  mort.  Donc,  donnez -le -leur  dès 
maintenant:  Sacramenta propter  homines^. 


Ainsi  fut  fait.  Les  communions  furent  nombreuses. 
Et  la  fête  du  Sacré-Cœur  se  clôtura  le  dimanche  13  juin 
par  une  splendide  procession,  où  les  civils  furent  bien 
surpris  de  voir  que,  parmi  les  officiers  ou  les  soldats 
qii  ne  suivirent  pas  le  Saint- Sacrement,  un  grand 
nombre  s'agenouillaient  pieusement  sur  son  passage. 
Quant  aux  autres,  nous  a-t-on  raconté  à  Revelles 
même,  à  tout  le  moins  «  s'arrêtaient-ils  de  fumer  leur 
pipe  ». 

Gomme  pour  confirmer  les  arguments  du  bon  curé, 
le  lendemain  de  la  fête,  en  pleine  nuit,  l'alerte  fut  don- 
née, et  tous  nos  coloniaux  furent  «  subitement  enfour- 
nés dans  des  camions  pour  aller  se  battre  du  côté 
d'Hébuterne,  au  sortir  même  de  l'auto...  De  fait  nous 
ne  nous  battîmes  pas,   mais  nous   partions  pour  cela, 

*  Lettre  au  Père  G.  G.,  30  novembre  1916, 


UNE  MISSION  VAGABONDE  191 

et,  bien  évidemment,  sans  même  avoir  eu  le  temps  de 
passer  par  l'église'...  ». 

Plus  au  nord,  entre  Neuville-Saint-Vaast  et  Ecurie, 
les  ((  gas  à  Pétain  »  achevaient  alors  la  conquête  du 
Labyrinthe  ei  prenaient  le  cimetière  de  Souchez  (17  juin). 

Durant  plusieurs  jours,  les  coloniaux  marquèrent  le 
pas,  «  trépignant  d'impatience,  »  attendant  l'ordre 
d'achever  la  trouée. 

Une  fois  de  plus,  ils  furent  déçus  et  l'on  revint  au 
repos  à  Test  de  DouUens.  Entassés  dans  le  petit  vil- 
lage d'Halloy,  les  3600  marsouins  du  4®  n'y  trouvèrent 
pas  le  confort  ;  mais  leur  groupement  même  favorisait 
l'action  religieuse  de  l'aumônier.  Le  Père  y  reprit,  sans 
tarder,  la  «  mission  »  commencée  à  Vadenay.  Il  en 
ouvrit  cette  deuxième  phase  par  une  exhortation  austère, 
incisive,  sur  saint  Jean-Baptiste,  dont  on  fêtait  le  lende- 
main la  nativité. 


La  mission  de  ce  saint,  dit  un  griffonnage  daté  du  23  juin, 
fut  d'annoncer  la  venue  du  Sauveur  et  d'y  préparer  les  âmes. 
Or  toute  sa  préparation  se  résumait  dans  ce  mot  :  «  Péni- 
tence !  faites  pénitence  I  »  Aujourd'hui,  plus  que  jamais, 
nous  avons  besoin  du  Sauveur,  besoin  de  grâces  de  salut, 
pour  Rous,  nos  familles,  la  France.  Donc,  pénitence!  Que 
la  France  tout  entière  ait  eu  besoin  d'expiation,  peut- 
être!...  Je  ne  sais  pas...  Nous,  du  moins,  c'est  en  cet  esprit 
que  nous  devons  accepter  nos  souffrances,  marches  et  exer- 
cices, corvées,  séparations... 


De  cette  pénitence  qu'il  prêchait  aux  autres,  le  Père 
Lenoir  donnait  l'exemple  tout  le  premier.  Gomme  à 
Virginy,  comme  à  Courtémont,  comme  à  Vadenay, 
comme  à  Revelles,  pour  être  constamment  à  la  dispo- 
sition de  ses  hommes,  il  avait,  à  Halloy,  élu  domicile 


*  Même  lettre  au  Père  G.  G. 


^^^pp' 


192  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

dans  la  sacristie  de  l'église.  A  ceux  qui  lui  proposaient 
un  g\ie  moins  inconfortable  :  «  Celle  de  Virginy  ne 
valait  pas  celle-ci,  »  répondait-il  en  souriant.  Il  est  vrai 
que  la  sacristie  d'Halloy  n'avait  pas  reçu  d'obus  ;  mais, 
de  l'aveu  même  de  son  occupant,  c'était  «  un  trou  de 
3  mètres  50  sur  2  mètres  :  juste  la  place  de  l'armoire 
aux  ornements,  d'une  botte  de  paille  et  de  deux 
chaises  ».  C'est  là  qu'il  se  tenait  jour  et  nuit,  sauf  à 
l'heure  du  repas  de  midi.  Et  «  depuis  3  heures  et  demie 
du  matin,  avant  la  marche,  jusqu'à  10  heures  du  soir, 
—  ou  9  heures  suivant  la  sonnerie  du  clairon,  —  c'était 
un  défilé  ininterrompu  d'hommes  qui  venaient  se  con- 
fesser et  communier*  ». 

Pour  ses  chers  marsouins,  il  lui  arrivait  même  de  se 
priver  des  joies  les  plus  douces.  Un  de  ses  frères  se 
trouvant  alors  à  vingt -cinq  kilomètres,  l'aumônier  ne 
crut  pas  avoir  le  droit  de  distraire  quelques  heures 
pour  aller  le  voir.  «  Je  ne  puis,  disait-il,  m'absenter 
aussi  longtemps,  à  cause  des  soldats  qui,  continuelle- 
ment, viennent  me  trouver  à  la  sacristie-.  » 

Ces  enseignements  sur  la  pénitence,  la  fête  du  Pré- 
cieux Sang  lui  donna  quelques  jours  plus  tard  l'occa- 
sion de  les  compléter,  en  rappelant  la  doctrine  de  l'ex- 
piation :  encore  un  point  fondamental  dans  l'économie 
chrétienne.  Les  méprises  et  les  calomnies  dont  ce 
dogme  était  l'objet  amèneront  à  plusieurs  reprises  le 
Père  Lenoir  à  y  insister.  Enseignement  délicat  qui, 
mal  présenté,  risque   de  faire  saigner  des  cœurs   déjà 


*  A  SCS  parents,  SS  juin. 

2  Tel  ou  tel  nous  a  même  affirmé  avoir  à  plusieurs  reprises  passé 
une  nuit  entière  à  causer  avec  le  Père  Lenoir,  «  de  9  heures  du  soir 
au  lever  du  jour.  Et  maljrré  sa  fatig-ue,  il  ne  me  renvoyait  pas.  Il 
répondait  avec  la  même  bonté  à  toutes  mes  questions,  indéfiniment, 
sur  toute  sorte  de  choses.  Ce  qu'il  a  fait  de  bien  cet  homme  c'est 
inouï.  Pour  s'en  rendre  compte  il  n'y  a  que  ceux  qui  l'ont  connu.  » 
(Témoignage  de  plusieurs,  à  peu  près  dans  les  mêmes  termes,  entre 
autres  de  Louis  Roux.) 


UNE  MISSION  VAGABONDE  193 

meurtris;  mais,  sur  ses  lèvres,  cette  doctrine  apaisait 
les  soulîrances,  exaltait  les  courages. 

Après  avoir  signalé  cette  «  loi  de  l'histoire  humaine, 
que  toute  insulte  grave  appelle  une  effusion  de  sang  », 
Dieu,  dit-il,  «  qui  avait  toujours  formellem.ent  interdit 
que  le  sang  de  l'homme  lui  fût  offert,  imagina  cette 
folie  de  venir  lui-même  sur  terre,  et  incarné.  Dieu  et 
homme  tout  ensemble,,  de  verser  son  sang,  le  sien,  son 
sang  divin,  dans  un  sacrifice  qui  expierait  les  fautes 
de  1  humanité  ». 


Nous  pourrions  refaire  l'histoire  depuis  deux  mille  ans, 
rien  qu'en  suivant  à  la  trace  ce  sang-  rédempteur.  C'est  une 
longue  et  large  traînée  qui  descend  du  Calvaire,  s'étend  sur 
la  Judée,  g'ngne  peu  après  tout  l'empire  romain,  le  déborde, 
jaillissant  à  nouveau  de  chaque  autel  et  de  chaque  cœur  de 
prêtre,  grossi  par  toutes  les  prières  et  tous  les  sacrifices  qui 
semblent  rouvrir  la  source  divine,  arrêté  çà  et  là  par  les 
dip:ues  de  rindifférence  ou  de  la  haine,  mais  finalement  bous- 
culant tous  les  obstacles  et  couvrant  le  monde;  véritable 
fleuve  où  tous  les  repentirs  sont  purifiés,  où  tous  les  héroïsmes 
trouvent  leur  force,  où  toute  âme  qui  veut  vivre  peut  se 
plonger  et  renaître  à  la  vie  divine,  immortelle.. 

Puis,  d'un  mouvement  naturel,  la  pensée  de  l'ora- 
teur se  reportait  sur  cette  autre  traînée  de  sang,  que 
tous  ses  auditeurs  depuis  un  an  voyaient  «  couler  des 
blessures  de  leurs  camarades  ou  de  leurs  propres 
blessures  ».  Ainsi  que  celui  du  Christ,  ce  «  beau  sang 
de  France  »  était  aujourd'hui,  comme  il  avait  toujours 
été  dans  l'histoire,  un  «  sang  libérateur  ». 

Dès  les  origines  de  notre  pays,  peu  à  peu  il  a  été  répandu 
en  Europe  et  jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  pour  défendre 
les  nations  contre  l'injustice,  pour  les  délivrer  de  tout  escla- 
vage, pour  maintenir  dans  le  monde  les  libertés  religieuses 
et  sociales.   Creusez  les  champs  où  s'est  arrêtée  l'invasion 

i3 


■ma 


194  LOUIS  LENOIR   S.  J. 

barbare,  soulevez  les  ruines  de  la  Palestine  ou  de  la  Syrie, 
fouillez  les  plaines  de  Polog^ne,  les  plagies  du  Mexique  et 
des  Etats-Unis,  les  montagnes  d'Arménie,  les  abords  du 
Vatican,  cherchez  tous  les  coins  du  monde  où  quelque 
liberté  violée  ait  appelé  au  secours,  partout  vous  trouverez 
la  trace  du  sang-  français.  Et,  maintenant  encore,  \,e  fleuve 
suit  normalement  son  C(3urs ;  s'il  coule  depuis  onze  mois,  s'il 
a  coulé  à  Jaulnay,  à  Massiges,  à  Beauséjour,  c'est  une  fois 
de  plus  pour  sauver  le  pays  et  le  monde  entier  de  la  bar- 
barie, c'est  pour  défendre  le  droit  de  Dieu  et  le  droit  des 
gens.  —  Voilà  notre  gloire... 

Aussi,  mes  chers  amis,  à  cette  heure  où  la  France  réclame 
votre  sang,  pour  continuer  son  œuvre,  je  vous  supplie  de  le 
faire  plus  pur,  plus  riche,  plus  généreux,  en  y  mêlant  une 
fois  encore  le  sang  du  Christ. 


Et  le  discours  s'achevait  par  l'appel  ordinaire  à  la 
connmunion. 

Loia  des  champs  de  bataille  et  de  ces  temps 
héroïques,  nous  sommes  aujourd'hui  peut-être  bien 
refroidis  pour  vibrer  pleinement  à  ce  genre  d'éloquence. 
Serait-ce  que  des  doigts  malhabiles  ont  trop  joué  de 
certaines  cordes  et  les  ont  brisées? 

Des  journalistes  de  boulevard  ont  tellement  galvaudé 
ces  nobles  sentiments  !  Mais  autre  chose  est  de  lire  un 
prêche  qui  sent  l'encre  d'imprimerie,  autre  chose  de 
recueillir  le  même  appel  d'une  bouche  qui  vous  a 
maintes  fois  consolé  sous  les  minen  au  petit  poste. 
C'est  grâce  à  de  pareils  enseignements  que  de  pauvres 
enfants  déprimés  par  les  horreurs  de  la  guerre  virent 
peu  à  peu  se  transfigurer  leur  vie  de  sacrifice. 

Au  reste,  Faumônier  était  trop  bon  psychologue 
pour  se  maintenir  toujours  à  ces  hauteurs.  Il  visait 
bien  plus  à  instruire  qu'à  émouvoir.  Volontiers,  sa 
causerie  se  faisait  familière,  et,  ramassant  l'objection 
courante,  il  y  répondait  d'un  tour  incisif  qui  semblait 


UNE  MISSION   VAGABONDE  i95 

prolonger  les  conversations  de  la  journée.  Ainsi,  pour 
nous  en  tenir  strictement  aux  sermons  de  Halloy,  voici 
comment,  au  soir  de  la  fête  de  saint  Pierre  et  saint  Paul, 
il  terminait  une  instruction  sur  lEglise  : 

Et  que  personne,  parmi  ^'ous,  n'aille  donner  à  sa  lâcheté 
cette  excuse  trop  fréquente  :  «  Mais  je  suis  catholique,  je 
crois  en  Dieu .  jai  été  baptisé,  j'ai  fait  ma  première  commu- 
nion... Je  vais  de  temps  en  temps  à  la  messe...  D  ailleurs  je 
ne  fais  de  tort  à  personne..  Et  puis,  tenez,  j'ai  mes 
médailles!  t»  Ou  bien  :  «  Moi,  j'ai  ma  religion,  c'est  mon 
idée,  à  chacun  la  sienne!  »  Tout  cela,  ce  sont  des  prétextes, 
des  paravents  pour  la  lâcheté  de  qui  n'ose  pas  pratiquer.  Si 
vous  avez  la  fo: ,  vous  devez  accepter  tout  ce  que  lEglise 
catholique  vous  ordonne  au  nom  de  Jésus-Christ.  Dieu  est-il 
le  Maître,  oui  ou  non?  Si  oui,  est-il  libre  de  fixer  les  condi- 
tions qu'il  veut  à  votre  entrée  au  ciel'' Si  oui,  pouvez-vous 
en  prendre  et  en  laisser?  Et  quand  viendra  l'heure  du  règle- 
ment des  comptes,  et  qu'il  vous  demandera  :  «  As-tu  fait  ceci 
que  j'ordonnais?  T'es- tu  abstenu  de  cela  que  je  défendais?  » 
pourrez-vous  lui  répondre.  «  Non,  Seigneur;  mais  cela  c'est 
votre  religion,  moi.  j  avais  la  mienne  n  ? ... 


* 


Cependant,  comme  cantonnement  de  repos,  le  vil- 
lage d'Halloy  était  bien  misérable.  Les  coloniaux  méri- 
taient mieux.  Vignacourt,  grosse  bourgade  de  la 
Somme  au  nord-ouest  d'Amiens,  leur  ouvrit  ses  portes. 
—  Le  4<i  y  pénétra  a  si  fier  d'allure  et  d'entrain  qu'on 
Taurait  dit  tout  frais  sorti  du  dépôt  n.  Et  dès  le  soir 
de  l'arrivée,  le  5  juillet,  la  splendide  église  vit  sous  ses 
voûtes  douze  cents  hommes,  qui  continuaient  leur 
«  mission  n. 

C'est  à  Vignacourt  que  le  Père  Lenoir  mit,  —  assu- 
rément sans  le  vouloir,  —  un  lieutenant  de  ses   amis 


196  LuUiS  LENOIH  S.  J. 

dans  un  grand  embarras.  Un  caporal,  afin  de  pou- 
voir g-agner  la  mission,  désirait  régulariser  sa  situation 
matrimoniale.  On  résolut  de  le  faire  sur  place.  On  veut, 
écrivait  l'oiïicier,  «  profiter  de  ce  que  nous  sommes  au 
repos  pour  faire  une  grande  cérémonie;  cela  pourrait 
donner  à  d'autres  Tidée  de  se  mettre  en  règle.  Mais 
pour  que  la  cérémonie  soit  convenable,  il  faut  que  la 
mariée  soit  munie  d'une  robe.  L'aumônier  paiera  le 
voyage.  Il  me  demande  de  fournir  la  robe.  »  Or,  ajou- 
tait le  pauvre  lieutenant,  encore  célibataire,  «  j'ignore 
absolument  quel  prix  il  faut  y  mettre,  si  elle  doit  être 
blanche,  en  drap,  en  flanelle,  en  toile  ou  en  satin...  » 
Et  il  implorait  de  sa  famille  ces  notions  indispen- 
sables ((  le  plus  vite  possible  ».  Quel  fut  le  dénouement 
de  tant  d'efforts?  J'en  demande  pardon  aux  curieux, 
mais  le  roman  s'arrête  là.  Et  je  crois  bien  qu'en  fait, 
par  suite  du  vagabondage  du  corps  colonial,  tout  fut 
renvoyé  au  temps  de  la  permission,...  ces  quatre  jours 
de  rêve  dont  on  commençait  dès  lors  à  parler. 

Il  n'y  avait  en  effet  qu'une  semaine  qu'on  goûtait  les 
douceurs  de  Vignacourt,  quand,  la  veille  du  14  juillet, 
le  bruit  circula  que  le  régiment  partait  dans  la  nuit. 
On  maugréa  du  contretemps  :  pour  la  fête  nationale, 
les  cordons  bleus  du  village  s'apprêtaient,  de  concert 
avec  les  sergents-majors,  à  régaler  les  troupiers.  Tous 
ignoraient  que  les  Allemands  venaient  de  donner  en 
Argonne  un  violent  coup  de  boutoir.  L'ordre  paraissait 
ferme;  on  dut  en  hâte  distribuer  tous  les  extras  :  vin, 
biscuits,  jambons  et  cigares,  non  prévus  par  la  capa- 
cité des  voitures  régimentaires  ;  si  bien  que ,  lorsque 
le  contre -ordre  arriva,  —  car  un  contre -ordre  arrive 
parfois,  —  le  vin  était  bu,  les  biscuits  et  le  jambon 
mangés,  les  cigares  fumés.  Une  conséquence  bien 
inattendue  fut  que  les  réjouissances  de  la  fête  nationale 
se  trouvèrent  presque  monopolisées  par  l'église.  Devant 
près  de  deux  mille  hommes  qui  faisaient  craquer  les 
bas  côtés,  il  y  eut  grand'mcsse,  avec  fanfare,  piquet 


UNE  MISSION  VAGABONDE  197 

en  armes,  comme  toujours  formé  de  volontaires.  La 
Marseillaise  servit  d'ouverture,  avant  l'entrée  du  prêtre. 
Puis  la  chorale,  merveilleusement  transformée  pendant 
ces  jours  de  repos,  exécuta  des  chants  palestri- 
nieus. 


Le  lendemain ,  le  4e  colonial  était  revenu  en  Cham- 
pag-ne,  non  pas  aux  tranchées  encore,  mais  en  une 
coquette  petite  ville,  adossée  à  une  montagne  que  cou- 
vraient des  vignes  superbes;  ses  rues  tortillées  et 
propres,  riches  en  eaux,  étaient  bordées  de  vieilles 
maisons  où  se  conservaient  toutes  les  traditions  de 
l'hospitalité  française.  Au  reste,  sur  le  blason  de  la 
ville  s'étalait  un  grand  cœur,  et  le  pays  s'appelait 
Vertus.  L'accueil  fut  charmant  ;  il  n'y  eut  qu'une 
plainte  parmi  les  habitants  :  certains  n'avaient  pas 
assez  de  soldats  à  loger... 

Le  dimanche,  l'union  de  l'élément  civil  et  militaire 
se  retrouva  aux  offices.  Pour  mieux  la  sceller,  ce  fut  le 
curé  de  la  paroisse,  «  charmant  et  spirituel,  »  qui  parla 
aux  coloniaux ,  «  et  l'aumônier  qui  sermonna  les 
femmes*  », 

Dans  cette  paroisse  oi^i  une  personne  qu'il  consolait 
lui  avait  répondu  :  «  Je  préfère  être  la  veuve  dMn 
brave  que  la  femme  d'un  lâche,  »  le  Père  Lenoir  fut 
à  Taise  pour  donner  des  conseils  «  sur  la  manière 
d'écrire  aux  absents  des  lettres  qui  trempent  leur  cou- 
rage, au  lieu  de  les  amollir  ». 

Au  reste,  c'est  dans  les  archives  mêmes  du  canton  et 
dans  les  plus  belles  citations  de  guerre  des  Vertusiens 
qu  il  avait  puisé  les  exemples  nécessaires  pour  appuyer 

*  Lettre  du  capitaine  Muuuier,   18 Juillet. 


198  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

sa  parole.   Comment  dès  lors  n'aurait-il  pas  trouvé  le 
chemin  des  cœurs? 

Ces  délices  étaient  trop  parfaites  pour  durer.  Dans 
la  nuit  du  21  juillet,  un  grand  branle-bas  transporta  le 
réj^iment  loin  de  toute  civilisation,  «  en  plein  bois  de 
sapins  sales  et  rabougris ,  dans  la  Champagne  pouil- 
leuse,... doublement  bien  nommée  ». 

Bivouaques  au  nord- est  de  Somme -Suippe,  à  qua- 
torze kilomètres  de  Hans*,  les  coloniaux  se  trouvaient 
ramenés  à  leur  point  de  départ.  En  deux  mois  de  vaga- 
bondage légal,  ils  avaient  bouclé  le  circuit  Cham- 
pagne-Picardie aller  et  retour.  La  pluie  tombait  à 
verse  nuit  et  jour,  et  l'on  n'avait  pas  d'autre  abri  que 
les  toiles  de  tentes.  Néanmoins  la  gaieté  régnait.  La 
blague  parisienne  se  croisait  avec  les  galéjades  du 
Midi,  et  tous  s'accordaient  à  dire  que  le  gouvernement 
était  vraiment  bien  bon  de  payer  tant  de  voyages  aux 
marsouins. 

«  Et  surtout,  répliquait  un  loustic,  d'y  ajouter  les 
charmes  de  la  vie  au  grand  airl  » 

*  A  la  cole  171.  Voir  la  carte,  p.  127. 


CHAPITRE    XI 

AVANT    LA    BATAILLE    DE    CHAMPAGNE 

LE    «    CAFARD    »    d'uN     APOTRE. 
LA    PRÉPARATION    MORALE    DU    SOLDAT 

(Août,  Septembre  1915) 

Le  voyage  circulaire  procuré  au  1^"^  corps  colonial 
s'expli([uait  cependant  fort  bien.  On  espère,  au  com- 
mencement de  juin,  que  la  percée  se  fera  au  nord 
d'Arras  :  on  y  transporte  les  marsouins.  Malgré  d'ap- 
préciables succès  locaux,  le  commandement  renonce 
vers  la  mi-juillet  à  ce  champ  de  bataille  :  les  marsouins 
en  sont  retirés.  C'est  simple.  Et,  en  les  voyant  revenir 
en  Champagne,  les  espions  allemands  qui  pullulaient 
à  Châlons  comprirent  de  quel  côté  cela  allait  chauffer. 

Au  point  de  vue  psychologique,  peut-être  eût-il 
mieux  valu  ne  pas  les  ramener  si  tôt  dans  une  région 
dont  la  tristesse  était  multipliée  pour  eux  par  le  sou- 
venir de  tant  de  camarades  morts.  Mais  mieux  que 
personne  ils  connaissaient  le  terrain  d'attaque. 

L'offensive  de  Champagne  devait,  sous  la  haute  di- 
rection du  général  de  Castelnau,  être  menée  par  la  4® 
et  la  2e  armée,  celle-ci  dénommée  provisoirement,  dans 
le  but  de  dérouter  l'espionnage,  armée  de  l'A.  G.  A.  G.*. 
C'est  à  cette  dernière,  commandée  par  le  général 
Pétain,  que  le  l*""  corps  colonial  fut  rattaché. 

Ayant  ce  transfert,  le   général   de   Langle   de   Cary, 

C'est-à-dire  armée  de  L'Adjoint  du  Génârdl  des  Armées  du  Centre. 


200  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

commandant  de  la  4^  armée,  avait  tenu  le  29  juillet  à  ve- 
nir accrocher  lui-même  la  croix  de  guerre  au  drapeau  du 
4^  colonial.  Et  au  défilé  qui  suivit,  «  le  régiment,  dit 
le  Père  Lenoir,  fut  universellement  jugé  superbe  ».  A 
voir  la  perfection  de  sa  manœuvre,  on  aurait  pu  redire 
des  marsouins  le  mo-t  du  maréchal  Macdonald  au  sujet 
de  la  Grande  Armée  :  «  Ils  sont  comme  cousus  en- 
semble. » 

C'est  de  la  même  allure,  dans  quelques  semaines, 
qu'ils  graviront  les  premières  pentes  de  V Annulaire. 

Pour  le  succès  de  la  bataille  prévue,  une  chose  s'im- 
posait d'abord  :  l'organisation  du  secteur. 

Le  4*^  colonial  y  fut  appliqué.  Mais,  des  milliers  de 
coups  de  pioche  qu'on  lui  infligeait,  la  terre  se  vengeait 
en  décelant  les  chantiers,  boyaux  ou  places  d'armes, 
que  l'on  ne  pouvait  guère  plus  dissimuler  aux  avions 
que  des  barres  de  craie  sur  un  tableau  noir.  Aussi  les 
équipes  de  terrassiers  qui  partaient  chaque  soir  au 
crépuscule,  revenaient  assez  souvent,  à  l'aube,  portant 
des  morts. 

Pendant  le  jour,  on  aménageait  le  bivouac  autour  de 
la  cote  171 ,  à  deux  kilomètres  au  nord-est  de  Somme- 
Suippe.  Les  pluies  ayant  cessé,  dans  ce  parfum  de 
résine  respiré  à  pleins  poumons,  tous  se  sentaient  revivre. 

A  peine  lâchée  dans  le  bois,  l'ingéniosité  des  mar- 
souins s'était  donné  libre  carrière.  En  les  voyant  si 
prompts  à  construire  huttes  et  villas,  —  avec  jardins  !  — 
le  Père  Lenoir  songea  tout  de  suite  à  faire  dresser  une 
chapelle.  Il  le  constatait  une  fois  de  plus  :  pour  une 
foule  un  «  lieu  de  prières  »  est  nécessaire  à  l'entretien 
de  la  vie  chrétienne. 

«  L'insouciance  de  ces  hommes  est  incroyable  et  me 
désole,  écrivait-il  au  Père  Courbe.  Si  vous  saviez  quelle 
angoisse  me  prend  et  quel  cafard  aussi  parfois!... 
Ignorance  ou  indifférence  de  la  masse,  hostilité  de  cer- 
tains... Et  la  mort  est  tout  près!  » 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CIIAMPAGiNE  201 

Aussi,  pour  décorer  sa  chapelle,  réclame-t-il  dans  le 
plus  bref  délai  à  Versailles  des  drapeaux  français  et 
alliés  et  «  des  chromos  artistiques  ». 

Pour  le  8  août,  l'installation  était  achevée.  Par  une 
coïncidence  singulière,  la  messe  de  ce  jour  (11^  di- 
manche après  la  Pentecôte)  commençait  par  ces  mots 
des  Psaumes  :  Dieu  habite  dans  le  sanctuaire  qu'on 
lui  a  consacré.  Il  unit  dans  un  même  cœur  tous  ceux 
qui  viennent  l'y  chercher.  C'est  lui  qui  leur  donnera 
la  force  et  la  victoire. 


Ne  croirait-on  pas,  s'écria  raumônier,  ce  psaume  choisi 
tout  exprès  pour  Tinaug^uration  de  notre  chapelle?  Dieu 
habite...  Oh!  c'est  un  sanctuaire  bien  modeste;  mais  vous 
l'avez  élevé  de  vos  mains,  dans  la  terre  blanche  et  ia  résine; 
c'est  l'œuvre  du  rég-iment.  Les  Allemands  ont  des  chapelles 
roulantes,  comme  des  cuisines  roulantes.  C'est  plus  pratique; 
mais  combien  j'aime  mieux  vous  voir,  partout  où  nous 
passons,  ici  comme  à  Virginy,  élever  vous-mêmes  la  cagna 
du  bon  Dieu  !  C'est  l'âme  de  la  France  qui  vous  inspire  ; 
celle  qui,  dans  la  construction  des  cathédrales,  mettait  toute 
sa  foi  de  iille  aînée  de  l'Eglise,  tout  son  génie  d'ordre  et  de 
beauté,  toute  sa  finesse  d'artiste;  celle  qui,  en  vous,  ne  con- 
çoit pas  de  village  sans  chapelle.  11  lui  faut,  à  cette  âme, 
riiommage  rendu  à  Dieu,  souverain  maître  de  la  grande 
lami'le  qu'est  le  régiment.  11  lui  faut  l'abri  où  elle  se  recueille 
pour  prier  et  s'entretenir  seule  à  seul  avec  notre  Père  qui  est 
aux  cieux...  Ce  Dieu  nous  donnera  force  et  victoire:  la  vic- 
toire, oui,  demain;  mais  la  force  dès  aujourd'hui,  la  force 
d'âme,  la  force  de  faire  votre  devoir.  Ces  drapeaux,  nous  en 
décorerons  un  jour  quelque  cathédrale  du  Rhin  ;  mais 
il'abord  cet  abri  de  fortune  et  beaucoup  d'autres  peut-être... 
CeUe  force  d'âme  nécessaire  pour  savoir  attendre,  vous  ia 
trouverez  ici  dans  la  sainte  communion. 


Et  il  terminait  par  un  profond  appel  à  venir  commu- 
nier «  non  seulement  au  moment  de  la  messe,  mais  à 
toute  heure,  s'ils  ne  pouvaient  faire  autrement  ». 


202  LOUIS  LENOIR  S.  J. 


• 


Pour  secouer  cette  torpeur,  il  comptait  sp(^cialement 
sur  les  fêtes  du  lo  août.  «  Priez  beaucoup,  écrivait -il 
de  diirérents  côtés,  pour  que  TAssomption  soit  l'occa- 
sion d'un  renouveau  de  vie  chrétienne  dans,  mon  rég^i- 
ment.  »  Pourquoi  Dieu  permit-il  que  cet  espoir  fût 
trompé?  Qui  pourrait  le  dire?...  Mais  à  la  lecture  de  la 
lettre  qui  suit,  nul  n'osera,  pensons -nous,  regretter 
cette  déception  ;  et  l'on  songera  plutôt  à  bénir  un  con- 
tretemps qui  nous  vaut  de  pénétrer  à  fond  une  âme  de 
saint  et  de  connaître  le  «  cafard  »  d'un  apôLre. 

Très  cher  ami,  je  vous  écris  au  soir  de  l'Assomption,  le 
cœur  navré.  Cette  belle  fête  du  15  août,  doù  j'attendais 
tant  de  bien,  —  car,  malgré  tout,  la  plupart  de  mes  pauvres 
Mocos  ont  un  reste  d'amour  pour  la  «  bonne  Mère  »,  — 
cette  belle  grande  solennité  a  été  sabotée  par  le  diable. 

La  semaine  dernière  je  vous  écrivais  d'un  bois  de  pins,  où 
nous  bivouaquions,  en  seconde  ligne,  occupés  à  des  travaux 
de  tranchées.  Au  milieu  des  trous  où  se  terrait  le  régiment, 
nous  avions  dressé  une  ravissante  chapelle  à  ogives  et  nous 
l'avions  ornée  avec  amour.  Avec  drapeaux  et  chromos  venus 
de  Paris ,  un  artiste  nous  avait  fait  une  décoration  superbe, 
la  plus  jolie  décoration  de  guerre  que  j'aie  encore  vue.  Quand 
nous  fêterons  le  retour  dans  votre  chapelle  de  congrégation, 
à  N.-D.  de  la  Paix,  je  vous  en  montrerai  le  topo.  Notre -Sei- 
gneur était  là,  enveloppé  des  trois  couleurs;  à  toute  heure 
du  jour  et  de  la  nuit  on  venait  le  recevoir.  Mon  trou  était  à 
côté.  Et  peu  à  peu,  les  vilains  souvenirs  des  semaines  de 
repos  s'effaçant,  les  idées  sérieuses  revenant  avec  les  obus. 
je  sentais  à  nouveau  l'emprise  de  la  grâce  sur  les  âmes; 
mon  «  cafard  »  s'en  allait.  La  nuit  surtout,  à  l'heure  des 
Nicodèmes,  il  y  avait  affluence  et  bon  travail  :  certaines  de 
ces  dernières  nuits,  sous  les  pins,  dans  une  fraîcheur  déli- 
cieuse qui  contrastait  avec  le  décor  de  guerre  et  le  bruit  des 
balles  et  où  tout  inclinait  au  recueillement,  aux  conildences 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  203 

douloureuses,  à  la  contrition,  aux  adieux;  où,  successive- 
ment, au  pied  de  l'arbre,  s'asseyaient  l'apache  à  qui  le  passé 
pesait  trop  lourd  et  le  converti  de  quelques  jours  ou  de 
quelques  semaines  qui,  déjà,  dans  ses  communions  hâtives, 
avait  entendu  l'appel  et  demandait  direction  pour  la  réforme 
de  son  caractère  et  la  préparation  d'une  yie  parfaite,  —  ces 
nuits-là  resteront  parmi  les  meilleures  de  ma  vie.  Et  puis 
tous  savaient  l'approche  du  15  août.  Le  colonel  réclamait 
une  grand'messe  en  musique,  réédition  de  nos  cérémonies 
solennelles  de  Pâques,  de  Jeanne  d'Arc,  de  la  Pentecôte,  du 
14  juillet.  Autour  de  notre  chapelle,  dont  les  panneaux 
gothiques  s'enlevaient  à  volonté,  un  grand  espace  libre  était 
laissé,  abrité  par  les  pins  des  regards  ennemis...  J'escomptais 
de  7  à  800  communions. 

Et  subitement,  en  pleine  nuit,  l'ordre  est  arrivé  de  partir, 
pour  occuper  le  secteur  le  plus  désavantageux  que  nous 
ayons  encore  eu,  au  point  de  vue  apostolique  :  une  forêt  de 
chênes  * ,  séparée  des  Allemands  par  un  marécage ,  donc  en 
sécurité  à  peu  près  complète  ;  d'ailleurs  peu  de  marmites, 
peu  de  fusillades;  mais  une  étendue  considérable,  en  largeur 
et  en  profondeur  :  impossibilité  pour  les  hommes  de  venir 
me  trouver  à  leurs  rares  moments  de  loisir,  et  donc  suppres- 
sion de  presque  toutes  ces  communions  diurnes  et  noc- 
turnes; —  il  n'y  a  plus  que  celles  que  je  puis  leur  porter, 
bien  restreintes  vu  le  nombre  de  kilomètres  à  parcourir  et  le 
mode  de  groupement  des  hommes  en  ligne.  Hier,  après  un 
premier  découragement,  j'avais  repris  espoir  :  les  chefs  de 
bataillons,  désireux  de  fêter  et  de  faire  fêter  à  leurs  hommes 
l'Assomption,  s'étaient  prêtés  à  mon  projet  de  multiplier 
les  messes  un  peu  partout  dans  la  forêt  :  je  crus  même  entre- 
voir là  une  ingéniosité  nouvelle  de  notre  bonne  Sainte 
Vierge,  qui  faciliterait  la  communion  de  tous,  plus  encore 
qu'une  grand'messe  commune. 

Eh  bien!  mon  pauvre  cher  ami,  toutes  ces  messes  ont  été 
vaines;  de  6  heures  du  matin  à  midi,  j'ai  couru  tout  le  bois 
avec  ma  chapelle  portative,  ici  disant  la  messe  moi-même, 
plus  loin  la  faisant  dire  par  un  prêtre  soldat  :  nulle  part  les 
hommes  n'ont  pu  y  assister,  sauf  quelques  rares  unités.  En 

'   L*  bois  d'Hauzy,  à  l'est  de  Ville- sur-Tourbe. 


20i  LOUIS  LENOIR   S.  J. 

un  endroit,  c'est  la  pluie  qui  nous  obligeait  à  suspendre; 
ailleurs,  les  compagnies  étaient,  au  dernier  moment,  dans 
rinipossibilité  de  se  déplacer;  ailleurs,  un  travail  imprévu 
avait  fait  passer  à  tous  une  nuit  blanche  et  Ton  venait  de 
s'endormir  quand  j'arrivais  ;  ailleurs,  malentendu  sur  le  lieu  ; 
et  Faprès-midi  je  rencontrais  encore  des  groupes  cherchant 
la  messe.  J'étais  l'ourbu,  mais  désolé  plus  encore.  Alors... 


Le    Père   Lenoir   sans   doute   va  prendre   un  peu   de 
repos...  Et  certes  il  en  avait  bien  le  droit. 


Alors  je  suis  reparti,  avec  Notre-Seigneur  sur  moi, 
comme  toujours,  pour  donner  la  communion  à  ceux  qui  la 
voudraient.  Mais  que  faire  en  une  soirée  dans  cet  immense 
secteur?  J'ai  pu  voir  quelques  compagnies  seulement,  donner 
çà  et  là,  dans  les  taillis,  le  divin  contenu  de  ma  custode,  et 
la  nuit  est  déjà  venue,  sans  même  que  j'aie  pu  aller  là-bas, 
à  l'autre  bout,  voir  quelques  enfants  qui,  la  semaine  der- 
nière, m'avaient  supplié  de  leur  porter  Notre-Seigneur  s'ils 
étaient  aux  tranchées  pour  le  15  août.  N'est-ce  pas  navrant? 
Et  pour  comble,  en  cette  misérable  tournée  de  l'Assomption, 
j'ai  ramassé,  sous  les  créneaux  même,  quelques  mauvais 
livres  et  images  obscènes. 

Pourquoi  cette  malédiction  du  bon  Dieu  sur  notre 
15  août?  Pourquoi  n'a-t-il  pas  pu  venir  à  ces  centaines  d'âmes 
qui,  dans  quelques  jours,  paraîtront  devant  lui?  Car  ce  que 
nous  devions  faire  près  d'Arras  quand  on  nous  y  a  subitement 
transportés,  nous  le  ferons  sans  tarder,  ici  ou  ailleurs,  et  ce 
sera  la  grande  tuerie.  L'Assomption  devait  les  y  préparer; 
aucune  fête  ne  la  remplacera  d'ici  là.  Et  alors?  —  Je  me 
demande  quel  a  été  l'obstacle  aux  grâces  nécessaires;  et  j'ai 
grand,  grand'peur  que  ce  soit  moi.  Si  vous  saviez,  cher  bon 
ami,  combien  j^e  suis  inférieur  à  la  tâche  !  Les  «  courriers  des 
soldats  »  et  aulres  feuilles  de  nos  amis,  tout  en  me  faisant 
plaisir  et  bien  par  le  récit  de  ce  que  font  les  saints  sur  tout 
le  front,  m'agacent  au  suprême  degré  quand  elles  font  allu- 
sion à  l'aumônier  des  coloniaux  :  dans  ce  milieu  très  spécial, 
n'importe  qui  aurait  fait  dix  fois  plus  que  je  n'ai  fait.  Main- 
tenant plus  que  jamais  je  aie  sens  impuissant,  incapable,  je 


AVANT  LA   BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  205 

ne  sais  que  faire,  que  dire;  vis-à-vis  de  Notre-Se!g:neiir 
comme  vis-à-vis  des  soldats,  je  suis  paralysé,  —  et  je  sais 
qu'un  compte  terrible  me  sera  demandé,  que  je  ne  pourrai 
pas  rendre.  Priez  beaucoup,  beaucoup  pour  moi,  excellent 
ami,  —  non  pas  à  cause  de  moi,  qui  n'en  vaux  pas  la  peine, 
mais  à  cause  de  mes  pauvres  marsouins,  dont  je  ne  sauve 
pas  les  âmes. 

Voilà  mon  15  août!  Et  vous?  Que  de  fois,  aujourd'hui,  en 
polissant  dans  la  boue  de  ma  forêt,  en  quête  inutile  d'âmes  à 
laver  ou  à  nourrir,  j'ai  pensé  à  vous  qui,  là -bas,  fêtiez  splen- 
didement notre  Sainte  Vierge  et,  par  elle,  gagniez  à  Notre- 
Seigneur  vos  chers  blessés  ! 

Demandez  surtout  deux  choses  au  bon  Maître,  à  la  Sainte 
Vierge,  à  saint  Joseph...  :  d'abord  que  je  ne  sois  pas  un 
obstacle  à  leurs  grâces,  mais  que  je  sois  en  tout  et  en  chaque 
instant  tel  qu'ils  me  veulent  (dans  ma  manière  de  faire,  de 
dire,  de  penser...)  pour  le  règne  de  Dieu  dans  mon  régi- 
ment; —  ensuite  qu'avant  les  prochains  combats  nous  puis- 
sions avoir  quelque  messe  ou  cérémonie  générale  qui  rem- 
place notre  15  août  manqué,  et  où  communient  tous  ceux 
qui  auraient  communié  ce  matin,  et  d'autres,  beaucoup 
d'autres  encore,  à  la  façon  du  bon  Dieu  qui  fait  ses  seconds 
plans  plus  beaux  que  les  premiers,  —  quand  on'le  mérite'... 

Telle  est  cette  lettre  du  45  août,  dont  plusieurs 
n'ont  jamais  achevé  la  lecture  sans  pleurer.  Y  a-t-il, 
dans  la  vie  des  Saints,  beaucoup  de  commentaires  plus 
émouvants  du  servi  inutiles  sumus  ?  La  soif  des  Ames 
allait  vraiment  chez  le  Père  Lenoir  jusqu'à  la  tor- 
ture. 

Or,  tandis  qu'il  s'accusait  ainsi,  de  combien  de  tail- 
lis et  de  guitounes,  s'envolaient  des  lettres  qui  pro- 
clamaient l'éloge  de  l'aumônier  !...  «  Ce  bon  Père 
l.onoir,  écrivait  un  de  ses  visités  du  jour,  le  capitaine 
(ioville,  m'avait  promis  une  messe  pour  le  15  août... 
Il  a  tenu  sa  parole  :  j'ai  été  fort  heureux.  Rien  n'est 
plus  triste  que  ces  jours  de  fêtes  passés  sans  rien  qui 

*  Lettre  au  Père  Courlie.  /5  août. 


206  LOUIS  LENOia  S.  J. 

élève  l'Ame  et  fasse  un  peu  oublier  le  côté  matériel  et 
les  peines  de  l'heure  présente.  » 

Dans  l'exc-itation  de  leurs  premières  permissions,  les 
marsouins,  qui  commençaient  à  sillonner  la  France, 
n'oubliaient  pas  leur  aumônier  et  chantaient  ses 
louanges  à  Tenvi.  Et  malheur  à  qui  paraissait  les 
prendre  «  à  la  biague  »  ou  croire  qu'il  y  avait  mieux  ! 
Tout  récemment,  ils  avaient  entrepris  sur  ce  chapitre 
un  «  biffîn  de  2*  classe  » ,  qui  ne  chercha  pas  à  les 
contredire. 

J'ai  entendu  avant-hier,  sans  l'avoir  provoqué,  un  éloge 
magnifique  du  Père  Lenoir  par  deux  de  ses  coloniaux.  Sans 
se  douter  que  je  le  connaissais  et  qui  j'étais,  ils  ont  com- 
mencé à  parler  de  leur  aumônier,  «  leur  évêque,  »  comme 
disait  Tun.  «  Un  type  épatant,  merveilleux,  toujours  dans 
les  tranchées  ou  les  boyaux,  canne  à  la  main,  sans  le  moindre 
souci  des  balles  et  marmitages.  Malheureusement  il  se  fera 
tuer,  y  a  pas  de  doute;  mais  celui-là,  quoi  qu'il  arrive,  peut 
être  sûr  qu'on  ne  le  laissera  pas  aux  Boches.  Il  a  la  Légion 
d'honneur  et  il  la  mérite.  Blessé  à  l'épaule  par  un  obus,  pas 
évacué.  Un  coup  de  pied  de  cheval  aux  côtes,  pas  évacué. 
Et  connu  de  tous,  familier  avec  chacun.  Toujours  des  cigares, 
des  cigarettes,  des  gâteries.  Et  la  prière  du  soir  aux  tran- 
ché^îs  !  En  voilà  un  évêque  1*  » 

Mais  lui  se  déclarait  serviteur  inutile...  et  môme  ser- 
viteur coupable. 

Au  reste,  dans  le  «  ciel  noir,  très  noir  »  du  Père,  une 
éclaircie  ne  tarda  pas  à  briller.  Les  confidences  de 
l'Assomption  eurent  pour  épilogue,  quarante -huit» 
heures  après,  une  nouvelle  lettre  : 

Très  cher  ami,  il  est  minuit;  je  reviens  de  porter  Notre- 
Seigneur  à  plusieurs  kilomètres  d'ici,  à  travers  notre  forêt, 
à  deux  enfants  tout  fraîchement  convertis,  qui,   ne  l'ayant 

*  Lettre  du  Père  Chantre  au  Père  Foreau,  :^0  JiiiLiel  1915, 


AVANT  LA   BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  207 

pu  recevoir  ces  jours  derniers,  se  mouraient  de  faim.. 
Et  je  rentre,  le  cœur  un  peu  moins  serré ..  en  pensant  que 
l'amour  généreux  de  quelques  âmes  peut  compenser  aux 
yeux  du  bon  Maître  rmfidélité  de  beaucoup.  Toute  ta  jour- 
née je  vadrouille  amsi,  le  portant  sans  amour,  mais  çà  et  là, 
dans  une  tranchée,  derrière  un  buisson,  au  fond  d'un  terrier, 
le  donnant  à  des  âmes  qui  l'aiment.  Ces  jours-ci  la  distribu- 
tion a  été  assez  abondante  pour  me  consoler  un  peu  de  notre 
Assomption  manquée  Tout  à  l'heure  j'étais  même  tout 
réjoui  par  la  ferveur  de  ces  deux  petits,  agenouillés  en  plein 
bois,  tandis  que  des  rafales  d  obus  nous  passaient  par-dessus 
la  tête.  En  partant,  ils  me  disaient  «  C'est  si  bon!  C'est  le 
ciel!  »  et  me  suppliaient  de  ne  pas  les  laisser  un  jour  «  sans 
Lui  ».  Mais  le  temps  de  voir  3  500  hommes  épars  sur  le 
front  immense'  ? 


Ce  bois  d'Hauzy,  protégé  par  la  Tourbe  au  nord,  par 
TAisne  à  l'est,  était  alors  d'une  défense  facile,  qui 
permettait  aux  hommes  de  se  refaire  Ce  n'était  évi- 
demment pas  un  secteur  pour  marsouins 

Ls  4c  colonial  ne  s'y  trouvait  que  par  raccroc,  pour 
permettre  à  d'autres  troupes  d'arriver.  A  la  fin  de  sep- 
tembre, en  pleine  période  d'attaque,  la  lisière  nord  du 
bois  sera  tenue  par  deux  bataillons  de  territoriaux.  Même 
à  l'arrière,  jamais  les  coloniaux  n'avaient  joui  d'un 
pareil  repos  ;  et  plusieurs  parlaient  déjà  de  venir  après 
la  paix,  —  c'est-à-dire  sous  peu,  —  se  retirer  en  ces 
lieux  enchanteurs.  Pour  quelques  jours,  la  guerre 
n'était  plus  la  guerre... 

Imagineriez-vous  que  nos  marsouins  se  baignent,  pèchent 
et  canotent  en  avant  des  tranchées  de  première  ligne  !  Ces 
tranchées  sont  derrière  la  Tourbe,  qui  est  assez  encaissée 
dans  les  roseaux  et  les  saules  pour  quon  puisse  s'y  délasser 
e-a  toute  tranquillité...  Une  voie  ferrée  traverse  le  bois  :  on  y 
circule  en  loory  et  c'est  encore  une   distraction,  et  non  des 

*  Au  Pcre  Courbe,  uuit  du  17-Iê  noài. 


2U8  LOUIS  LENOIR  S.  J^ 

moindres,  de  celte  vie  bizarre.  Par  amusement,  on  a  recons- 
titué des  gares,  aux  postes  de  gardes-barrières,  avec  signaux, 
horaires,  et  tout  un  personnel  qu'on  croirait  uwe  bande 
d'enfants  jouant  au  «  fufu  »,  Quand  on  est  fatigué  de  Ja  pêche 
dans  la  Tourbe  ou  dans  l'Aisne,  on  fait  de  Téquilation;  car, 
autre  bizarrerie  de  ce  secteur,  on  peut  aller  à  cheval  jus- 
qu'aux tranchées  de  première  ligne  et,  sur  une  bonne  lon- 
gueur de  plusieurs  kilomètres,  les  longer  toujours  à  cheval..*. 
Lapins,  chevreuils  même,  perdreaux  sur  les  lisières,  rien 
ne  manque.  Nos  hommes  sont  tous  braconniers,  cela 
s'impose,  et  l'on  est  trop  heureux  de  voir  s'améliorer  un  peu 
leur  «  ordinaire  »*. 


* 


Dans  la  préparation  des  luttes  prochaines,  les  Ames 
ne  pouvaient  être  oubliées. 

On  connaît  les  trois  équations  où  le  maréchal  Foch  a 
condensé  Tun  des  principes  de  guerre  qui  lui  tiennent 
le  plus  au  cœur  :  «  Guerre  =  département  de  la  force 
morale.  Bataille  =:  lutte  de  deux  volontés.  Victoire  =^ 
supériorité  morale  chez  le  vainqueur,  dépression  morale 
chez  le  vaincu^.  » 

A  l'approche  de  roffensive,  il  fut  recommandé  dans 
tous  les  régiments  de  multiplier  les  causeries,  «  desti- 
nées, —  comme  on  disait —  à  exalter  l'enthousiasme  ». 
Dans  un  régiment  de  marsouins,  qui  voisinait  alors 
avec  le  4®,  Tune  de  ces  réunions  est  restée  célèbre.  Le 
commandant  Posth  avait  réuni  son  bataillon.  En 
quelques  phrases  il  avait  dit  à  ses  hommes  ce  que  la 
France  attendait  d'eux  et  pourquoi  une  fois  de  plus  on 
allait  se  battre.  «  Puis  un  commandement  bref  :  «  Pré- 


*  A  ses  parents,  19  noùl. 

*  Des  principes  de  U  guerre,  p.  270 


AVANT  LA  BATATI-LE  DE  CHAMPAGNE  200 

sentez  armes  !  »  Le  commandant  Posth  porte  la  main 
à  son  casque  et  d'une  voix  haute  :  «  Je  salue  ceux 
<r  d'entre  vous  qui  mourront  demain.  »  Le  lendemain 
le  commandant  Posth,  première  victime  glorieuse,  tom- 
bait frappé  d'une  balle  au  front*.  » 

Au  4*  colonial,  le  rôle  de  préparer  les  cœurs  était 
surtout  dévolu  à  l'aumônier.  Mais  sa  méthode  n'était 
point  tout  à  fait  identique.  «  Force  morale  »  n'est  pas 
équivalent  d'  «  enthousiasme  exalté  ».  Celui-ci  pris  h 
part  pourrait  produire  l'effet  d'une  coupe  de  Champagne 
sur  un  tempérament  anémié.  Le  Père  ne  cherchait 
point  la  mousse,  mais  le  solide. 

Pour  proclamer  l'aide  puissante  fournie  au  comman- 
de-ment  par  le  Père  Lenoir,  il  n'y  a  qu'une  voix. 
«  Dans  toutes  les  attaques,  écrit  le  capitaine  Monnier, 
je  suis  convaincu  que  la  valeur  du  4^  colonial  a  été 
doublée,  simplement  par  sa  présence.  »  Un  autre, 
capitaine  dans  l'artillerie  coloniale,  ayant  assisté  par 
hasard  à  une  cérémonie  du  Père  et  ne  sachant  comment 
rendre  le  coup  de  fouet  moral  qu'il  venait  d'éprouver, 
osait  écrire  :  «  Son  allocution  à  elle  seule  lui  mériterait 
la  croix,  —  qu'il  a  du  reste  gagnée  d'autre  manière, 
depuis  longtemps  ^  »  Et  le  colonel  Pruneau  — mainte- 
nimi  général  —  :  «  Je  vous  assure  que  jamais  chef  de 
corps  ne  trouva  un  auxiliaire  aussi  précieux  pour  le 
côté  moral  de  l'éducation  militaire  en  temps  de  guerre^.  » 
Parole  qui  doit  être  complétée  par  ce  mot  d'un  soldat  : 
«  Je  demande  tous  les  jours  au  bon  Dieu  de  conserver 
au  4e  au  moins  son  aumônier  et  son  colonel;  que 
ferions-nous  sans  ces  deux  grands  chefs*?  » 

Les  deux  illustres  généraux  du  1er  corps  colonial  ne 

1  Raconté  par  le  général  Puypéroux  :  La  S"  Division  coloniale  dans 
la  Grande  Guerre,  p.  53. 

*  Lettre  du  capitaine  d'Ussel  à  son  père,  19  septembre  1915. 

3   Extrait  d'une  note   adressée   au   colonel    Dosse,   chef  d'E.-M.  à 
l'Armée  d'Orient,  26  juillet  1917. 

*  L'infirmier  Joucla  ;  lettre  du  6  octobre  1915. 

14 


210  LOUIS  LENOIR  S.  J 

tiennent  pas  un  autre  langag-e  :  «  Pour  faire  du  4e  colo- 
nial un  ré«j^iment  d'élite ,  nous  a  dit  le  général  Ber- 
doulat,  il  n'a  pas  fallu  moins  que  ces  deux  hommes  : 
le  colonel  Pruneau,  qui  s'en  fît  le  premier  grenadier, 
et  Tabbé  Lenoir...  »  Quant  au  général  Gouraud,  on  lui 
a  entendu  répéter  souvent  que  «  le  Père  Lenoir  faisait 
à  lui  seul,  pour  une  grosse  part,  la  force  de  son  régi- 
ment* ».  Et  plus  tard,  à  Beyrouth,  alors  que  ses  hautes 
fonctions  eurent  encore  étendu  son  expérience  des 
hommes,  il  répondait  ainsi  à  une  adresse  vibrante  des 
anciens  de  l'Université  Saint-Joseph  :  «  Je  ne  m'at- 
tendais pas  à  entendre  le  nom  du  Père  Lenoir,  ne 
sachant  pas  qu'il  avait  appartenu  à  cette  Université. 
Vous  avez  touché  là  un  des  souvenirs  les  plus  dou- 
loureux et  les  plus  beaux  de  ma  carrière  militaire... 
Je  puis  bien  vous  dire  que  je  n'ai  de  ma  vie  rencontré 
un  meilleur  Français  ni  un  meilleur  soldat-.  » 

Il  ne  sera  pas  sans  intérêt,  à  l'occasion  de  l'offen- 
sive qui  approche ,  de  constater  d'une  manière  un  peu 
précise  comment  les  allocutions  du  Père  Lenoir  con- 
tribuèrent à  la  préparation  morale  du  combattant. 


Le  4«  colonial  avait  passé  moins  de  trois  semaines 
sous  les  chênaies  dHauzj.  «  A  l'encontre  des  prévisions 
désolées  »  de  l'aumônier,  il  était  revenu,  vers  le  début 
de.  septembre,  se  grouper  autour  d'une  église  que  les 
souvenirs  du  printemps  dernier  rendaient  bien  chère 
aux  marsouins  :  on  cantonnait  à  Gourtémont. 

Par  suite  des  travaux  qui  se  poursuivaient,  le  Père 

1  Témoignage  du  général  Malcor,  'J^'ja.nvier  1916. 
*  Raconté  par  le  R.   P,  Chanteur,  6  décembre  1919. 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  211 

prévoit  que  la  messe  solennelle  rêvée  ne  pourra  se 
célébrer.  Sans  perdre  une  minute,  il  imagine  autre 
chose  :  tous  les  matins,  sous  forme  d'office  mortuaire, 
une  messe  pour  chaque  compagnie,  à  tour  de  rôle. 

Par  esprit  de -corps  et  par  amitié,  beai  coup  y  vinrent  qui 
ne  seraient  pas  venus  à  la  messe  d'ensemble,  et  ce  fut  pour 
eux  roccasion  d'entendre  les  grandes  vérités  chrétiennes  et 
souvent  de  prier,  puis  de  se  réconcilier  avec  Dieu  et  de  com- 
munier... 

Des  instructions  qui  eurent  lieu  durant  ces  quinze 
jours,  onze  nous  sont  parvenues,  qui  vont  nous  per- 
mettre de  détailler  un  peu  sa  méthode.^ 

Un  mot  la  caractériserait  assez  exactement  :  le  Père 
Lenoir  fut  sincère.  Pour  encourager  les  marsouins,  il 
n'essaya  jamais  de  leur  dissimuler  leur  calvaire  ni 
d'insister  sur  les  symptômes  d'usure  qui  se  manifes- 
taient chez  les  Allemands.  Loin  de  camoufler  la  pen- 
sée de  la  mort,  il  y  revient  presque  chaque  fois.  Pour 
ceux  qui  s'y  trouvent  condamnés,  il  estimait  salutaire 
de  se  familiariser  avec  elle  et  de  s'habituer  à  ne  pas  y 
voir  «  l'épouvante  finale  »  dont  parle  Loti  dans  sa 
lettre  à  William  Brown.  Glorifier  le  sacrifice  des  cama- 
rades disparus,  n'est-ce  pas  atténuer  d'autant  le  fré- 
missement que  notre  chair  éprouve  à  les  imiter?  Trans- 
figurer leur  sort  en  rappelant  les  certitudes  divines, 
n'est-ce  pas  le  meilleur  fondement,  —  le  seul  raison- 
nable, —  qui  permette  de  le  proclamer  «  le  sort  le  plus 
beau,  le  plus  digne  d'envie  »?... 

«  Bienheureux  ceux  qui  meurent  dans  le  Seigneur!  » 
explique  le  Père  Lenoir  à  la  5<^  compagnie,  le  3  septembre. 

Plus  haut  que  la  ruine  des  corps,  l'Eglise  voit  la  naissance 
des  âmes...  Et  quand  nos  camarades  nous  quittent,  nous 
avons  là  notre  meilleure,  notre  seule  consolation,..  Mais 
pour  les  retrouver,  pour  mourir  avec  le  Seigneur,  soyons 
noui-mémes  lidèles  et  chrétiens  comme  Dieu  veut... 


212  LOUIS  LENOIF   S,  J. 

Le  lendemain,  pour  faire  comprendre  à  ceux  de  la 
3e  compagnie  ce  que  c'est  que  prier  pour  les  morts,  il 
rappelle  le  dog-me  des  fins  dernières  et  surtout  du  pur- 
gatoire. 

Le  5  septembre  ramenait  à  TEvang-ile  la  résurrec- 
tion du  fils  de  la  veuve  de  Naïm.  C'était  aussi  l'anni- 
versaire de  la  victoire  de  la  Marne. 

Pour  renouveler  cette  victoire,  pour  Tachever,  s'écrie 
raumônier,  il  est  une  force  plus  importante  que  toutes,  celle 
de  la  foi  chrétienne  vivante  dans  les  âmes.  L'avez-vous?  Est-ce 
qu'elle  ne  dormirait  pas  au  fond  du  cœur  de  quelques- 
uns  ?  Est-ce  que  certains  ne  se  sont  pas  reconnus  dans  le  jeune 
homme  de  Naïm  ?  Vous  qui  paraissez  pleins  de  vie,  ne  seriez- 
vous  pas  des  cadavres?  Est-ce  que  vos  mères  n'ont  pas  suivi 
en  sanglotant  le  cortège  funèbre  qui  emportait  à  la  tombe, 
avec  leurs  plus  belles  espérances,  la  foi  et  la  pureté  de  votre 
première  communion? 

Et  reprenant  à  son  compte  le  cri  de  «  Debout  les 
morts  !  »  il  montrait  que  ce  n'était  pas  ici  simplement 
un  mot,  mais,  grâce  à  la  confession  et  à  la  communion, 
une  réalité. 

Le  8  septembre,  ce  fut  pour  les  morts  de  la  2e  com- 
pagnie que  l'on  pria. 

Cette  fête  de  la  Nativité  de  la  sainte  Vierge,  dit  le  Père, 
est  marquée  dans  vos  villages  et  vos  villes,  —  à  Notre-Dame 
de  la  Garde,  à  Fourvière,  au  Puy,  —  par  des  solennités, 
processions,  illuminations...  Ici  des  pensées  de  deuil...  Mais 
si  notre  service  funèbre  jette  un  peu  de  tristesse  sur  notre 
fête  de  la  sainte  Vierge,  la  fête  de  la  sainte  Vierge  jette  beau- 
coup de  consolation  sur  la  pensé*y  de  la  mort,  car  Marie  est 
notre  Mère  et  la  porte  du  ciel. 

Le  9  septembre,  c'était  au  tour  de  la  i"  compagnie. 
«  Quand  nous  fixions  cette  messe,  déclarait-il  en  com- 


A.VANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  213 

mençant,  nous  ne  pensions  pas  qu'elle  aurait  une  telle 
actualité...  »  En  effet,  trois  jours  auparavant,  un  obus 
malheureux  était  tombé  en  plein  milieu  de  la  compa- 
gnie et  avait  mis  hors  de  combat  vingt-trois  hommes, 
dont  six  étaient  déjà  morts  et  plusieurs  autres  en 
grand  danger.  Le  Père  n'essayait  pas  de  cacher  son 
émotion,  tant  il  ressentait  «  d'amour  pour  cette  com- 
pagnie, qui  se  distinguait  sans  cesse  aux  assauts  et  à 
l'église  D. 

Quelques-uns  prennent  occasion  d'accidents  semblables 
pour  dire  :  La  mort  fauche  en  aveugle,  c'est  la  destinée! 
Nous  disons  au  contraire:  Ce  qui  en  fait  douter  quelques-uns 
devrait  les  faire  croire.  Ces  jeunes  gens,  c'est  en  vain 
qu'ils  auraient  offert  leur  sacrifice?  Ces  pères  de  famille,  il 
ne  resterait  plus  rien  de  leurs  affections?  Une  autre  vie 
s'impose  et  un  Dieu  pour  les  récompenser. 

Malgré  les  prévisions,  Tordre  d'attaque  n'arrivait 
pas.  En  ligne,  ceux  qui  espéraient  être  relevés  ou 
dépassés,  s'impatientaient,  s'exaspéraient.  Les  audacieux 
brûlaient  de  bondir  ;  tous  désiraient  voir  s'achever  les 
énervements  de  l'expectative. 

Le  12  était  un  dimanche.  Dans  la  pensée  de  beau- 
coup, l'attaque  devait  être  enfin  pour  le  lendemain. 
L'aumônier  prit  pour  texte  de  son  discours  une  «  vieille 
prière  de  nos  livres  liturgiques,  datée  du  vin®  siècle,  que 
l'on  rencontre  parfois  sous  le  nom  de  prière  de  Charle- 
magne*  ».  On  y  demande  la  force  d'accomplir  toujours 
vaillamment  son  devoir. 

*  Voîci  le  texte  que  citait  le  Père  Lenoir:  Dieu  tout -puissant  et 
éternel,  qui  avez  établi  iempire  des  Francs  pour  être  dans  le  monde 
l'instrument  de  votre  volonté,  la  gloire  et  le  rempart  de  votre  sainte 
Église,  daignez  accorder  aux  fils  suppliants  des  Francs  votre  lumière, 
a/i'i  qu'ils  voient  ce  qu'ils  ont  à  faire  pour  étendre  votre  règne  dans 
le  monde,  et  votre  force,  afin  qu'ils  accomplissent  vaillamment  ce 
que  votre  lumière  leur  aura  montré. 


214  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Je  sais  l)icn  que  tous  vous  voulez  le  faire  ;  je  sais  qu'à  la 
vue  de  ces  armements  formidables  qui  nous  préparent  la 
trouée,  beaucoup  d'entre  vous  trépignent  dimpatience  :  ils 
voudraient  avoir  déjà  vécu  ces  minutes  enthousiastes  où 
nous  franchirons  les  crêtes  191,  199,  de  la  Main  de  Mas- 
sives... 

Si  nous  devons  y  tomber,  tant  pis  ! . . .  Tant  mieux  !  bien  plu- 
tôt, car  les  camarades  passeront  sur  nous.  Dites-moi  s'il  est 
mort  plus  belle  que  celle-là,  un  matin  de  victoire,  en  ouvrant 
la  brèche  par  où  passera  le  drapeau  et,  avec  lui,  Tâme  de  la 
France  rendue  au  grand  air  de  la  liberté  I 

Vous  les  entendez,  n'est-ce  pas,  tous  ces  camarades 
tombés  à  Massives,  à  Beauséjour?  Ils  vous  appellent  pour 
les  venger.  Tandis  que  leurs  corps  sont  restés  là-bas  entre  les 
lignes,  leurs  âmes  sont  montées  au  ciel  vivantes.  Aujour- 
d'hui elles  reviennent  avec  vous,  frémissantes  à  la  vue  des 
grandes  choses  que  vous  allez  accomplir  au  lieu  même  de 
leur  sacrifice.  Elles  sont  là  pour  vous  armer,  vous  guider. 
Et  puis  elles  vous  parlent  du  Fortin,  du  Cratère;  elles 
évoquent  toutes  les  souffrances  de  l'hiver  passé,  la  pluie,  la 
boue,  le  froid,  la  faim,  l'attente  anxieuse  des  mines,  et  c'est 
assez  vous  dire  qu'il  ne  faut  pas  revivre  un  pareil  hiver, 
qu'il  faut  en  finir... 


Mais,  en  père  vigilant  qui  connaît  les  tressaillements 
du  cœur  humain,  le  prêtre  ajoutait  aussitôt  : 


Cependant,  mes  chers  amis,  pour  nous  prémunir  contre 
toute  défaillance,  il  nous  faut  implorer  le  secours  de  Dieu: 
Lui  seul  peut  nous  assurer  que,  q-uoi  qu'il  arrive,  nous  ne 
faiblirons  pas...  Si  nous  l'avons  avec  nous,  la  mort  n'a  plus 
rien  d'effrayant  :  nous  savons  qu'elle  nous  transportera  au 
ciel,  où  nous  retrouverons  pour  toujours,  dans  une  affection 
plus  entière  et  plus  douce  encore  qu'ici-bas,  ceux  que  nous 
aimons.  Voilà  pourquoi  l'un  de  nos  meilleurs  camarades, 
caporal  de  la  4©  compagnie,  avant  de  faire  héroïquement  son 
devoir  et  d'être  tué  à  Beauséjour  dans  ce  fameux  assaut  du 
8  avril,  qui  restera  une  des  plus  belles  gloires  du  régiment, 
écrivait,  tranquille,  à  sa  mère  :  «  Si  jamais  je  suis  parmi  les 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  215 

victimes,  vous  aurez  la  plus  grande  des  consolations  en 
sachant  que  je  suis  mort  en  chrétien...  » 

Dernièrement  un  aumônier  allemand  prisonnier  affirmait  à 
qui  voulait  l'entendre  la  supériorité  de  son  armée  et  la  certi- 
tude de  sa  victoire...  Or  il  se  trouva  assister  à  Tune  de  nos 
messes  militaires  où  Tensemble  des  soldats  firent  la  sainte 
communion;  il  fut  stupéfait,  désorienté.  «  Je  ne  savais  pas 
cela,  répétait-il,  je  ne  m'en  doutais  pas;  en  Allemagne  on  ne 
communie  pas  autant.  S'il  en  est  ainsi  dans  toute  l'armée 
française,  vous  êtes  beaucoup  plus  forts  que  nous  croyons.  » 

Si  cet  aumônier  allemand  était  ici  à  Courtémont  cette 
semaine,  que  dirait-il?... 


* 


L'attaque  fut  encore  remise.  Les  1  200  pièces  d'artil- 
lerie lourde  qui  devaient  battre  le  front  de  Champagne 
n'étaient  pas  complètement  installées  ;  et  malgré  Tacti- 
vité  de  l'escadrille  C/51 ,  les  réglages  n'étaient  pas  au 
point. 

Le  Père  profite  de  ces  délais  pour  continuer  le  ravi- 
taillement des  âmes.  Le  16  septembre,  en  la  fête  de 
saint  Cyprien,  il  rappelle  l'admirable  lettre  où  l'évêque 
de  Carthage,  «  avant  l'attaque  des  persécuteurs,  recom- 
mande de  munir  les  combattants  du  corps  du  Christ, 
qui  seul  donne  la  force  suffisante.  Ceux  que  nous 
exhortons  à  la  lutte,  disait  le  saint,  ne  hs  laissons  pas 
sans  armesK..  »  Le  Père  Lenoir  agit  d'après  ces  con- 
seils. En  dehors  même  des  messes  quotidiennes,  tous 
les  soirs,  après  le  salut  et  le  sermon,  avait  lieu  une 
communion  très  suivie  :  200,  300,  400.  Encore  n'y 
avait- il  que  «  la  moitié  des  hommes  présents  au  can- 
tonnement... Il  est  vrai,  ajoutait- il,  que  nous  sommes 
ici  avec  le  88^  territorial,  composé  en  majeure  partie 
de  Bretons  ». 

'  Quci  horluinur  ad  prœliurn  non  inernies  relinquanius,  sed  proiec- 
iione  corporis  Chrisli  niunianms. 


216  ^OUIS  LENOIR  S.  J. 

Après  chacune  de  ces  communions,  le  Père  formu- 
lait à  haute  voix  une  action  de  grâces  adaptée  aux  cir- 
constances :  les  actes  d'adoration,  de  remerciement, 
d'offrande,  de  supplications  s'échappaient  de  son  cœur 
en  traits  de  feu. 

Ce  n'était  pas  assez.  Pour  obtenir  à  l'holocauste  de 
ces  hommes  le  maximum  de  mérite,  le  prêtre  leur  pro- 
posait la  plus  héroïque  des  prières.  «  Ensemble  nous 
nous  abandonnions  avec  coniiance  à  la  volonté  du  bon 
Maître;...  puis,  protestant  de  notre  volonté  de  lui  res- 
ter toujours  fidèles,  nous  lui  demandions,  au  cas  où 
nous  devrions  plus  tard  manquer  de  parole  et  perdre 
le  ciel  pour  l'enfer,  de  nous  prendre  tout  de  suite*.  » 

Et  tel  était  le  degré  de  ferveur  où  Taumônier  avait 
su  hausser  toutes  ces  âmes,  que,  pas  une  fois  dans  les 
innombrables  lettres  qui  nous  sont  passées  sous  les 
yeux,  nous  n'avons  surpris  la  moindre  critique  ni 
même  le  moindre  étonnement  sur  cette  prière,  dont  la 
formule  aujourd'hui,  loin  des  événements,  nous  donne 
un  lésrer  frisson.  Tant  le  ravonnement  de  la  sainteté 
arrive  à  faire  trouver  naturel  ce  qui  surpasse  la  nature 
infiniment! 


* 


Une  étude  sur  la  bataille  de  Champagne,  commu- 
niquée à  la  presse  en  octobre  1915,  parlait  ainsi  de  la 
préparation  morale  du  soldat  :  «  La  bataille  a  pris 
désormais  la  forme  violente ,  meurtrière  et  brève  d'un 

*  Au  R.  P.  de  Boynes ,  27  septembre.  ^-  S'il  est  vrai,  comme  on  le 
déduit  aisément  de  saint  Paul,  que,  pour  faire  une  communion  plei- 
nement sanctificatrice,  il  faut,  au  lieu  de  recevoir  passivement  l'Hostie 
qui  s'immole  pour  notre  rachat,  vouloir  nous  immoler  nous-mêmes 
avec  elle,  ccmment  des  soldats  qui,  après  leur  communion,  s'offraient 
ainsi  n'en  auraient-ils  pas  retiré  des  fruits  abondants  de  sanctifica- 
tion? Cf.  Vidée  Réparatrice,  par  le  P.  Raoul  Plus,  pp.  122-127,  Beau- 
chesne,  1919. 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  217 

assaut.  Or  toute  troupe  n'est  pas  une  troupe  d'assaut. 
Il  y  faut  des  unités  parfaitement  homogènes,  où  chaque 
homme  connaisse  son  voisin  et  puisse  compter  sur 
lui^..  » 

La  cohésion  des  volontés,  voilà  un  point  sur  lequel 
le  Père  Lenoir  revient  plus  d'une  fois  durant  ces  jours 
d'attente  ;  conseil  d'autant  plus  nécessaire  que  les 
retards  mettaient  aux  lèvres  des  mots  d'énervement  et 
de  critique.  .Et  justement  l'épître  du  3®  dimanche  de 
septembre  (i7e  après  la  Pentecôte)  rappelait  l'exhorta- 
tion faite  par  saint  Paul  aux  nphésiens  de  conserver 
toujours  entre  eux  l'unité  d'esprit. 


Vous  devez  l'avoir  entre  vous  d'abord,  pour  vous  aider  les 
uns  les  autres  et,  aux  jours  d'attaque,  pour  appuyer  votre 
faiblesse  mutuelle  et  procurer  de  gauche  et  de  droite  Tentraî- 
nement  de  vos  voisins. 

Tout  cela,  bien  entendu,  ne  va  pas  sans  sacrifice  de 
l'amour- propre  et  de  régoïsme.  Mais,  comme  le  disait  un  de 
nos  camarades  dont  le  bras  venait  d'être  emporté  par  un 
obus  :  a  La  France  vaut  bien  ça  !  » 


L'aumônier  insistait  encore  davantage  sur  une  autre 
coordination  exigée  par  un  plan  d'attaque  aussi  formi- 
dable : 


Parmi  les  éléments  à  coordonner,  les  plus  importants,  les 
plus  difficiles  aussi  sont  les  intelligences  et  les  volontés. 
L'affection  et  la  confiance  réciproques,  inutile  de  vous  les 
recommander;  elles  existent  au  4«  sous  leur  forme  idéale, 
celle  de  la  famille.  A  chacun  d'y  joindre,  quand  le  moment 
sera  venu,  la  docilité  intelligente  et  généreuse. 

Qu'on  ne  discute  pas  sur  les  rôles  humbles  ou  brillants, 
périlleux  ou  non  !  Tous  ne  peuvent  pas  être  à  la  même  place; 

»  Illuslralion,  30  octobre  1915,  p.  456. 


"^^  LOUIS   LENOIR  S.  J. 

et  fin  moment  qu'il  s'agit  de  collaborer  à  une  opération 
crensemble  pour  délivrer  la  France,  il  n'y  a  plus  de  grands 
et  de  petits  rôles;  il  n'y  a  plus  que  de  gj*ands  rôles,  avec  de 
bons  et  de  mauvais  acteurs...  Vous  en  serez  tous  d'excel- 
lents. 

Pour  cela,  entrez  franchement  .dans  les  vues  de  ceux  qui 
commandent;  efforcez-vous  d'avoir  la  même  pensée  qu'eu'x 
pour  vouloir  ce  qu'ils  veulent  et  faire  ce  qu'ils  feraient  s'ils 
étaient  à  votre  place. 

«  Obéir  sans  chercher  à  comprendre.  »  Absurde  plaisante- 
rie qu'il  ne  faut  pasrépéter!  En  certains  cas  où  les  motifs 
qui  ont  déterminé  les  chefs  vous  échappent,  vous  ne  pouvez 
comprendre  le  pourquoi  de  l'ordre,  soit!  Mais  Tordre  lui- 
même,  son  énoncé,  ce  que  le  chef  attend  de  vous,  vous  devez 
toujours  chercher  à  le  comprendre  le  mieux  possible,  à  vous 
l'assimiler,  à  le  faire  vôtre,  afin 'd'apporter  à  son  exécution 
toutes  vos  ressources,  y  compris  celle  de  votre  initiative 
intelligente. 

Voilà,  convenons-en,  un  commentaire  du  Perinde  ac 
cadaver,  qui  dans  un  pareil  cadre,  en  présence  de  nom- 
breux officiers  supérieurs,  ne  manque  pas  d'intérêt. 
Chose  remarquable,  le  Père  Lenoir,  qui  n'avait  certai- 
nement pas  lu  les  Principes  de  la  guerre  du  maréchal 
Foch,  a  reproduit  ici  jusqu'à  ses  expressions.  Le  pro- 
fesseur de  l'Ecole  de  guerre  disait  : 

Discipline  infellecfuelle,  première  condition,  montrant  et 
imposant  à  tous  les  subordonnés  le  résultat  visé  par  le  supé- 
rieur. 

Discipline  intelligente  et  active,  ou  plutôt  initiative^ 
deuxième  condition  pour  conserver  le  droit  d'agir  dans  le 
sens  voulu... 

•  11  vaut  certainement  mieux  que  la  troupe  exécute  en  conv 
prenant... 

Etre  discipliné  c'est  agir  dans  le  sens  des  ordres  reçus,  el 
pour  cela  trouver  dans  son  esprit,  par  la  réllexion,  la  possi- 
bilité de  réaliser  ces  ordres*... 

'  Principes  de  la  guerre,  pp.  95,  97. 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  219 

Par  la  simple  méditation  de  la  «  Lettre  de  saint 
lirnace  sur  l'obéissance  »,  le  Père  Lenoir  avait  abouti 
aux  mêmes  conclusions. 

La  péroraison  du  discours  fut  vibrante.  Prenant  acte 
du  nom  que  la  liturgie  donne  à  la  communion  :  «  le  lien 
des  fidèles,  parce  qu'en  les  unissant  tous  intimement 
au  même  Christ  Jésus ,  elle  les  unit  aussi  entre  eux 
pour  n'en  former  plus  qu'un  corps,  qu'une  âme,  »  il 
lançait  cet  appel  final  : 

Venez  donc,  venez  tous  recevoir  Dieu  présent  dans 
riiostie,  et  Lui-même,  en  vous  unissant  à  Lui,  vous  donnera 
de  sacrifier  tout  ce  qui  fait  obstacle  à  votre  union  parfaite 
entre  vous... 


Un  capitaine  d'artillerie,  qui  assistait  pour  la  pre- 
mière fois  à  un  office  du  4e  colonial,  écrivait  le  soir 
même  son  émotion  d'avoir  vu  «  pleurer  à  la  messe  ces 
vieux  brigands  de  marsouins  »  : 


Je  crois  que  la  vieille  Garde  n'a  jamais  vibré  davantage  le 
jour  où  le  cœur  leur  battait  le  plus  fort.  Oh  !  la  belle  troupe  ! 
Je  comparais  cette  cérémonie  à  une  messe  de  minuit  à 
Liquelle  j'ai  assisté  avant  la  guerre...  Combien  plus  émou- 
vante la  ruée  vers  la  communion  de  cette  foule  d'hommes, 
prêts  à  mourir  :  généraux,  colonels,  marsouins,  officiers, 
tous  d-ans  le  rang,  alignés  au  pied  de  l'autel,  à  genoux,  dans 
le  même  ordre  peut-être  où  ils  seront  couchés  bientôt  sur  les 
épaulements  de...  et  de..  On  sentait  tellement  que  le  sacri- 
fice de  toutes  leurs  affections  était  fait,  sacrifice  complet*  !... 

Cette  fois  les  préparatifs  étaient  bien  achevés... 
Et  pourtant,  non!  Trois  compagnies  de  garde,  —  du 
3e  bataillon,  —  veillaient  aux  tranchées;  seraient-elles 

'  L>ellre  du  capitaine  d  IJssel  à  son  ^Orc. 


220  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

privées  de   leur   communion?  Une  messe   en  plein   air 
fut  décidée  sur  la  position  môme. 


Mais  il  fallait  la  faire  la  nuit,  de  peur  des  avions... 

L'autel  fut  dressé  face  aux  Boches,  entre  les  abris,  qui 
disaient  toutes  les  misères  des  tranchées  avec  lesquelles  nous 
voulions  en  finir,  et  les  tombes,  dont  nous  avions  creusé  la 
dernière  le  jour  même  pour  un  petit  eng-agé  de  18  ans.  Elles 
nous  rappelaient,  avec  les  camarades  à  venger,  Taide  céleste 
de  leurs  âmes.  Gomme  décor  de  fond,  à  quelques  mètres,  le 
col  par  où  le  régiment  devait  passer  pour  donner  Tassa  ut. 
Au-dessus  de  Tautel,  notre  drapeau  du  Sacré-Cœur,  claquant 
au  clair  de  lune.  Une  lanterne  sourde  éclairait  le  missel... 

La  proximité  de  Tennemi  interdisait  les  cantiques.  On 
n'entendait  que  la  prière  du  prêtre  et  le  canon.  Les  obus 
passaient  en  sifflant,  semblant  raser  les  têtes  droites  et  s'en 
allaient  éclater  bien  au  delà... 


Au  moment  de  la  communion,  quand  tous  péle-méle, 
sans  distinction  de  galons ,  se  pressèrent  autour  de 
l'autel,  mendiant  le  pain  des  forts,  le  Père  savait  bien 
que  de  tous  ceux  qui  se  trouvaient  là  confondus  dans  la 
même  prière  plusieurs  seraient  sous  peu  fauchés  par  les 
mitrailleuses.  «  Mais  devant  leurs  cadavres,  je  pourrais 
du  moins  rappeler  à  Jésus-Christ  sa  solennelle  et 
infaillible  promesse  :  Celui  qui  mange  ma  chair  a  la  vie 
en  lui  et  je  le  ressusciterai  au  dernier  jour*.  » 

Le  9  septembre,  le  Père  avait  écrit  :  «  Cette  semaine 
a  bien  vu  douze  cents  communions.  »  Un  beau  chiffre 
déjà.  Mais  pour  les  quinze  jours  qui  suivirent  (du  10 
au  25) ,  quand  il  fit  le  compte  des  hosties  distribuées, 
il  arriva  au  total  de  cinq  mille.  C'était,  contre  l'aute^ji 
do    tout    mal,    une    triomphale    revanche    du   jour    de. 

'  Le  récit  de  cette  messe  se  trouve  dans  une  lettre  au  R.  P.  dfl 
Boyaes,  du  20  septembre  et  dai\g  les  i>eux  i^àrsoains  de  1915, 


AVANT  LA  BATAILLE  DE  CHAMPAGNE  22i 

l'Assomption  ;  et  pour  l'apôtre  une  belle  clôture  de  la 
«  mission  »  qu'il  avait  projetée  le  l^r  juin,  en  commen- 
çant le  grand  repos. 

Portant  ainsi  dans  le  cœur  Celui  qui  s'est  fait  vic- 
time pour  le  rachat  du  monde,  et  unis  à  son  sacrifice, 
ces  marsouins,  dont  plusieurs  étaient  des  convertis 
d'hier,  étaient  prêts  à  escalader  l'autel  sanglant  de  la 
Main  de  Massiges.  Leur  prêtre  allait  y  monter  avec 
eux. 


CHAPITRE  XII 


L'ASSAUT    DE    LA   MAIN    DE    MASSIGES 

LE    BASTION    DE    l'aNNULAIRE    TROISIÈ.ME    BLESSURE 

(25  Septembre  1915) 

«  Le  4e  colonial,  a  écrit  le  Père  Lenoir,  était  choisi 
pour  enlever  la  position  la  plus  formidable  de  la 
fameuse  Main  de  MassigeSj  regardée  elle-même  comme 
l'un  des  points  du  front  allemand  les  mieux  défendus. 
Ce  sont  là  des  gloires  qui  coûtent  cher...  >/ 

Ces  mots  désignaient  Y  Annulaire ,  c'est-à-dire  l'épe- 
ron qui  pointait  le  plus  au  sud  et  formait  bastion. 

A  droite,  jusqu'à  Ville-sur-Tourbe,  le  front  d'attaque 
appartenait  à  la  3*  division  coloniale  (5^  et  3e  brigades)  ; 
à  gauche  de  V Annulaire ,  le  4^,  extrême  droite  de  la 
2e  division  coloniale,  était  en  liaison  directe  avec  le  8^, 
qui  attaquait  le  Médius;  plus  loin  le  22e  attaquait 
ÏIndeXj  tandis  que  le  24e,  tenu  d'abord  en  réserve, 
maintiendrait  surtout  le  contact  avec  le  20e  corps. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  la  description  de  la 
Main  de  Massigcs,  assez  connue  de  nos  lecteurs  par  les 
affaires  du  28  décembre  et  du  3  février.  Mais  il  est 
bon  de  remarquer  que,  depuis  lors,  cette  position  natu- 
rellement très  forte  avait  été  transformée  par  l'ennemi 
en  un  véritable  blockhaus,  quadrillé  de  tranchées, 
barbelé  de  réseaux  et  dont  tous  les  abords  étaient 
enfilés  par  des  mitrailleuses  abritées  sous  des  coupoles 
d'acier    et    de    béton.     Immédiatement    derrière,    une 


MAhN    DE    MASSIGES 


L'ASSAUT  DE  LA  MAIN  DE  MASSIGES  225 

falaise  à  pic,  —  celle  dont  parlait  Gœthe\  —  terminée 
au  sud  par  un  cirque  dénommé  le  Creux  de  l'oreille^ 
avait  permis  aux  Allemands  d'aménager  des  galeries 
en  sapes  à  l'épreuve  de  tous  les  calibres  et  que  seuls 
auraient  pu  atteindre  des  obus  venant  de  l'est.  Aussi, 
dans  l'armée  du  Kronprinz,  un  dicton  avait-il  cours 
qui  pourrait  se  traduire  ainsi  : 

Rien  qu'avec  deux  laveuses 

Munies  de  mitrailleuses, 
On  peut  tenir  bon 
Sur  le  Nez  du  mont  [Bergnase). 

Ce  «  Nez  »,  — j'en  demande  pardon  aux  puristes,  — 
c'était  r  «  Annulaire  »  ;  et  je  ne  suis  pas  sûr  qu'avant 
la  guerre  on  ne  l'appelât  point  le  «  dos  d'âne  ». 


*     ¥ 


La  préparation  d'artillerie  avait  commencé  le  22  sep- 
tembre au  petit  jour.  Même  au  plus  fort  de  la  bataille 
de  la  Marne,  jamais  pareille  canonnade  n'avait  roulé. 
Pendant  trois  jours,  sans  autre  répit  que  les  intervalles 
nécessaires  aux  observateurs  pour  régler  le  tir,  les 
positions  ennemies  disparurent  dans  une  fumée  mêlée 
de  poussière  de  craie.  Sauf  le  24,  quand  les  patrouilles 
sortirent  vers  il  heures  et  16  heures  pour  3 es  simu- 
lacres d'attaque,  la  riposte  ennemie  fut  assez  faible,  ce 
qui  parut  de  bon  augure. 

L'attaque  s'annonçait  d'ailleurs  dans  des 'conditions 
excellentes.  Le  temps  restait  clair.  A  tous  les  échelons, 
l'enthousiasme  était  vif.  Par  son  ordre  du  jour,  le 
général  de  Castelnau  avait  tenu  à  ce  que  chacun  con- 
nût nos  chances  de  succès.    On  savait  que  «   les  trois 

'  Voir  plus  haut,  p.  103. 

15 


226  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

quarts  de  l'armée  française  se  ruaient  à  la  bataille  », 
que  «  sur  le  front  de  Champag-ne,  35  divisions  fran- 
çaises allaient  donner  l'assaut  »  ,  que  «  nous  avions  en 
ligne  3000  pièces  de  campagne  et  2000  pièces 
lourdes  », 

«  Jamais,  nous  a  raconté  le  général  Pruneau,  je  n'ai 
vu  les  troupes  aussi  galvanisées.  »  Les  correspondants 
du  Père  Lenoir  tiennent  le  môme  langage.  «  Tout  le 
4e  colonial,  dit  l'un,  était  confiant  à  la  victoire,  grâce 
à  vos  bonnes  paroles  et  au  bon  savoir  de  ses  chefs  ^  » 
Et  un  autre,  jeune  engagé  de  dix-huit  ans,  qui  avait 
respiré  les  gaz  délétères  et  souffert  à  Beauséjour  des 
jets  de  liquides  enflammés,  écrivait  : 

Ce  n'est  pas  des  soldats,  les  Boches,  mais  des  apaches.  Mais 
n'ayez  crainte ,  je  n'étais  pas  prêt  à  me  faire  faire  prisonnier 
pour  le  '25  septembre.  Je  ne  voudrais  pas  être  prisonnier  de 
pareils  bandits;  plutôt  la  mort!  J'avais  pris  mes  précautions 
avant  l'attaque.  J'avais  jusqu'à  du  poivre  dans  ma  poche, 
que  j'avais  eu  aux  cuisines.  Car  en  cas  où  j'aurais  été  capturé, 
n'ayant  plus  d'armes,  j'aurais  lancé  quelques  poignées  de 
poivre  dans  les  yeux  des  ennemis  qui  m'auraient  emmené  et 
j'aurais  ensuite  pris  la  fuite  dans  nos  lignes.  C'est  un  procédé 
barbare,  ajoutait  le  brave  garçon,  mais  puisque  les  Boches 
en  font  de  même,  on  leur  rend  la  pareille^... 

Charmante  délicatesse,  qui  se  reproche  le  poivre, 
alors  que  la  grenade  paraît  chose  toute  naturelle!... 
Au  reste,  son  poivre  ne  devait  pas  lui  servir  ni  l'empê- 
cher d'avoir  la  clavicule  brisée  par  une  balle. 

L'attaque,  pour  la  2^  armée,  avait  été  fixée  par  le 
général  Pétain  à  9  heures  15.  Après  une  journée 
passée  tout  entière  à  circuler  parmi  les  retardataires 
((  pour  les  préparer,   comme  le  dit  Hugon,   en  cas  de 

1  Jean  Guinot,  9  octobre  1915. 

2  Sébastien  Montel,  22  novembre  1915. 


L'ASSAUT  DE  LA  MAIN   DE  MASSIGES  227 

malheur  »,  le  Père  Lenoir  avait  dit  sa  messe  à  minuit. 
«  A  4  ou  5  heures  du  matin,  il  nous  rejoint  dans  le 
grand  boyau,  avec  deux  musettes  garnies  d'un  peu  de 
tout.  Il  nous  dit  un  petit  mot  à  tous,  mais  il  se  dépê- 
chait pour  visiter  tous  ceux  qui  devaient  sortir  les  pre- 
miers et  leur  donner  un  petit  verre  de  ces  bonnes  bou- 
teilles qu'il  portait.  On  voulait  lui  aider,  mais  il  disait  : 
«  Vous  êtes  assez  chargés \..  » 

Quand  il  eut  achevé  sa  tournée,  son  cœur  le  ramena 
vers  sa  compagnie  préférée,  la  4e,  celle  dont  il  disait, 
—  dans  une  lettre  dont  il  permit  la  publication  de  son 
vivant,  tant  il  craignait  peu  d'être  contredit,  —  que, 
grâce  à  Faction  de  son  capitaine,  elle  était  devenue 
«  en  trois  mois  incomparablement  supérieure  à  toutes, 
religieusement  et  militairement  ».  Un  an  plus  tôt,  à 
peu  près  jour  pour  jour,  le  capitaine  Coville  avait  été, 
dans  ces  mêmes  parages,  horriblement  blessé  à  la 
ligure.  Accoudé  cette  fois  dans  un  boyau  près  de  ses 
hommes,  il  disait  au  Père  Lenoir  : 


Je  n'ai  jamais  été  aussi  calme,  j'ai  1  impression  que  j'en 
sortirai  sain  et  sauf:  mais  si  je  me  trompe,  ça  m'est  égal  ;... 
ou  plutôt  non,  ça  ne  m'est  pas  égal  à  cause  de  ma  pauvre 
maman  pour  qui  ce  serait  un  coup  terrible.  Mais  pour  moi 
je  serais  si  heuieux  de  mourir  tout  de  suite.  On  doit  être  si 
bien  là-haut!  Elre  fixé  dans  Tamour  de  Dieu,  ne  plus  pou- 
voir Toffenser,  sentir  toutes  nos  aspirations  satisfaites,  y 
compris  les  affections  de  famille,  puisque  nous  nous  retrou- 
verons tous  là  dans  le  bonheur  et  que  ce  sera  si  vite  venu  et 
que  ce  sera  pour  toujours.  Et  puis,  mon  Père,  pardonnez- 
moi,  vous  allez  me  trouver  très  g^osse,  mais  je  vous  assure 
que  je  serai  si  content  d'entendre  là- haut  de  la  belle  mu- 
sique!... C'est  une  passion  et  je  crois  que  le  bon  Dieu  me 
réserve   là  beaucoup  de  bonheur,  une  de   mes  plus  grandes 

*  Helation  de  Joseph  Hugon,  folio  1, 


228  T.OUTS  LEVOTR  S.  J. 

joies  pendant  l'éternilé,  après  sa  possession,  bien  entendu. 
Quand  il  voudra,  je  suis  prêt^... 


Cependant  l'heure  approche.  Le  brouillard  assez 
dense  du  matin,  au  lieu  de  disparaître,  se  résout  en 
une  pluie  fine  ;  les  observations  d'artillerie  en  seront 
gênées  et  cela  contrariera  l'emploi  des  obus  fumigènes 
que  l'on  devait  envoyer  spécialement  sur  les  bois  au 
nord  de  VIndex.  La  boue  se  fait  visqueuse  et  lourde. 
On  ne  marchera  pas  à  l'aise. 

Dans  la  tranchée  de  départ,  ceux  de  la  première 
vague  ont  mis  sans  bruit  baïonnette  au  canon.  Les 
visages  sont  graves.  Debout  sur  les  gabions,  le  colonel 
Pruneau,  ainsi  que  l'a  représenté  V Illustration  du 
20  novembre  1915,  scrute  les  positions  ennemies;  puis, 
consultant  son  chronomètre,  il  se  retourne  vers  ses 
hommes  :  «  Mes  p'tits,  vous  pouvez  y  aller.  Montez 
là-bas  l'arme  à  la  bretelle  :  je  vous  suis^!  » 

Les  «  p'tits  »  ne  se  le  font  pas  dire  deux  fois.  A 
quelques  mètres  les  uns  des  autres,  les  marsouins 
s'élancent,  il  faut  les  retenir. 

«  Doucement  !  doucement  !  »  dit  le  colonel. 

«  Ah!  que  c'était  beau  ce  départ,  écrira  quelque 
temps  après  de  l'ambulance  le  capitaine  Lairle.  Que 
nos  troupiers  sont  admirables  !  J'étais  à  la  première 
vague.  Je  me  suis  réellement  cru  aux  manœuvres^..    » 

*  Lettre  du  Père  Lenoir  publiée  dans  l'opuscule  :  A  la  mémoire  de 
Pierre  Coville,  p.  12. 

2  Carnet  de  campagne  d'un  observateur  d'artillerie  publié  par  Vil- 
liistration  du  20  nov.  J915,  avec  de  nombreuses  photographies  de  l'as- 
saut, 

3  Au  Père  Lenoir,  ê2  octobre  1915.  Le  capitaine  Lairle  fut  promu 
officier  de  la  Légion  d'Honneur  à  la  suite  de  cette  attaque,  où,  comme 
le  dit  sa  citation,  il  avait,  à  la  tèfe  de  sa  G»*,  conquis  saus  désemparer 
trois  lignes  de  tranchées  ennemies. 


L'ASSAUT  DE  LA  MAIN  DE  MASSIGES  229 

«  C'est  beau,  c'est  inoubliable,  on  ne  pense  pas  au 
danger.  Ces  silhouettes  là -bas  sont  déjà  à  la  tranchée 
Kreuter.  Un  combat  à  l'arme  blanche  s'y  livre  qui 
dure  deux  minutes  à  peine.  Et  les  silhouettes  avancent, 
disparaissent  dans  les  boyaux. 

«  La  deuxième  vague,  qui,  elle,  se  dirige  vers  le  Ver- 
ger, en  avant  du  Promontoire  et  du  ruisseau  de  l'Etang, 
est  impatiente;  elle  sort  avant  l'heure  fixée,  tandis  que 
la  première  atteint  déjà  la  base  de  V Annulaire.  Les 
chefs  arrêtent  leurs  hommes  qui  veulent  s'élancer. 

—  Mes  braves  poilus  !  mes  braves  poilus  !  »  répète  le 
coloneP...  » 

Le  début  de  l'attaque  fut  mené  si  vigoureusement 
qu'en  dépit  de  la  réaction  allemande  les  pentes  sud  du 
plateau  furent  escaladées  en  un  quart  d'heure.  Après 
l'occupation  des  premières  tranchées  ennemies,  la  tâche 
devint  plus  difficile. 

Les  Boches  se  défendaient  énergiquement,  brave- 
ment, refusant  de  se  rendre  pour  la  plupart.  On  dut 
lutter  pied  à  pied  dans  un  dédale  de  boyaux,  à  la  gre- 
nade, à  la  baïonnette,  sous  une  pluie  line,  presque  in- 
cessante. Pas  un  instant  de  recul.  On  maintint  constam- 
ment le  terrain  conquis.  Une  mitrailleuse,  qui  avait 
échappé  au  pilonnage  des  gros  obus ,  gênait  beaucoup 
l'avance,  et  les  Allenninds  purent  se  maintenir  long- 
temps dans  les  tranchées  qui  coupaient  le  sommet  du 
plateau. 


Toute  la  journée,  raconte  le  Père  Lenoir,  nous  avons  pro- 
gressé, mais  lentement,  et  avec  beaucoup  de  pertes  (infimes 
cependant  en  comparaison  des  perles  allemandes  que  nous 
constations  au  fur  et  à  mesure).  J'ai  pu  remplir  mon  minis- 
tère, bien  douloureusement  consolant,  jusqu'au  soir... 

*  lUuslralion,  1.   c.  p.  538. 


?.'0  LOUIS  LRNOIK  S.  J. 


La   4e   compagnie  s'était   admirablement   comportée. 
Le  petit  homme  au  poivre  en  faisait  partie. 


Je  vous  dirai,  Monsieur  1  aumônier,  écriro-t-il  plus  tard, 
que  je  n'ai  pas  entendu  le  bruit  des  projectiles  boches.  J  ai 
couru  de  mon  mieux  et  je  suis  arrivé  des  premiers  aux 
lignes  ennemies,  où  nous  avons  ensuite  progressé  petit  à 
petit.  .  Les  tranchées  hoches  étaient  presque  comblées,  telle- 
ment notre  artillerie  avait  donné...  Là  j'étais  tellement  con- 
tent de  voir  les  Boches  en  déroute  que  je  me  suis  mis  à 
embrasser  le  caporal  Hitan  sans  penser  aux  balles  qui  nous 
sifllaient  après...  Vous  me  dites  que  depuis  il  a  reçu  une 
balle  qui  lui  a  crevé  les  deux  yeux  :  c'est  terrible,  tout  de 
même. 

Puis,  dans  une  tranchée  où  nous  nous  sommes  mis,  San- 
tucci  a  reçu  une  balle  explosive  qui  lui  a  enlevé  le  crâne  et 
projeté  la  cervelle  près  de  moi.  Nous  ne  nous  arrêtions  pas 
de  tirer.  Mon  fusil  était  bouillant;  on  prenait  les  cartouches 
des  morts.  Une  demi-heure  après,  Andréani  est  touché  par 
une  balle  au  menton  qui  le  tue  net  et  tombe  sur  Santucci 
déjà  tué  à  mes  côtés.  Ce  n'est  pas  pour  cela  que  nous  avons 
lâché  pied  ;  nous  n'avions  pas  envie  de  reculer,  chose  que 
nous  ne  connaissons  pas  au  régiment...  La  1^  compagnie  est 
toujours  là!  et  quand  elle  j^agne  du  terrain,  Tennemi  peut 
toujours  essayer  de  le  reprendreM... 

Cet  entrain  était  dû,  pour  une  bonne  part,  au  capi- 
taine Coville.  «  Alors  mon  capitaine  est  mort  !  s'écriait 
le  même  enfant.  Mais  il  n'a  pas  dû  tomber  en  arrière, 
l'en  suis  sûr  :  il  était  trop  courageux.  »  Le  soldat  con- 
naissait son  chef.  Parvenu  à  la  première  tranchée  alle- 
mande, le  capitaine  s'élançait  crânement  sur  le  parapet 
de  la  seconde,  quand  une  balle  lui  traversa  la  poitrine 
de  part  en  part.  La  respiration  devint  tout  de  suite 
très  difficile.  On  le  coucha  dans  un  trou  d'obus.  îl 
demanda  simplement  qu'on  lui  tournât  la  tête  du  côté 

*  Lettres  au  Père  Lcnoir,  16  octobre  et  ii  novembre^ 


L'ASSAUT  DE  LA  MAIN  DE  MASSIGES  234 

de  l'attaque  et  dit  :  «  Je  me  sens  perdu;  mais  je  meurs 
content  :  ma  compagnie  a  très  bien  marché  et  je  meurs 
pour  la  France.  »  Puis  il  fit  le  signe  de  ]a  croix,  éten- 
dit les  bras  et  rendit  le  dernier  soupir.  La  «  belle  mu- 
sique »  du  ciel,  dont  il  avait  rêvé,  commençait  pour 
lui. 

Rien    ne   pouvait   briser  l'élan    imprimé   par   de  tels 
chefs. 


Nos  coloniaux,  écrit  le  Père  Lenoir,  ont  dépassé  tout  ce 
que  pouvaient  attendre  de  leur  vaillance  ceux  qui  la  con- 
naissaient le  mieux.  Vous  n'avez  pas  idée  de  J'onler  (\ue  fut 
la  Main  de  Massiges  durant  la  journée  du  25.  Et  là-dedans 
le  plus  jojeux  enthousiasme  avec  l'irrésistible  volonté  de 
vaincre.  Ils  ont  vaincu,  mais  à  quel  prix!...  Il  est  vrai  que 
la  plupart  de  ces  hommes  avaient  communié  les  jours  pré- 
cédents*. 


Et  le  colonel  Pruneau  de  renchérir  sur  Théroisme  de 
ses  enfants  :  «  Ah!  mes  braves  officiers!  Ah!  mes  vail- 
lants soldats!  C'étaient  des  lions ^...  » 


Les  Allemands  toutefois  ne  cessaient  d'amener  des 
renforts  prélevés  sur  l'armée  du  Kronprinz. 

«  Soyez  certain  que  je  tiendrai  jusqu'au  bout,  avait 
répondu  le  colonel  à  un  message  de  son  général,  mais 
il  me  faut  des  grenades.  »  Ce  mot  est  comme  le  leit- 
motiv de  la  journée  et  aussi  des  suivantes.  Dans  ces 
combats  acharnés  on  fit,  pour  la  première  fois,  un 
usage  immodéré  de  la  grenade.  Ce  fut  même  le  point 
de  départ  d'une  nouvelle  tactique  de  combat  où  cet 
engin  si  meurtrier  jouait  le  principal  rôle. 

On  n'entendait  de  tous  côtés  que   ce  cri  inlassable- 

*  Récit  publié  dans  En  Famille,  novembre  1915. 
'  Lettre  au  Père  Lenoir,  S  octobre. 


232  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

ment  répété  :  «  Faites  passer  des  grenades  !  »  Et  les  sacs 
qui  les  contenaient  montaient  sans  cesse  à  la  ligne  de 
feu  pour  redescendre  vides  et  se  remplir  à  nouveau... 
3000  «  punaises  »  boches,  découvertes  dans  un  dépôt 
de  munitions,  ne  manquèrent  pas  d'être  retournées  à 
leurs  propriétaires... 

On  avança  ainsi,  d'un  coude  à  l'autre  des  boyaux, 
jusqu'au  30  septembre,  les  Allemands  multipliant  les 
renforts  qui  se  faisaient  tuer  avec  opiniâtreté.  A  cette 
date,  nous  occupions  la  totalité  de  la  Main  de  Mas- 
sives ;  nos  lignes  se  trouvaient  portées  jusqu'au  som- 
met du  Mont-Têtu,  et  le  colonel  Pruneau  pouvait  ainsi 
libeller  son  bulletin  de  victoire  : 

«  Nous  leur  avons  fait  subir  des  pertes  effrayantes, 
enlevé  2  canons,  9  mitrailleuses,  3000  fusils,  des  gre- 
nades et  des  munitions  en  quantité.  Mais  quels  sacri- 
fices pour  mon  beau  régiment  :  31  officiers,  84  sous- 
officiers,  1100  hommes.  Le  moral  est  excellent,  l'en- 
train peut-être  meilleur  qu'avant  l'attaque...  Et  pour- 
tant nous  ne  sommes  qu'au  Creux  de  Voreille.  Mais  les 
Boches  ont  décalé!   C'est  ce  qui  donne  du  cran!^..   o 


* 

«     -M 


Mais  le  Père  Lenoir  ne  put  môme  assister  un  jour 
entier  aux  combats  de  son  regimbent.  Ayant  une  der- 
nière fois  encouragé  les  hommes,  il  était  parti  avec  les 
premières  vagues,  aiîn  de  secourir  blessés  et  mourants. 
Une  tradition  solidement  implantée  au  4^  colonial, 
reproduite  à  maintes  reprises  dans  les  journaux,  et  que 
le  capitaine  Duchamp  retrouva  conservée  encore 
en  1918  au  bataillon  d'instruction  de  Mantes-sur-Seine, 
veut  que  pendant  l'assaut  une  compagnie,  n'ayant  plus 

*  Lettre  au  Père  Lenoir,  3  octobre. 


L'ASSAUT  DE  LA  MAIN  DE  MASSIGES  233 

un  5eul  officier,  se  montra  déroutée,  hésitante.  Le 
Père  Lenoir,  qui  se  trouvait  à  proximité,  aurait  alors 
«  enlevé  son  brassard  de  la  Croix-Roug-e,  pris  le  com- 
mandement et  conduit  la  compagnie  au  but  assigné*  ». 

De  témoin  oculaire  de  cet  incident  nous  n'avons  pu  en 
trouver.  Mais  le  soir  même  un  caporal  mitrailleur, 
Louis  Roux ,  l'entendait  raconter  et  le  consignait  dans 
une  lettre  à  son  père. 

Le  plus  vraisemblable,  c'est  que,  marchant  au  milieu 
des  assaillants,  le  Père  eut  l'occasion  de  rétablir  l'ordre 
dans  une  unité  un  moment  désorientée  par  la  dispari- 
tion des  chefs.  Il  dut  le  faire  tout  naturellement,  sans 
hésitation,  comme  sans  panache,  ayant  seulement  à 
cœur  de  relever  le  moral  des  hommes  et  d'empêcher 
que  la  ligne  de  combat  ne  subît  de  «  trou  ». 

Ce  fut,  en  tout  cas,  vers  les  5  heures  du  soir,  non 
loin  du  Col  des  Abeilles,  où  il  avait  neuf  mois  aupara- 
vant pleuré  sur  le  corps  de  son  petit  patrouilleur, 
qu'une  balle  l'atteignit  à  la  cuisse  gauche,  la  traver- 
sant de  part  en  part.  «  J'étais  seul  sur  le  glacis,  je 
revenais  le  long  d'une  tranchée  en  m'éloignant  des 
lignes  allemandes.  »  Plus  tard,  en  voyant  son  bulletin 
d'hôpital,  il  remarquera  que  sa  blessure  «  était  à  peu 
près  horizontale,  d'arrière  en  avant,  légèrement  incli- 
née de  haut  en  bas  ». 

Les  dimensions  des  plaies,  anormales  pour  une  blessure 
par  balle,  me  font  me  demander  si  la  balle  n'avait  pas  été 
retournée  dans  sa  douille  ou  tailladée  à  l'avance,  comme  le 
font  beaucoup  les  soldats  allemands. 

Un  soldat  le  pansa  aussitôt  «  avec  une  sollicitude  do 

'  rdii  Pulrioie,  11  août  1917.  Môme  attestation  dans  la  Croix  de 
l'Aieyron  du  24  février  1917,  sous  la  signature  de  Pierre  Fau,  qui  fit 
la  canipaj^ne  de. Macédoine  avec  les  coloniaux.  —  Idem  dans  Iq 
j'u'inoire  de  Jules  Avril,  mobilisé  au  4«  colonial  en  1910. 

'louLcfois,  cf.  Appendice  C,  p.  53t>. 


234 


LOUIS  LENOIR  S.  J. 


maman  ».  Mais  il  refusa,  raconte  Joseph  Hug-on,  l'aide 
des  brancardiers,  disant  qu'il  y  en  avait  de  plus  pres- 
sés que  lui.  «  Je  pus  rester  encore  quelque  temps  dans 
les  lignes;  mais  bientôt,  la  jambe  s'engourdissant,  je 
dus  redescendre.  Au  poste  de  secours ,  les  majors 
refirent  très  soigneusement  le  pansement  et,  le  cœur 
navré,  il  me  fallut  prendre  le  chemin  de  TévacuaLion.  » 


I 


DEUXIEME    PARTIE 


LES    AMBULANCES.    —   LA    SOMME 

Septembre  1915  —  Octobre  1916 


I 


CHAPITRE    Xlll 


A    AUTUN 


AFFECTIONS    DE    FAMILLE.    LA  NOSTALr,lE    DU    FRONT 

(26  Septembre  —  11  Novembre  1915) 

Après  une  dizaine  de  kilomètres  à  pied  et  le  reste  en 
auto,  le  Père  Lenoir  arrivait  le  lendemain  matin  à 
3  heures  à  Sainte  -  Menehould  ;  les  blessés  v  affluaient 
de  toutes  parts. 

A  9  heures,  on  nous  mettait  dans  un  train  sanitaire  qui, 
vingt-huit  heures  après,  nous  débarquait  à  Autun,  exaspérés 
et  affamés  depuis  le  24.  Le  Service  de  Santé  est  vraiment 
inférieur  à  sa  tâche;  je  ne  me  plains  pas  pour  moi,  blessé 
lég-er,  mais  pour  les  milliers  de  blessés  graves  que  Ton 
aggrave  encore  par  cette  incurie ^.. 

Délicatesse  de  la  Providence  :  l'hôpital  sur  lequel 
est  dirigé  le  Père  est  le  seul ,  parmi  les  sept  fonction- 
nant à  Autun,  qui  possède  des  religieuses  :  vraies  filles 
de  la  Charité,  elles  sont  aux  petits  soins  pour  tous.  On 
commence  par  déb^irrasser  le  blessé  de  ses  vêtements 
en  loques,  couvv'^rts  de  sang-  et  de  boue;  la  sœur  pré- 
posée au  vestiaire ,  en  soulevant  cet  amas  informe ,  ne 
peut  s'empêcher  de  témoigner  sa  stupéfaction  : 

«  Mais  eniin.  Monsieur,  interroge-t-elle  naïvement, 
êtes-vous  Français? 


*  A  ses  pareaLs,  21  septembre. 


238  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

—  Eh!  oui,  répond-il  avec  son  fin  sourire,  aumô- 
nier français...  » 

((  Elle  était  bien  excusable,  ajoutait-il  plus  tard,  en 
racontant  cette  anecdote,  car  vraiment  je  ne  ressemblais 
à  rien  !  » 

Ce  qu'il  ne  dit  pas ,  c'est  qu'il  refusa  une  chambre 
particulière.  On  la  lui  avait  oiï'erte  et  l'on  eût  trouvé 
tout  naturel  qu'il  l'acceptât.  Je  ne  suis  môme  pas  sûr 
que  certains,  hypnotisés  par  une  conception  désuète 
des  convenances  ecclésiastiques,  ne  lui  reprochèrent 
pas  de  ne  l'avoir  point  fait.  Aux  yeux  du  Père  Lenoir, 
la  première  de  toutes  les  convenances  était  de  ne  pas 
s'isoler  de  ceux  dont  il  était  l'apôtre.  On  l'installa  donc 
dans  une  salle  commune;  et  dès  lors,  comme  l'écrit  la 
supérieure  de  l'hôpital ,  «  son  lit  devint  une  chaire 
vivante,  où  notre  R.  Père  donnait  de  précieux  exemples 
de  courage  et  de  résignation*  ». 

Il  demande  aussitôt,  pour  le  lendemain,  qu'on  lui 
apporte  Notre -Seigneur,  et  il  le  recevra  ainsi  tous  les 
jours.  Il  fait  placer  près  de  lui,  sur  une  petite  tal)le, 
son  grand  crucifix  qui  a  reçu  le  baiser  de  tant  de  mou- 
rants. 

(c  Oh  !  qu'il  aimait  son  crucifix  !  »  s'écriera  plus  tard 
l'aumônier  de  l'hôpital,  l'abbé  Germain. 

A  côté,  son  livre  d'évangiles. 

Toutefois  cette  immobilité  lui  pèse  bien  vite  ;  son 
esprit  se  reporte  incessamment  vers  ceux  qu'il  a  quittés. 


La  blessure  sera  vite  guérie,  écrit-il  le  jour  même.  J'espère 
bien  être  remis  sur  pied  et  être  à  mon  poste  avant  huit  jours. 
Il  me  tarde  de  retrouver  mes  enfants  parmi  lesquels,  tous 
les  jours,  la  mort  va  se  choisir  encore  de  nouvelles  victimes. 
Le  bon  Dieu  ne  pouvait  pas  me  demander  de  plus  dur  sacri- 
fice. 


*  Lettre  de  la  Révérende  Mère  Lauga,  29  août  1919. 


A  AUTUN  239 

Mais  ne  vous  inquiétez  pas  du  tout  :  j'ai  perdu  très  peu  de 
san^,  je  soulTre  à  peine  et  je  nai  pas  Tombre  de  fièvre. 

La  joie  de  l'avance  réalisée  lutte  dans  son  âme  avec 
la  tristesse  que  lui  fait  éprouver  le  souvenir  des  morts. 
Apprenant  qu'un  régiment  voisin  du  sien  a  eu 
500  tués  et  900  blessés,  il  conclut  ainsi  une  lettre  à  sa 
famille  : 

Comme  mon  rég^iment  a  souffert  plus  encore  que  celui-là, 
vous  avez  dans  ces  chiffres  une  nouvelle  raison  de  vous  réjouir 
que  je  n'aie  été  que  blessé  le  25  ;  et  moi,  une  nouvelle  raison 
de  m'en  désoler... 

Et  quand,  enfin,  il  reçoit  des  détails  sur  ses  mar- 
souins :  «  Pauvre  4©!  s'écrie-t-il.  La  plupart  des  offi- 
ciers et  un  grand  nombre  d'hommes,  —  les  meilleurs 
bien  entendu,  —  sont  tombés.  Je  vous  demande  une 
prière  pour  ces  pauvres  enfants  morts.  Obtenez  aussi 
que  je  sorte  bientôt  de  mon  trop  bon  lit  pour  aller 
rejoindre  les  survivants.  » 

Fragiles  espoirs,  hélas!  Sa  patience  n'est  pas  à  bout 
d'épreuves.  Le  premier  désenchantement  ne  tarde  pas 

à  se  produire,  en  date  du  même  jour,  après  la  visite 

du  major,  le  docteur  Huot. 


Ce  n'est  plus  la  blessure  heureuse,  qui  permet  de  rester 
au  poste*...  Pour  comble,  le  major  d'ici  déclare  que  je  ne 
pourrai  quitter  l'hôpital  avant  trois  semaines  1  Je  suis  furieux, 
et  n'arrive  pas  à  l'indifférence.  Quitter  le  rég^iment  juste  à 
l'heure  où  commence  le  massacre  et  n'être  pas  là  pour  aider 
ces  pauvres  enfants  à  mourir!  Vous  devinez  mon  angoisse, 
ma  désolation,  mon  impatience  de  retourner  là-bas^... 

*  On  se  rappelle  le  passage  du  sermon  de  la  Pentecôte  sur  la  bles- 
sure heureuse,  qui  avait  tant  frappé  le  général  Berdoulat.  Voir  plus 
haut,  p.  180. 

>  Au  R.  P.  de  Boyoes,  S7  septembre. 


240  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Il   essaie   bien   de   se  consoler  à  la  pensée  que  «  le 
Sacré-Cœur,  avec  une  prédilection  visible  à  l'égard  du      % 
régiment  qui  lui  est  consacré,  avait  merveilleusement,     1 
presque  miraculeusement,  disposé  toutes   choses,  pour     ^ 
lui  permettre   de   préparer   les  âmes  à  cette  attaque... 
Combien  parmi  ceux  qui  sont  tombés  à  l'assaut  étaient 
réconciliés    depuis    quelques    jours    seulement   avec   le 
bon  Dieu!  Combien  aussi  dont  la  sanctification  rapide 
en  ces  derniers  mois  avait  tout  naturellement  fait  éclore 
une  vocation  religieuse!...  » 

Puis  il  concluait,  parlant  à  son  supérieur,  auquel  il 
n'avait  rien  à  celer  : 

Si  ma  blessure  ne  m'éloignait  du  régiment  à  l'heure  où  il 
y  a  tant  à  faire  pour  aider  les  mourants,  pour  encourager  les 
survivants,  dont  la  lutte  va  se  continuer  extrêmement  dure, 
je  concéderais  sans  peine  à  la  bonne  Providence  qu'elle  a 
bien  choisi  son  moment  pour  me  donner  du  repos  forcé.  Je 
me  sentais  assez  faiigué,  usé,  depuis  quelque  temps.  Trop 
peu  de  sommeil  :  mais  comment  faire,  des  hommes  venant  se 
confesser  jusqu'à  une  heure  avancée  de  la  nuit  et  d'autres 
venant  le  matin  avant  le  jour?  Les  Nicodèmes  qui  se  pré- 
sentent une  nuit,  s'ils  ne  trouvent  pas  Taumônier,  ne  revien- 
dront pas.  De  plus,  je  ne  pouvais  presque  jamais  prendre 
quoi  que  ce  soit  avant  midi,  et,  ces  trois  dernières  semaines, 
il  m'était  impossible  de  manger  le  soir,  le  défilé  des  con- 
fessions étant  ininterrompu.  A  la  longue,  la  fatigue  venait. 
Voici  le  repos  :  je  vais  en  profiter  pour  rattraper  les  heures 
de  sommeil  perdues... 

Le  «  repos  »  en  question,  —  qualifié  «  d'arrêts  de 
rigueur  »  dans  une  autre  lettre,  —  se  décompose  ainsi  : 
«  Je  dors  énormément,  j'écris  beaucoup,  je  souffre 
passablement  et  je  prie  un  peu^  » 

Il  aurait  pu  dès  lors  ajouter  :  Je  reçois  d'incessantes 
visites.  C'est  qu'en  effet,  sans  plus  tarder,  un  nouveau 

*    Au  Père  Courbe,  i?  octobre. 


A  AUTUN  241 

champ  s'ouvre  à  aon  zèle  :  apostolat  «  discret  et  déli- 
cat »,  dont  Sœur  Lauga  résume  le  secret  en  ces  trois 
mots  :  «  Il  savait  faire  plaisir.  »  Aussi  les  petits  soldats 
venus  avec  lui,  et  d'autres  que  leurs  blessures  n'em- 
pêchent pas  de  marcher,  assiègent-ils  sa  chambre.  Ses 
trois  camarades  de  lit,  le  lieutenant  Leroy  surtout, 
conserveront  longtemps  le  souvenir  du  saint  religieux. 


Les  visites  les  plus  douces  au  cœur  de  l'apôtre 
furent  celles  de  son  père  et  de  sa  mère.  Nous  touchons 
ici  à  un  point  délicat.  Et  nous  savons  qu'il  existe  des 
paroles  de  Jésus,  sur  Tamour  que  ses  disciples  doivent 
avoir  pour  leurs  parents,  qui  ont  t:,  iublé  bien  des 
cœurs.  En  raison  de  circonstances  particulières,  soit 
parce  que  les  mœurs  plus  rudes  d'une  époque  pou- 
vaient le  porter,  soit  au  contraire  par  réaction  contre 
une  sensiblerie  trop  généralisée,  Dieu  a  inspiré  à  cer- 
tains apôtres  une  interprétation  de  ces  conseils  parfois 
un  peu  austère.  La  manière  plus  douce  dont  le  Père 
Lenoir  les  observa  ne  nous  semble  pas  moins 
héroïque. 

«  Qui  ne  hait  son  père  et  sa  mère ,  ses  frères  et  ses 
sœurs,  ne  peut  être  mon  disciple...  »  Oui,  le  religieux 
le  sait,  cette  parole  est  de  son  bon  Maître.  Mais,  parce 
qu'elle  a  jailli  de  son  cœur  infiniment  affectueux,  il  ne 
peut  douter  que  ce  ne  soit  une  parole  d'amour.  Les 
ûmes  à  instruire  et  à  nourrir,  les  âmes  à  sauver,  voilà 
qui  prime  tout.  Aussi,  quand  l'amour  des  âmes  l'exi- 
gera, n'hésitera- t-il  pas  à  imposer  à  ses  parents  le 
sacrifice  bien  dur  de  permissions  longtemps  espérées  ; 
pour  trente-trois  mois  de  guerre,  ces  permissions 
IS 


242  LOUIS  LENOlIl  S.  J. 

I 

se  borneront  à  une  semaine  en  février  prochain  et  à  m 
deux  jours  avant  le  départ  pour  l'Orient.  Encore 
prendra-t-il  largement  sur  ces  journées  pour  faire  les 
emplettes  nécessaires  à  son  apostolat  ou  pour  courir, 
dans  les  hôpitaux  et  les  mansardes,  à  la  recherche  des 
brebis  délaissées. 

Mais  si  chaude  était  alors  même  son  affection,  si.  en- 
tourante, si  persuasive,  qu'elle  faisait  accepter  généreu- 
sement, sans  causer  trop  de  souffrance,  ces  privations 
où  se  complaisait  le  Cœur  du  Maître.  N'est-ce  pas  par 
des  acce23tations  semblables,  plus  dures  encore,  que 
Jésus  avait  élevé  sa  mère  à  la  dignité  de  corédemp- 
trice  du  genre  humain  ? 

Hormis  ces  cas,  et  dans  toutes  les  circonstances  où 
le  zèle  ne  s'oppose  pas  aux  témoignages  de  son  amour 
filial,  le  Père  Louis  le  laisse  déborder  de  la  façon  la 
plus  exquise.  Il  lit  les  lettres  de  sa  mère  «  lentement, 
en  les  dégustant,  pour  faire  durer  davantage  le  bon- 
heur ;  et  trois  obus  qui  sont  arrivés  au  milieu  de  la  lec- 
ture n'ont  pas  pu  l'interrompre  ».  Il  pousse  des  cris  de 
joie  en  recevant  un  beau  colis  au  moment  où  il  allait 
dormir,  allume  une  bougie  qu'il  y  trouve  pour  vérifier 
son  contenu,  se  revêt  immédiatement  du  chaud  gilet 
de  laine,  afin  de  mieux  rêver  à  celle  qui  l'a  tricoté,  et 
referme  le  tout  pour  renouveler  son  plaisir,  le  lende- 
main,  par  un  second  déballage.  Son  cœur  bat  en 
voyant  passer  devant  son  cantonnement ,  au  milieu 
d'un  convoi,  une  voiture  de  livraison  réquisitionnée, 
portant  en  gros  caractères  Versailles.  Pendant  une 
bonne  partie  d^  la  guerre,  ses  cartes,  —  et  souvent  ses 
lettres,  —  seront  «  rigoureusement  quotidiennes  en  vertu 
de  la  plus  rigoureuse  des  nécessités,  celle  de  ma  ten- 
dresse pour  vous  ».  Personne  n'est  oublié,  les  petits 
moins  que  les  autres.  Il  se  réjouit  de  ce  que  cette  an- 
née, à  Noël,  le  «  divin  Enfant,  que  nous  aimions  tant 
à  chanter  ensemble  jadis,  autoui-  de  la  petite  crèche 
faite  par  maman,  ne  sera  plus  lepiésenté  par  un  bébé 


A  AUTUN  243 

de  cire,  mais  par  le  vivant  et  gentil  petit  Roger  ». 
Comme  il  est  amusé  d'apprendre  que  Solange,  quand 
son  père  lui  a  demandé  ses  commissions  pour  l'oncle 
Louis,  s'est  contentée  de  répondre  :  «  Vous  direz  qu'Oli- 
vier est  très  sage,  »  jugeant  superflu  de  le  dire  d*elle- 
méme  et  que  cela,  bien  sûr,  allait  de  soi!  De  toutes  ces 
lettres  aller  et  retour^  un  tel  parfum  surnaturel  se  dé- 
gageait, que  l'abbé  Germain,  aumônier  de  l'hôpital 
d'Autun,  qui  avait  vu  beaucoup  de  choses  et  reçu  bien 
des  confidences,  ne  pourra  s'empêcher  dans  quelques 
mois  d'écrire  au  Père  Lenoir  :  «  Dans  votre  famille, 
tous ,  vous  êtes  simplement  délicieux  !  *  » 

Mais  le  triomphe  du  religieux,  la  suprême  joie  de 
l'apôtre  et  du  fils,  —  du  lils-apôtre,  pourrait-on  dire,  — 
était  de  tellement  faire  converger  son  zèle  et  son  affec- 
tion familiale  qu'ils  s'étayaient  l'un  l'autre  et  s'entr'ai- 
daient.  Ainsi  dotera-t-il  chacun,  depuis  sa  mère  jus- 
qu'aux cousins  les  plus  éloignés,  de  filleuls  très  «  in- 
téressants »  :  mot  qui,  suivant  les  cas,  n'aura  pas 
toujours  le  même  sens,  mais  qui  lui  permettra,  même 
après  des  demandes  moins  discrètes  de  tel  ou  tel,  de 
plaider  les  circonstances  atténuantes.  Par  là,  il  initiera 
une  nièce  aux  joies  de  l'apostolat  ;  tel  «  filleul  de  Gui- 
guite  »  tient  une  assez  large  place  dans  sa  correspon- 
dance... Il  sait  à  qui  il  doit  s'adresser  pour  les  œufs  de 
Pâques  et  les  Noëls,  à  qui  pour  les  commissions  de 
tabac  à  la  Civette,  à  qui  pour  la  musique  et  les  livres, 
à  qui  pour  avoir  des  abonnements  à  la  Libre  Parole. 
Car  <r  nos  soldats,  écrit-il  joliment,  visent  d'un  œil  et 
lisent  de  l'autre  ».  Il  connaît  ceux  qui  peuvent  lui  pro- 
curer des  illustrés  pour  les  blessés,  envoyer  une  montre  à 
de  jeunes  convertis  ou  solder  une  note  chez  l'imprimeur. . . 

Mais  il  y  a  dans  toutes  ces  requêtes  à  la  fois  tant  de 
tact  et  de  naturel,  qu'on  le  sent  uniquement  soucieux 
de   faire    participer    ceux    qu'il  aime    aux    bénédictions 
promises  par  Jésus-Christ  à  ses  apôtres. 
*  Lettre  du  17  Janvier  1910. 


244  LOUlb  L1::nu1K  s.  j. 


*    * 


Il  ne  sera  pas  nécessaire  après  cela  d'insister  sur  les 
visites  que  Taumônier  reçut  à  Autun. 

Son  père  vint  d'abord,  dès  les  premiers  jours  d'oc- 
tobre. Et  ce  fut  une  explosion  de  joie  :  «  J'ai  été  si 
heureux  d'entendre  papa  me  parler  tout  au  long  de 
tous  les  oiseaux  du  nid  !  »  Pour  ne  pas  le  fatiguer,  son 
père  aurait  voulu  passer  en  silence  à  son  chevet  la  plus 
grande  partie  des  journées.  Mais  c'était  le  blessé  qui 
ne  se  lassait  pas  d'interroger.  «  Louis  me  racontait 
aussi  de  manière  extrêmement  vivante  les  affaires  de 
Beauséjour  et  de  Massiges.  Mais  le  plus  étrange  est 
que,  tout  en  continuant  de  me  parler,  il  écrivait,  ainsi 
couché,  de  nombreuses  lettres,  souvent  fort  longues, 
exigeant  des  détails  très  précis  de  noms  ou  de  dates... 
Et  le  soir  il  me  remettait  cinquante  lettres,  parfois  plus, 
à  jeter  à  la  poste.  A  le  voir  écrire  et  parler  tout  en- 
semble, je  ne  pouvais  m'empêcher  de  songer  à  cette 
invention  qui  permet  au  même  fil,  grâce  à  un  ingé- 
nieux dispositif,  de  transmettre  simultanément  plu- 
sieurs télégrammes.  » 

Ensuite  ce  fut  le  tour  d'un  de  ses  oncles,  jésuite 
Comme  lui,  le  R.  P.  Vétillart.  Il  était  arrivé  presque  à 
temps  pour  fêter  l'anniversaire  du  jour  où  son  neveu 
avait  commencé  le  noviciat. 


C'est  en  effet  le  6  octobre  1898  que  j'ai  pris  la  soutane, 
cette  soutane  S.  J  contre  laquelle  je  m'étais  si  lon^^^lemps 
déJjattu,  —  et  en  la  fête  de  saint  Bruno  dont  j'avais  t^nt 
désiré  la  robe...  J'ai  encore  clans  un  coin  de  tiroir,  mais  à 
MarnefTe,  hélas!  certaine  èleclion  écrite  avec  beaucoup  de 
soin,  —  et  de  passion,  —  et  que  je  m'étais  wi  retourner  avec 
des  coups  de  crayon  rouge...  Comme  tout  cela  est  loinl 


A  AUTUN  245 

Depuis  lors,  ma  vie  n'a  g^uère  été  celle  d'un  Chartreux,  et 
pourtant  je  suis  bien  sûr  qu'elle  a  été,  —  sinon  en  qualité, 
hélas!  du  moins  en  espèce,  —  ce  que  voulait  Notre-Sei- 
gneur... 


Avec  l'aide  de  son  oncle,  il  avait  pu  recommencer 
à  célébrer.  «  Disons  la  messe  du  Saint-Sacrement, 
déclara -t- il,  pour  remercier  Notre- Seigneur  des  âmes 
de  soldats  gagnées  par  l'Eucharistie.  »  Souvenir  dou- 
blement cher  :  le  Père  Vétillart  l'avait  assisté  déjà 
lors  de  sa  première  messe,  le  2o  août  1911  ;  cela 
parut  au  jeune  religieux  un  renouvellement  de  son 
sacerdoce. 


Quant  à  sa  mère,  qui  vint  plus  tard,  elle  put  assister, 
pour  la  fête  de  la  bienheureuse  Marguerite-Marie,  à  un 
sermon  sur  le  Sacré-Cœur  qui  «  émut  tout  l'auditoire, 
car  il  était  approprié  à  chacun  :  militaires,  civils,  mé- 
decins, malades,  blessés,  sœurs,  infirmières,  enfants... 
et  maman  I   » 


Parmi  les  visiteurs  s'en  glissèrent  deux  parfaitement 
inattendus,  personnages  importants  :  l'un,  publiciste, 
qui  prétendait  l'interviewer  pour  le  compte  de  je  ne 
sais  quelle  feuille;  l'autre,  artiste  peintre,  qui  lui 
demanda  l'autorisation  de  le  portraiturer.  Ils  furent 
joliment  reçus  !  Racontant  l'incident  le  soir  même, 
sa  plume  en  tremble  encore  :  «  Je  vous  assure  bien 
qu'ils  n'y  reviendront  ni  l'un  ni  l'autre.  Est-ce  assez 
grotesque  I\..  » 

^  Au  Père  Courbe,  1ii  octobre. 


246  LOUIS   LENOIR  S.   J. 

Au  contraire,  vient-on  lui  proposer  des  occupations 
nouvelles,  alors  qu  il  aurait  pourtant  bien  besoin  de 
repos?  On  est  accueilli  de  la  façon  la  plus  engageante, 
il  ns  sait  pas  refuser. 

Le  travail  ne  me  manque  pas  En  plus  de  cette  corres- 
pondance^ je  sui>  relancé  par  ie  P  d'Ambnères  pour  a  En 
Famille  ».  par  les  sœurs  pour  des  sermons  Et,  pour  comble, 
hier  je  reçois  la  visite  de  M  Gustave  Gaulherot.  mobilisé 
comme  officier  de  réserve,  déjà  blessé  et  décoré,  chargé 
d'organiser  des  conférences  publiques  pour  les  soldats,  à 
Autun.  \l  faut  que  je  lui  en  fasse  une  pour  mercredi  soir, 
sur  <'  la  France,  champion  de  la  civilisation  contre  1  Alle- 
magne »...  quelque  chose  dans  ce  genre- là  Je  vais  achever 
ie  travail  du  P.  d'Ambnères;  qui  presse,  et  me  mettre  ensuite 
à  cetLe  conférence.  Après,  je  songerai  à  faire  ma  retraite'. 

Ce  travail  qui  presse  n'était  autre  que  les  récits  tant 
de  fois  réédités  du  Peiil  Patrouiiteur  el  des  Deux  Mar- 
souins de  1915  *. 

Le  Père  avait  longtemps  répugné,  par  discrétion 
autant  que  par  humilité,  à  rendre  publiques,  à  noter 
même  ces  merveilles  de  la  grâce;  il  ne  s'y  était  résolu 
que  sur  le  conseil  du  R.  P.  Vétiilart  et  dans  un  but 
tout  apostolique.  En  mettant  le  point  final  au  second 
de  ces  manuscrits,  il  s'accuse  d'avoir,  dans  les  deux 
sens,  traîné  en  longueur  : 

J'arrive  en  retard  et  c'est  trop  long...  C'est  long,  parce 
que,  entre  nous,  je  vous  envoie  là  mon  lestamenl.  Mon  pro- 
chain retour  au  front  sera  sans  doute  le  bon,  je  m'attends 
à  y  rester  cette  fois.  y\ussi  ai-je  voulu  mêler  à  ce  récit  — 
véridique  —  mes  idées  et  mes  manières,  que  je  crois  con- 

'  A  ses  parents,  êS  octobre. 

*  Ces  récits  sont  en  vente  aux  "Éditions  Spes",  17,  rue  Soufflot, 
BOUS  le  titre  :  Au  fond  des  Ames,  0  fr.  25  franco. 


A  AUTUN  2t7 

formes  à  celles  de  la  sainte  Eglise,  sur  la  communion  dans 
les  circonstances  extraordinaires  où  sont  nos  soldats.  Mais 
notre  jolie  petite  revue  ne  s'accommodera  peut-être  pas 
d'une  pareille  prolixité.  Faites- en  tout  ce  que  bon  vous 
semblera,  je  vous  l'abandonne  entièrement^. 

Ce  que  je  ne  dis  pas  dans  l'histoire,  écrit-il  ailleurs,  ce 
sont  les  allusions  désagréables,  décourag-eantes,  dont  on  m'a 
assailli  aux  jours  de  la  défection  de  Frecl.  Mais  sa  mort  a 
été  le  triomphe  de  la  grâce  et  des  principes  de  miséricorde"^. 

A  la  lecture  de  ces  pa^es,  dont  le  succès  apostolique 
dépassa  toutes  les  espérances  de  l'auteur,  il  nous  est 
arrivé,  —  qu'on  nous  pardonne  !  —  de'  murmurer  : 
«  Bienheureuse  blessure  du  Père  Lenoir,  qui  nous  a 
«  valu  de  tels  récits  !  »  Déjà  c'est  à  la  blessure  du  3  fé- 
vrier que  nous  avions  dû  de  lire  la  conversion  à^Un 
suicidé.  Et  dorénavant,  quand  le  Père  d'Ambrières  insis- 
tera pour  avoir  d'autres  nouvelles,  l'aumônier  des  mar- 
souins répondra  allègrement  ; 

Vous  connaissez  trop  mon  attachement  à  vous,  aux  Mar- 
neffiens  et  à  votre  «  En  Famille  »...  Si  je  ne  vous  envoie  rien, 
c'est  que  j'en  suis  absolument  empêché...  Attendez  que  je 
sois  blessé,  je  ne  vois  pas  d'autre  solution.  Alors,  ne  pou- 
vant plus  m'occuper  des  vivants,  je  m'occuperai  des  morls^... 

Quant  à  la  conférence  demandée  par  M.  Gautherot, 
le  Père  se  borne  à  écrire,  le  28  octobre  : 

«  Hier  soir,  conférence  à  la  salle  des  fêtes  de 
riiotel  de  ville.  Salle  comble.  On  a  paru  content.  « 


* 


Toutes    ces   occupations,    même    en   y    ajoutant    des 
courses    dans     les     hôpitaux    et     la    préparation     des 

*  Au  Père  (rAmbricres,  3  noreinbre. 

*  Au  R.  P.  Ti'iineson,  4  janvier  1916.. 

'  Au  Père  d'Anibrières,  ï?5  septembre  1910. 


248  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

2l){)  pupilles  de  l'école  de  cavalerie  aux  fêtes  de  la 
Toussaint,  ne  faisaient  que  tromper  son  ennui.  En 
sourdine,  la  nostalgie  du  front  grondait.  Contre  les 
résolutions  de  sage  apaisement,  Tirritation  faisait  des 
retours  offensifs.  Dès  le  quatrième  jour  passé  à  Autun, 
une    carte    brève   contenait  cette  phrase  menaçante  : 

Le  major  prétend  que  je  ne  pourrai  marcher  avant  trois 
scmciiiies;  je  prétends  bien  avoir  rejoint  mes  marsouins  avant 
ce  terme  indéfini.  Dites,  est-ce  assez  bête  d'être  arrêté  au 
premier  jour  d'un  comhat  qui  durera  des  semaines  et  fera 
tomber  mes  enfants^  1 

Mais  il  faut  vite  rabattre  de  ces  prétentions.  Une 
semaine  après  : 

Le  pansement  de  ce  matin  a  été  très  douloureux,  mais  a 
satisfait  le  major.  Celui-ci  est  davis  que,  pour  aider  les 
muscles  à  se  refaire,  je  les  fasse  bientôt  travailler  un  peu  : 
((  bientôt,  »  c'est-à-dire  dans  une  huitaine  de  jours  ;  «  un 
peu,  »  c'est-à-dire  me  lever,  faire  quelques  pas.  Il  juge  que 
cela  sera  un  excellent  exercice  pour  la  jambe  blessée.  Tant 
mieux!  Quant  à  la  cicatrisation  totale,  la  délivrance,  il  pense 
que  ce  sera  dans  trois  semaines  d'ici,  un  mois  peut-être.  Il 
est  bien  entendu  évidemment  que  je  ne  sortirai  pas  avant  la 
cicatrisation  complète  :  ce  n'est  pas  comme  pour  une  bles- 
sure au  bras  ou  à  l'épaule^.. 

Excellente  décision,  mais  qui  va  s'effriter  au  jour 
le  jour,  à  chaque  courrier  qui  arrive  du  i^  colonial.  Ce 
fut  d'abord  le  bulletin  du  colonel  Pruneau,  relatant  les 
sacrifices  imposés  au  régiment,  et  qui  se  terminait  ainsi  : 
<(  Allons,  mon  brave  aumônier,  remettez- vous  vite, 
revenez-nous  vite.  Je  suis  seul  à  la  popote  avec  Baré  ! 
—  Affectueusement,  Baré  et  moi.  »  Ah  !  mon  colonel, 
quelle  imprudence  que  cette  phrase  amicale  1 

1  Au  Père  Courlie,  29  septembre, 
*  A  ses  parents,  4  octobre. 


A  AUTL'N  249 

Puis,  c'est  une  carte  de  l'infirmier  Joucla,  qui 
détaille  exactement  les  pertes  :  400  tués  et  700  blessés, 
dont  les  trois  chefs  de  bataillon  :  l'un  trépané,  pour 
lequel  on  conserve  quelque  espoir;  un  autre,  le  com- 
mandant Defoort,  «  qui  a  d^jà  regagné  le  régiment  ». 
El  cec»  est  encore  un  détail  imprudent,  surtout  quand 
il  est  souligné  de  la  manière  suivante  : 

Je  tiens  à  vous  dire  qje  votre  départ  a  fait  dans  notre  4« 
un  vide  énorme.  Il  ne  se  passe  pas  de  jour  sans  qu'un  grand 
nombre  de  nos  cher-  <  poilus  >>  ne  viennent  à  l'infirmerie  me 
demander  de  vos  nouvelles'  Je  rassure  de  mon  mieux  ces 
braves  et  je  leur  promets  voire  retour  pour  bientôt...  Notre 
colonel  n'a  pas  une  égratignure  .  malgré  qu'il  se  soit  exposé 
constamment  en  première  ligne,  lançant  à  côte  de  ses 
hommes  des  bombes  et  des  grenades. 


Puis  venait  la  phrase  tentatrice,  qui,  répétée  bientôt 
par  tous  ses  autres  correspondants,  finira  par  rendre 
insupportable  au  Père  son  séjour  à  l'hôpital  : 


Depuis  votre  départ,  'nous  n'avons  pas  de  cérémonies  reli- 
gieuses et  ça  nous  manque!...  Je  suis  persuadé  que  si  vous 
étiez  là,  demain  dimanche  nous  aurions  notre  messe*  !... 


De  pareilles  lettres  lui  sont  plus  cuisantes  que  la 
teinture  d'iode  prodiguée  par  les  majors.  Pour  chasser 
l'obsession,  l'apôtre  visite  les  malades.  «  Hier, 
H  octobre,  j'ai  pu  me  traîner  jusqu'à  l'hôpital  voisin, 
voir  un  de  nos  plus  chers  enfants  du  4®.  Dans  la  rue, 
on  me  regardait  comme  une  bête  curieuse ^..   » 

Mais,  loin  de  rompre  le  charme,  de  pareils  entre- 
tiens le  rendent  plus  tenace  :  ils  ravivent  les  souvenirs 


•  Lettre  de  M.  Joucla.  6  octobre. 
?  Au  Père  Courbe,  IH  octohrt. 


2oO  LOUIS  LENOIR   S.  J. 

du  fronl.  «  Là -bas  les  âmes  sont  en  grand  danger!  » 
voilà  ce  qui  bourdonne  en  lui...  Et,  pour  comble,  le 
major,  tout  en  maintenant  «  qu'une  marche  de  quelques 
centaines  de  m^ètres  par  jour  ne  pouvait  pas  retarder 
d'une  minute  la  cicatrisation  »,  annonce  «  que  celle-ci, 
vu  les  dimensions  de  la  tranche  musculaire  arrachée, 
ne  pouvait  pas  se  faire  avant,  au  moins,  un  mois 
d'ici!!'!  »  Et  l'annonce  de  ce  diagnostic,  ponctuée  de 
trois  exclamations,  est  immédiatement  suivie  de  cette 
conclusion  :  «  Aussi  je  suis  aujourd'hui  d'une  humeur 
massacrante*...  » 


«  Il  faut  que  monsieur  Taumônier  prenne  patience, 
disait  de  son  côté  le  bon  major;  trente  jours,  il  n'obtien- 
dra pas  moins  de  moi.  D'ailleurs  il  fait  beaucoup  de 
bien  ici  et  ne  perd  pas  son  temps.  » 

Ce  qui  ne  l'empêchera  pas  d'ajouter,  quelques  jours 
après  :  w  II  faudrait  l'enchaîner...  » 

Parmi  les  lettres  qui  «  pleuvent  sans  discontinuer  », 
—  32  reçues  le  24  octobre,  une  «  avalanche  »  le  28,  — 
l'une  d'elles  faisait  cause  commune  avec  les  conseils  du 
docteur  Huot.  Elle  émanait  d'un  jeune  caporal  de  l'ar 
mée  belge,  que  le  Père  Lenoir  avait  connu  jadis  typo- 
graphe à  Huy,  dans  l'imprimerie  qui  travaillait  pour 
Marneffe.  C'était  une  vraie  mercuriale  : 


Révérend  Père...  Pour  l'amour  de  Dieu,  ne  restez  plus 
si  longtemps  sans  m'écrire.  Vous  m'avez  fiché  la  clope  et  le 
cafard  pendant  huit  jours...  Morbleu,  si  vous  en  faites  encore 
une  pareille,  je  vous  envoie  les  huissiers  et  je  vous  traduis 
en  conseil  de  guerre,  aussi  vrai  que  je  suis  voire  petit  capo- 
ral. Ah  !  oui,  vous  ne  devez  pas  rire.  Vous  savez  qu'ici  quand 
on  manque  à  l'épluchage  des  pommes  de  terre  on  passe  en 
conseil  de  guerre... 


1  Au  U.  P.  Vétillarl ,  6  octobre. 


A  AUTUN  251 

Jugez  de  ce  que  vous  auriez  pour  ne  pas  m'écrire  !  Mais, 
Révérend  Père,  vous  seriez  au  moins  fusillé!  absolument... 

Et,  là-dessus,  je  voudrais  bien  savoir  ce  que  vous  avez 
dans  le  corps  pour  vouloir  retourner  au  front  si  tôt?  le  dial)le 
au  moins  !  Si  j'étais  votre  docteur,  je  vous  mettrais  à  la  diète 
pendant  un  mois  et  je  vous  condamnerais  à  ne  manger  pen- 
dant ce  temps  que  de  l'aspirine  humectée  de  teinture  d'iode. 
Absolument.  Restez  là-bas!  restez-y  bien.  Vous  avez  le 
temps  de  revenir,  La  grande  offensive  ne  peut  encore  mal  de 
se  déclancher^  Restez  bien  là-bas.  Cela  vaut  mieux.  Restez-y 
deux  mois  et  vous  arriverez  encore  trop  tôt.  Vous  verrez 
que,  quoique  je  ne  sois  pas  somnambule  extra-lucide,  je  suis 
encore  bon  prophète  et  je  me  trompe  rarement^... 

La  lettre  se  poursuivait  sur  ce  ton  durant  huit 
bonnes  pages.  Au  reste  qu'on  n'aille  pas  s'y  méprendre  : 
Jacquet  est  un  vaillant  : 

Ce  n'est  pas  à  moi  qu'on  peut  dire  :  Venez  nous  aider! 
Quand  il  faudra  donner  le  coup  de  collier,  on  le  donnera  et 
ce  sera  un  salé...  En  attendant,  je  laisse  aller,  voilà!  Moi  je 
me  suis  chargé  de  dégringoler  des  Boches;  pour  le  restant, 
que  Jolfre  tire  son  plan  !... 

Malheureusement,  les  autres  enfants  du  Père  Lenoir, 
ceux  du  4e,  parlaient  d'une  façon  moins  désintéressée. 
De  plus  en  plus  nombreuses  arrivaient  des  supplications 
semblables  à  celles  du  «  filleul  de  Guiguite  »   : 

«  Je  languis  que  vous  reveniez  parmi  nous,  car  vous 
nous  manquez  beaucoup,  et  encore  peut-être  bien  plus 
à  d'autres  qu'à  moi^.  » 

Ou  d'un  jeune  qui  depuis  cinq  mois  était  à  la  com- 
munion  quotidienne    :    «   Je   vous    demanderai   si  vous 

*  Expression  du  terroir  belge  qui  signifie  :  n'est  pas  encore  près  de 
se  drclancher. 

2  Jjicciucs  Dtilenians,  orlolire  1915. 
'  Fiançois  S,,  Soclohre. 


1 


252  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

pourriez  me   dire   comment  je   pourrais  faire  la   sainte 
communion  et  à  qui  je  devrais  m'adresser  ^..   >> 

L'un  des  deux  communiants  de  la  nuit  du  17  août 
au  bois  d'Hauzy  a  la  même  inquiétude  : 

«  Nous  sommes  au  repos...  Hélas!  il  nous  manque 
le  principal,  la  nourriture  de  notre  ûrtie,  le  Pain  des 
Forts...  Aujourd'hui  nous  nous  sommes  encore  dépla- 
cés et  éloignés  de  tout  aumônier...  » 

Du  même,  quelques  jours  après  :  «  Louis  R.  a 
dû  vous  parler  des  difficultés  que  nous  avions  pour 
remplir  nos  devoirs  religieux;  j'espère  que  cela  ne 
durera  pas  et  que  nous  aurons  bientôt  le  bonheur  de 
vous  revoir^...  » 

o  Ma  g-rande  peine  ici,  écrit  un  caporal,  —  un  de 
ses  plus  zélés  o  rabatteurs  »,  —  c'est  de  n'avoir  plus 
aucun  secours  de  notre  sainte  religion...  Il  serait  temps 
(je  suis  si  égoïste)  que  vous  veniez  me  remonter  le 
moral.  J'ai  écrit  des  lettres  épouvantables  à  papa;  je 
deviens  fou^  !...  » 

«  Nous  vous  réclamons  tous  à  grands  cris  pour  le 
plus  grand  bien  de  nos  âmes,  »  appuie  l'infirmier  Jou- 
cla,  qui  cependant  accumule  les  nouvelles  sur  l'excel- 
lent moral  du  régiment,  pour  que  l'aumônier  «  ne  soit 
pas  tenté  de  revenir  avant  complète  guérison*  >>. 

Ces  conseils  de  prudence  d'une  part,  et  de  l'autre 
cette  avidité  de  revoir  leur  Père...  quels  témoignages 
passionnés  d'amour!  Mais  comment  les  concilier  ?  Pour 
tranquilliser  le  Père  Lenoir,  il  aurait  fallu  lui  assurer 
que  nul  ne  le  regrettait  et  qu'on  pouvait  fort  bien  se 

J  J    D.,  5  octobre. 

2  Eugène  K.,  9  ei  26  octobre. 

3  Caporal  X.,  20  et  23  octobre. 
*  M.  Joucla,  il  et  28  octobre 


A   AUTUN  253 

passer  de  lui.  Qui  se  serait  chargé  d'un  pareil  men- 
songe? C'était,  moins  que  tout  autre,  le  colonel;  le 
1er  novembre,  il  joignait  de  nouveau  sa  voix  très  affec- 
tueuse à  la  complainte  : 

Mon  cher  ami,  il  fait  triste,  pluvieux,  sombre  et  boucax; 
c'est  Taspect  d'hiver  précoce  :  ce  matin  grand'messe  en 
ré<;1ise  de  Courtémont  dite  par  trois  prêtres  soldats.  J'ai 
prié  pour  tous  les  braves  disparus,  et  ma  pensée  vous  mêlait 
à  leur  souvenir;  je  sentais  que  vous  nous  manquiez  en  cette 
solennité  de  Toussaint  et  j'aurais  voulu  entendre  votre  voix 
si  chaude  et  si  pleine  de  conviction  réconforter  les  récu- 
pérés venus  récemment  du  dépôt  et  qui  ne  sont  pas  encore 
à  l'unisson  du  4«.  Nous  remontons  ce  soir  aux  tranchées. 
Prompte  guérison  I  A  bientôt  votre  retour... 

Enfin,  du  lendemain,  ces  lignes  d'un  caporal,  qui 
devaient  faire  déborder  la  coupe  : 

C'est  un  cri  de  désespoir  que  je  viens  pousser  par  cette 
lettre.  Bientôt  un  mois  et  demi  que  je  n'ai  vu  aucun 
prêtre!...  Toutes  ces  belles  fêtes  de  la  Toussaint  passées 
tout  juste  avec  une  petite  prière...  Ah!  M.  l'aumônier,  que 
faire?...  Comme  vous  me  manquez!  Pardonnez-moi;  je  viens 
vous  faire  de  la  peine,  moi  qui  devrais  faire  le  contraire.  Et 
pourtant  que  voulez-vous  que  je  dise?  mon  âme  est  pleine 
de  tristesse.  Je  vois  ou  du  moins  comprends  par  votre  lettre 
que  votre  blessure  s'aggrave  au  lieu  de  se  guérir...  Main- 
tenant, vous  me  dites  que  vous  êtes  sage  comme  un  enfant 
à  1  hôpital.  Permettez- moi  d'en  douter;  je  vous  vois  d'ici 
en  li'ain  de  discuter  avec  M.  le  major,  si  oui  ou  non  vous 
ne  sortirez  pas  bientôt  de  là  :  ne  dites  pas  le  contraire*... 

Le  Père  songeait  si  peu  à  dire  le  contraire,  que  dès 
le  reçu  de  cette  dernière  lettre  il  écrivait  à  un  ami  : 
«  Je  pars  jeudi,  c'est  décidé.  Là-)^  as,  on  meurt  de  plus 

*  Capoi'al  Louis  U.,  2  novembre. 


254  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

en  plus  et  les  survivants  me  réclament...  Je  puis  suffi- 
samment marcher  pour  leur  donner  le  bon  Dieu,  donc 
j'y  vais*...  » 

L'excellent  médecin-chef  de  l'hôpital,  dont  l'âme 
était  assez  haute  pour  comprendre  le  martyre  du  Père 
Lenoir,  s'était  senti  impuissant  à  l'enchaîner.  D'ail- 
leurs, la  «  plaie  était  comblée,  presque  rose,  avec  des 
bourgeonnements  tout  autour...  » 

Plus  tard,  l'aumônier  dira  même  lui  avoir  entendu 
murmurer  :  «  A  votre  place,  j'en  ferais  tout  autant...  » 
Mais  c'était  moins  le  médecin  que  l'ami  qui  parlait 
ainsi. 

«  Départ  certain  pour  jeudi,  11  novembre.  Plus  que 
trois  jours  !  »  Le  Père  les  passe  entièrement  au  lit  pour 
activer  la  cicatrisation.  Il  se  soumet  joyeusement  à 
toutes  les  pointes  de  feu  et  profite  de  ce  repos  pour 
liquider  une  correspondance  toujours  intarissable  : 

«  J'ai  écrit  hier  70  lettres;  le  paquet  dont  l'image 
m'obsédait  depuis  si  longtemps  en  a  diminué  d'autant. 
J'espère  partir  d'ici  la  conscience  nette.  » 


*  « 


Religieuses,  majors,  infirmiers,  blessés,  tous  à  l'hôpi- 
tal se  réjouissent  de  sa  joie  :  et  pourtant  l'on  est  triste, 
car  son  départ,  a  écrit  la  supérieure,  va  produire  «  un 
grand  vide  ». 

Le  docteur  Huot  pensait  qu'une  convalescence,  en 
dehors  de  l'atmosphère  d'ambulance,  serait  salutaire. 
Il  proposa  un  séjour  à  Versailles.  Mais  il  se  heurta  à 
un  refus  :  «  Impossible!  On  m'attend  là-bas,  —  ou 
plutôt  on  ne  m'attend  pas  pour  se  battre  et  pour  mourir^.  » 

Au  Père  Courbe,  S  novembre. 
s  A  ses  parents,  10  novembre. 


A  AUÏUN  255 

L'aumônier  vient  d'apprendre  en  eirct  que  les  Alle- 
mands ont  renouvelé,  le  3  novembre,  contre  le  Mont- 
Tétu,  des  attaques  plus  violentes  que  jamais,  où  les 
flanimenwerfer  ont  produit  sur  les  récupérés  leur  effe^ 
de  surprise. 

11  y  a  eu  des  journées  terribles.  Du  30  octobre  au 
G  novembre,  la  2e  division  coloniale  a  encore  perdu 
GOO  hommes.  La  pluie,  la  boue,  les  nouveaux  renforts, 
le  marmitage  incessant,  les  gaz  rendent  le  secteur  inte- 
nable. Tant  d'attraits  n'autorisent  pas  une  journée  de 
retard. 

Mais  son  refus  a  dû  causer  à  Versailles  un  peu  de 
peine.  Il  y  songe  :  et  tandis  que  le  train  l'emmène 
vers  ses  enfants  qui  souffrent,  le  Père  adresse  à  ceux 
qu'il  prive  volontairement  d'un  dernier  adieu  ce  simple 
billet.  Peut-être  ne  le  trouvera-t-on  pas  moins  beau 
que  telle  lettre  prêtée  par  les  anciens  biographes  a  saint 
François  Xavier. 


Entre  Vitry  et  Châlons... 

Ma  blessure  ne  me  fait  pas  souffrir. 

Tout  est  pour  le  mieux,  sauf  le  sacrifice  de  ne  pas  vous 
voir  au  passage.  Il  paraît  que  le  docteur  vous  avait  promis 
de  me  donner  une  permission  :  mais  vous  comprenez,  n'est-ce 
pas,  pourquoi  je  devais  la  refuser?  Chaque  jour  représente 
là-bas  tant  de  morts,  tant  de  courages  faiblissants  à  relever, 
tant  d'âmes  à  nourrir!  Ce  sacrifice  commun,  de  votre  part 
et  (le  la  mienne,  nous  vaudra  des  grâces  amplement  rémuné- 
ratrices, et  à  Massiges,  et  à  Versailles*... 


En  vérité,  exagérait-il  le  marsouin  qui  disait  du  Père 
Lenoir  :  «  Cet  homme  a  le  diable  au  corps  pour  faire 
aimer  le  bon  Dieu  »  ? 

*  A  bcs  parents,  13  novembre. 


CHAPITRE  XIV 

D'UNE  AMBULANCE   A   L'AUTRE 

IMPRUDENCE    «     PROVIDENTIELLE    » 
LE   LIVRE  DE   PRIÈRES    DU  SOLDAT   CATHOLIQUE 

(13  Novembre  —  16  Décembre  1915) 

Après  une  nuit  et  une  matinée  occupées  à  courir  de 
;;are  en  gare,  tantôt  dans  un  wagon  de  l^e  classe,  tantôt 
dans  un  fourgon  à  marchandises,  le  Père  Lenoir  rejoint 
son  régiment  au  repos  à  Épense ,  région  au  sud  de 
Sainte-Menehould. 

Quand  le  colonel  a  su  que  j'étais  là,  il  est  sorti  de  sa 
maison,  m'a  embrassé  sur  les  deux  joues  devant  tout  le 
monde,  m'a  emmené  chez  lui  bras  dessus  bras  dessous,  en 
causant  tout  amicalement;  puis  m'annonçant  qu'il  remplaçait 
le  général  de  brigade  absent  pour  quekpies  jours,  il  m'a 
obligé  à  occuper  sa  chambre,  la  pkis  belle  du  village.  Joi- 
gnez-y, bien  entendu,  quantité  de  prescriptions  de  pru- 
dence,,., un  vrai  père. 

Le  retour  de  l'aumônier  était,  à  cette  date,  providen- 
tiel. Il  avait  fallu  toute  la  vaillance  du  4c  colonial 
pour  empêcher  les  Allemands  de  reprendre  la  Alain  de 
Massiges.  Ces  efforts  lui  avaient  coûté  près  de  quatre 
cents  hommes.  D'où  la  nécessité  absolue  de  le  refaire 

((  Cette  période  de  repos  et  de  formation  des  nou- 
veaux renforts,  constatait  le  Père,  est  très  importante 
aussi  pour  leur  formation  religieuse.  »  Et  sans  retard  il 
relance  les  réunions  à  l'église. 

Le  lendemain  de  son  arrivée,  un  dimanche,  l'église 
était  archicomble.  Tous  les  anciens,  échappés  aux  mas- 


D'UNE  AMBULANCE  A  L'AUTRE  251 

sacres,  se  trouvaient  là.  Et  parmi  les  nouveaux,  beau- 
coup voulaient  entendre  ce  petit  curé  barbu  qui  déjà, 
rien  qu'en  se  promenant  hier  soir  appuyé  sur  sa  canne 
et  boitant,   avait  commencé  de  prendre  leurs  âmes. 

Quand,  avant  le  Credo,  le  Père  se  retourna  vers  ses 
enfants,  son  visage  était  radieux. 

Notre -Seigneur  me  permettra  d'interrompre  un  instant  le 
Saint  Sacrifice  pour  dire  ma  joie  du  retour,  joie  d'autant 
plus  grande  qu'il  m'en  a  coûté  davantage  de  ne  pas  être  près 
de  vous  en  ces  jours  de  souiîrances. 

Ma  consolation  est  de  savoir  que  vous  vous  êtes  compor- 
tés en  braves. 

Dès  les  premiers  mots,  le  contact  était  repris.  A  pro- 
pos de  l'évangile  du  jour,  la  parabole  du  levain,  l'aumô- 
nier montra  que,  s'  «  il  existe  chez  tous  des  éléments 
de  vertus,  des  germes  de  dévouement,  de  bonté,  de  cou- 
rage, d'honneur,  qui  se  développent  plus  ou  moins 
suivant  l'éducation,  le  milieu,  la  réflexion,  la  volonté, 
cependant  le  ferment  supérieur  à  tous  les  autres  est  la 
religion,  qui  chez  tout  homme,  à  toute  heure  de  sa  vie, 
le  stimule  au  devoir  et  au  sacrifice  ». 

Or,  tandis  qu'il  en  apportait  comme  preuve  le  capi- 
taine Coville,  que  beaucoup  pleuraient  encore,  et  «  ce 
jeune  officier  (Ernest  Ollivier)  tombé  récemment  à  Mas- 
siges,  qui  après  avoir  réfléchi,  prié  et  communié,  s'était 
devant  Notre-Seigneur  décidé  au  service  le  plus  dange- 
reux parce   qu'il  le  jugeait  le  plus  utile*   »,  beaucoup 

1  Maréchal  des  log-is  au  6^  hussards,  E.  Ollivier  avait  été  atLaché  à 
un  bataillon  du  4«  colonial  comme  agent  de  liaison.  A  Ilalloy,  le 
26  juin,  on  lui  avait  ofl'ert  les  galons  de  sous-lieutenant,  mais  comme 
fantassin.  Il  hésita  quelques  heures,  ayant,  comme  il  l'écrivait  à  sa 
femme,  «  un  peu  de  répugnance  à  rendre  ses  éperons  et  un  peu 
effrayé  aussi  d'une  responsabilité  à  laquelle  il  ne  se  croyait  pas  suffi- 
samment préparé  ».  Mais  quand  il  eut  compris,  après  «  un  entretien 
avec  raumônicr,  qu'en  conscience  {et  c'est  bien  entendu  le  seul  point 
de  vue  oîi  nous  nous  pincions),  sans  être  tenu  de  dire  oui,  pourtant 
ce  serait  mieux  »,  il  avait  accepté.  (Notice  sur  Ernest  Ollivier,  p.  15, 

i7 


258  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

dans  Tauditoire  branlaient  la  tête  et  pensaient  que, 
comme  exemple  de  la  parabole ,  il  suffisait  de  re^^arder 
celui  qu!  parlait  En  lui  le  ferment  divin  était  si  actif, 
qu'il  lui  suffisait  de  paraître  pour  faire  lever  toute  la 
pâte. 

Au  sortir  de  la  messe,  il  écrit  :  «  Ce  repos  commence 
très  bien  ,  communions  en  foule  '  les  500  hosties  heb- 
domadaires ne  suffiront  plus...   » 

Pour  affirmer  les  liens  qui  l'unissent  toujours  à  son 
cher  4e  colonial,  chaque  instruction  des  jours  suivants 
commencera  par  quelques  mots  sur  un  camarade  du 
régiment.  Le  16  novembre  : 

Auguste  G.,  de  la  1''^  G'%  faisait  habituellement  cette 
prière  :  «  Je  demande  à  Dreu  de  me  g^arder  et  de  me  rendre 
à  ma  mère.  »  Vu  jour  sa  prière  change  :  «  Mon  Dieu,  si 
je  dois  vous  devenir  infidèle,  veuillez  me  prendre!  »  Absurde, 
si  tout  finit  à  la  mort  ;  mais  logique,  si...  etc. 

Le  17,  à  la  2e  O'  : 

Vous  vous  rappelez  M.  L.  Ame  droite,  mais  ignorante,  il 
était  hostile,  vous  le  savez,  à  la  religion.  A  la  suite  d'une 
rencontre  fortuite  et  de  sa  première  communion,  il  se  mit  à 
la  communion  fréquente.  11  fut  transformé.  Il  était  sombre  : 
il  devint  gai.  Mauvais  soldat  :  plus  jamais  il  ne  fut  puni  et 
devint  le  plus  brave  et  le  plus  dévoué.  Il  avait  compris  son 
devoir.  Il  aima  son  devoir.  A  quoi  lui  a  servi  la  religion,  la 
prière,  la  communion?  A  le  préserver  des  obus  ?  Non  :  il  a 
été  mis  en  morceaux;  mais  à  lui  mériter  la  vie  future. 

Le  18,  à  la  3e  C  4 

Voici  ce  que  m'écrit  le  père  de  votre  camarade  H.  Vau- 
trin :  «  J'apprends  que  mon  fils  a  été  blessé  très  grièvement 
et  évacué  le  26  septembre.  Je  n'en  ai  plus  de  nouvelles.  Il 
est  mort.  Je  n'ai  aucune  inquiétude  au  sujet  de  son  salut. 
C'était  un  chrétien  d'une  foi  à  transporter  les  montagnes  et 
un  patriote  ardent.  Il  communiait  très  souvent.  Je  suis  sûr 


t)'UNE  AMBULANCE  A  L'AUTRE  259 

qu'en  se  voyant  mourir,  il  a  olFert  à  Dieu  ïe  sacrifice  de  sa 
vie  pour  TKglise  et  pour  la  France...  »  Ces  paroles,  qui 
forment  le  plus  bel  éloge  du  fils  et  du  père,  vous  montrent 
à  propos  du  sacrifice  où  se  trouve  sa  grandeur,  et  où  Ton 
trouve  la  force  de  l'accomplir,  etc. 

Mais  la  4e  compagnie  n'eut  pas  son  tour...  Le  Père 
n'alla  pas  plus  loin. 


((  Blessure  en  bon  état,  sous  Toeil  des  majors,  »  disait- 
il  à  sa  famille  le  15  novembre. 

«  Débordé  de  besogne,  écrivait-il  le  17  à  Robert  du 
Parc,  de  bonne  besogne,  puisque  demain,  — -  c'est-à-dire 
en  cinq  jours,  —  j'aurai  épuisé  mon  premier  millier 
d  hosties.  C'est  vous  dire  si  je  suis  heureux...  »  Il  ins- 
tallait également  une  salle  de  repos  et  de  lecture  pour 
le  régiment.  Or,  deux  jours  après,  une  lettre  portait  : 
(f  Arrivé  samedi,  je  repars  ce  soir  en  auto,  avec  une 
blessure  envenimée.  C'est  vexant  et  navrant...  » 

Voici  comment  il  détaille  sa  mésaventure  : 

Les  médecins  d'ici  sont,  —  vous  direz  peut-être  plus 
«  sages  »,  —  je  dis  plus  sévères  que  le  bon  docteur  Huot.  Ils 
jugent  que  ma  blessure  ne  se  guérira  pas  assez  vite  si  je 
continue  le  service,  et,  d'office,  ils  vont  m'expédier  demain 
à  l'ambulance  voisine  de  Braux-Saiiate-Cohière,  pour  que  j'y 
reste  quelques  jours  immobile... 

Le  colonel  s'est  montré  inflexible:  «  Sinon,  avait-il 
dit,  je  mets  un  planton  à  votre  porte  avec  la  consigne 
de  ne  pas  vous  laisser  sortir.  »  Et  le  pauvre  aumônier, 
qui  déjà  se  voyait  aux  arrêts  de  rigueur,  concluait: 

Comme  le  médecin  y  joignait  l'interdiction  de   me  lever 


260  LOUIS  LENOÎR  S.  J. 

el  que  le  local  où  je  suis  ne  se  prêle  pas  à  recevoir  les 
hommes,  autant  obéir  et  prendre  à  Tambulance  quelques 
jours  de  repos  absolu... 

Dans  une  lettre  écrite  cinq  semaines  plus  tard,  on 
dirait  qu'il  éprouve  le  besoin  de  se  disculper  : 

Il  n'y  a  eu  aucune  imprudence  de  ma  part.  Quand  j'ai 
quitté  Autun,  c'était  avec  l'autorisation  formelle  et  motivée 
du  docteur.  Mais,  par  suite  du  déplacement  du  régiment, 
mon  vojag^e,  puis  ma  vie  durant  les  premiers  jours,  furent 
beaucoup  plus  fatigants  que  je  n'escomptais;  de  plus,  en 
wagon,  un  soldat  fit  un  faux  pas  et  tomba  de  tout  son  poids 
juste  sur  ma  blessure.  Depuis  lors  elle  s'irrita*. 

Au  reste,  il  se  persuada  de  plus  en  plus  que  la  Pro- 
vidence avait  tout  conduit.  Ce  retour  prématuré  lui  avait 
permis  de  réorganiser  la  vie  religieuse  du  régiment  et, 
de  concert  avec  les  prêtres  soldats,  de  l'assurer  pour 
les  jours  à  venir.  Il  avait  obtenu  mieux.  Connaissant 
fort  bien  le  seul  motif  qui  empêchait  le  Père  Lenoir  de 
prendre  en  paix  le  repos  nécessaire,  le  colonel  avait 
accepté  de  lui  procurer  un  suppléant.  Quatre  jours  après 
son  départ  d'Epense,  la  chose  est  réglée. 

L'elTet  de  pacification  fut  immédiat  :  «  Là  présence  au 
régiment  d'un  autre  aumônier,  tout  à  fait  selon  mes 
goûts,  me  tranquillise.  »  C'était  l'abbé  Belleney,  du 
journal  la  Croix,  aumônier  du  corps  colonial,  qui  était 
invité  à  faire  l'intérim. 

Il  arrive  que  je  ne  sais  quelle  ombre  de  susceptibi- 
lité se  glisse  parfois  au  pauvre  cœur  humain  contre 
ceux  qui  nous  remplacent  auprès  des  «  fils  de  notre 
esprit  ».  Rien  de  semblable,  est-il  besoin  de  le  dire, 
chez  le  Père  Lenoir.  Sa  joie  est  sans  mélange  et  sa  col- 
laboration de  loin  est  complète. 

*  A  ses  parents,  26  décembre  3  915. 


U'L'iNE  AMBULANCE  A  L'AUTRE  261 

Dès  le  commencement  de  décembre,  il  s'occupe  de 
la  préparation  des  u  petits  Noëls  ».  Sera-ce  lui  qui  les 
distribuera  ?  sera-ce  son  successeur  ?  Peu  importe  !  Dans 
ses  nombreuses  lettres  à  ce  sujet,  un  seul  souci  :  faci- 
liter le  plus  possible  la  tâche  de  son  remplaçant... 
Quand,  après  la  distribution  des  2500  petits  paquets,  il 
racontera  aux  jeunes  bienfaitrices  la  «  joie  indescrip- 
tible »  des  soldats,  le  Père  le  fera  avec  la  même  bonne 
grâce  que  s'il  y  avait  personnellement  coopéré  ;  et  il 
aura  la  délicatesse  de  noter,  à  l'éloge  de  son  suppléant, 
que,  «  malgré  les  difficultés  du  cantonnement  et  la 
dispersion  des  bataillons  sur  une  longueur  de  sept 
kilomètres,  il  y  avait  eu  dans  cette  nuit  de  Noël  cinq 
cents  communions  ». 

Ceux  qui  souffrent  dans  les  ambulances  ne  sont  pas 
oubliés.  A  Autun  était  emprisonné  dans  une  gouttière, 
la  hanche  brisée,  un  brave  enfant,  blessé  le  même  jour 
que  son  aumônier.  Le  Père,  là-bas,  lui  portait  des 
fleurs  avec  toutes  sortes  de  gâteries.  De  loin  il  renou- 
velle ses  cadeaux  et  note  en  retour  les  remerciements 
et  les  mots  drôles  qu'il  reçoit  :  a  Victor  m'écrit  qu'il  est 
heureux  comme  un  Boche  qui  vient  d'être  fait  prison- 
nier. »  Dans  ses  lettres  à  peu  près  quotidiennes,  Victor 
écrivait  bien  d'autres  choses,...  et  en  particulier  u  qu'il 
n'avait  besoin  de  rien,  parce  que  sœur  S.  le  gavait  de 
tout,  de  gâteaux  et  de  confitures  »  et  qu'il  engraissait 
comme...  ce  que  vous  devinez;  enfin,  ajoutait-il,  a  de 
peur  d'écorcher  mes  plaies  on  m'a  glissé...  un  rond  en 
caoutchouc;  vous  voyez  donc  que  j'ai  tout  du  ministre  ». 

Quand  le  Père  Lenoir  vit  que  le  prêtre  «  de  grand 
talent,  très  zélé,  très  expérimenté  »  qui  le  remplaçait 
au  4c  colonial  y  faisait  beaucoup  de  bien,  il  songea 
très  sérieusement,  quoi  qu'il  dût  en  souffrir,  à  se  retirer 
devant  lui.  Sur  ce  projet,  qu'il  entretint  durant  tout  le 
mois  de  décembre,  nous  connaissons  au  moins  six  lettres  ; 
plusieurs  sont  adressées  à  un  jeune  caporal -fourrier  que 


262  LOUIS  LENOIR  S,  J. 

son  franc- parler  désignait  pour  répondre  sans  fard. 
Peu  de  docunienls,  croyons-nous,  révèlent  avec  un 
zèle  plus  désintéressé  une  humilité  plus  touchante.  La 
première  consultation  étant  restée  sans  réponse,  le 
Père  insiste  : 


C'est  un  avis,  un  conseil  que  je  vous  demandais,  oui,  mon. 
petit  Louis,  très  sérieusement.  Lt  après  avoir  bien  réfléchi, 
j'ai  constaté  que  vous  étiez  le  seul  dans  le  régiment  à  qui  je 
pouvais  le  demander  avec  espoir  d'une  réponse  sincère.  J'ai 
bien  écrit^  depuis,  à  Joucla,  mais  je  crains  bien  qu'il  n'ose  pas 
me  répondre  franchement... 

Vous  avez  vu  l'abbé  B.  qui  me  remplace  ces  jours -ci  au 
A^  colonial.  C'est  un  homme  que  je  connais  et  apprécie  depuis 
longtemps...  I^  voilà  installé,  réussissant  très  bien,  si  bien 
que  je  me  pose  la  question  suivante  : 

Dans  l'intérêt  du  4<*,  ne  vaut-il  pas  mieux  que  l'abbé  B.  y 
reste  et  que  je  passe  dans  un  autre  régiment  de  la  division?... 

Le  grand  avantage  que  j'y  vois,  c'est  de  donner  au  4^  quel- 
qu'un qui  renouvellera  le  service  religieux  :  moi ,  je  fais  tou- 
jours de  même;  lui,  il  changera  et  pour  faire  mieux.  Puis, 
pour  la  prédication  surtout,  —  si  importante  puisque  beau- 
coup de  soldats  n'ont  que  cela,  n'allant  pas  trouver  l'aumô- 
nier à  la  sacristie,  —  on  s'use,  il  faut  varier.  D'autant  plus  que 
l'abbé  B.  prêche  très  bien,  vous  avez  dû  l'entendre  dire  après 
ses  premiers  sermons  à  E  [pense].  Aussi,  je  crois  que  la  plu- 
part, sinon  tous,  seraient  heureux  de  le  garder  plutôt  que  de 
rne  voir  revenir.  Personne  ne  me  l'a  dit,  bien  entendu,  mais 
je  le  suppose.  Aussi,  je  vous  demandais  de  réfléchir,  de  ques- 
tionner à  droite  et  à  gauche  (sans  faire  allusion  à  ma  lettre, 
toute  confiée  à  votre  discrétion)  et  de  me  répondre  en  toute 
ï'ranchise. 

...  11  est  évident  que  je  ne  quitterai  pas  le  régiment  sans 
vous  faire  de  la  peine  et  sans  en  éprouver  plus  encore  moi- 
même...  Mais  ces  considérations  d'afl'ection  personnelî*e  ne 
doivent  pas  compter  quand  il  s'agit  du  salut  des  âmes  et  de 
la  gloire  de  N.-S.  Pour  le  bien  général  du  4^,  quel  est  le 
mieux?  Là  est  mon  devoir.  Et  c'est  parce  que  je  ne  le  vois 
pas  clairement  que  je  vous  ai  demandé  conseil... 


D'UiNE  AiMBULANGE   A  L'AUTRE  263 


Ce  qui  achève  de  pacifier  le  Père  Lenoir,  c'est  qu'il 
a  su  rendre  féconds  ses  nouveaux  loisirs.  «  Je  me  con- 
solerai un  peu  en  essayant  de  faire  un  petit  livre  de 
prières  pour  les  soldats,  ceux  qui  existent  ne  me  satis- 
faisant pas...  )) 

Ce  projet  du  «  petit  livre  »  était  ancien  déjà.  Sous 
un  format  commode,  renfermer  en  termes  clairs,  par- 
fumés d'Evangile  sans  odeur  de  sacristie,  les  prières, 
l'enseignement  religieux,  et  les  chants  nécessaires  aux 
soldats,    paraissait    à    plusieurs    un    rêve    chimérique. 

Les  circonstances  où  il  fut  réalisé  firent  de  ce  livre 
une  gageure.  A  Braux,  rien  qui  ressemble  au  confort 
d'un  cabinet  de  travail.  C'est  dans  une  salle  commune 
où  Ton  joue,  où  l'on  fume,  où  l'on  cause,  qu'à  peine 
arrivé,  le  Père  se  met  à  l'œuvre. 

Une  seule  préoccupation  :  «  Aurai -je  le  temps  de 
l'achever?  »  Car  il  vient  de  recevoir  du  major  affecté  à 
son  service  l'assurance  «  qu'en  dix  jours  la  cicatrisation 
serait  complètement  terminée  ».  Il  faut  donc  faire  vite. 

Un  mot  rapide,  un  peu  plus  tard,  nous  apprend  que 
l'ouvrage  est  «  presque  fini  ».  C'était  le  25  novembre. 
Et  le  Père  y  travaillait  depuis  cinq  jours! 

Mais  Dieu,  qui  avait  ses  desseins  sur  cet  ouvrage, 
fut  plus  exigeant.  Le  nouveau  major  auquel,  par  suite 
d'un  changement  de  service,  le  blessé  vient  d'être 
confié,  préfère  le  garder  encore  un  peu,  «  environ  huit 
ou  dix  ou  même  quinze  jours...  Et,  notez -le  bien,  je 
me  suis  laissé  faire  comme  un  enfant  !  » 

L'aumônier  se  remet  donc  au  travail.  Assurément, 
pour  les  prières  communes  et  les  extraits  de  l'Évangile, 
il  emprunte  et  utilise,  comme  il  le  dit  lui-même,  les 


2G4  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

ciseaux  et  le  pot  de  coUg.  Mais  tant  de  prières  diverses 
[au  moment  du  danger^  avant  le  combat,  prière  après 
une  victoire,  après  un  insuccès,  pour  les  chefs  ..), 
la  manière  d'assister  les  mourants ,  le  chemin  de  croix 
du  soldat,  tout  cela  est  entièrement  original:  Plus 
encore,  les  conseils  et  les  prières  pour  la  communion 
ont  jailli  de  son  cœur.  Quant  à  la  partie  doctrinale 
(Résumé  de  la  religion  catholique  et  Devoirs  du  soldat 
catholique),  il  avait,  pour  l'aider,  son  carême  de  Cour- 
témont;  encore  fallait-il  l'ordonner  et  le  condenser. 

Puis  il  entreprend  la  partie  musicale.  Pour  les 
chants  liturgiques,  il  n'y  avait  qu'à  découper.  De 
même  pour  un  grand  nombre  de  cantiques  tradition- 
nels. Mais  pour  d'autres,  le  Père  Lenoir  crut  nécessaire 
de  corriger  largement.  Il  s'attendait  à  ce  qu'on  lui  en 
fît  des  reproches  ;  mais  il  avait  sur  ce  point  des  idées 
arrêtées.  Couronnement  du  volume,  les  cantiques 
devaient,  comme  tout  le  reste,  renfermer  prières  et  en- 
seignement, par  conséquent  tout  d'abord  être  clairs  par 
eux-mêmes.  Des  couplets  exigeant,  pour  être  compris, 
un  commentaire  préalable,  lui  paraissaient  le  monde 
renversé  :  le  véhicule  se  faisant  obstacle.  S'il  eût 
composé  un  recueil  pour  le  temps  de  paix,  je  ne  sais 
si  le  Père  Lenoir  eût  modifié  le  refrain  Le  voici 
l'Agneau  si  doux.  Mais  travaillant  pour  des  soldats, 
qui  n'ont  guère  de  loisirs  pour  les  explications,  il 
préfère  parler  sans  symbolisme  et  enserrer  dans  ces 
quatre  vers  tout  le  résumé  du  mystère  et  son  effet 
sur  nos  âmes  : 


Le  voici  le  Dieu  sauveur 

Caché  dans  l'Hostie  : 
C'est  mon  Maître  et  mon  Seigneur 

Ma  force  et  ma  vie. 


D'autres  corrections  substituent  à  une  phraséologie 


D'UNE  AMBULANCE  A  L'AUTRE  2G5 

amphigourique   ou   fadasse  le   réalisme   des   tranchées; 
tel  ce  couplet  à  Notre-Dame  des  Dangers  : 

Quand  derrière  nos  meurtrières, 

Sous  la  grenade  et  le  canon, 

Il  faut  guetter  des  nuiis  entières, 

L'arme  pèse  et  le  temps  est  long. 
Alors,  tout  bas,  on  vous  fait  sa  prière 
Et,  grâce  à  vous,  le  cœur  reste  léger.  * 

Mère  bénie  entre  toutes  les  mères, 
Veillez  sur  nous  à  l'heure  du  danger. 

Parfois,  rampant  dans  la  nuit  sombre, 
Il  faut  partir  en  patrouilleur,  etc. 

Ailleurs  c'est  le  rappel  d'un  devoir  que  le  Père  Le- 
noir  juge  essentiel  et  qu'il  a  vu  trop  merveilleusement 
pratiqué  autour  de  lui  pour  le  croire  irréalisable  ;  et 
peu  lui  importent  les  rimes,  à  lui  pourtant  si  fin  litté- 
rateur, pourvu  que  l'idée  passe  et  s'implante  : 

Je  suis  chrétien  :  je  suis  apôtre, 
Je  dois  faire  aimer  Jésus-Christ; 
J'en  amènerai  beaucoup  d'autres 
Dans  le  chemin  du  Paradis. 

Ou  bien  encore  ce  sont  des  cantiques  entièrement 
neufs  :  deux  pour  la  Communion,  Jésus  notre  force  et 
Le  sang  de  Jésus  ^^  ou  encore  celui  sur  Le  Sang  de 
France j  qui  reprend  l'idée  déjà  développée  dans  l'église 
d'Halloy  le  l®""  dimanche  de  juillet  : 

Notre  sang  coule,  ô  Dieu  de  notre  histoire 
Regarde-le,  tu  le  reconnaîtras; 
Ce  sang  toujours  a  coulé  pour  ta  gloire 
Quand  tu  voulus  te  servir  de  nos  bras. 

'  Musique  de  G.  Joucla.  ('.es  deux  cantiques  ont  été  au3si  édités  i 
part  chez  F,  Laudy,  224,  boulevard  Saint  -  Germain ,  Paris, 


266  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Dans  quelques  mois,  un  prêtre  d'Autun,  musicien 
distingué  et  qui  connaissait  par  expérience  les  difficul- 
tés de  la  tâche,  pourra  lui  écrire  :  «  Comme  vous  savez 
trouver  la  note  émue  et  vraie  !  Vos  cantiques  sont  une 
prédication  de  premier  ordres  »  C'était,  pour  le  Père 
Lenoir,  la  seule  chose  qui  comptât. 

La  longueur  du  travail  avait  vite  dépassé  ses  pré- 
visions. «  Petit  livre,  gros  travail,  »  disait-il,  marquant 
le  contraste.  «  Depuis  mon  arrivée,  j'y  travaille  sans 
interruption  (sauf  pour  les  repas,  vite  expédiés,  et 
quelques  lettres  rares)  de  8  heures  du  matin  à  10  heures 
du  soir,  perfectionnant  et  complétant  sans  cesse.  » 

Le  3  décembre ,  il  écrit  à  son  provincial  :  «  Le  tra- 
vail est  fini  :  je  le  recopie.  »  Le  12,  il  donne  le  der- 
nier coup  de  pierre  ponce,  car  «  je  compte  quitter 
enfin  Braux  demain...  ».  Mais  le  14  :  «  Cela  devient  une 
comédie.  Hier  matin,  quand  j'étais  prêt  à  partir,  le  mé- 
decin a  de  nouveau  regardé  ma  blessure  et,  finalement, 
m'a  conseillé  de  patienter  encore.  Si  la  cicatrisation  ne 
se  fait  pas,  la  faute  en  est,  prétend-il,  à  l'état  général 
de  l'organisme,  usé  par  la  fatigue.  »  Le  Père  Lenoir 
veut  bien  concéder  qu'  «  il  y  a  peut-être  un  peu  de  ça  »  ; 
mais,  d'après  lui,  la  faute  en  est  au  nouveau  traite- 
ment, qui  n'a  fait  qu'envenimer  la  plaie. 

Il  s'en  désole  d'autant  plus  que  le  corps  colonial  a 
quitté  la  région.  En  venant  saluer  l'aumônier  avant  le 
départ,  le  général  Berdoulat  lui  a  bien  confirmé  que 
l'on  allait  au  grand  repos.  Mais  enfin  on  ne  sait  jamais  ; 
et  l'imprévu  reste  la  loi  de  la  guerre. 

Les  médecins  heureusement  sont  inflexibles. 

De  nouveaux  loisirs  s'imposaient.  Sans  aucun  retard, 
le  Père  Lenoir  va  les  utiliser  pour  un  autre  genre  de 
travail.  Le  16  décembre,  il  se  mettait  en  retraite. 

1  Abbé  Louis  Pelin,  5  novembre  1916. 


CHAPITRE  XV 

EN     RETRAITE 

LE    DON    DE    SOI-MÊME 
LA    VIE    INTÉRIEURE    DU    RELIGIEUX 

(17  Décembre  1915  —  4  Janvier  191t)) 


Quand  raumcnier  mourra ,  son  jeune  ami  Victor,  le 
blessé  d'Autun,  terminera  ainsi  une  touchante  lettre  de 
condoléances  à  M"^^  Lenoir  :  u  Oui,  bonne  Maman,  je 
vous  écrirai  encore  et  nous  parierons  du  saint.  Plu- 
sieurs fois,  je  lui  avais  dit  à  M.  l'aumônier  :  «  Vous 
«  êtes  un  saint,  »  et  chaque  fois  je  recevais  une  ta- 
loche. » 

L'exclamation  de  Victor  se  retrouve  sur  toutes  les 
lèvres.  Nous  en  avons  fait  maintes  fois  l'expérience. 
Trois  visites  qui  remontent  aux  débuts  de  notre  enquête 
nous  sont  particulièrement  restées  en  mémoire. 

Lorsquen  aoû-t  1919  je  demandai  une  entrevue  au 
colonel  Thiry,  il  me  lit  cette  réponse  :  «  Venez  me  voir, 
je  serai  heureux  de  parler  avec  vous  de  ce  saint,  sinon 
au  sens  de  l'Église,  qui  est  très  difficile,  du  moins  de 
Favis  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu..  »  Et  quand  je 
le  rencontrai,  sa  première  parole  fut  encore  celle-ci  : 
«  G  était  un  saint,  un  saint  comme  il  y  en  a  peu.  Et  je 
crois  que  beaucoup  qui  sont  au  calendrier,  —  c'est 
peut-être  hérétique  ce  que  je  vais  dire  là,  —  Tétaient 
moins  que  lui.  C'est  mon  sentiment...  Si  c'est  hérétique, 
mettez  une  sourdine.  » 


268  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Quelques  jours  après,  j'étais  dans  le  parloir  d'un  car- 
mel.  Avant  même  que  j'eusse  posé  une  question,  de 
derrière  les  grilles  et  Timpénétrable  voile  noir,  une  voix 
claire  résumait  d'un  mot  par  avance  tous  les  renseigne- 
ments :  «  Vous  savez,  c'était  un  saint,  un  vrai  !  » 

En  repassant  à  Paris,  je  me  présentai  au  collège  Sta- 
nislas, dont  le  censeur,  AI.  l'abbé  Martin,  aumônier 
militaire  à  la  2e  division  puis  au  22e  colonial ,  avait 
intimement  connu  le  Père  Lenoir.  Sa  première  phrase, 
moins  impérieuse  que  celles  du  colonel  et  de  la  carmé- 
lite, fut  tout  aussi  catégorique  et  même  avec  une  touche 
plus  appuyée  :  «  C'était  un  saint...  Il  m'a  fait  com- 
prendre un  mot  que  j'ai  souvent  rencontré  sous  la 
plume  des  hagiographes  :  il  l'ayonnait  la  sainteté... 
C'était  absolument  cela,  un  fluide  surnaturel.  » 

Depuis,  nous  avons  ouvert  des  lettres  venues  de 
toutes  les  provinces  françaises ,  nous  avons  entendu 
bien  des  confidences  :  elles  chantaient  toujours  le  même 
refrain.  Des  non- catholiques  s'y  associaient.  Un  capi- 
taine racontait  au  Père  Lejosne  :  «  De  farouches  pro- 
testants des  Cévennes  qui  me  sont  parents  n'ont  eu  ni 
repos  ni  cesse  qu'ils  n'aient  obtenu  la  photographie  du 
Père  Lenoir.  Ils  la  mirent  alors  en  bonne  place  parmi 
leurs  souvenirs  de  famille,  en  disant  :  «  Ça,  c'est  le 
saint.  » 

Déconcerté  ou  même,  —  faut-il  le  dire?  —  mis  en 
défiance  par  l'uniformité  de  ces  éloges,  je  donnai  à  mes 
recherches  un  autre  tour.  Je  priai  mes  correspondants 
de  me  signaler  sans  ménagements  les  défauts  qu'ils 
auraient  eux-mêmes  observés  ou  les  critiques  surprises 
sur  les  lèvres  d'autrui,  alléguant,  pour  excuser  mon 
indiscrétion,  qu'il  faut  des  ombres  à  un  tableau.  Pour 
avoir  des  réponses  plus  sûres,  je  poursuivis  de  la  sorte 
trois  aumôniers  du  1er  corps  colonial  jusqu'à  Nancy, 
Lille  et  Landau...  J'obtins  des  détails  insignifiants. 

Ici  on  se  rappelait  un  peu  de  brusquerie  dans  une 
réponse  reçue  au  carrefour  d'une  grand'route   durant  la 


EN  RETRAITE  269 

guerre  de  mouvement;  mais  le  croisement  des  colonnes 
ne  permettait  guère  de  longues  explications.  Là  on 
relevait  une  pointe  d'optimisme  exagéré,  parfois  de  chi- 
mères :  il  était  Fantipode  de  «  cet  exécrable  monsieur 
qui,  suivant  les  époques,  s'appelle  Z)'"  Tant  pis  ou  Dé- 
faitiste. Et  vous  devinez  combien  cet  excès  même  était 
précieux  ». 

Ailleurs  on  m'indiquait  un  peu  d'obstination  à  suivre 
son  idée.  Je  me  souvins  alors  du  mot  d'un  de  ses  an- 
ciens collègues  de  MarnefTe  :  «  Le  Père  Lenoir  m'a 
toujours  fait  l'effet  d'un  bolide.  Quand,  après  réflexion, 
il  a  décidé  une  chose  qu'il  croit  utile,  rien  n'est  capable 
de  l'arrêter.  Au  reste,  ajoutait  mon  informateur,  comme 
il  avait  le  jugement  très  droit  et  que  dans  le  doute  il 
consultait  toujours,  notamment  ses  anciens  professeurs 
de  théologie,  cette  fermeté  de  décision  n'aurait  pu  chif- 
fonner que  des  esprits  de  seconde  zone.  »  A  ceux  qui 
avaient  souffert  de  vivre  à  côté  de  chefs  dont  on  ne 
sait  jamais  ce  qu'ils  veulent  parce  qu'ils  sont  à  la  merci 
de  celui  qui  a  parlé  le  dernier  ou  le  plus  fort,  cette 
marque  de  caractère  ne  déplaisait  pas.  Le  Père  Lenoir 
savait  «  prendre  ses  responsabilités  ». 

Enfin,  à  notre  interrogation  sur  les  défauts,  on  répon- 
dit simplement  qu'il  n'eût  pas  été  prudent  de  vouloir 
l'imiter  en  toutes  ses  initiatives  et  que  a  d'autres,  qui 
n'avaient  ni  ses  talents  naturels  ni  la  pureté  de  son 
zèle,  eurent  peut-être  tort  de  l'essayer  ». 

La  conversation  la  plus  piquante  à  ce  sujet  fut  avec 
le  général  Pruneau.  Je  venais  de  lui  poser  ma  question 
habituelle.  De  son  œil  très  doux,  devenu  tout  à  coup 
sévère,  il  me  fixa. 

«  Des  défauts,  le  Père  Lenoir? 

—  Sans  doute,  mon  général.  Nul  homme  n'est  par- 
fait. Il  ne  faudrait  pas  laisser  croire  à  ceux  de  la  Mé- 
tropole que  les  marsouins  manient  l'encensoir. 

—  Que  vous  dirai -je?  A  la  popote,  il  ne  parlait 
guère.  Ah!  ce  n'est  pas  lui  qui  eût  coupé  la  parole  ù 


270  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

un  autre  !  A  la  fin  du  repas ,  souvent  je  lui  disais  : 
«  Père  Lenoir,  vous  ne  dites  rien.  Est-ce  que  vous 
«  seriez  triste?  »  Il  était  un  peu  absent  des  conversa- 
tions ordinaires  et  semblait  vivre  dans  un  autre  monde. 
Où  il  reprenait  sa  loquacité,  c'est  quand  je  lui  deman- 
dais :  «  Eh  bien  I  on  n'organise  rien  pour  dimanche 
«  prochain?  »  Alors  il  se  déclenchait  :  «  Mon  colonel, 
«  est-ce  que  je  puis  vous  demander  ceci  et  puis  cela, 
«  pour  la  musique,  rornementation...  ?  »  Et  quand  M 
j'avais  répondu  :  «  Carte  blanche  complète,  le  colo  à  '9 
«  Tavance  couvre  tout,  »  son  visage  s'illuminait,  il 
remerciait,  et  une  minute  après  il  était  parti. 

—  Mais  ne  vous  importunait -il  pas  quelquefois  pour 
l'un  ou  l'autre  de  ses  protégés? 

—  Jamais  !  D'ailleurs  il  n'avait  pas  de  protégés ,  à 
moins  que  vous  n'appeliez  ainsi  tout  le  régiment.  C'est 
moi,  au  contraire,  qui  m'adressais  à  lui  pour  connaître 
les  nécessiteux  ignorés  ou  les  orphelins  de  la  guerre.  Il 
était  mon  conseiller  de  bienfaisance.  Et  ses  préférences 
penchaient  peut-être  encore  plus  vers  ceux  qu'on  ne 
voyait  guère  à  l'église. 

—  Mais  enfin,  vous  avez  bien  dû  surprendre  des  cri- 
tiques... 

—  Des  critiques  sur  le  Père  Lenoir?... 

—  Oui,  quand  l'aumônier  avait  tourné  les  talons...  » 
Pour  mieux  concentrer  ses  souvenirs,  le  général  se 

serra  quelques  instants  le  front  dans  la  main. 

«  Je  cherche,...  vous  m'embarrassez.  Je  cherche 
quand  on  aurait  pu  le  critiquer.  Non...  Ma  foi,  je  ne 
sais  pas  du  tout.  Je  voudrais  pourtant  vous  obliger... 
Peut-être  un  peu  de  jalousie  de  certains  qui  voyaient 
qu'il  était  bien  avec  le  colonel...  Et  encore  même  cela, 
non,  je  ne  le  crois  pas...  Si  l'on  veut  jouer  sur  le  mot 
de  jésuite,  en  tous  cas,  rien  :  franc,  droit,  pas  l'ombre 
de  politique  ou  d'intrigues...  Sincèrement,  je  ne  vois 
pas.  » 

Il  ne  me  restait  qu'à  m'excuser  de  mon  insistance. 


EN  RETRAITE  271 

Mais  j'eus  beau  faire,  je  ne  pus  parvenir  à  la  regretter. 
Retenons  du  moins  de  cette  enquête  que  les  défauts  du 
Père  Lenoir  n'étaient  pas  très  apparents. 


Pour  précis  que  soit  le  mot  de  «  sainteté  »  dans  la 
langue  chrétienne,  même  quand  on  l'oppose,  comme  le 
faisait  très  justement  le  colonel  Thirj,  au  sens  rigou- 
reux exigé  pour  les  canonisations,  nous  avons  le  devoir 
de  le  préciser  encore.  Sous  le  soleil  de  la  grâce,  les 
amis  de  Dieu  n'ont  pas  tous  les  mêmes  reflets. 

Pour  désigner  la  caractéristique  du  Père  Lenoir,  si 
nous  pouvions  hésiter,  une  convergence  très  remar- 
quable d'expressions  recueillies  chez  deux  de  ses  chefs 
nous  tirerait  aisément  d'embarras.  Vers  la  fin  d'une 
entrevue,  le  1er  août  1919,  le  général  Berdoulat,  vou- 
lant résumer  d'un  mot  ce  qu'il  m'avait  conté  par  le 
détail,  me  dit  :  «  L'abbé  Lenoir  s'était  donné.  Il  avait 
fait  le  sacrifice  complet  de  sa  vie  et  savait  qu'il  n'en 
reviendrait  pas.  »  Puis,  les  yeux  mi-clos,  comme  pour 
mieux  s'assurer  de  la  vérité  de  son  impression,  il 
répéta  plusieurs  fois  de  sa  voix  grave  :  «  Oui,  donné.., 
donné.  » 

Et  lorsque,  quelques  jours  après,  je  commençais  le 
dépouillement  des  dossiers  volumineux  concernant 
notre  aumônier,  je  rencontrai  sous  la  plume  de  son 
provincial  cette  phrase  :  «  H  y  aurait  à  mettre  en  lu- 
mière surtout  ce  don  incomparable  de  lui-même  dans 
son  apostolat.  C'est  là  la  note  caractéristique  du  Père 
Lenoir'.  » 

Mais  il  faut  entendre  ce  mot  dans  son  sens  plénier. 
L'apôtre  s'était  tellement  donné  qu'il  n'était  plus  à  lui- 

*  Lettre  au  Père  Courbe,  7  octobre  1917. 


272  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

même.  Dire  qu'il  s'oubliait  n'est  pas  assez.  S'oublier 
suppose  un  efl'ort;  le  religieux,  semble-t-il,  n'avait  plus 
à  le  faire  :  l'effort  avait  été  fait  une  fois  pour  toutes. 
Maintenant  le  Père  Lenoir  est  aux  autres  de  la  ma- 
nière la  plus  naturelle,  —  c'est  une  chose  qui  va  de 
soi,  —  comme  un  bon  serviteur  qui,  ayant  signé  son 
engagement,  n'a  aucun  besoin  de  le  renouveler  chaque 
jour.  De  là  ces  remarques  si  souvent  faites  :  qu'on  ne 
pouvait  lui  causer  un  plus  vif  plaisir  qu'en  lui  récla- 
mant un  service,  fût-ce  au  milieu  de  la  nuit;  —  qu'il 
se  trouvait  toujours  trop  bien  logé;  —  qu'il  s'étonnait 
qu'on  lui  témoignât  tant  d'égards;  —  qu'il  éprouvait 
une  vraie  souffrance  à  s'abriter  quand  d'autres  étaient 
sous  les  obus;  à  accepter  un  casque,  alors  peut-être 
qu'un  soldat  en  manquait... 

S'il  se  laissait  surcharger  de  besogne,  c'est  pour  le 
même  motif.  Point  d'agitation  fébrile,  rien  de  ce  besoin 
de  faire  mille  choses  qui  dévore  certains  tempéraments. 
Il  avait  seulement  à  cœur  d'obliger  autrui  :  non  pas 
toujours  qu'on  lui  eût  demandé  ces  nouveaux  travaux  ; 
mais  il  avait  cru  comprendre  qu'ils  rendraient  service 
ou  feraient  plaisir. 

Le  commandant  de  Bélin^y  a  dit  excellemment  : 
«  Quand  il  vous  parlait,  vous  étiez,  pour  lui,  seul  au 
monde.  On  était  le  grand-père  câliné  par  son  petit-fils. 
Aucun  ne  soigne  son  moi  avec  autant  de  sollicitude 
qu'il  en  trouvait  pour  vous.  Aviez- vous  une  popote? 
Votre  paille  était -elle  bonne?  Voudriez -vous  des  cou- 
vertures? De  lui-même  il  n'avait  cure.  Son  activité 
puissante  apparaissait  libérée  de  la  chaîne  qui,  chez 
nous,  l'entrave  au  pilier  du  moi,  comme  un  aigle  à  son 
perchoir.  On  se  sentait  bien  mesquin  devant  lui*...  » 

Cette  habitude  de  penser  aux  autres  se  manifestait 
dans  les  moindres  détails.    Huit  jours  avant  sa  mort, 

*  Sur  le  sentier  de  la  guerre,  Bcauchesne,  1921,  p.  73. 


EN  RETRAITE  273 

il  terminera  ainsi  une  longue  lettre  à  un  ancien  blessé 
de  Massives  : 

Je  t'envoie  un  petit  Livre  de  Prières  que  j'ai  fait  pour  les 
soldats  durant  les  mois  que  j'ai  passes  à  Thôpital,  après  la 
bataille  de  Champagne,  en  même  temps  que  toi^. 

La  correspondance  et  la  conversation  du  Père  Lenoir 
abondaient  en  délicatesses  semblables 

De  plus,  caractère  exquis  de  cette  abnégation  :  elle 
était  tout  empreinte  de  joie  et  de  spontanéité.  Rappe- 
lons, pour  être  vrai  et  pour  ne  décourager  personne, 
qu'au  cours  de  son  scolasticat,  le  frère  Lenoir  avait 
semblé  à  plusieurs  légèrement  aiîecté  et  que  la  cons- 
tance de  son  sourire  était  un  peu  contrainte  :  simple 
effet  d'une  préoccupation  trop  attentive  à  se  donner. 
Mais  avec  le  temps  l'apparence  de  l'effort  disparut  : 
l'habitude  était  prise.  Dès  lors  «  le  surnaturel  en  lui 
eut  toujours  quelque  chose  de  si  naturel,  pour  ainsi 
dire,  de  si  gracieux  et  de  si  humain,  qu'il  lui  donna 
d'entrer  dans  les  cœurs  comme  chez  lui,  sans  résistance. 
Sa  première  action  sur  les  âmes  fut  toujours  de  se  faire 
aimer ^.  »  Ces  paroles,  où  le  biographe  de  saint  Fran- 
çois Xavier  a  condensé  ce  qui  fut  une  des  forces  du 
grand  apôtre,  conviennent  merveilleusement  au  Père 
Lenoir. 

Sa  physionomie  riante  est  restée  dans  les  souvenirs 
de  tous. 

«  Je  vois  notre  aumônier  comme  un  saint,  nous  ré- 
pétait un  jour  le  colonel  Thiry.  Et  puis,  quand  je 
cherche,  en  dehors  de  son  travail  et  de  son  sourire,  je 
ne  vois  rien.  »  Il  nous  écrivait  une  autre  fois  :  «  Je 
n'évoque  jamais  sa  figure  fine,  au  sourire  indéfinissable 

*  A  Joseph  Giboulct,  -/ei-  ^^^i  1917. 

2   Vie   de   sdint    François   Xnvier,    par    le    P.   Alexandre    Brou ,   I , 
p.  165. 

<8 


274  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

à  la  fois  doux  et  grave  comme  un  sourire  aux   anges, 
sans  une  émotion  respectueuse...    »  A  ce  sourire,  qui 
manifestait  surtout  sa  joie  de  consoler,  fatigue,  cafard, 
exaspération  s'évanouissaient.  On  subissait  malgré  soi 
«  Tensorcellement  de  sa  charité  débordante,  il  s'empa- 
rait de  vous.  Mais  un   doigté  délicat  l'empochait  d'ou- 
trepasser^  )).   —  «   Certes,  je  suis   un  vieux    troupier, 
note  un  marsouin  (si  peu  dévot  qu'il  demande  de  lui 
conserver   en    tout   et    pour   tout    l'anonymat   le    plus 
absolu),  je  suis  un  vieux  traîneur  de  sabretache  et,  dans 
.le  cours  de  ma  carrière   coloniale,   l'église   ne   fut  pas 
précisément  mon  lieu  favori;  mais  l'aspect  tranquille  de 
cet  abbé,  son  affabilité  continuelle,  m'en  imposaient.  » 
Aussi  le  Père  Lenoir   était-il  passionnément   aimé. 
Rarement,   pensons-nous,  un   prêtre  suscita  des  alfec- 
tions  à  la   fois  si  rapides  et  si  profondes,  a  Avec  des 
hommes  comme  vous,  lui  écrit  tout  rondement  un  de 
ses  petits,  on  est  forcé  d'avoir  la  victoire.  »  D'autres  y 
mettent  plus  de  naïveté  :   «  J'ai  envoyé  votre  photo  à 
papa  pour  qu'il  fasse  votre  connaissance  ;  »    ou  bien  : 
«    Si  au  ciel   il  y  a  une  grande  place  pour  nous  tous 
qui   combattons   pour   la   France,    la   vôtre;    Monsieur 
l'Aumônier,  est  parmi   les  séraphins.    »  Et  quelqu'un, 
dont   l'orthographe   suffirait  à   prouver  qu'il  n'a  guère 
cultivé    Chateaubriand  ni   Lamartine,   écrit    délicieuse- 
ment :    ((    Comme   cela   ma  parut  triste,   quand    dans 
l'église  un  autre  prêtre  que  vous  ma   ofTer  notre   Sei- 
gneur. L'église  me  paraissait  morte...  » 

((  Mais  enfin,  demandions -nous  un  jour  à  un  lieute- 
nant^ qui  nous  redisait  une  fois  de  plus  le  charme 
exercé  par  son  aumônier,  de  quoi  était  faite  cette  séduc- 
tion?» Il  se  recueillit  un  instant  et  nous  dit  :  «  J'ai  vu 
chez  cet  homme  une  foi  qui  débordait  de  tous  ses  actes. 
Quand  il  disait  la  messe,  sans  y  mettre  plus  de  temps 

1  Commandant  de  Bélinay. 
*  Lieutenant  Bédier. 


EN  RETRAITE  275 

que  les  autres,  chaque  parole  était  un  acte  de  foi; 
même  des  incroyants  en  étaient  frappés.  Qufmd  il  réci- 
tait le  Pater,  ni  son  intonation  ni  son  regard  n'étaient 
plus  humains...  Et  puis,  il  était  d'une  douceur  extraor- 
dinaire. Jamais  on  ne  l'entendait  critiquer.  Toujours  il 
avait  un  mot  d'excuse  :  «  Que  voulez- vous?  Ils  ne 
savent  pas...  Avec  l'éducation  qu'ils  ont  reçue!...  Ces 
pauvres  gens!  »  Une  mauvaise  action,  il  ne  la  blâmait 
paSy  il  en  souffrait,..  Les  conseils  qu'il  donnait,  sauf  en 
de  rares  occasions,  étaient  d'une  simplicité  extrême; 
mais  il  était  bon  au  delà  de  ce  qu'on  peut  imaginer.  îl 
s'inquiétait  des  moindres  choses  de  l'existence,  avait 
un  mot  différent  pour  chacun,  savait  que  la' mère  de 
celui-ci  était  malade  et  son  frère  marin;  que  cet  autre 
avait  trois  enfants;  il  devinait  les  ennuis  et  vous  aidait 
à  les  avouer  pour  avoir  la  joie  de  les  dissiper.  Gom- 
ment faisait-il?  Je  crois  qu'il  souffrait  avec  vous,  et  de 
le  sentir  cela  suffisait  à  diminuer  votre, souffrance.  » 

Faut-il  analyser  plus  encore  cette  puissance  d'amabi- 
lité? Disons  avec  un  observateur  sagace  :  «  Il  y  a  des 
saintes  gens  que  l'on  admire,  mais  dont  on  a  pitié.  Lui, 
malgré  tout  ce  qu'on  devinait  en  son  âme  d'abnégation, 
il  faisait  enviée  »  Et  voilà,  semble-t-il,  le  triomphe  de 
la  vertu,  que  Dieu  n'a  pas  accordé  au  même  degré  à 
tous  ses  serviteurs,  môme  parmi  les  plus  grands. 


Mais  nous  sommes  à  Braux- Sainte- Cohière,  où  le 
Père  Lenoir  vient  d'entrer  en  retraite...  N'est-ce  pas 
nous  égarer  que  d'esquisser  ainsi  l'impression  qu'il 
produis'\it  sur  son  entourage? 

Peut-être  moins  qu'il  ne  semble.  Car  si  l'aumônier  a 
si  souvent  arraché  au  caporal  Victor  ce  cri  de  vénéra- 
tion, —  qui  lui  valait  toujours  une  taloche,  —  c'est  en 

*  Louis  Berue. 


276  LOUIS  LENOIR  S.  .T. 

grande  partie  parce  que  chaque  année  il  a  eu  soin  de 
se  recueillir  ainsi  durant  huit  ou  dix  jours,  pour  dres- 
ser dans  la  solitude  le  bilan  de  son  ame. 

Le  u  plus  lourd  que  l'air  »  n'eût  jamais  triomphé  de 
la  pesanteur  si,  dans  de  longues  méditations,  Blériot  et 
ses  émules  n'avaient  discuté  leurs  expériences.  Sans 
réflexions  ni  prières,  où  Tapôtre  apprendrait-il  les  lois 
divines  qui  permettent  le  vol  de  Fâme?  Sans  Manrèse, 
Ignace  de  Loyola  eût  traîné,  dans  le  terre  à  terre  d'une 
vie  manquée,  sa  jambe  boiteuse. 

Le  Manrèse  du  Père  Lenoir  est  bien  relatif.  Retenu 
sur  sa  chaise  longue,  il  n'a  pas  même  la  ressource  du 
recueillement  d'une  chapelle.  Il  continue  d'habiter  la 
salle  commune  ;  et  pour  mieux  s'abstraire  des  conver- 
sations environnantes,  il  écrit.  Précieux  cahier  de  cin- 
quante pages  que,  jusqu'au  jour  de  sa  mort,  il  conser- 
vera sur  sa  poitrine,  fréquemment  serré  contre  le  corps 
du  Christ.  Relique  bien  chère  aujourd'hui,  tellement 
imprégnée  de  son  sang  que  Ton  ose  à  peine  en  tourner 
les  feuillets,  de  crainte  de  les  briser. 

De  tout  ce  cahier,  nous  retiendrons  seulement 
quelques  réflexions  sur  le  rôle  de  l'apôtre  ^ 

Collaborer  à  la  rédemption  de  Jésus -Christ,  qui  se 
poursuit  tous  les  jours  par  la  sanctification  des  âmes  : 
tel  est  ce  rôle.  Oublier  cela,  c'est  ne  rien  comprendre 
à  la  vie  de  l'apôtre.  Se  le  rappeler,  c'est  grandir  singu- 
lièrement sa  tâche  et  la  transfigurer,   si  modeste  soit- 

1  Le  point  de  vue  apostolique  est  toujours  ceJui  qui  guide  les  déter- 
minations du  Père  Lenoir.  «  Cela  peut-il  être  utile  aux  âmes?  »  voilà 
sa  pierre  de  touche.  Quand  on  lui  propose  de  donner  une  plus  grande 
diffusion  aux  récits  composés  pour  En  Famille,  il  répond  :  «  L'idée 
de  M,.,  est  apostolique,  aussi  je  ne  puis  que  l'approuver  ;  qu'elle 
fasse  tout  ce  qu'elle  voudra  de  mes  récits.  S'ils  peuvent  faire  du  bien, 
je  ne  demande  qu'à  les  voir  divulgués  »  (12  avril  1916).  Au  contraire, 
un  journal  ayant  publié  sa  photographie  au  Fortin  de  Beauséjour, 
dans  la  même  lettre  il  «  regrette  cette  indiscrétion,  parce  qu'il  n'y 
voit  aucun  intérêt  apostolique  ».  Ainsi  toujours. 


EN  RETRAITE  277 

elle;  si  Jésus  ne  l'avait  ainsi  établi  lui-même  d'une  vo- 
lonté formelle,  ce  serait  une  ambition  outrecuidante. 
Gela  reste  une  tâche  dont  les  responsabilités  sont  ef- 
frayantes pour  l'apôtre,  quand  il  considère  ses  insuffi- 
sances. Et  c'est  bien  ce  qui  trouble  le  Père  Lenoir  : 
«  Mon  tempérament,  avec  ses  lacunes,  ses  hésitations, 
ses  gaucheries,  ses  excès  de  sensibilité,  ses  ignorances, 
ses  déficits  phj^siques.  » 

Quels  reproches  ne  s'adresse -t- il  pas  à  lui-même! 
Quand  un  cœur  est  pleinement  fidèle,  Dieu,  épris  de 
sa  beauté  et  le  voulant  toujours  plus  pur,  multiplie 
ses  lumières  !  là  où  les  hommes  ne  voient  que  cristal, 
dans  «  l'œil  de  ses  intentions  »  surtout,  l'àme  décèle 
chaque  jour  de  nouvelles  pailles.  Et  ce  tourment,  qui 
la  maintient  dans  l'humilité,  la  stimule  à  se  perfection- 
ner sans  cesse. 

A  cette  clarté  céleste,  le  bon  serviteur  que  nous  avons 
vu  si  constamment  soucieux  de  ne  laisser  inemployée 
aucune  parcelle  de  son  temps  s'accuse  de  faillir  au 
«  travail  pour  se  développer  et  se  rendre  meilleur 
ouvrier  du  travail  divin  »,  et  il  prévoit  en  détail  les 
améliorations  possibles.  Cet  audacieux,  dont  les  initia- 
tives ont  paru  surprenantes,  se  reproche  à  maintes 
reprises  ses  «  timidités  »,  surtout  «  devant  les  officiers 
et  les  groupes  ».  Et  l'apôtre  qui,  d'après  la  voix  pu- 
blique, s'est  pleinement  donné,  écrit  en  toute  sincérité 
ces  lignes,  que  l'on  ne  peut  lire  sans  émotion  : 

Manque  de  charité,  mille  services  que,  par  égoïsme,  je 
n'ai  pas  rendus  et  qui  auraient  permis  à  Notre-Seigneur  de 
toucher  les  âmes  :  dans  finstallation  des  cantonnements, 
dans  faccueil  des  hommes,  dans  la  conversation  surtout,  où 
je  ne  me  donne  pas  la  peine  d'être,  pour  Notre -Seigneur, 
agréable  aux  autres... 

Pardon,  mon  divin  et  très  bon  Maître,  pardon  1  Les  fautes 
jalonnent  toutes  les  étapes  de  ma  campagne,  elles  en 
couvrent  toutes  les  journées,  toutes  les  heures.  p]t  chacune 
marque  un  tort  fait  à  vous  et  aux  âmes,  un  échec  de  votre 


278  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

grâce,  une  diminution  de  votre  règne.  Je  vous  en  conjure  .* 
réparez  vous-même  tout  le  mal  que  j'ai  fait  et  accomplissez 
tout  le  bien  que  j'aurais  dû  faire  :  vous  aviez  compté  sur 
moi,  je  vous  ai  trompé  ;  mais  à  mon  tour,  connaissant  votre 
inlassable  amour,  sûr  qu'il  m'enveloppe  encore  et  veut  tou- 
jours se  Servir  de  moi,  je  compte  sur  vous... 


Impossible  au  regard  humain,  la  tâche  de  l'apôtre  lui 
est  doic  aisée  quand  il  a  bien  compris  qu'il  ne  doit 
agir  qu'en  second,  en  instrument. 

Pour  assurer  ce  travail  à  deux,  Jésus  «  a  bien  voulu 
signaler  lui-même  »  à  son  disciple  ce  qu'il  attend  de 
lui  :  «  abnégation,  prière,  patience,  zèle.  Abnégation  ou 
pénitence,  c'est  l'arme  défensive  contre  les  attaques 
certaines ,  contre  des  coups  ou  des  gaz  qui  seraient 
mortels  et  perdraient  tout.  Prière,  c'est  la  liaison  con- 
fiante avec  vous,  première  et  indispensable  condition 
de  la  victoire.  Patience,  c'est  l'obéissance,  la  discipline 
jusque  dans  les  plus  minimes  détails.  Zèle,  c'est  le  cran, 
par  lequel  j'entraînerai  les  âmes...  »  De  ces  quatre 
points,  «  la  consigne  première  est  celle  de  la  prière, 
puisqu'elle  assure  la  liaison  continuelle,  intime,  intel- 
ligente avec  le  chef...  Donc  prendre  pour  matière  d'exa- 
men particulier  les  exercices  de  piété  tels  que  Notre- 
Seigneur  me  les  a  fait  régler.  » 

Ce  règne  de  Dieu  à  établir  dans  les  âmes  apparaît 
fréquemment  à  chaque  apôtre  sous  une  forme,  une  co- 
loration particulières.  Le  Père  Lenoir  a  très  nettement 
conscience,  —  il  y  revient  en  plusieurs  endroits,  — 
qu'il  doit  contribuer  à  ce  qu'il  appelle  «  la  percée  eucha- 
ristique ».  But  principal  de  son  apostolat,  l'Eucharistie 
en  était  aussi  le  grand  moyen ,  puisqu'elle  porte  en 
elle-même  la  force  suprême,  Dieu  présent. 

Quand  il  médite  sur  la  mort,  c'est  encore  cette  pré- 
occupation du  règne  de  Jésus-Hostie  qui  le  tourmente  : 


EN  RETRAITE  279 

La  mort.  La  plaine,  dans  la  bataille,  ou  la  tranchée,  ou  un 
abri  bombardé,  ou  une  salle  d'ambulance  comme  ici.  Des 
soulTrances?  Probablement.  De  la  connaissance?  Pas  sûr. 
Avec  la  grâce  de  mon  bon  Maître,  j'ai  confiance  d'être  prêt. 
Il  me  recevra  bien.  11  m'aime  tant!  Jésus,  gardez-moi  jus- 
qu'au bout  cette  confiance,  ne  la  laissez  pas  s'obscurcir  dans 
la  fumée  des  obus,  que  rien  même  alors  ne  me  fasse  perdre 
votre  paix.  Notre-Dame  de  la  Paix,  souriez-moi,  envelop- 
pez-moi. 

Une  seule  chose  m'inquiète,  —  m'inquiéterait,  —  pour  ce 
moment-là:  aurai-je  réalisé  tout  le  plan  de  Jésus  sur  moi? 
serai-je  au  point  qu'il  veut  de  moi?  aurai-je  sauvé  toutes  les 
âmes  qu'il  attend  de  moi?  —  Si  ce  n'était  cette  question 
d'apostolat,  la  mort  me  serait  si  douce!  Mais  les  âmes  à  sau- 
ver, le  règne  de  Jésus- Hostie  à  étendre  sur  terre!...  Pour 
lui,  je  voudrais  vivre  jusqu'à  la  fin  du  monde,  dans  n'importe 
quelles  souffrances.  —  Et,  à  cause  de  lui  aussi,  je  crains  la 
mort  :  j'ai  peur  de  ne  pas  avoir  rempli  ma  tâche.  Là  encore, 
confiance.  Il  est  certain  que  je  ne  l'ai  pas  remplie  jusqu'ici; 
mais  le  Sacré-Cœur  peut  et  veut  réparer  tout.  M'abandon- 
ner  à  lui  en  toute  confiance,  en  tout  amour.  Et  croire  aussi 
que  jusqu'au  bout  il  suppléera  à  mes  déficits  et  à  mes 
lâchetés. 

Cet  abandon,  —  qu'on  ne  s'y  méprenne  pas,  —  n'a 
rien  de  l'apathie.  Cette  foi  en  la  suppléance  de  Jésus 
n'est  pas  une  foi  luthérienne,  paresseuse,  une  foi  «  qui 
n'agit  point  ».  Tout  au  contraire.  C'est  une  foi  pleine 
d'initiatives.  Le  Père  Lenoir  conformait  au  mieux  sa 
pratique  journalière  à  cette  maxime  que  saint  Ignace 
appelait  la  première  règle  d'action  :  «  Compte  sur  Dieu, 
mais  comme  si  le  succès  dépendait  tout  de  toi,  nulle- 
ment de  Dieu  ;  mets-toi  néanmoins  tout  à  l'œuvre,  mais 
comme  si  tes  efforts  n'étaient  rien  et  que  Dieu  seul  dût 
tout  faire  ^  » 

Voilà  une  attitude  apostolique  qui  va  singulièrement 

^  lÎKC  prima  sit  açfendornm  régula  :  sic  Deo  fide,  quasi  reriini 
siircessus  oinnis  a  le',  nihiL  a  Den  penderet  :  ila  tnmeii  iis  operum 
oinnem  adinoue,  quasi  lu  nihil,  Deus  omnia  sil  faclurus. 


280  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

étonner  ceux  qui  n'ont  des  Jésuites  que  la  conception 
rigide  et  mécanique  imaginée  par  certains  romanciers. 
Sur  la  foi  d'Eugène  Sue,  on  s'est,  durant  trois  géné- 
rations, représenté  le  religieux  de  la  Compagnie  de 
Jésus  comme  un  homme  qui  a,  — pcrinde  ac  cadaver, — 
abdiqué  entre  les  mains  de  ses  supérieurs  toute  spon- 
tanéité, et  qui  n'a  plus  le  droit  d'avoir  en  apostolat  une 
pensée  ou  une  méthode  personnelle...  Eh  bien!  voici 
un  Jésuite  très  authentique,  tenu  pour  tel  par  ses  frères 
et  qui,  au  dire  de  ses  supérieurs,  dans  cette  situation 
créée  par  la  guerre,  a  su  le  mieux  réaliser  l'esprit  de 
saint  Ignace  et  de  saint  François  Xavier.  Or  ce  Jésuite 
savait  admirablement  prendre  ses  responsabilités.  Chargé 
d'un  service  pour  lequel  il  existait  fort  peu  de  précé- 
dents ou  de  traditions,  il  était  sans  cesse  à  la  recherche 
de  moyens  nouveaux  pour  en  assurer  le  succès.  Et  si 
tel  ou  tel  a  pu  le  critiquer,  *—  non  pas  ses  supérieurs, 
car  le  religieux  n'a  jamais  rien  fait  contre  leur  gré ,  — 
ce  fut  uniquement,  comme  nous  le  verrons,  pour  avoir 
été  trop  hardi  dan^  certaines  initiatives*. 

Loin  de  rebuter  le  Père  Lenoir,  les  difficultés  l'atti- 
raient. Il  ne  redoutait  pas  l'obstacle,  condition  d'effort, 
et  derrière  lequel  il  devinait  un  service  meilleur  de  son 
Maître.  Lorsque,  du  dépôt,  on  lui  annoncera  que  la  classe 
16  est  difficile,  il  répondra  simplement  que  m  cela  lui 
fait  venir  l'eau  à  la  bouche  »  ^. 

Au  reste,  même  dans  ses  plus  audacieuses  sponta- 
néités, l'apôtre,  comme  en  témoignent  ses  notes  de 
retraite,  n'était  guidé  que  par  une  seule  préoccupation; 

*  Il  ne  nous  déplaît  pas  non  plus  de  rappeler  que  de  tous  les  chefs 
qui  ont  conduit  la  guerre  à  bonne  fin,  l'un  des  plus  remarquables 
par  ses  initiatives  audacieuses,  le  maréchal  Foch,  fut  élève  des 
Jésuites.  Et  à  maintes  reprises  il  s'est  fait  gloire  d'avoir  puisé  chez 
ses  maîtres  de  Saint-Etienne  et  de  Metz,  —  nous  l'avons  nous -mémo 
entendu  de  ses  lèvres,  -^  les  principes  généraux  d'initiative  disci- 
plinée dont  il  a  su  plus  tard  tirer  de  si  géniales  applications. 

*  Au  capitaine  Monnier,  W  mâts  19i6. 


EN  RETRAITE  281 

il  en  avait  trouvé  le  modèle  chez  les  officiers  les  meil- 
leurs, la  veille  des  attaques  :  «  la  préoccupation  de 
prendre  toute  la  pensée  du  chef  ».  Et  il  écrit  :  «  Tout 
plutôt  qu'un  ordre  mal  exécuté,  tout  plutôt  quune 
manœuvre  de  Jésus  faite  à  ma  façon  au  lieu  de  la 
sienne,  qu  une  modification,  si  minime  soit-elle,  appor- 
tée à  son  plan  d'attaque  par  mon  jugement  propre,  par 
ma  lâcheté  ou  par  mes  préférences  personnelles.  » 

Ce  souci  d'accomplir  en  tout  les  moindres  préférences 
de  Jésus  sera  de  plus  en  plus  la  touche  propre  de  sa 
spiritualité  ;  nous  le  retrouverons  au  moment  même  de 
sa  mort. 


Les  huit  jours  de  retraite  conduisirent  le  Père  Le- 
noir  jusqu'à  la  fête  de  Noël.  Il  avait  craint  de  ne  pou- 
voir, même  ce  jour-là,  monter  à  Tautel.  On  l'y  autorisa 
«  par  exception  >>  ;  il  put  dire  ses  trois  messes. 

o  Mon  Noël  a  été  moins  triste  que  je  ne^l-e  craignais. 
Les  médecins  avaient  même  imaginé  de  transformer 
une  salle  de  l'hôpital  en  chapelle  pour  la  messe  de  mi- 
nuit... » 

L'ambulance  du  11^  corps,  qui  avait,  le  20  décembre, 
remplacé  les  coloniaux  à  Braux-Sainte-Gohière ,  allait- 
elle  conserver  l'aumônier  ou  l'évacuer  sur  l'intérieur? 
Grave  question  dont  jasaient  les  caporaux  et  qui  émut 
jusqu'au  directeur  du  Service  de  Santé.  D'un  jour  à 
l'autre  les  probabilités  pour  et  contre  alternaient... 
Mais  le  Père  Lenoir  ne  s'en  trouble  guère,  le  calme  de 
la  retraite  a  passé  sur  son  âme  :  «  C'est  pour  le  mieux, 
dit-il,  et  j'aurais  grand  tort  de  me  plaindre.  » 

Enfin,  le  3  janvier,  c'est  bien  décidé  :  l'aumônier 
reste.  Une  petite  plaie  à  la  nuque,  souvenir  des  bois 
de  Somme -Suippe,   qu'il   traite  par   le    mépris    depuis 


2»2 


LOUIS  LKNOIR  S.  J. 


cinq  mois  et  que  des  empiriques  «  ont  îjrûlée  et  rel^rû- 
lée  au  nitrate  d'argent  avec  un  résultat  déplorable  », 
vient  d'attirer  l'attention  d'un  spécialiste,  qui  se  fait 
fort  de  la  guérir  rapidement.  «  D'autre  part,  le  chirur- 
gien ne  serait  pas  mécontent  non  plus  de  fermer  lui- 
même  la  plaie  de  la  cuisse...  En  conséquence,  on  me 
garde  encore  une  huitaine.  Vous  avez  donc  le  temps  de 
m'écrire  encore  ici,  au  moins  une  fois.  » 

Le  lendemain,  malgré  l'avis  des  hommes  de  science, 
par  application  du  règlement  n°  tant  ^  le  Père  Lenoir 
avait  quitté  Braux-Sainte-Gohière. 


CHAPITRE  XVI 

yiTRY    POUR    LA    SECONDE    FOIS 

l'ÉPISTOLIER.    LE   DIRECTEUR   DE   CONSCIENCE 

(Janvier  1916) 

6  janvier  1916.  Malgré  rinvraisemblance  du  rêve,  jVspé- 
rais  un  peu  que  TEloile  des  Mages,  en  cette  fête  de  TEpi- 
phanie,  me  conduirait  auprès  du  foyer  où  TEnfant  Jésus  est 
représenté  par  le  mignon  petit  Roger,,.,  et  j'ai  tout  fait  pour 
pousser  Tétoile  dans  la  direction  chère.  Mais  elle  s'est  arrê- 
tée au-dessus  de  Vitry  et  a  disparu. 

Le  voyage  depuis  Braux-Sainte-Cohière,  —  quarante- 
cinq  kilomètres  à  vol  d'oiseau,  —  avait  duré  vingt-sept 
heures.  La  correspondance  du  train  d'évacuation  était 
manquée  et  le  suivant  partirait,  —  probablement,  — 
dans  quatre  jours. 

C'était  le  temps  où  Ton  ne  pouvait  ouvrir  le  Bullefin 
des  Armées  sans  y  trouver  l'éloge  des  progrès  merveil- 
leux accomplis  par  l'organisation  du  Service  de  Santé... 

((  Et  où  ce  train  nous  conduira-t-il?  interrogea  le 
Père  Lenoir. 

—  A.  Cahors.  » 

Sur  le  point  d'être  guéri,  quitter  la  zone  des  armées  ! 
((  Alors  vous  devinez  bien  que  j'ai  manœuvré  pour  rester 
ici.  » 

Le  Père  Lenoir  se  retrouvait  à  Vitry-le- François. 


28  i  LOUIS   LENOIH   S.  J. 

Avec  quelle  émotion  j'ai  revu  cette  ville  où  je  hi^  amené 
prisonnier  des  Boches;  —  la  grand'place  où  je  sentis  sur  la 
tempe  le  froid  du  revolver  et  où,  sans  une  protection  mani- 
feste de  la  Sainte  Vierge,  je  serais  tombé  mort;  —  Féglise, 
alors  pleine  de  paille  et  de  blessés  râlant  sous  les  rafales 
d'obus  et  que  je  trouve  aujourd'hui  toute  décorée  pour  les 
fêtes  pacifiques  de  Noël  et  de  l'Epiphanie  I  La  piété,  la  foi 
y  sont  plus  vives  que  jamais.  Hélas  I  plus  que  jamais  aussi, 
même  à  l'heure  matinale  où  je  les  traverse,  toutes  les  rues 
suintent  le  plaisir*  !... 


Eq  voyant  entrer  à  la  sacristie  ce  jeune  aumônier 
décoré,  la  tête  bandée,  et  qui  boitait  fort  en  s'appuyant 
sur  une  canne,  l'archiprétre  se  rappela  tout  de  suite 
l'avoir  vu  quelque  part. 

«  Mais  où  donc  vous  ai-je  rencontré?  dit-il. 

—  Ici  même  à  l'hôpital,  où  je  fus  prisonnier... 

—  Vous  êtes  donc  le  Père  Lenoir...  » 

«  Le  lendemain,  raconte  M.  le  chanoine  Nottin,  je 
visitais  le  sympathique  blessé  et  lui  demandais  l'histoire 
de  sa  captivité.  Bien  simplement  il  me  la  conta.- J'étais 
sous  le  charme. 

((  Avez -vous  écrit  tout  cela? 

—  Oh!  non,  à  quoi  bon?...  » 

Il  ne  fallut  pas  moins,  pour  l'y  décider,  que  la  chaude 
éloquence  de  celui  qui  avait,  en  septeiyibre  1914,  per- 
suadé aux  Allemands  de  ne  pas  brûler  Vitry^ 

L'ambulance  où  se  trouvait  l'aumônier  était  un  vil- 
lage de  planches,  très  ingénieux  et  très  confortable, 
construit  pour  trois  cents  lits  sur  la  grande  promenade 
de  la  ville,  par  les  soins  de  M"^  Yolande  de  Baye. 
Mais   celle-ci    étant  retenue    par   d  autres    ambulances 

*  Au  Père  Courbe,  S  ja,nvier. 

2  Voir  le  récit  du  P.  Lenoir  au  chap.  m.  Il  faut  lire  dans  Mon  carnet 
de  guerre,  de  M.  le  chanoine  Nottin,  comment,  à  défaut  du  maire 
qui  avait  disparu,  l'archiprétre  tint  tète  aux  autorités  allGmandcs. 


VITRY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  285 

qu'elle  organisait  plus  proche  de  la  ligne  de  feu%  c'était 
la  baronne  de  Baye  sa  mère  qui  occupait  à  Vitry  le 
poste  d'infirmière  en  chef. 

Quand  le  médecin  traitant  lui  annonça  qu'il  en  avait 
encore  pour  plus  de  quinze  jours,  le  Père  Lenoir  s'éton- 
na. Était-il  vraisemblable  que  les  pronostics  de  tant  de 
majors  eussent  été  déjoués,  sans  qu'une  cause  mysté- 
rieuse ne  fût  intervenue?  Il  cherchait  à  comprendre, 
quand  un  de  ses  voisins  de  salle  lui  passa  un  numéro 
de  l'Écho  de  Paris  du  début  de  janvier. 

Avez-vous  remarqué  le  rapport  du  docteur-^ professeur 
Delbet,  de  TAcadémie  des  Sciences,  sur  les  antiseptiques? 
Après  dix-sept  mois  de  pansements  de  guerre,  on  s'aperçoit 
que  les  hypochlorites,  dont  on  a  jeté  des  tonnes  entières  sur 
les  blessures,...  multiplient  les  microbes  au  lieu  de  les  tuer 
et  tuent  les  cellules  vivantes  au  lieu  de  les  vivifier.  Consta- 
tations similaires  sur  les  autres  antiseptiques...  Bien  entendu, 
malgré  les  recommandations  du  docteur  Huot,  qui  m'avait 
dit  :  «  Surtout,  qu'on  ne  vous  mette  pas  d'antiseptiques  sur 
cette  plaie  !  »  on  les  a  depuis  employés  tous  successivement 
ou  à  la  fois,  surtout  les  hypochlorites...  Coïncidence  bizarre  : 
plusieurs  des  officiers  soignés  avec  moi  sont  arrivés  ici  dans 
les  mêmes  conditions,  abîmés  par  leur  traitement. 

Heureusement,  c'était  «  un  ami  du  docteur  Huot, 
le  docteur  A...  »,  qui  le  soignait  à  l'ambulance  de  Baye. 


* 


Le  Père  Lenoir  bénéficiait  à  Vitry  d'une  «  petite 
alcôve,  comme  dans  un  dortoir  de  collège  )).  De  derrière 
ces  rideaux  blancs  s'envolaient  chaque  jour  des  poi- 
gnées de  lettres. 

Plusieurs  fois  déjà  nous  avons  (ait    allusion  à  cette 

^  Quelques  mois  plus  tard,  M'ie  de  Baye  devait  être  blessée  yriovc- 
irient  à  Dugny,  près  de  Verdun. 


28(3  LOUIS  LENOIU   S.  J. 

volumineuse  correspondance  sans  avoir  jamais  eu  le 
temps  de  nous  y  arrêter.  Quelques  personnes  nous  ayant 
communiqué  une  partie  de  leurs  trésors,  ce  ne  sera  pas 
indiscret  d'y  jeter  un  coup  d'oeil. 

Les  correspondants  du  Père  sont  des  plus  variés, 
depuis  la  carmélite  jusqu'aux  g-ibiers  de  prison,  et 
même,   nous  le  verrons,  jusqu'aux   condamnés  à  mort. 

Que  renfermaient  ces  lettres  ?  L'aumônier  en  a  lui- 
même  formulé  la  loi.  Un  de  ses  vétérans  de  Marneffe 
lui  demande  conseil  sur  la  manière  d'écrire  à  un  filleul 
de  guerre  ;  il  réplique  :  «  Ecrivez  ce  qui  vous  passe  par 
la  tête,  en  n'oubliant  pas  qu'il  a  une  âme  à  sauver  ^  » 
G  est  sa  règle  à  lui  ;  et  il  lui  passe  par  la  tête  d'excel- 
lentes choses... 

Son  premier  souci  naturellement  est  de  faire  une 
réponse  exacte  aux  questions  qu'on  lui  pose.  On  l'in- 
terroge sur  tout  :  sens  d'une  pensée  de  Pascal  ou  de 
Mteterlink,  conduite  à  tenir  au  front  vis-à-vis  des  mer- 
cantis,  conciliation  entre  la  loi  de  charité  et  la  nécessité 
de  se  défendre,  légitimité  des  mesures  de  rigueur 
contre  des  ennemis  qui  très  souvent,  comme  à  Beausé- 
jour,  ont  feint  de  se  rendre  pour  massacrer  plus  à 
l'aise  ;  ailleurs  on  le  consulte  sur  une  séance  d'hypno- 
tisme ((  où  le  sujet  a  annoncé  gravement,  dès  le  mois 
de  mai,  que  l'ofYensive  (de  la  Somme)  commencerait  le 
27  juin  »,  ou  bien  sur  l'apparition  dans  une  grange,  plu- 
sieurs nuits  de  suite,  d'un  camarade  «  mort  qui  revient 
en  permission  chez  les  vivants  ».  D'autres  fois  il  faut 
apaiser  des  froissements  entre  marraines  et  filleuls, 
résoudre  des  objections  contre  la  Providence  :  pourquoi 
Dieu  se  cache?  pourquoi  l'on  n'a  plus  sa  foi  de  jadis? 
pourquoi  «  les  étoiles  qui  reviennent  avec  une  routine 
si  déconcertante  ne  me  disent  plus  rien  »?... 

Le  Père  Lenoir  avait  un  don  tout  spécial  pour  con- 

1  A  Robert  du  Parc,  27  janvier  1916. 


VIÏRY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  287 

soler.  En  cette  matière,  il  ne  croyait  jamais  avoir  assez 
fait,  et  sa  fidélité  à  revenir,  aux  anniversaires  doulou- 
reux, même  auprès  de  personnes  qu'il  n'avait  jamais 
vues,  tient  du  miracle. 

Quand  il  s'agissait  de  blessés ,  il  consolait  jusqu'aux 
caprices.  Le  caporal  Victor  avait  été  cité  pour  sa  beJle 
conduite.  Après  trois  mois  de  gouttière  et  un  de  chaise 
longue,  il  était  sur  le  point  de  partir  en  convalescence; 
et  du  régiment  on  ne  lui  avait  pas  envoyé  sa  croix  de 
guerre.  Que  dira-t-on  au  pays?  Il  a  fait  annoncer  sa 
décoration  aux  sons  du  clairon  et  du  tambour.  Ne  va- 
t-on  pas  le  prendre  pour  un  conteur  de  galéjades?  Il 
s'en  fait  un  sang  noir  et  des  cheveux  blancs,  il  ne 
cesse  pas  ses  «  galllipppetttes  »  de  colère,  il  se  livre  à 
un  marmitage  de  u  polochons  à  travers  la  salle,  ce  qui 
le  fait  traiter  de  maboul  même  par  notre  sœur  Z...  », 
il  va  devenir  fou,...  quand  le  26  janvier,  d'un  seul 
coup,  tout  rentre  dans  Tordre.  Le  vaguemestre  vient 
d'apporter  une  lettre  de  quatre  pages  accompagnée 
d'un  petit  paquet  qui  renferme...  la  croix  de  guerre  de 
M.  l'aumônier.  Alors  Victor  u  hurle  comme  un  ours  ». 
Personne  n'y  comprend  rien.  Les  voisins  disent  :  ^l  Ça 
y  est  !  c'est  le  coup  de  bambou  !  Un  si  gentil  garçon 
tout  de  même  !» 

Trois  jours  après,  quand  il  est  calmé,  le  caporal 
prend  sa  plume  : 


Je  m'en  vais  vous  raconter  ma  remise  de  décora- 
tion. Il  n'y  avait  pas  de  musique  ni  de  défillé;  mais  c'était 
encore  plus  chic.  Ça  s'est  passé  dans  le  cagibi  de  sœur  Z... 
Trois  personnes  y  assistaient  :  la  bonne  sœur  supérieure,  la 
bonne  sœur  Z...  et  le  bon  abbé  Germain.  Après  la  bénédic- 
tion de  votre  croix,  et  que  tout  le  monde  l'eut  embrassée 
respectueusement,  la  révérende  Mère,  par  ordre  du  Prési- 
dent de  la  République,  me  décora  pour  mes  faits  de  guerre... 
Après  l'accolade  donnée  par  M.  l'abbé  Germain,  un  grand  ban- 


288  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

quel  attendait  tous  les  malades.  C'est  une  chouette  cérémo- 
nie que  je  n'oublierai  ja>mais.  Seulement  il  y  manquait  le 
saint  qui  m'a  converti  et  le  paternel.  Mais  c'est  partie 
remise;  pour  ma  croix  de  bois,  vous  serez  le   seul  convié. 


Le  lendemain  il  part  pour  «  la  cagna  de  famille  « 
sans  avoir  rien  reçu  du  régiment.  «  Mais  je  m'en 
f. ..iche.  Je  me  pavane  avec  la  croix  de  guerre  de 
M.  Louis  Lenoir,  aumônier  militaire  de  la  2e  divi- 
sion coloniale,  secteur  postal  13.  A  ce  qui  paraît,  ça 
me  va  bien,  et  j'ai  presque  l'air  d'un  héros.  » 

D'ordinaire,  les  occasions  de  remettre  un  cœur 
d'aplomb  sont,  pour  le  Père,  autrement  sérieuses.  Un 
prêtre  de  ses  amis,  qui  occupait  dans  une  ambulance  la 
situation  très  officieuse  d'aumônier  bénévole,  avait  été 
dénoncé  à  certain  comité  régional  de  la  Croix -Ro.uge 
comme  un  trouble-fête  et  un  gêneur  ;  et  au  nom  de  la 
neutralité  on  lui  interdisait  de  travailler  au  réconfort 
moral  des  blessés,  a  Mon  Dieu!  écrivait-il,  que  je  suis 
guéri,  si  j'en  fus  atteint,  du  mal  du  neutralisme!  » 

«  Mon  cher  ami,  répand  le  Père  Lenoir,  vous  avoue- 
rai-je  que  votre  carte  me  remplit  de  joie!  Ainsi  donc, 
non  seulement  votre  œuvre  a  reçu  le  cachet  des  œuvres 
divines  et  fécondes  par  la  persécution  diabolique  ;  mais 
de  plus  vous  avez,  vous,  par  une  prédilection  du  bon 
Maître,  l'auréole  suprême,  celle  de  nos  grands  Saints, 
celle  de  la  calomnie  et  de  la  dénonciation  M...  »  Et 
tellement  chaudes  d'affection  sont  les  six  pages  qui 
suivent,  que  l'ami  réplique  instantanément  :  «  Vos 
lettres  me  font  l'effet  d'une  rosée  !  » 

Combien  d'autres  tiennent  le  même  langage  ! 

((  Vous  ne  pouvez  vous  figurer  la  joie  et  la  paix, 
écrit  un  caporal  mitrailleur,  que  votre  lettre  est  veniXe 
mettre  en   mon  âme.  Je  me  figurais  en  la  lisant   me 

*  Lettre  cju  IV  Janvier  , 


VITRY  POUR  LA  SECOiNDE  FOIS  289 

trouver  dans  votre  cagna  de  Somme -Suippe-,  en  train 
de  causer  librement  comme  nous  le  faisions...  Comment 
vous  remercier  de  m'avoir  fait  connaître  Notre -Sei- 
g-neur  sous  ce  nouveau  côté,  le  côté  de  l'amour?...  » 

((  Votre  lettre ,  dit  un  pauvre  enfant  qui  a  perdu 
l'œil  droit  aux  dernières  attaques,  m'a  tellement  touché 
que  j'en  ai  pleuré  toute  la  soirée  en  pensant  à  vous,  h 
mes  camarades,  à  votre  grande  bonté,  vous  qui  avez 
été  mon  sauveur.  » 

En  lui  envoyant  sa  photographie  ,  quelqu'un  ajoute  : 
«  Vous  penserez  en  la  regardant  que  c'est  encore  une 
âme  en  peine  que  vous  avez  arrachée  de  l'enfer.  » 

Un  caporal  affirme  :  «  J'ai  lu  votre  lettre  comme  si 
c'était  une  page  d'Evangile  »,  ou  encore  :  «  Je  préfère 
recevoir  vos  lettres  qu'un  billet  de  cent  sous.  » 

On  remplirait  des  pages  avec  d-es  expressions  de  ce 
genre. 

Comme  le  Père  s'étonne,  sans  nullement  se  dérober, 
que  l'on  fasse  ainsi  perpétuellement  appel  à  lui,  et 
comme  il  essaie  d'habituer  peu  à  peu  ses  enfants  à~ 
recourir  aux  prêtres  de  leur  entourage,  l'un  d'eux 
riposte  :  «  Il  me  serait  facile,  dites-vous,  de  m'adres- 
ser  à  un  autre  prêtre.  Et  nul  de  nous  ne  pourrait 
douter  de  sa  bonté...  Mais  pardonnez  ces  préjugés 
enfantins  :  vous  êtes  pour  beaucoup  d'entre  nous  un 
initiateur;  une  longue  vie  en  commun,  des  souffrances 
et  des  dangers  ensemble  partagés  nous  ont  attachés  à 
vous  et  nous  vous  aimons*...  » 

Quant  à  Jacquot,  le  petit  caporal  belge,  —  qui  n'a 
pourtant  jamais  connu  le  Père  Lenoir  au  front,  —  il 
trouve  ses  lettres  si  réconfortantes,  qu'il  en  donne  lec- 
ture à  sa  section.  «  Cela  a  relevé  le  moral  de  mes 
hommes,  tout  étonnés  qu'un  blessé  pût  écrire  ainsi.  Et 
l'un  m'a  dit  en  flamand  qu'il  n'y  avait  rien  d'étonnant 
que  le  caporal  fût  si  gentil,   qu'il   avait   été   à   bonne 

*  Sergent  Content,  de  Marseille,  tué  depuis  en  Macédoine. 


200  LOUIS  LEXOIR  S.  J. 

école.    En   attendant,  je   garde    votre   lettre,   qui   peut 
encore  faire  beaucoup  de  bien.  » 

D'autres  fois,  ce  ne  sont  plus  des  cœurs  à  remonter, 
mais  simplement  des  âmes  compliquées  qui  dem.andent 
qu'on  les  «  débrouille  » ,  âmes  tourmentées  de  désirs 
contradictoires ,  sollicitées  de  faire  à  Dieu  ou  au  pays 
un  sacrifice  exceptionnel  et  retenues  par  des  considéra- 
tions peut-être  trop  raisonnables. 


Je  sens  comme  Notre-Seigneur  est  bon  pour  moi,  lui  écri- 
vait un  médecin  auxiliaire  qui  communiait  chaque  matin; 
mais  je  sens  aussi  combien  peu  je  lui  donne,  en  retour  de 
toutes  ses  bontés.  Et  c'est  justement  cette  hésitation  que  je 
mets  dans  mes  actes  d'abandon  que  je  me  reproche  amère- 
ment. Oh  !  j'étais  bien  plus  heureux  aux  jours  lointains  de  nos 
communions  de  Virgin}';  alors  je  me  précipitais  dans  ses 
bras  et  aujourd'hui  on  dirait  que  j'hésite...  Comme  vous  avez 
raison  de  vouloir  avec  Psichari  me  montrer  combien  pourtant 
il  est  facile  d'aimer  Notre  -  Seigneur  ^1 


Le  Père  Lenoir  venait  de  lire  le  Voyage  du  Centu- 
rion, paru  dans  le  numéro  de  Noël  de  V Illustration,  et 
il  s'en  servait  alors  dans  toutes  ses  lettres  pour  pacifier 
et  stimuler  à  la  confiance. 

Ou  bien  c'est  quelqu'un  qui  le  consulte  du  dépôt 
divisionnaire ,  pour  savoir  s'il  doit  faire  une  demande 
de  retour  au  front. 

En  face  de  ces  âmes  délicates,  l'aumônier  ne  tranche 
pas  du  prophète.  Rien  de  plus  calme  que  ses  déci- 
sions. Son  rôle  consiste  surtout  en  ceci  :  aider  l'intel- 
ligence à  prendre  conscience  de  ses  lumières.  Il  sait 
trop  bien  qu'à  l'âme  chrétienne  qui  veut  être  fidèle, 
l'Esprit-Saint  ne  manque  jamais.  Et  lorsque  le  cas  lui 
paraît    obscur,    ceci    du    moins    est    clair  ;    qu'il    faut 

*  Lettre  du  18  gantier  1916. 


VITRY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  291 

attendre   le   moment   de    la   grâce.    «    Les   événements 
choisiront  pour  vous.  » 

«  Gomme  conseil,  nous  racontait  un  officier,  je  ne  Fai 
jamais  trouvé  en  défaut.   Ce   n'était  pas   l'homme  aux 
boniments,  qui  essaie  de  vous  suggestionner.  Exemple  : 
je  suis  originaire  des  colonies.  Peu  de  temps  avant  les 
a  ttaques  de. . . ,  j 'avais  droit  à  une  permission  d'au  moins  un 
mois.  Depuis  longtemps  je  n'avais  pas  revu  ma  famille, 
ma  grand'mère  était  malade.  Gela  me  tentait  beaucoup. 
D'autre  part,  j'étais  nouveau  à   ma  compagnie,  je  me 
disais  :    «    As-tu   le   droit   de   t'en   aller   la   veille   d'un 
«  engagement?   Tes   hommes  t'observent.    »   Une   note 
venait  de  paraître  à  «  la  décision  »  ;  il  fallait  donner  une 
réponse  prompte.  Le  commandant  me  pressait  de  partir, 
mon    capitaine   aussi.    J'allai   trouver   le   Père   Lenoir. 
Pensez-vous  qu'il  m'ait  imposé  une  solution?  Non,   il 
ne  me  la  suggéra  même  pas.  Il  me  demanda  mes  rai- 
sons pour  et  contre.   Je  les  lui  exposai.  A  mesure,  je 
voyais  clair.  Gette  méthode  a  le  grand  avantage  d'obli- 
ger à   réveiller   en   soi   les   sentiments   nobles.    Quand 
j'eus  fini  :  «  Et  maintenant  qu'allez-vous  faire?  dit-il 
«  simplement.   —  Je  ne  partirai  pas  »,  répondis-je.  Et 
lui  :  «   G'est  vous  qui  l'avez  choisi.  Je  vous  approuve. 
((    Vous    êtes    catholique,    on   le    sait,    il   faut    donner 
((  l'exemple.   Vous  serez  récompensé.  »  J'allai  de  suite 
trouver  le  colonel.  Avant  même  que  j'eusse  ouvert  la 
bouche  :  «  Je  pense  que  vous  n'allez  pas  partir,  hein  !  » 
G'était  le  môme  conseil,  mais  sur  le  ton  militaire.  Je 
n'eus  jamais  à  regretter  ma  décision.  J'aurais  pu  être 
tué,  c'est  vrai  :  je  ne  fus  que  blessé.  Mais  mes  hommes 
m'en  surent  un   gré  infini  ;  comme  effet  moral  sur  la 
compagnie,  ce  fut  merveilleux.  » 

En  écoutant  ce  lieutenant,  dont  je  crois  bien  rap- 
porter les  paroles  sans  y  ajouter  un  mot,  quelque  chose 
chantait  en  moi  l'orgueil  d'être  Français. 

Les  lettres  du  Père  Lenoir  n'étaient  que  le  prolon- 


292  LOUIS  LKNOIR  S.  J. 

gement    de    ses   directions    parlées.    Il   y    observait   la 
même  sagesse. 


Cette  réserve  n'excluait  pas  la  fermeté.  Et  quand  il 
voyait  une  âme  en  péril,  le  prêtre  n'hésitait  pas  à 
entreprendre,  non  pas  contre  elle,  mais  ])our  elle  et 
contre  ses  mauvais  penchants,  une  véritable  bataille. 
Sur  ce  terrain,  on  le  comprend,  la  plus  grande  discré- 
tion nous  est  imposée.  Et  nous  n'aurions  qu'à  nous  taire 
si  nous  n'étions  autorisé  à  raconter  ici  l'histoire  d'un 
duel  passionné  avec  un  de  ses  MarnefRens,  qui  dura 
plusieurs  mois  :  un  duel  à  propos  de  pipes.  Nous  avons 
à  son  sujet  douze  lettres  du  Père  Lenoir,  plus  une  carte, 
formant  un  total  de  quarante  pages.  L'histoire  est  révé- 
latrice de  la  méthode  qu'employait  l'aumônier  dans  ses 
joutes  pour  le  dressage  des  volontés.  C'est  à  ce  titre 
qu'elle  doit  trouver  place  ici. 

Un  jeune  homme  fumait.  Il  avait  seize  ans  ;  et  son 
médecin,  qui  du  reste  avait  aux  lèvres  une  cigarette 
perpétuelle,  était  d'accord  avec  le  Père  Lenoir  pour 
dire  que  le  tabac  ne  valait  rien  à  ses  nerfs.  Nous  l'ap- 
pellerons Toty  :  son  ancien  professeur  lui-même  ne 
l'appelait  jamais  que  par  son  petit  nom.  A  Autun  déjà, 
où  il  était  accouru  auprès  du  blessé,  il  avait  reçu  une 
très  paternelle  semonce.  Or  voici  qu'à  Vitry  arrive 
soudain  une  lettre  qui  se  terminait  ainsi  :  a  Cependant 
je  dois  confesser  trois  passions  :  le  tabac  (pardon!  je 
ne  peux  pas!),  la  chasse  et  le  bridge...  » 

Le  Père  Lenoir  ne  prend  pas  le  change.  11  sait  que  le 
défaut  mignon  d'une  certaine  jeunesse  est  l'esprit  d'indé- 
pendance. 

Mon  Toty,  c'est  à  cela  que  je  rattache  la  question  «  tabac  ». 
Vous  avez  là  une  occasion  de  vous  dominer,  de  faire  ce  qui 


VITRY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  293 

vous  contrarie,  de  le  faire  par  devoir,  malgré  renlêtcment 
de  Tesprit...  En  vous  dominant  là-dessus,  vous  feriez  vis-à- 
vis  de  Notre-Seigneur,  de  ceux  qui  vous  dirigent  et  de  votre 
conscience,  un  acte  de  dépendance  très  utile,  extrêmement 
utile  pour  corriger  votre  défaut  principal...  Pour  vous  aider, 
je  vous  envoie  une  petite  prière  que  je  vous  demande  de 
réciter  malin  et  soir  (et  de  mettre  sous  vos  yeux  dans  la  jour- 
née, si  ce  vous  est  possible).  Elle  n'est  pas  indulgenciée, 
mais  elle  vous  fera  du  bien  quand  même. 


A  l'adolesceiit  qui  se  sentait  une  vocation  apostolique 
très  marquée,  le  Père  proposait  malicieusement  de  dire 
quelque  chose  comme  ceci  :  «  Mon  Dieu,  par  le  sacri- 
fice de  ces  cigarettes  (ou  de  ces  pipes),  je  pourrais 
contribuer  au  salut  des  âmes.  J'ai  des  âmes  à  vous 
sauver,  je  le  sais,  —  mais  je  ne  vous  les  sauverai  pas, 
ou  bien  :  je  vous  les  sauverai...  » 


Quand  vous  serez  enfin  décidé  à  faire  ce  que  le  bon  Maître, 
le  divin  Ami,  vous  demande,  vous  pourrez  changer  la  for- 
mule et  me  la  renvoyer  sous  sa  forme  définitive... 


Sous  ce  coup  droit,  l'enfant  d'abord  céda  :  «  Vous 
êtes  mon  seul  maître  et  tout  ce  que  vous  me  demande- 
rez, je  le  ferai,  je  veux  le  faire.  » 

Mais  il  avait  du  poignet  et  tout  aussitôt  il  recom- 
mençait à  battre  le  fer  :  «  Et  puis,  tenez,  encore  une 
chose  assommante  s'il  en  est.  Tous  mes  amis  et  tous 
mes  frères,  sauf  le  plus  petit  (qui  avait  huit  ans),  fument 
comme  des  locomotives.  J'étais  celui  qui  fumait  le  plus. 
Ils  s'apercevront  sûrement  du  changement  et  je  ne 
saurai  quelle  tête  faire;  j'aurai  l'air  d'un  idiot.  La 
famille  le  remarquera  aussi.  On  m'en  fera  compliment 
et  c'est  de  beaucoup  ce  qui  m'agacera  le  plus.  » 

Pauvre  Toty  !  Par  ce  coup  de  lame  qu'il  croyait  bon, 
il  n'avait  fait  que  se  découvrir. 


294-  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Si  ce  sacrifice  vous  attire  des  humiliations,  tant  mieux! 
Plus  il  y  en  aura,  mieux  cela  vaudra.  Qui  veut  la  fin  veut 
les  moyens...  Il  faut  enfin  que  vous  vous  dég-agiez  de  ce  res- 
pect humain  qui  es*t  une  forme  de  Torg-u-eil  :  non  seulement 
vous  craignez  de  paraître  inférieur  aux  autres ,  vous  voulez 
encore  leur  paraître  supérieur,  parce  que,  à  tort,  vous  vous 
croyez  supérieur. 


Quant  à  la  petite  prière,  le  jeune  homme  la  refuse 
obstinément:  a  Mon  bon  Père,  comment  voulez-vous 
que  je  fasse?  Vous  comprenez  bien  que  je  ne  peux  pas. 
Je  ne  peux  pas  dire  de  sang- froid  au  bon  Dieu  que 
j'ai  des  âmes  à  lui  sauver  et  que  je  ne  les  lui  sauverai 
pas.  Voyons,  ce  n'est  pas  possible!  »  —  «  Mais  non, 
réplique  le  directeur,  je  ne  comprends  pas  du  tout  que 
vous  ne  puissiez  pas  le  lui  dire,  puisque  vous  pouvez  bien 
le  lui  faire.  Ce  qui  devrait  vous  paraître  impossible , 
c'est  de  le  faire  et  non  pas  de  le  dire.  Et  vous  le  faites, 
non  seulement  de  sang-froid,  mais  de  gaieté  de  cœur...  » 

Enfin  Toty  a  cédé.  Mais  les  humiliations  prévues  ne 
se  sont  pas  fait  attendre.  «  J'en  ai  déjà  reçu  deux  ou 
trois,  comme  quoi  j'étais  un  imbécile  et  comme  quoi 
j'entrerais  au  séminaire  dans  le  plus  bref  délai.  » 
Cependant,  ce  n'est  qu'un  essai.  Il  regimbe,  et,  pour 
reprendre  sa  liberté,  il  essaie  d'une  feinte  :  «  Ce  que 
je  n'admets  pas,  oh  î  mais  pas  du  tout,  du  tout,  du  tout, 
c'est  qu'un  sacrifice  comme  celui  du  tabac  puisse  être 
une  condition  nécessaire  de  vocation.  C'est  absolument 
impossible,  cela  me  révolte,  c'est  inadmissible.  »  Puis 
voici  le  coup  de  pointe  :  «  Je  connais  bien  des  Pères 
Jésuites  qui  fument  !  »  Et  en  allumant  sans  doute  une 
petite,  —  oh!  toute  petite,  —  cigarette,  il  attend  la 
riposte. 

Elle  est  datée  du  jour  où  le  Père  Lenoir  allait  quitter 
Vitry. 


I 


...  Quant  à  la  valeur  de  ce  sacrifice  et  au  danger  du  refus, 


VITKY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  295 

vous  n'avez  pas  compris  ma  pensée  :  ce  n'est  pas  le  tabac 
qui  fait  mal  (je  le  conseille  à  beaucoup),  c'est  l'attachement 
à  l'orgueil  et  à  la  sensualité.  Or,  chez  vous,  le  double  atta- 
chement existe  à  propos  du  tabac.  Vous  fumez  :  !<>  parce  que 
vous  avez  contracté  là  une  habitude  que  votre  volonté  n'a 
plus  ia  force  de  vaincre;  2°  parce  que  votre  orgueil  soulTii- 
rait  si  vous  cessiez,  et  cela  pour  deux  raisons  :  vous  vous 
attireriez  les  moqueries  des  autres  et  vous  feriez  acte  de 
dépendance. 


Friand  de  la  lame  comme  il  Test,  le  Père  ne  se 
dérobe  nullement  au  coup  qu'on  a  cru  porter  à  ses 
confrères  : 


Voilà  pourquoi  il  faut  que  vous  cessiez  et  remplaciez  tous 
mes  conditionnels  par  des  futurs...  Et  ce  conseil -là  pourrait 
tout  aussi  bien  vous  être  donné  par  un  religieux  qui  fume- 
rait à  longueur  de  journée.  Il  vous  est  spécial  à  vous.  Pour 
un  autre  ce  sera  la  musique,  pourtant  si  belle  et  si  louable  en 
soi.  Pour  un  autre  les  sports.  Pour  un  autre  trop  d'achar- 
nement à  l'étude,  etc.  Ces  mille  attaches  de  tout  notre 
être,  que  vous  jugez  insignifiantes,  entravent  l'action  d'amour 
du  bon  Maître  sur  nous  et,  par  nous,  sur  des  milliers  d'âmes. 
Comprenez-  vous  ?. . . 


L'enfant  comprit  si  bien  qu'au  reçu  de  cette  lettre, 
«  de  fureur  »  il  cassa  une  pipe  et  «  une  des  plus  jolies  ». 
«  J'en  avais  quatre.  J'en  rends  une  à  mon  frère,  pour 
qu'il  la  garde,  car  elle  n'est  pas  à  moi.  Je  vous  envoie 
les  deux  autres,  pour  vos  soldats;  ce  sont  celles  que 
je  préférais.  Donc  je  ne  fumerai  plus  de  pipes.  »  Mais 
il  se  réservait  de  fumer  quelques  cigarettes...  en  dimi- 
nuant progressivement.  Au  21  février,  il  n'en  était 
plus  qu'à  cinq  ou  six  par  jour. 


206  LOUIS  LENOm  S.  J. 


*  ■ 


On  aura  remarqué  les  pointes  de  malice  dont  le 
Père  Lenoir  agrémente  sa  correspondance.  Elles  sont 
assez  rares.  Non  pas  qu'il  n'eût  beaucoup  d'esprit  :  ses 
yeux  si  bons,  mais  si  pétillants,  le  disaient  assez  ;  mais 
il  estimait  que  la  plaisanterie  n'est  qu'un  condiment  et 
qu'à  vouloir  en  faire  un  plat,  on  gâte  tout.  Il  ne  se  la 
permettait  qu'à  bon  escient  avec  les  grands  intimes. 
Une  seule  fois  nous  l'avons  surpris  à  manier  l'arme,  — 
si  dangereuse,  —  de  la  moquerie.  A  l'un  de  ses  enfants 
de  Marnefîe,  pour  lequel  il  éprouve  toute  la  dilection 
de  saint  Paul  pour  Timothée,  mais  qu'il  savait  assez 
fier  de  son  nom  et  de  ses  autos,  il  écrivait  : 

Ayant  par  hasard  sous  la  main  une  feuille  de  papier 
((  cher  »,  je  remploie  pour  vous,  avec  mon  stylo  «  très  cher  », 
car  je  sais  combien  ces  objets  de  luxe  vous  font  estimer 
davantage  ceux  qui  s'en  servent...  On  est  tellement  plus 
intelligent  et  tellement  plus  honorable  de  caractère  et  telle- 
ment plus  agréable  à  Notre-Seigneur  quand  on  dépense  plus 
d'argent  que  les  autres ,  pour  le  seul  plaisir  d'en  dépenser  et  de 
le  montrer  aux  autres  !  Allons,  Dédé,  ne  vous  fâchez  pas,  etc.. 

Et  une  autre  fois,  comme  un  pâté  d'encre  vient  de 
s'étaler  sous  sa  plume,  il  ajoute  en  post-scriptum  : 

Cette  saleté  est  due  à  mon  stylo  ;  comme  il  est  en  or,  vous 
la  trouverez  sans  doute  «  très  chic  »  et  je  n'ai  pas  besom  de 
m'en  excuser. 

Tous  ont  noté  l'aisance  du  Père  Lenoir  à  se  réjouir 
bonnement  de  l'esprit  des  autres.  Un  de  ses  amis  lui 
ayant  envoyé  des  couplets  intitulés  Pipe  et  Gnôle,  il 
répond  :  «  Exquise  votre  chanson  !  Je  vais  la  lancer 
ici;  elle  aura  grand  succès.  »  Et  pourtant,  Dieu  sait  si 
c'était  son  genre  ! 


I 


VITRY  POUR   lA  SECONDE  FOIS  îiy'' 

La  plaisanterie  savait  aussi  condescendre.  A  un 
brave  petit  Aveyronnais  blessé,  qui  s'appelait  Alaux, 
il  fait  semblant  de  téléphoner  : 

Enfin,  le  fil  est  réparé.  Allô!  Allô!  José!  C'est  vous? 
Alors  ça  ne  va  pas  fort?  Hein?  Quoi?  Un  gros  morceau  de 
chair  enlevé?  Mais,  vous  en  aviez  de  rabiot,  mon  gros  pou- 
pon, et  si  les  Boches  vous  ont  un  peu  amaigri,  il  faut  leur  en 
être  reconnaissant.  Vous  serez  maintenant  bien  plus  joli  gar- 
çon pour  revenir  au  pays...  Pour  moi,  j'ai  perdu  aussi  un 
gros  morceau  de  chair;...  mais  c'était  de  la  qualité  inférieure 
et  ça  ne  coûtera  pas  beaucoup  à  réparer... 

Mais  le  bon  enfant  ne  peut  admettre  que  son  aumô- 
nier parle  ainsi  :  «  Mon  bien  cher  Père,  de  la  chair 
comme  la  mienne,  les  Allemands  en  tuent,  en  mas- 
sacrent tous  les  jours,  tandis  que  comme  la  vôtre, 
héros  d'un  régiment  envers  Dieu  et  envers  la  Patrie, 
c'est  rare  qu'ils  fassent  des  victimes  ;  car  ces  héros  sont 
très  rares...  »  Le  petit  cultivateur  usait  gentiment  du 
droit  de  riposte. 


Est-il  maintenant  nécessaire  d'insister  sur  les  carac- 
tères de  la  direction  du  Père  Lenoir?  On  la  devine 
tout  à  la  fois  très  riche,  très  souple  et  très  ferme. 

Un  point  mérite  une  mention  spéciale,  à  cause  du 
grand  usage  qu'il  en  a  fait  :  l'examen  particulier.  On 
sait  que  saint  Ignace  recommande  instamment,  pour 
mieux  arriver  à  corriger  nos  défauts,  de  les  combattre 
séparément  par  méthodes  successives,  comme  lit  le 
jeune  Horace  luttant  contre  les  trois  Curiaces.  C'est 
dans  ce  but  qu'à  l'examen  de  conscience  général  por- 
tant sur  l'ensemble  des  fautes  commises,  il  a  surajouté 
la  pratique  de  l'examen  particulier.  Dans  les  secteurs 
du  front,  il  y  avait  souvent  ainsi  un  coin  délicat  sur 


208  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

lequel  il  fallait  a  avoir  Tœil  »  ;  l'ennemi  tenu  en  échec 
de  ce  côté,  tout  le  reste  était  sauf^ 

Afin  de  faciliter  la  pratique  de  Texamen  particulier, 
il  existe  de  petits  calendriers  spéciaux  disposés  pour 
enregistrer  chaque  jour  et  totaliser  au  bout  du  mois 
les  défaites  ou  les  victoires.  Le  Père  Lenoir,  qui  en 
avait  d'ordinaire  une  provision,  était  arrivé  à  faire 
apprécier  ces  feuilles  comme  un  de  ses  meilleurs  ca- 
deaux. Quand  le  stock  était  momentanément  épuisé,  il 
préparait  lui-même  de  sa  main  des  calendriers  men- 
suels, qu'on  devait  lui  renvoyer  une  fois  remplis. 

En  écrivant  ces  lignes,  nous  avons  sous  les  yeux  un 
de  ces  bilans  «  sur  les  gros  mots  »,  où  des  points  épais 
au  crayon  fuchsine,  tantôt  drus  et  tantôt  rares,  témoignent 
d'une  admirable  fidélité  à  se  surveiller.  Chose  plus 
surprenante,  même  après  leur  séparation  d'avec  le 
Père  Lenoir,  certains  persévèrent  dans  cette  pratique. 
Eloigné  de  lui  depuis  plusieurs  mois ,  quelqu'un  écrit  : 
«  L'examen  particulier  se  poursuit  chaque  jour...  Quel 
bien  vous  m'avez  fait  quand  vous  m'avez  donné  ce 
moyen  de  sanctification  !  »  Et  des  blessés  en  conservent 
un  tel  souvenir  qu'ils  en  font  l'éloge  à  l'aumônier  de 
leur  ambulance.  «  Envoyez-moi  donc,  écrit  l'abbé  G... 
au  Père  Lenoir,  une  de  ces  «  petites  feuilles  »  d'examen 
dont  m'a  parlé  le  petit  caporal  et  auxquelles  il  tenait 
tant.  » 


Comment  s'étonner  dès  lors  que  de  si  nombreux  bles- 
sés, à  peine  rétablis,  demandent  à  revenir  près  de  leur 
aumônier?  Au  dépôt  colonial  de  Cavaillon,  quand  il  y 
a  un  départ  pour   un   autre  régiment,   les   anciens    du 

*  A  ceux  qui  seraient  tentes  de  voir  dans  cette  pratique  une  minutie, 
nous  recommandons  la  lecture  des  directives  tracées  de  la  main  même 
du  P.  Lenoir  à  l'intention  d'un  jeune  officier  :  examen  particulier  sur 
ses  devoirs  d'état,  (voir  Appendice  A).  Pour  la  méthode,  rapprocher 
cette  note  du  document  cité  p.  435, 


i 


VITRY  POUR  LA  SECOiNDE  FOIS  299 

4*  utilisent  toutes  les  roueries  pour  «  se  défiler  ». 
<(  Ce  n'est  pas  que  le  N^'^^  ne  soit  pas  pareil,  allègue 
l'un  d'eux  comme  excuse  :  seulement  ce  n'est  pas  comme 
à  notre  4",  surtout  en  fait  de  notre  foi.  »  Mais  quand 
c'est  pour  le  régiment  Pruneau,  ils  crient  tous  :  Présent  ! 
Arrivé  au  dépôt  le  18  janvier,  Joseph  Alaux  apprend 
qu'il  y  a  un  détachement  le  lendemain  pour  le  4\ 
«  Alors  j'ai  été  trouver  le  commandant  de  compagnie 
et  j'ai  demandé  à  partir  volontaire.  A  la  visite  du 
médecin-chef,  j'ai  demandé  à  être  mis  apte*.  »  Et  deux 
jours  après  il  avait  rejoint. 

Un  caporal  ^  qui  a  une  «  blessure  par  balle  entrée 
par  la  joue  gauche  et  sortie  par  la  droite,  en  fracturant 
un  peu  la  langue  et  ne  laissant  que  cinq  dents  à  la 
mâchoire  supérieure,  et  faisant  un  trou  de  sortie  de 
huit  centimètres  sur  cinq  » ,  ajoute  simplement  : 
«  L'affaire  de  quelque  temps  et  je  serai  rétabli.   » 

Un  autre ,  —  c'est  le  petit  «  bonhomme  au  poivre  » 
du  2o  septembre,  —  précise  le  motif  de  son  désir  : 
«  D'ici  peu,  j'espère  reprendre  ma  place  en  face  des 
Boches...  et  que  vous  nous  donnerez  Notre -Seigneur 
comme  vous  le  faisiez  au  bois  d'Hauzy.  » 

Ce  que  tous  regrettent,  ce  sont  les  belles  cérénwnies 
de  M.  l'aumônier  :  «  Quant  à  communier  souvent  ici, 
je  ne  me  souviens  plus  d'y  avoir  été...  Le  cœur  manque. 
Aussi,  que  voulez- vous,  des  messes  en  symphonie  à 
grand  renfort  de  coups  de  grosse  caisse  !  C'est  plutôt 
un  concert,  un  bal  qu'une  cérémonie  pieuse.  Quand 
j'y  suis,  j'écoute  la  musique;  et  la  messe  est  finie  que 
je  n'ai  même  pas  vu  l'officiant.  C'est  trop  bête.  Du 
temps  du  Christ,  les  Juifs  avaient  fait  un  marché  du 
temple  de  Jéhovah.  Aujourd'hui  on  en  a  fait  une  salle 
de  café-concert.  Est-ce  que  l'hymne  national  français, 
russe,  italien,  belge,  serbe,  etc  ,  sont  des  prières?  Un 


*  Lettre  au  Père  Leiiolr,  1b  janvier  1916. 
2  Kcaoît  Uousscl. 


300  LOUIS  LEN.OIR  S.  J. 

blasphème,  oui!  Voyez  les  Anglais!  Prière,  cela?  Dis- 
traction, oui!  Et  quand  on  sort,  qu'emporte-t-on?  Un 
reste  de  chanson  qu'on  silTlote  ;  les  uns  discutent  le  bon 
et  le  mauvais  des  morceaux  joués  ;  les  autres  cherchent 
une  petite  infirmière  anglaise  pour  flirter...  » 

Il  y  a  tel  Motu  proprio  de  Pie  X  auquel  ces  lignes 
d'un  simple  caporal  fourniraient  un  savoureux  com- 
mentaire. 

Par  tout  ce  va-et-vient  vital  de  correspondance,  le 
Père  Lenoir  continuait  d'être,  pour  les  dispersés  du 
4c  colonial,  ce  qu'il  était  au  front,  l'âme  du  régiment. 

* 

Si  saint  Paul  avait  pour  Timothée  un  tel  amour  qu'il 
ne  pouvait  l'oublier  dans  ses  prières,  de  jour  et  de  nuit, 
et  si ,  «  au  souvenir  de  ses  larmes  d'autrefois ,  il  dési- 
rait tant  le  revoir  »,  c'est  surtout  parce  que  le  disciple 
élu  avait  la  charge  de  transmettre  à  d'autres  le  dépôt 
du  Christ.  C'est  pour  un  motif  analogue  que  le  Père 
Lenoir,  —  comme  du  reste  tous  les  aumôniers  militaires 
soucieux  de  leurs  responsabilités,  —  entoura  d'une 
affection  spéciale  tous  les  prêtres,  et  plus  encore  les 
séminaristes.  Non  pas  que  ces  derniers  aient  jamais 
été  bien  nombreux  au  4"  colonial.  Mais  des  régiments 
voisins  plusieurs  venaient  à  lui,  attirés  par  sa  répu- 
tation ou  à  la  suite  d'une  rencontre  fortuite.  «  Cette 
nuit  où  nous  nous  rencontrâmes  à  Beauséjour,  affirme 
Ravmond  C...  est  inoubliable.  »  —  «  Les  noms  des  deux 
villages  qui  furent  le  théâtre  de  notre  rencontre,  écrit 
Toussaint  P...,  Erquinvilliers  et  Noroy,  sont  peut-être 
une  grande  étape  dans  ma  vie.  »  De  pareils  faits  suf- 
fisent pour  que  s'amorcent  des  correspondances  suivies, 
qui  se  continueront  non  seulement  de  tous  les  coins 
du  front  français,  mais  aussi  de  Salonique,  de  Fez  et 
d'Hanoi. 


VITRY  POUR  LA  SECOiNDE  FOIS  301 

Le  premier  souci  du  Père  était  de  s'assurer  que  les 
séminaristes  conservaient  bien  la  liaison  avec  leurs  direc- 
teurs. Maintien  des  liens  organiques,  condition  majeure, 
presque  toujours  indispensable,  de  la  persévérance.  Puis 
quand  ils  changeaient  de  régiment  ou  de  division,  il  s'em- 
pressait de  les  recommander  à  l'aumônier  de  leur  nou- 
velle unité. 

Sa  méthode  était  invariable.  Bien  loin  de  se  mettre 
en  tiers,  le  religieux  n'aspirait  qu'à  s'effacer.  Un  jeune 
homme  qu'il  guidait  autrefois  lui  communique  deux 
lettres  de  son  nouveau  directeur.  Il  réplique  aussitôt  : 


Je  vous  renvoie  ces  deux  lettres  comme  un  trésor.  Je  vous 
les  redis  li<4ne  par  ligne.  Si  vous  les  comprenez  bien  et  les 
mettez  en  pratique...,  je  réponds  de  votre  vocation  et  de 
votre  salut... 


Quand,  par  suite  d'un  oubli,  l'aspirant  au  saceraoce 
restait  sans  appui  spirituel,  et  réclamait  un  conseil, 
l'aumônier  le  donnait,  certes,  mais  toujours  avec  une 
parfaite  discrétion  : 


Ci-joint  une  petite  feuille  extrêmement  pratique  et  pré- 
cieuse [feuille  d'examen  particulier],  dont  vous  vous  servirez, 
.si  le  Père  N***  le  jufje  à  propos  et  comme  il  vous  l'indiquera. 
Je  me  permets  de  vous  l'envoyer,  car  je  suppose  qu'il  n'en 
a  pas  à  sa  disposition...  Dites-lui  cela. 


Ou  encore  : 


Bien  entendu,  tout  ce  que  je  vous  propose  doit  être  con- 
tiôlé  par  votre  directeur.  Je  le  veux...  Car  lui  seul  a  actuel- 
lement grâce  d'état  pour  vous  conduire;  et  je  ne  voudrais 
pour  rien  au  monde  vous  donner  un  conseil  qui  ne  cadrât 
pas  avec  sa  manière  de  voir  et  de  vous  guider... 


302  LOUIS  LENOIR  S. 

De  plus,  bien  qu'il  poussât  tous  ces  jeunes  clercs  vers 
la  perfection  et  le  plein  abandon  à  Tamour  divin,  il 
dirigeait  chacun  suivant  son  idéal  particulier  précédem- 
ment en-trevu,  ministère  paroissial,  enseignement,  ou 
missions  lointaines...  Quanta  ceux  qui  lui  manifestaient 
des  velléités  de  vie  religieuse  :  «  Vous  verrez  après  la 
guerre,  répéta^it-il  ;  alors  seulement  vous  pourrez  faire 
dans  le  calme  une  retraite  d.élection.  » 


Le  27  janvier,  le  Père  Lenoir  quittait  Vitry-le-Fran- 
çois.  Cette  fois,  au  lieu  de  rejoindre  directement  le 
front,  il  avait  accepté  une  permission,  non  pas,  il  est 
vrai  de  trois  semaines  ou  d'un  mois,  comme  on  le  lui  aurait 
facilement  accordé  en  guise  de  convalescence,  mais  du 
moins  de  six  jours.  Quand  il  annonça  cette  décision  à 
ses  parents  :  «  Voyez  comme  je  suis  raisonnable  !  » 
semblait-il  dire... 

Pourquoi  consentir  aujourd'hui  à  ce  qu'il  avait  refusé 
en  novembre?  Raison  toute  simple  :  le  4*  colonial  n'était 
plus  au  danger.  Choisi,  vers  la  fin  de  décembre,  à  cause 
de  sa  brillante  conduite  à  Massiges,  pour  la  garde  d'hon- 
neur du  Grand  Quartier  Général,  on  l'avait,  à  Chantilly 
et  à  Senlis,  complimenté,  choyé,  restauré.  Le  général 
Joffre  avait  voulu  réduire  le  service  de  garde  au  mini- 
mum pour  que  le  rep'os  fût  complet.  Et  maintenant, 
depuis  le  milieu  de  janvier,  le  régiment  était  au  camp 
de  Crèvecœur,  où.  tout  le  corps  colonial  mettait  à 
profit  dans  des  manœuvres  les  enseignements  de 
l'offensive  de  Champagne. 

Un  autre  motif  obligeait  l'aumônier  à  prendre  sa 
permission  :  l'impression  du  Petit  Livre  de  Prières. 

Quand  il  s'était  mis  au  travail  à  Braux-Sainte-Cohière, 
le  Père  Lenoir  rêvait  de  faire  un  opuscule  dont  le  Drix 


VITRY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  303 

«  ne  dépasserait  pas  10  centimes  si  possible^  ».  Il  dut 
bien  vite  en  rabattre,  surtout  quand  il  prétendit  joindre 
au  texte  des  cantiques  leur  notation  musicale.  Mais 
dans  un  but  apostolique,  qu'il  appelait  lui-même  u  une 
bonne  œuvre  et  une  mauvaise  alTaire  » ,  il  s'acharna 
coûte  que  coûte  à  poursuivre  la  combinaison  suivante  : 
«  Je  paierais  (avec  des  aumônes,  et  ma  solde  au  besoin) 
les  frais  de  composition  L'éditeur  vendrait  le  livre  au 
prix  de  revient  du  papier  et  de  l'impression,  sans  béné- 
fice (œuvre  chrétienne  de  guerre!)  ou  avec  un  béné- 
fice très  minime...  » 

Il  s'agissait  de  trouver,  ailleurs  que  dans  la  lune,  cet 
éditeur.  Par  lettres,  l'art  de  persuasion  de  l'aumônier 
avait  échoué  sur  tous  les  fronts.  «  Le  tir  de  barrage  de 
la  revision  »  ayant  été  hautement  approbatif  et  même 
louangeur,  il  espérait  être  plus  heureux  de  vive  voix. 
Il  avait  simplement  oublié  que  les  affaires  sont  les 
affaires.  A  Paris,  partout  où  il  se  présenta,  on  l'accueillit 
avec  le  respect  dû  à  sa  réputation  et  à  son  zèle  ;  on  ne 
refusait  nullement  de  contribuer  à  titre  personnel  à 
l'aumône  nécessaire.  Mais  le  Père  s'aperçut  vite  que 
de  part  et  d'autre  on  ne  parlait  pas  la  même  langue. 
Puisqu'il  s'agissait  d'une  bonne  œuvre,  il  fallait  frapper 
ailleurs. 

C'est  alors  qu'il  «  découvrit  presque  »,  —  le  mot  est 
de  lui,  et  il  l'avoue  à  sa  honte,  —  l'admirable  Œuvre 
des  Campagnes.  Il  fut  émerveillé  de  sa  vitalité,  de 
son  importance  et  particulièrement  du  dévouement 
qu'il  y  rencontra  dès  l'abord.  Aux  premiers  mots  de 
la  causerie  qu'il  fit  durant  l'ouvroir  du  l^r  février,  sa 
cause  était  gagnée,  et  le  Livre  de  Prières  adopté, 
comme  il  le  désirait,  par  soixante  ou  soixante -dix 
marraines.  «  Voici  ce  qui  a  été  décidé  :  elles  achèteront 
à  Mersch  les  exemplaires  au  prix  du  papier  et  les  dis- 
tribueront gratuitement  (20  centimes,  prix  officiel  pour 

1  Au  R,  Père  de  Boynes,  3  décembre  1915. 


304  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

ceux  qui  voudront  bien  paver,  —  c'est  le  prix  du  papier 
seul,  l'opuscule  tout  compris  revenant  à  4o  centimes). 
Les  autres  frais  seront  à  ma  charge...    » 

Ces  frais  dépassèrent  notablement  les  prévisions  de 
l'aumônier.  Et  avec  la  courbe  ascendante  des  prix  en 
ciiaque  chose,  Us  ne  cessèrent  de  s'accroître.  D'un 
coup,  tout  l'arriéré  de  solde  de  son  temps  d'ambulance 
fut  eng-louti;  puis  durant  un  an  ce  gouffre  absorbera 
chaque  mois  une  grosse  partie  des  ressources  utili- 
sées jusqu'alors  en  menus  cadeaux  pour  ses  hommes. 
Ce  sera,  dans  ses  comptes,  un  perpétuel  «  conflit 
entre  les  cigarettes  et  le  Petit  Livre*  ».  En  style 
d'affaires,  multiplication  du  tirage  signifie  bénéfices; 
mais  en  style  «  bonnes  œuvres  »,  quand  on  perd  sui 
chaque  exemplaire  même  vendu  au  prix  fort,  et  qu'on 
fait  à  qui  les  demande  des  distributions  gratuites,  la 
signification  est  un  peu  différente...  Le  Père  Lenoir 
écrira  dans  quelque  temps  à  un  intime  :  u  Je  ne  sais 
si  vous  comprenez  bien,  tant  c'est  enfantin.  Mais,  en 
affaires,  je  suis  incorrigible,  —  ou  plutôt  impossible  à 
former,  à  moins  d'un  long  stage  près  de  vous-.  » 

Au  point  de  vue  apostolique,  le  rendement  fut 
immense.  En  quelques  jours,  le  premiei'  tirage  de  10000 
s'envola  :  «  Même  par  télégramme,  des  commandes 
de  100,  300  ou  500.  »  Un  exemplaire,  avec  hommage 
d'auteur,  fut  envoyé  à  Chantilly,  destiné  au  général 
Jpffre  ;  mais  «  la  garde  qui  veille  aux  barrières...  » 
l'empêcha  de  parvenir.  L'aumônier  avait  même  fait  un 
autre  rêve.  «  Vous  me  paraissez  vivre  dans  une  atmos- 

*  Simple  détail  ,qui,  pour  les  anciens  marsouins,  aura  son  prix  :  dans 
l'agenda  du  26  avril  1916,  nous  avons  noté  ceci:  «  Chaque  relève  2000 
cigarettes  :.:::  100  paquets  =  50  francs.  Au  reste  «  toute  la  solde  de  l'au- 
mônier, a  écrit  le  Général  Pruneau,  allait  à  s£s  poilus  sous  la  forme 
de  cigares,  de  cigarettes,  de  bonbons,  de  papier  à  lettre,  de  toute 
sorte  de  petits  objets  que  les  braves  gen=?  des  tranchées  apprécient 
tant  »  (Note  au  Colonel  Dosse,  chef  d"E.-M.  à  l'Armée  d'Orient, 
26  juillet  1917)  cf.  p.  417. 

2  Lettre  du  12  avril  1916. 


VITRY  POUR  LA  SECONDE  FOIS  305 

phère  saine  et  bonne,  lui  écrivait  quelqu'un  de  bien 
placé  pour  voir,  puisque  vous  croyez  possible  que  le 
gouvernement  accepterait  de  distribuer  gratuitement 
un  livre  de  prières  au  poilu!...  Hélas!  comme  c'est 
loin  de  la  réalité  !  » 

Oui,  le  Père  Lenoir  avait  un  instant  caressé  cette 
espérance.  En  voyant  les  millions  que  Ton  prodiguait 
cbaque  jour  pour  la  défense  nationale,  pour  la  santé 
du  soldat,  pour  sa  distraction,  il  trouvait  naturel  que 
l'on  détournât  de  ce  côté  quelques  gouttes  du  Pac- 
tole. Et  peut-être,  après  tout,  qu'une  subvention 
officielle  à  un  livre  de  ce  genre  n'aurait  pas  eu  moins 
d'efficacité,  pour  l'amélioration  morale  de  la  troupe, 
que  l'exhibition  de  chanteuses  de  café -concert  aux 
Théâtres  des  Armées... 

Au  reste,  aucun  amour-propre  d'auteur  n'avait 
poussé  le  Père  Lenoir  à  cette  démarche  ;  modestie  qui 
montre  bien  la  pureté  de  son  zèle,  la  première  édition 
n'était  pas  signée.  Il  ne  faudra  pas  moins  qu'une 
lettre  de  son  Père  provincial,  le  25  avril,  pour  l'obliger 
à  mettre  son  nom  sur  les  suivantes. 

Seule  restait  à  l'apôtre  la  «  caisse  de  la  Providence 
et  du  bon  saint  Joseph  ».  Elle  ne  lui  manqua  pas, 
puisqu'elle  permit  au  Petit  Livre  d'atteindre,  par  tirages 
successifs,  le  chifTre  de  150000  exemplaires.  Parmi  les 
œuvres  de  guerre  de  V Œuvre  des  Campagnes ,  ce  n'est 
certainement  pas  celle  qui  lui  sera  le  moins  comptée 
dans  les  plateaux  de  l'éternelle  Justice. 

Ainsi  s'achevait  la  première  permission  de  guerre  du 
Père  Lenoir. 

11  ne  devait  pas  en  avoir  d'autre. 


CHAPITRE  XVII 


DANS    LA    SOMME 


HIVER    ET    PRINTEMPS.    LES    AMES    QUI    s'ÉVEILLENT 

(Février  —  Avril  1916) 

Le  4*  colonial  occupait  dans  la  Somme  le  secteur 
de  Rosières. 

Le  28  janvier,  quand  les  Allemands,  bousculant  des 
territoriaux  sur  nos  positions  de  Frise ,  s'avancèrent 
jusqu'auprès  de  Cappj,  les  marsouins  avaient  été  trans- 
portés en  hâte  dans  la  région.  Les  contre -attaques 
vigoureuses  de  la  6^  brigade  coloniale  ayant  rétabli 
Tordre ,  le  4e  n'avait  pas  eu  à  intervenir 

Dès  le  surlendemain  de  son  départ  de  Versailles,  le 
Père  Lenoir  est  installé  auprès  des  tranchées,  à  Méha- 
ricourt,  dans  une  maison  à  peu  près  respectée  par  les 
obus,  qu'il  taxe  d'  «  installation  confortable  » 

Bien  qu'un  peu  agité,  le  secteur,  écrit-il,  «  est  beau- 
coup plus  calme  que  ceux  de  Massiges  et  de  Beausé- 
jour  ».  On  citait,  dans  une  division  voisine,  une  com- 
pagnie qui,  en  quatorze  mois,  avait  compté  dix  tués. 
A  trois  kilomètres  des  lignes,  le  comte  de  Lupel, 
neveu  de  Montalembert,  continuait  d'habiter  son  châ- 
teau de  Warvillers.  Plus  au  nord,  le  maire  de  Fra mer- 
ville  ,  M.  Gordier,  était  également  resté  en  place  avec 
sa  famille. 

Au    4*     colonial,     l'accueil     fut    tel     qu'on     devait 


DANS  LA  SOMME  309 

l'attendre  et  sans  retard  les  occupations  abondèrent. 
Le  Père  n'est  pas  crrrivé  depuis  deux  jours  qu'il  conclut 
ainsi  une  longue  lettre  à  un  ancien  de  Marneffe  : 
«  Allons,  bonsoir,  il  est  1  heure  du  matin.  Il  faut 
que  j'aille  me  reposer  un  peu  avant  de  reprendre,  de 
bonne  heure,  les  confessions  et  communions,  l'organi- 
sation d'une  chapelle,  la  visite  des  «  enfants  ))  dans  les 
tranchées.  Vos  prières  m'y  aideront.  Merci ^  » 

Bientôt  les  premières  épreuves  du  Livre  de  Prières 
commençant  à  lui  arriver,  il  travaille  à  leur  correction 
«  jusqu'à  2  heures  et  demie  du  matin  ».  C'est  ce 
qu'il  appelle  passer  ses  nuits  tranquilles  chez  le  colo- 
nel ((  à  Tabri  et  au  chaud ^  », 

Le  15  février^  changement  à  vue.  Ces  lieux  ne  sont 
vraiment  pas  dignes  des  marsouins.  On  leur  destine  plus 
au  nord,  en  face  de  Dompierre  et  de  Fay,  le  Bois  Com- 
mun et  le  Saillant  Philippi.  Une  vie  nouvelle  s'ouvrait 
pour  le  Père  Lenoir,  vie  de  Juif  errant,  où  la  perpé- 
tuelle incertitude  du  lendemain  allait  doubler  ses  préoc- 
cupations et  ses  fatigues. 

Un  repos  de  cinq  jours,  empoisouDo  par  les  gaz  suf- 
focants à  Caix  (19-24  février),;  et  l'on  se  met  en  route 
pour  le  nouveau  secteur.  La  relève  s'effectue  par  Proyart 
et  Chuignes,  «  en  pleine  tempête  de  neige,  aveuglante, 
glaciale,  pénétrante,  enveloppant  tout,  hommes,  che- 
mins et  boyaux.  On  plaisante  quand  même.  Nos 
hommes  sont  admirables.  » 

Lorsque,  huit  jours  plus  tard,  il  fallut  refaire  en  sens 
inverse  le  même  chemin  et  redescendre  de  cinquante 
kilomètres  au  sud-ouest,  le  temps  était  tout  aussi  détes- 
table. L'ordre  était  arrivé  brusquement;  Verdun  com- 
mençait à  engloutir  les  divisions.  Etait-ce  un  départ? 


*  A  Robert  du  Parc,  8  février. 
2  A  ses  parents,  11  février. 


310  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

En  tout  cas,  le  bel  optimisme  du  Père  Lenoir  ne  se 
laisse  pas  entamer.  Pour  rassurer  les  cœurs  sur  le 
succès  des  terribles  attaques,  tout  lui  est  bon.  «  Pour- 
quoi jurer  contre  la  neige  et  les  bourrasques?  Elles  sont 
plus  défavorables  aux  assaillants  cju'aux  défenseurs.  » 
Et,  bien  différent  de  ceux  qui,  dans  les  nouvelles  du 
jour,  trouvaient  sans  cesse  matière  à  jeter  Falarme,  il 
puisait  dans  chaque  communiqué,  même  dans  ceux  qui 
concernaient  Douaumont,  de  quoi  donner  du  courage. 
((  Joie  du  communiqué  d'hier  au  soir,  écrit-il  le  3  mars. 
Excellent.  Confiance.  » 


Au  lieu  de  Verdun,  on  s'arrêta  simplement  à  Demuin 
pour  inaugurer  une  période  d'instruction. 

Depuis  la  fin  de  décembre,  le  G.  Q.  G.  français, 
d'accord  avec  Douglas  Haig,  avait  décidé  une  offensive 
combinée,  au  nord  et  au  sud  de  la  Somme.  Elle  s'im- 
posait plus  que  jamais.  Le  seul  moyen  de  dégager 
Verdun  était  d'attaquer  les  Allemands  sur  un  autre 
point  du  front. 

Dans  la  préparation  qiii  s'inaugurait  à  Demuin,  les 
âmes  ne  seraient  point  oubliées.  Mêlons-nous  à  la 
fotde  qui  remplit  l'église  le  1er  dimanche  de  Carême 
(12  mars).  Le  Père  vient  de  raconter  les  tentations  de 
Notre- Seigneur  au  désert.  11  ajoute  : 

Ces  tentations  ppuv  nt  être  les  nôtres  aujourd'hui.  Tenta- 
tions de  lassitude  d'abord.  Jésus  a  souffert.  11  jeûne  depuis 
quarante  jours.  «  Cela  snfîit,  lui  suggère  le  démon.  Dis  que 
ces  pierres  deviennent  des  pains.  Les  forces  humaines  ont 
des  limites...  «  C'est  encore  ce  que  le  tentateur  nous 
souffle  à  Toreille  :  «  Mange,  repose- toi.  Sors  du  désert,  du 
danger.  Devoir,  pciiilence,  oui  sans  doute!  mais  tu  en  as  pris 
ta  part  !  » 


DANS  LA  SOMME  311 

Oh!  défiez-vous!  Oui,  vous  avez  souffert  non  pas  quarante 
jours,  mais  dix-huit  mois,  non  seulement  de  k\  faim,  mais  du 
froid,  de  la  boue,  de  la  mort  présente,  dans  le  désert  du  cœur  ; 
lassitude  bien  compréhensible,  surtout  chez  nous  Français,  si 
braves,  mais  si  vite  fatig^ués  !  Mais  le  devoir  est  là,  situation 
imposée  par  Tennemi.  Il  faut  tenir  coûte  que  coûte.  Si  la 
ligne  cède  en  un  point,  c'est  la  domination  allemande,  ter- 
rible. Ou  si  par  lassitude  nous  acceptions  la  paix  avant  Técra- 
sement  de  l'adversaire,  il  faudrait  recommencer  dans  dix  ans, 
vous  ou  vos  fils.  Et  puis  les  souffrances  passeront.  Si  éloi- 
gnée que  paraisse  la  fin,  elle  viendra.  Déjà  nous  l'entre- 
voyons par  delà  la  résistance  héroïque  de  Verdun.  Ah  !  oui, 
mes  amis,  tous  nos  cœurs  sont  tournés  en  ce  moment  vers 
ces  frères  d'armes,  dont  vous  avez  lu  comme  moi,  les  larmes 
aux  yeux,  les  splendides  sacrifices  dans  le  bois  des  Gaures 
ou  aux  abords  de  Douaumont.  Nous  les  suivons  avec  angoisse, 
avec  fierté;  mais  avec  la  joie  de  l'espérance  aussi.  Car  de  ces 
côtes  de  Meuse  enténébrées  par  l'infernal  bombardement,  une 
lueur  d'aurore  monte  déjà,  l'aurore  de  la  victoire... 


La  préparation  d'une  offensive  n'exige  pas  seulement 
l'entraînement  des  hommes,  mais  aussi  l'organisation 
du  terrain.  Il  faut  aménager  des  emplacements  de 
batteries,  creuser  des  sapes,  ouvrir  des  boyaux  d'accès, 
construire  et  poser  des  passerelles,  prévoir  pour  les 
munitions  des  dépôts  abrités  et,  pour  les  assaillants, 
des  places  d'armes  et  des  parallèles  de  départ.  Tra- 
vaux fatigants,  dont  la  plupart  doivent  s'effectuer  de 
nuit.  Travaux  périlleux ,  car  l'ennemi  s'en  aperçoit 
vite  et  les  shrapnells  ne  sont  pas  longs  à  survenir. 

Pendant  un  mois  et  demi,  le  4^  colonial  va  passer 
des  périodes  alternées  de  six  jours,  tantôt  à  ces  tra- 
vaux, tantôt  à  l'instruction,  d'abord  dans  le  secteur  de 
Rosières  (du  17  mars  au  4  avril),  puis  de  nouveau  à 
Demuin  (du  5  au  10  avril),  enfin  plus  au  sud,  à 
l'est  de  Beaufort  (du  11  au  21). 

Le  Père  Lenoir  adaptera  le  mieux  possible  son 
ministère  à  ces  déplacements. 


312  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Un  incident,  qui  eut  lieu  à  Rosières,  met  en  relief 
l'estime  dont  l'entouraient  tous  ceux  qui  le  voyaient  à 
l'œuvre,  à  commencer  par  ses  chefs. 

A  l'occasion  d'une  rencontre  de  brigadiers,  anciens 
camarades  et  amis  de  toujours,  un  dîner,  avec  pro- 
gramme musical,  avait  été  donné  par  le  colonel  Pru- 
neau. Au  milieu  du  repas,  le  général  Diguet,  nullement 
habitué,  dans  la  32e  brigade  coloniale,  à  voir  des 
aumôniers  à  des  popotes  de  régiment,  questionna  le 
Père  sur  sa  situation.  Ce  fut  le  colonel  qui  répondit. 
Après  avoir  fait  l'éloge  de  ce  qu'on  avait  organisé 
au  4e,  il  entonna  un  dithyrambe  sur  le  rôle  des  aumô- 
niers, et  ajouta  :  «  J'en  suis  si  convaincu  que  je  l'ai 
dit  à  Joffre,  en  plein  déjeuner.  Je  lui  ai  déclaré  que  si 
j'avais  un  régiment  épatant,  je  le  devais  au  moins 
pour  la  moitié  à  l'aumônier  :  d'antimilitaristes,  d'anar- 
chistes et  de  mangeurs  de  curé,  il  a  fait  des  héros,  des 
types  qui  vont  à  la  messe,  et  qui  se  font  casser  la 
figure,  et  chiquement,  par  foi,  foi  patriotique  et  foi 
religieuse.  Alors  Joffre  m'a  regardé  de  son  œil  bleu, 
un  peu  interloqué.  Je  lui  ai  dit  :  u  C'est  un  fait!  ».  Là- 
dessus  le  brigadier  du  Père  Lenoir,  le  général  Têtard, 
renchérit  encore  ;  et  il  insista  longuement  sur  la  force 
militaire  que  les  soldats  puisaient  aux  sermons  de 
l'aumônier.  A  ce  moment,  la  musique  entonnait  un 
morceau  :  <(  Eh  bien!  tenez,  continua  le  général,  toute 
cette  musique-là,  ça  ne  vaut  pas  une  de  nos  messes 
chantées  !  »  Et  l'on  revint  sur  ce  chapitre  plusieurs 
fois  encore. 

L'aumônier  était  bien  un  peu  gêné.  Mais,  plus 
encore,  il  devait  être  heureux  de  ce  témoignage  publi- 
quement rendu  à  la  conception  qu'il  s'était  faite,  con- 
trairement à  la  lettre  des  règlements,  de  la  place  et  du 
rôle  de  l'aumônier  militaire. 

«  D'ailleurs,  pour  le  moment,  disait-il  dans  une 
lettre  de  la  même  époque,  je  n'ai  malheureusement  pas 


DANS  LA  SOMME  313 

de  quoi  m'enorgueillir.  Ce  nouveau  régiment  est  bien 
peu  fervent,  et  mes  efforts  ne  sont  guère  couronnés  de 
succès.  » 

Déjà,  dans  la  précédente  période  de  tranchées,  il 
avait  écrit  :  «  Hélas  !  je  ne  distribuerai  pas  Notre-Sei- 
gneur  à  beaucoup.  Les  habitués  de  jadis  sont  presque 
tous  au  ciel  et  les  autres  ne  connaissent  pas  le  don  de 
Dieu*.  ))  —  ((  Au  point  de  vue  religieux,  confie-t-il 
encore,  peu  de  satisfactions.  Cérémonies  à  peu  près 
impossibles.  La  masse  n'est  pas  attçinte.  .Et  puis,  on 
est  un  peu  fatigué.  Pas  de  pessimisme  ;  mais  de  la 
lassitude  et,  chez  plusieurs  nouveaux .  du  mauvais 
esprit-.   )) 


Cependant  on  se  repose,  on  se  refait.  Au  dehors,  la 
température  s'adoucit.  Le  printemps  est  en  marche.  Et 
c'est  aussi  le  soleil  de  la  grâce  qui  se  lève  dans 
quelques  âmes.  Aux  approches  de  Pâques,  l'apôtre 
redouble  de  vigilance,  comme  un  bon  jardinier  qui  sent 
venir  l'heure  où  les  fleurs  éclosent.  Parmi  les  conver- 
sions de  cette  période,  celle  du  jeune  «  Parigot  »  est 
des  plus  typiques. 


Un  Parisien  de  dix-sept  ans,  non  baptisé,  ignorant  de  tout 
en  religion,  charmant  par  ailleurs,  très  ouvert,  très  éveillé, 
arrive  au  régiment  la  semaine  dernière.  Dimanche  matin 
(12  mars),  à  Theure  de  la  messe,  un  autre  gamin  de  dix-sept 
ans,  excellent,  car  il  a  passé  par  un  patronage,  et  à  qui 
j'avais  recommandé  d'amener  des  camarades,  n'en  ayant  pas 
trouvé,  avise  le  nouveau  venu  qu'il  n'a  pas  encore  abordé  : 
«  Tu  viens  à  la  messe  avec  moi?  »  Estomaqué,  l'autre  finit  par 
céder  en  curieux.  11  ne  comprend  rien  ni  aux  cérémonies  ni  à 

*  Au  R.  Père  Tenneson,  3  mars. 

*  Au  capitaine  Monnicr,  20  mars. 


314  LOUIS  LENOIR  S.  J, 

mon  sermon,  sinon  qu'il  faut  se  mettre  bien  avec  le  bon  Dieu, 
et,  pour  ce  dernier  motif  (comme  Frecl)\  va  à  la  communion 
avec  les  autres.  Or,  à  peine  a-t-il  reçu  la  sainte  Hostie,  qu'il 
entend  une  voix  intérieure.  «  Je  vous  assure  que  c'était  une 
voix  qui  me  parlait  au  dedans  et  me  disait  :  Fais-toi  baptiser, 
fais-toi  baptiser!  »  Après  la  messe,  pendant  la  soupe,  la  voix 
le  poursuit,  l'obsède,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  dans  l'après-midi,  il 
se  décide.  Il  cherche  l'inconnu  du  matin  :  «  Mène-moi  à  l'aumô- 
nier. »  L'instruction  a  été  vite  faite,  carie  gosse  est  intelligent 
comme  un  Parisien,  et  le  baptême  a  été  des  plus  touchants, 
avec  le  chef  de  bataillon  pour  parrain...  Et  moi  donc,  si  heu- 
reux d'avoir  ce  fait,  scandaleux  pour  certains,  mais  bien  pro- 
bant de  l'action  de  Jésus  dans  l'Eucharistie  !  Cette  charmante 
petite  ame  est  déjà  si  transformée,  que  je  soupçonne  le  bon 
Maître  de  vouloir  la  ciseler  rapidement. 

«  Ne  publiez  pas  cela,  »  ajoutait -il  en  racontant  ce 
trait  au  Père  Courbe.  Mais,  en  vérité,  pourquoi  taire 
une  merveille  de  la  grâce?  L'histoire  de  cette  première 
communion  avant  le  baptême  montre  à  tout  le  moins 
que,  même  en  un  cas  où  il  ne  saurait  être  question  de 
communion  sacramentelle,  Jésus  dans  l'Eucharistie 
peut  agir  puissamment  sur  une  -âme.  Pourquoi  même, 
suivant  la  suggestion  du  R.  P.  Longhaye,  n'y  ver- 
rait-on pas  «  une  belle  preuve,  entre  autres,  que  la 
présence  réelle  ne  dépend  pas  de  la  foi  du  commu- 
niant^ »  ? 

Ainsi  la  bonne  semence  recommençait  à  lever,  et 
tout  particulièrement  chez  ceux  que  leur  colonel  quali- 
fiait plus  haut  d'une  manière  un  peu  rude  et  que 
l'aumônier  appelle  tout  simplement  ses  «  chers 
aDaches  o. 

4. 

Ce  mot  réclame  une  explication. 

A  grouper  ensemble,  comme  nous  sommes  bien 
obligés  de  le  faire,  certains  passages  des  lettres  du  Père 
Lenoir,   on    risque,  auprès   de    lecteurs   non   prévenus, 

Allusion  au  récit  Deux  Marsouins  de  1915. 
î  h&lirc.  au  Père  Lenoir,  2G  avril  1916. 


DANS  LA  SOMME  315 

ce  renforcer  la  légende  des  «  apaches  coloniaux  »  ;  et 
pourtant  les  régiments  de  marsouins,  rec^-utés  à  partir 
de  1915  comme  tous  les  autres,  n'en  avaient  pas  plus 
que  le  lot  commun  :  c'était  la  grande  exception.  Seu- 
lement il  est  incontestable  que  notre  apôtre,  si  dis- 
tingué d'allure  et  si  parfaitement  aristocrate  de 
manières,  avait,  à  les  discerner,  à  les  poursuivre,  le 
goût  du  bon  Pasteur  pour  les  brebis  perdues.  Sans  doute 
il  eut  d'autres  paroissiens  que  ceux-là  et  de  meilleui\s  ; 
mais  je  ne  sais  s'il  en  eut   de  mieux  aimés. 

Répondant  à  l'un  de  ses  confrères  qui  était  allé, 
durant  le  carême,  évangéliser  une  colonie  pénitentiaire 
près  de  Tours,  il  lui  criait  :  «  Bravo  pour  vos 
Pâques!...  Oui,  c'est  un  ministère  superbe  que  j'ai 
toujours  envié,  que  j'envierai  plus  que  jamais  après 
la  guerre  ;  car  les  plus  attachants  de  mes  enfants 
d'ici  sont  ceux  qui  sortent  de  ces  maisons-là.  »  Les 
amis  de  Dieu  ont,  encore  aujourd'hui,  plus  de  joie  au 
cœur  pour  un  pécheur  repentant  que  pour  quatre- 
vingt-dix-neuf  justes  qui  n'ont  pas  besoin  de  pé- 
nitence. 

Ajoutons,  pour  prévenir  toutes  les  susceptibilités 
d'amour-propre,  qu'avec  le  temps,  ce  mot  d'  «  apache  » 
devint  sous  la  plume  de  l'aumônier  un  terme  d'affec- 
tion, sous  lequel  il  engloba  tous  ceux  que  leur  éduca- 
tion avait  tenus  dans  l'ignorance  des  vérités  religieuses. 
Il  disait  «  mes  apaches  »  comme  tel  père  très  aimant 
dit  «  mes  grands  vauriens  —  ou  mes  diables  —  de 
fils  ». 

Sous  le  bénéfice  de  ces  remarques,  les  coloniaux  les 
plus  chatouilleux  sur  l'esprit  de  corps  pardonneront 
certainement  au  Père  Lenoir  d'avoir  écrit  à  la  fin  de 
mars  qu'il  éprouva  «  des  consolations  indicibles  »  en 
voyant  «  toute  une  bande  d'apaches  parisiens  déclen- 
chée par  le  petit  néophyte  y>  dont  nous  avons  parlé. 
«  11  en  a  déjà  ramené  six  autres  »,  écrira-t-il  bientôt 
lu'ù  Pcre  rêve  de  fonder  pour  eux  une  confrérie,  et  au 


316  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

milieu  d'avril   c'est  chose  faite  :   «   Me   voici  à  la  tôte 
d'une  congrégation  d'apaches  de  17  à  22  ans^..  » 


Ils  ont  tous  un  casier  judiciaire  des  mieux  fournis  (meurtres, 
cambriolages,  outrag^es  aux  mœurs,  etc.);  mais  nous  lirons 
demain  à  la  messe  Tévangile  de  sainte  Marie-Madeleine.  Bien 
entendu,  je  les  mets  tous  au  régime  de  la  communion  quoti- 
dienne, autant  que  le  permettent  les  travaux  et  le  service  et 
les  distances.  Le  dernier  venu  était  un  vrai  Nicodème  :  la 
nuit,  avec  des  précautions  infinies  pour  ne  pas  être  vu,  et 
prière  de  ne  pas  lui  dire  un  mot  devant  les  autres  ;  mais  il 
sentait  le  besoin  de  changer,  de  se  laver,  de  se  nourrir.  Je 
riais  beaucoup  et  le  plaisantais  ;  mais  j'en  passais  par  toutes 
ses  timidités.  La  grâce  n'a  pas  tardé  à  agir  et  hier,  subitement, 
il  s'est  déclaré  devant  tout  le  monde.  Vous  ne  sauriez  croire 
tout  ce  que  j'ai  détruit,  ces  jours  derniers,  de  photos  abomi- 
nables... Mais  qu'est-ce  que  cela  parmi  tant  de  brebis  égarées 
et  récalcitrantes^? 


Rien  n'est  communicatif  comme  le  feu.  La  marque 
par  excellence  de  l'apôtre  est  de  savoir  allumer  en 
d'autres  cœurs  la  flamme  du  zèle.  C'était  un  des  secrets 
du  Père  Lenoir;  par  là  il  atteignait  jusqu'au  fond  des 
escouades  ceux  qu'il  n'avait  jamais  vus,  même  les  plus 
rebelles. 

«  Malgré  les  travaux,  écrit  un  de  ces  jeunes  apôtres 
momentanément  éloigné  de  son  aumônier,  je  peux  assis- 
ter deux  jours  sur  trois  au  salut  et  j'amène  toujours 
avec  moi  quelques  nouveaux  camarades...  »  Ou  encore  : 
«  Je  tâche  de  faire  le  plus  de  bien  possible.  L'autre 
jour  j'ai  amené  un  camarade,  il  y  avait  huit  ans  qu'il 
n'avait  fait  ses  Pâques,...  et  maintenant  il  est  décidé  à 
les  faire  ^.  » 


1  A  M.  l'abbé  Germain,  13  avril. 

2  Au  Père  Courbe,  12  avril. 

3  Soldat  E.  F.,  20  avril. 


DANS  LA  SOMME  317 

Pour  Louis,  écrit  un  autre,  vous  dites  que  je  suis  chari- 
table. C'est  peut-être  vrai;  mais  lui  pour  moi  a  été  bien  plus 
charitable  que  moi  pour  lui.  C'est  un  grand  cœur  et  un  ami 
auquel  je  dois  déjà  bien  des  choses.  Vous,  vous  avez  conti- 
nué ce  qu'il  avait  si  bien  commencé...  X.  m'écrit  de  temps 
en  temps.  Et  s'il  revient  au  4®,  j'espère  qu'avec  la  grâce  de 
Dieu,  nous  le  sauverons*,.. 


En  faveur  des  nouvelles  recrues  que  lui  amenaient 
ses  rabatteurs,  le  Père  Lenoir,  en  ce  carême  de  191  G, 
rappelait  chaque  soir  avec  une  persévérance  obstinée 
labîme  sans  fond  de  la  miséricorde  divine.  Pour  les 
convaincre  qu'il  n'y  avait  «  pas  de  crime  impardon- 
nable » ,  il  ouvrait  simplement  le  missel  à  la  messe  du 
jour,  et  commentait  un  récit  des  épîtres  ou  des  évan- 
giles de  carême,  assuré  que  ce  contact  permanent  avec 
la  liturgie  assurerait  à  sa  parole  plus  d'efficacité  que 
les  plus  belles  raisons. 

Ainsi,  le  samedi  après  le  2^  dimanche  de  carême 
amène  à  l'évangile  l'histoire  de  V Enfant  prodigue; 
c'est  le  sujet  traité  à  Rosières  ce  soir-là  (25  mars). 
Deux  jours  après,  le  3e  lundi  de  carême  rappelle 
la  guérison  par  Elisée  du  lépreux  Naaman,  généralis- 
sime syrien  ;  l'aumônier  la  raconte  et  ajoute  que  la 
lèpre  du  péché  n'est  pas  plus  difficile  à  guérir.  La 
messe  du  samedi  suivant,  1^"  avril,  rapporte  le  pardon 
de  la  Femme  adultère ;he\le  occasion  de  présenter  «  la 
plus  grande  misère  devant  la  plus  grande  miséricorde  ». 
Avec  la  même  rigueur  liturgique,  le  Père  utilise  encore 
à  Demuin,  le  5  avril,  la  guérison  de  V  Aveugle-né  ;  le  6, 
la  résurrection  du  Jeune  homme  de  Naïm;  le  7,  la 
résurrection  de  Lazare;  enfin  à  Beaufort,  le  11  avril, 
la  préservation  de  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions; 
le  12,  le  Bon  Pasteur ,  et  le  13,  ainsi  qu'il  le  disait 
plus  haut  au  Père  Courbe  et  comme  en  témoignent  ses 

1  Soldat  A.  B.,  22  octobre  1915. 


318  LOUIS  LENOIR  S.  J, 

feuilles    de    sermons,    la    conversion    de   sainte    Marie- 
Madeleine. 

Le  Lundi  Saint,  en  envoyant  aux  siens  un  brin  de 
rameau  béni  îa  veille,  il  annonce  qu'il  aura  la  consola- 
tion de  faire  à  Beaufort  toutes  les  cérémonies  de  la 
Semaine  Sainte.  «  Mais  la  consolation  est  petite,  ajoute- 
t-il,  vu  la  peine  de  ne  pouvoir  réunir  mon  régiment 
avant  la  semaine  prochaine.  J'attends  avec  impatience 
la  fin  de  cette  période  de  travaux,  pour  fêter  solennel- 
lement Pâques,  huit  jours  en  retard.  » 


CHAPITRE  XVIII 

rONTAINE-LÈS-CAPPY 

LES    PÂQUES    AU    CRÉNEAU 
(Avril  —  Mai  1916) 

La  fôte  de  Pâques  était  déjà  fort  compromise  par  ces 
travaux  qui  émiettaient  le  régiment.  Un  déplacement 
subit  le  Samedi  Saint  pour  la  région  de  Bayonvillers 
faillit  la  «  saboter  »  complètement.  Sur  trois  bataillons, 
l'aumônier  ne  put  s'occuper  que  d'un  seul,  à  Wien- 
court,  et  encore  «  en  y  passant  naturellement  toute  la 
nuit  ». 

Puis  sans  aucun  répit,  au  lieu  du  repos  escompté, 
voici  qu'à  ces  périodes  d'instruction  et  de  travaux,  suc- 
cède dès  le  mardi  de  Pâques  une  reprise  de  secteur,  à 
l'est  de  Fontaine-lès-Cappy.  Le  Père  Lenoir  s'en  désole 
d'abord  :  les  Pâques  ne  seront-elles  pas  rendues  impos- 
sibles au  grand  nombre?  Mais,  grâce  à  l'ingéniosité  de 
son  zèle,  cette  circonstance  même  se  transforme  en 
une  abondance  de  grâces  bien  plus  fécondes  que  celles 
dont  il  avait  rêvé. 

Ce  récit  pourrait  s'intituler  «  les  Pâques  au  cré- 
neau ». 


Je  traverse  en  ce  moment  une  période  excellente  au  point 
de  vue  religieux.  La  Sainte  Vierge  en  son  mois  de  mai  prend 
une  revanche  sur  le  démon.  Ces  Pâques  individuelles  faites 
au  créneau  sous  les  obus  sont  ferventes  et  beaucoup  plus 
nombreuses  que  je  n'aurais  osé  l'espérer.  Je  passe  mes  jour- 


320  LOUIS  LENOm  S.  J. 

nées  et  une  partie  de  mes  nuits,  de  créneau  en  créneau,  à 
donner  Fabsolution  et  la  communion.  Si  près  des  Boches,  à 
quinze  ou  vingt  mètres  parfois,  le  respect  humain  diminue 
sing-ulièrement.  Beaucoup  de  créneaux  sont  disposés  comme 
de  véritables  confessionnaux.  Quand  on  ne  parle  qu'à  voix 
basse,  pour  ne  pas  être  entendu  de  Tautre  côté  du  parapet 
ou  du  simple  mur  de  sacs  à  terre,  on  ne  craint  pas  d'être 
entendu  des  camarades  et,  même  devant  eux,  on  accepte  de 
se  confesser.  Beaucoup  de  retours  de  quinze,  vingt  et  vingt- 
cinq  ans.  C'est  la  pêche  miraculeuse.  J'estime  que  plus  de 
deux  mille,  peut-être  deux  mille  cinq  cents,  sont  maintenant 
en  règle  avec  le  bon  Dieu.  C'est  bien  loin  de  la  perfection; 
mais  étant  donné  le  milieu,  je  suis  tout  à  la  reconnaissance 
envers  Notre -Seigneur  et  ceux  qui  l'ont  aidé  de  leurs 
prières*. 


Ici  encore,  n'en  déplaise  aux  plus  cners  amis  du 
Père  Lenoir,  nous  sommes  bien  obligés  d'ajouter  ceci  : 

Mais  ce  qui  me  console  le  plus,  ce  sont  les  conversions 
ardentes  de  jeunes  apaches.  Déjà  plusieurs  ont  été  tués 
quelques  heures  seulement  après  que  je  venais  ainsi,  en 
passant,  d'absoudre  toute  une  vie  de  péchés  et  de  leur 
donner  la  sainte  hostie,  dont  ils  rayonnaient  encore. 


Seulement  cette  fois  le  chef  de  file  n'est  plus  un 
{(  Parigot  »,  La  ville-lumière  ne  doit-elle  pas  partager 
ses  prérogatives  avec  la  seconde  ville  de  France? 

Cette  nuit  (3-4  mars),  j'ai  longuement  préparé  à  sa  pre- 
mière communion  un  apache  marseillais  de  dix-sept  ans,  de 
la  fameuse  bande  de  «  l'As  de  Pique  »  :  une  générosité  telle, 
et  si  raiéonnée,  malgré  l'ignorance  religieuse  absolue,  que  la 
grâce  en  fera  sans  doute  rapidement  un  apôtre. 

1  Lettre  au  R,  Père  de  Boynes,  complétée  par  plusieurs  lettres  du 
•mois  de  mai  au  Carmel  de  X...,  au  Père  Courbe,  au  capitaine  Monnicr 
Les  chilTres  donnés  pour  les  Pâques  sont  du  24  mai. 


FONTAINE-LÈS-CAPPY  321 

Le  Père  Lenoir,  qui  commençait  à  avoir  de  ce  monde 
spécial  une  connaissance  aussi  précise  qu'un  préfet  de 
police,  pensait  que  le  tatouage  du  bras  constituait 
rinsig-ne  de  la  bande.  Toujours  est- il  que,  le  soir  de 
sa  première  communion,  le  jeune  Marseillais,  après  les 
jours  de  paradis  qu'il  venait  de  vivre,  jetant  tout  à 
coup  les  yeux  sur  cet  «  as  de  pique  »  qui  lui  rappe- 
lait tout  son  passé  d'enfant  prodigue,  fut  atterré. 
«  Quoi!  Notre- Seigneur  Jésus  a  vu  ça  ce  matin?  G  est 
honteux  !  »  Il  fit  aussitôt  rougir  un  morceau  de  fer  et 
se  mit  à  brûler  l'image  :  «  Pendant  quelques  jours,  du 
moins,  on  ne  la  verra  pas,  »  disait-il.  Ce  tatouage 
servit  à  l'aumônier  de  matière  à  tout  un  enseignement; 
il  devint  le  symbole  des  mauvaises  habitudes  et  des 
traces  laissées  dans  l'âme  par  le  péché,  un  stimulant 
toujours  actuel  au  repentir,  et  il  aida  même  à  expliquer 
le  caractère  indélébile  imprimé  dans  l'âme  par  le  bap- 
tême et  la  confirmation. 

C'est  le  même  enfant  qui  s'écriait  quelques  jours 
plus  tard  :  «  Vrai,  pour  que  Notre-Seigneur  Jésus  soit 
venu  me  chercher  là  où  j'étais,  faut  qu'il  soit  pas  fier!  » 
Ou  encore  :  «  Si  je  dois  redevenir  ce  que  j'étais,  oh! 
tout  de  suite  une  balle  dans  la  tète  !  »  Parfois  il  se 
privera  de  soupe  par  respect  pour  la  communion  qu'il 
doit  recevoir  au  salut  :  «  Notre-Seigneur  passe  avant  !  » 
disait-il.  Et  un  soir  que  l'aumônier  lui  rappelait  qu'il 
avait  le  droit  de  manger  :  «  Mon  âme  a  mangé,  répon- 
dit-il ;  ça  suffit.  » 

Blessé  dès  le  début  de  la  bataille  de  la  Somme,  il 
écrira,  pendant  son  absence,  à  son  «  cher  Père  »  des 
lettres  délicieuses,  dont  le  lecteur  nous  pardonnera 
de  citer  ici  quelques  échantillons.  La  phj^sionomie  du 
Père  Lenoir  serait-elle  complète  sans  une  esquisse  de 
ces  cœurs  simples,  auprès  desquels  il  trouvait  ses  plus 
douces  consolations? 

Rouen,  le  5  Juillet  1916.  Mont  Bons  et  Cher  père,  Je  vous 
21 


322  LOUIS  LENOIR  S.  J 

écris  saitte  Lettre  pour  vous  faire  savoir  de  mais  nouvelle 
qu'il  sont  trais  bonne  est  que  ma  préssantte  vous  trouve  de 
même. 

Je  vous  ferais  Savoir  que  Jait  étais  Blessé  dan  le  Village 
d'Herbécour  par  Un  Obus  Jait  5  petite  Blesure. 

mont  Cher  père  Je  me  fait  du  mauvais  sans  Je  panse 
avons  donnais  mois  vitte  deu  vaus  Nouvelle  Jait  fait  dais 
Prièrre  pour  qu'il  vous  ariverien  Je  suis  Antrétemans  à 
rilotel  Dieu  a  Rouen  Je  suit  soigné  par  lai  Soeur  il  sont 
Chantille  est  Brave. 

mont  Cher  Père  Je  me  Lang-ie  Dettre  guérie  pour  alais 
vous  rejindre. 

la  comunion  que  Vous  ma  Vais  donais  a  van  de  montais  a 
lassaus  le  Bon  Dieu  que  ja  Vais  sur  mois  il  ma  protéger. 
Mais  can  Je  serais  gérie  Je  pansse  rais  a  lui  Jirais  lui  faire 
Un  Bouquès  est  Jirais  lu,i  portais  a  Léclisse. 

mont  Cher  Père  Je  voi  plurien  à  Vous  dire  pour  le  moman 
Recevais  Une  caresse  de  votre  Dévoué  G. 


Au  soir  de  la  première  communion  de  l'enfant  pro- 
digue, le  Père  Lenoir  avait  écrit  à  la  mère  une  longue 
lettre  :  «  Votre  cher  petit,  assis  à  côté  de  moi,  disait-il, 
est  tout  rayonnant...  C'est  une  résurrection...  et,  dans 
ce  bonheur,  il  y  a  la  pensée  de  votre  bonheur  à  vous  : 
il  est  si  heureux  de  rendre  sa  mère  heureuse  !  Quel 
excellent  et  charmant  enfant  vous  avez  là  !  Vous  avez 
dû  bien  pleurer  sur  lui!  Mais,  malgré  ses  égarements, 
son  cœur  est  resté  d'une  droiture  qui  me  ravit!... 
Quand  vous  le  retrouverez,  vous  serez  émerveillée  de 
la  transformation  de  votre  enfant*...  » 


Or,  le  19  juillet,  l'enfant  est  à  Marseille,  en  conva- 
lescence, et  il  écrit  : 


1  Un  officier  supérieur  du  4«  colonial  nous  écrivait  à  ce  sujet  : 
«  Remarquez  que  des  apaches  qui  se  laissent  convertir  aussi  rapide- 
ment ne  sont  pas  des  apaches.  Ils  en  ont  peut-être  l'allure,  mais  ils 
ne  sont  pas  gangrenés  à  fond.  » 


FONTAINE-LÉS-CAPPY  323 

Marseille,  le  19  juillet  1916.  Mons  Bont  et  Cher  Père,  Je 
Vous  dirais  au  moman  que  je  Vous  écrie  je  me  trouve  au 
milieu  de  ma  Famille  qu'il  vous  Remercie  de  la  Chantille 
Lettre  que  Vous  luis  a  vaits  ans  voillaits  que  le  Bon  Dieu  ma 
protégés  de  la  mort  car  jo  rait  fait  faute  dan  la  Famille. 
Quelle  joit  ma  mère  quant  elle  ma  vue  arrivais  elle  ma  trouvé 
Grandie  et  surtous  la  joit  du  Bonheur  sur  lais  Lèvres  que  Notre- 
Ségneur  Gésue  ma  donnés.  Elle  vous  Remercie  Baucou  davoir 
mie  sont  fils  dan  le  Bons  Ghemin  et  surtous  de  lui  avoir  cuver 
lè  portte  du  Paradie. 

Mont  Gher  père  la  Lettre  que  Jait  Resus  a  THotel  Dieu  dat- 
tais  du  10  me  die  que  Ja  lait  ettre  citte  sa  ma  fait  Bien  Plesir 
car  Je  man  fait  honneur  de  maittre  Battu  avec  le  4eme  Golo- 
nial  car  sur  lait  tairain  Je  marchain  la  tête  hautte  et  Je  dirais 
toujour  Vive  le  Régimand  Prunaud. 

Mont  Père  Resevaist  de  toute  ma  Famille  sait  Respaitt 
A  festueus. 


Après  la  permission,  le  dépôt;  mais  le  brave  garçon 
ne  s'y  plaît  pas. 

Toulon,  le  4  août  1916.  Gher  père,  Je  Vous  dirais  que  je 
me  Langie  à  toulon  Je  Voulais  partir  Volontaire  mait  lia  que 
dais  détacheman  pour  le  34'«*^  Golonial  mait  moi  au  34™« 
Je  Veù  pa  llalais  Je  me  sui  Ancagé  au  4^  et  Je  Veus  Restais 
au  Régimant  Prunaud. 

Gher  père  Jait  pa  pansait  de  Vous  dire  que  le  capitaine 
Ardie*  a  étais  décorais  de  la  Croid  de  La  légion  doneur  saitte 
Médalle  Va  Bien  sur  La  poitrine  d'un  Brave  moi  Je  me  langi 
de  portais  ma  Groid  de  gèurre 

Je  Vous  dirais  quo  momant  que  Je  Vous  écrie  Je  me  trouve 
au  cercle  catolique  et  Je  Vous  dirais  quilla  Un  chantis  Père. 
Faut  espérais  mont  Gher  père  que  nous  serevoillon  Bien  tôt. 

Bien  le  Bonjour  au  Golonel  Prunaud  Vous  lui  dirais  que 
Bientôt  Je  me  Rebatrais  dans  Sais  Beau  Ranp. 

Vous  dirais  a  mon  ami  Nicoli  qui  se  Langise  pa  que  Jo 
Reviendrais  Bientôt. 

^  Le  capitaine  Hardy,  qui  commandait  dans  la  Somme  la  7®  G'"  du 
4*  colonial. 


324  T.OUTS  LENOIR   S.  J. 

Et  le  15  août,  toujours  de  Toulon  : 


Chère  père  Vous  mavais  fais  de  penne  quant  Vous  ma  Vais 
die  quant  Je  Resevrais  la  Lettre  Vous  serais  an  plinne  Batalle 
mait  prenais  courage  car  le  Bout  Dieu  Vous  Protégera  est 
nous  Retourneron  Vous  Pinot  et  Gharle  avec  la  palme  de 
Lorries  et  avec  Lègle  prussien  nous  sie  couperons  le  bec  pour 
pa  qui  nous  pique.  Cher  père  nous  contons  partir  tous  lait 
Jour  mait  nous  prion  pous  Vous  et  pour  lait  Brave  qui  sont 
au  Dangés, 


Enfin  il  rejoint  son  cher  régiment.  Mais  deux  mois 
après,  il  retournera  en  permission,  avec  sa  croix  de 
guerre  battant  neuf  sur  la  poitrine  ;  et  voici  l'expres- 
sion naiVe  du  double  sentiment  qui  l'anime  :  avant  la 
fierté,  la  reconnaissance  : 


Dimanche  le  15  Octobre  1916. 

Bien  Cher  Père 

Je  vous  ferais  savoir  quomomant  que  Je  vous  écrie  nous 
retournon  de  la  Bonne  Mère  de  la  Garde  Nous  avon  bien 
pries  Dieu  pour  que  Vous  Sauvies  Baucous  Dès  Ame.  car 
llnna  quil  font  Mal  est  qu'il  Vous  drais  Venir  dan  le  bon 
Chemin. 

Cher  père  je  Vous  dirais  quas  Marseille  il  fais  Un  tean  trais 
Beau  est  Je  panse  ou  Vous  êtte  que  sa  soie  de  même.  Je 
Vous  dirais  que  tous  lais  Marseillait  et  Marseillaise  me 
Regarde  il  doive  se  pansé  qu'il  est  Jeune  se  Héros  est  Je 
marche  trais  fier  de  a  partenir  au  4"^«  Colonial  et  surtous  a 
la  5^"^  Escoide  a  lais  Escoide  torpille.  Cher  père  Je  Vois 
plurien  a  dire  pour  le  momant  quant  Vous  avoillan  Une 
Crosse  Carresse  insie  que  toute  ma  Famille. 

Vottre  petit  fils  qu'il  panse  a  Vous, 

G*** 


Comme  le   Parigot  mécanicien,  le  jeune  Marseillais 


FONTAINE- LÈS -CAPPY  325 

s'était  fait  apôtre.  La  veille  même  de  sa  première  com- 
munion, il  avait  déversé  sur  un  camarade  plus  ignorant 
que  lui  sa  science  de  néophyte  et  l'avait  décidé  à  l'imi- 
ter. Six  mois  plus  tard,  avant  le  départ  pour  Salo- 
nique,  il  amènera  encore  un  ami  à  Taumônier  en  lui 
disant  :  «  Té  !  il  allait  partir  sans  son  viatique  !  » 

Le  Père  Lenoir  ne  fut  pas  en  reste  de  délicatesse. 
Au  cours  de  la  journée  passée  à  Marseille  avant 
d'embarquer,  il  ne  fera  qu'une  seule  visite  et  ce  sera 
pour  la  maman  du  cher  petit.  Dès  lors,  l'aumônier 
devint  l'ami  de  la  famille  entière  et,  durant  une  autre 
permission,  l'enfant  croira  ne  pouvoir  mieux  faire  que 
de  joindre  à  son  bonjour  «  une  crosse  caresse  de 
Charlotte  de  Jeanne  et  Félix  et  de  ma  chère  mère  que 
j'aimme  tens  ». 

Aujourd'hui,  encore  «  crandie  »,  il  fait,  comme  chauf- 
feur, des  «  voiyage  au  Lonoour  ».  Et,  dans  ses  rêves 
bercés  par  la  houle,  il  voit  souvent  réapparaître  la 
ligure  da  «  Bont  père  Lenoir,  quil  repose  Laba  sie 
loin,  mes  dou  il  veille  sur  nous'  ». 


Il  serait  facile,  avec  les  lettres  qui  nous  ont  été  com- 
muniquées, de  reconstituer  plusieurs  monographies  du 
même  genre.  En  toutes,  on  retrouverait  la  même 
action  et  réaction  entre  le  Père  et  ses  fils,  les  mêmes 
spontanéités  réciproques.  Dans  les  âmes  que  nous  frô- 
lons dans  la  vie,  n'y  a-t-il  pas  le  plus  souvent  des 
parcelles  d'or  pur  insoupçonnées  à  travers  la  gangue 
qui  les  enserre?  C'est  le  privilège  de  la  sainteté  de  les 
discerner  d'un  coup  d'œil  et  de  les  aider  à  se  dégager. 

Si  je  me  suis  attardé  ainsi  aux  suites  de  cette  con- 
version, c'est  pour  faire  entrevoir,  par  un  exemple, 
quelque  chose  de  ce  que  fut  le  prolongement  lointain 
des  «  Pâques  au  créneau  ». 

>  Lellre  à  l'auleur,  21  octobre  1920. 


326  LOUIS  LENOIR  S.  J. 


N'allons  pas  croire,  d'ailleurs,  que  le  Père  Lenoir  se 
donnât  tellement  à  ses  convertis  qu'il  en  oubliât  les 
autres. 

Avant-hier,  un  petit  de  dix-neuf  ans  est  changé  de  compa- 
gnie; je  le  mets  aussitôt  en  relation  avec  un  excellent 
enfant  d'une  escouade  voisine  et,  après  les  avoir  communies 
hâtivement,  en  cachette,  dans  leur  tranchée,  je  les  avertis 
que  je  repasserai  aujourd'hui.  Or,  ce  soir,  je  les  découvre 
tous  deux  cachés  dans  l'herbe,  sur  le  parapet,  entre  la 
tranchée  et  les  fils  de  fer;  ils  y  avaient  rampé  sans  peur 
des  Boches  d'en  face,  bien  près  pourtant,  afin  de  ne  pas 
être  gênés  par  leurs  camarades,  et  ensemble  ils  étaient  en 
train  de  réciter  des  prières  en  m'attendant.  Ce  matin,  le 
petit  était  descendu  très  loin  par  les  boyaux  pour  cher- 
cher de  l'eau;  il  en  avait  rapporté  un  bidon  et,  réveillant 
l'ancien,  l'ange  gardien,  il  lui  avait  dit  :  «  Tiens,  on  va 
«  faire  un  peu  de  toilette  pour  le  bon  Dieu  qui'  va  venir, 
«  aujourd'hui.  »  Ensuite,  ils  avaient  procédé  à  la  toilette 
de  l'âme  et,  pour  mieux  la  faire,  s'étaient  aidés  l'un  l'autre 
dans  leur  examen  de  conscience.  Aplati  comme  eux  dans 
L'herbe,  j'achevai  de  les  préparer  et,  sur  la  toile  de  tente 
qu'ils  avaient  étendue  en  guise  d'autel,  je  leur  donnai  la 
sainte  hostie.  Quelle  délicieuse  action  de  grâces  nous  fîmes 
ensemble,  toujours  couchés  dans  l'herbe,  pendant  que  les 
Boches  tiraient  au-dessus  de  nos  têtes!  Louis  pleurait  de 
joie  et  d'émotion. 

Et  tant  d'autres  dans  un  coin  de  tranchée,  ou  au  petit- 
poste,  ou  au  fond  d'une  mine  M... 


* 


Quand  le  Père  Lenoir  avait  ainsi  passé  les  heures  du 
jour   aux   tranchées,   sa    tâche  quotidienne   n'était  pas 

1  Au  Carmel  de  X.,.,  18  Juin  1916. 


FONTAINE- LÈS -GAPP  Y  327 

finie.  Il  retournait  auprès  des  compagnies  de  réserve, 
cantonnées  soit  à  Chuignes,  soit  même  à  Ghuignolles. 
Un  de  ses  confrères*,  aumônier  bénévole  dans  un 
groupe  qui  venait  de  mettre  en  batterie  aux  environs, 
le  rencontra  le  30  mai  «  à  bicyclette,  poussiéreux  et 
suant.  11  revenait  des  lignes  pour  faire  sa  réunion  du 
soir  à  l'église.  Il  était  radieux.  «  Bonne  journée,  me 
dit-il;  quelques-uns  encore  sont  revenus,...  quinze, 
vingt  ans!  Deo  gratias!  »  Je  compris,  au  cours  de  la 
conversation ,  qu'il  était  désolé  de  savoir  qu'un  millier 
encore  de  ses  hommes  restaient  éloignés  de  Dieu.  11 
faisait  toutes  sortes  de  plans  de  conquêtes.  On  voyait 
bien  qu'il  ne  vivait  que  pour  eux,  et  que  la  pensée  de 
leur  salut  était  son  obsession  constante... 

Chaque  soir,  après  son  instruction,  continue  le  même  reli- 
gieux, à  l'issue  du  salut,  le  Père  avait  l'habitude  d'offrir  la 
communion  aux  soldats  présents...  30,  40,  50  s'approchaient 
ainsi  régulièrement,  et  j'ai  toujours  constaté  qu'ils  le  faisaient 
avec  une  grande  piété...  Ayant  la  même  façon  que  lui  de  voir 
les  choses,  je  l'encourageais  fortement,  et  me  prêtais  volon- 
tiers à  le  remplacer. 

L'aumônier  du  24e  colonial,  qui  ss  rencontra,  en 
juin,  à  GhuignoUes  avec  le  4^,  décrit  ainsi  ces  céré- 
monies du  soir  : 

...  Bien  avant  l'heure,  les  rares  chaises  sont  occupées...  Nos 
hommes  arrivent,  le  dos  barré  de  bidons  destinés  à  remporter 
le  précieux  pinard  à  la  tranchée,  les  capotes  déteintes  et 
boueuses,  les  pieds  lourds,  embarrassés.  On  s'assied  partout, 
sur  les  agenouilloirs,  sur  les  bancs  de  l'école  qui  se  sont  réfu- 
giés là,  sur  les  marches  de  l'autel  latéral,  sur  les  tables,  les 
jambes  pendantes...  Les  bougies  s'allument.  On  chante.  Évi- 
demment, rue  Monsieur  on  chante  autrement;  mais  peut-être 
pas  de  meilleur  cœur...  Moi,  boitillant,  je  me  promène,  don- 

*  Le  R.  Père  Paile,  qui,  lors  de  sa  mobilisation,  était  recteur  du  col- 
lège français  d'Iiernani,  en  Eapay^ne. 


328  LOUIS  LEiNOlR  S.  J. 

nant  un  livre  à  celui-ci,  un  chapelet  à  un  autre,  marquant  la 
page  à  un  troisième,  qui,  empêtré  dans  son  casque,  son 
masque,  son  chapelet,  son  livre,  et  n'ayant  pas  l'habitude  de 
tant  de  choses,  voudrait  pourtant  bien  chanter  avec  les  cama- 
rades. A  la  bénédiction,  les  vieux  chrétiens  s'inclinent.  Les 
nouveaux,  sans  peur,  regardent  en  face,  avec  intensité,  l'osten- 
soir; il  semble  que  Nôtre-Seigneur  se  dévoile  à  eux. 

C'est  le  moment  du  sermon.  Rien  d'académique.  Une  con- 
versation, avec  questions,  réponses,  arrêts  brusques;  n'ayez 
pas  peur,   toujours  en  bonne   langue  française,  car  le   Père 
Lenoir  est  un  classique.  Il  parle  de  la  table  de  communion, 
en  contact  plus  direct  avec  les  âmes,  presque  avec  les  corps, 
puisqu'il  y  en  a -d'assis  à  ses  pieds  qui,  le  cou  tendu,  fixent 
sur  lui  des  yeux  ardents.  La  métaphore  n'a  jamais  été  plus 
vraie,  ils  boivent  ses  paroles...  Dans  ces  yeux  grands  ouverts, 
on  lit  la  faim  de  la  vérité,  la  soif  de  la  justice.  Pour  beau- 
coup ces  choses  sont  neuves;  pour  d'autres,  ils  ne  les  ont. 
jamais  entendues  exposées  ainsi.  Au  lieu  de  l'impersonnalité 
des  phrases  banales,  on  leur  présente  Notre-Seigneur  comme 
l'ami,  le  soutien,    le  confident...   Dans  l'église,  un  mouve- 
ment perpétuel  de  gens  qui  veulent  avoir  une    bonne  place 
et,  se  faufilant  jusqu'au  premier  rang,  se  plantent  devant  vous  ; 
d'autres  qui,  pressés  par  une  corvée,  n'ont  pas  la  possibilité 
de  rester  jusqu'à  la  fin.  Ce  va-et-vient  ne  trouble  pas  l'audi- 
toire; plus  rien  n'existe  pour  lui,  sauf  l'orateur.  Puis  le  défilé 
(pour  la  communion)  commence...  Beaucoup  vont  les  bras 
ballants  et  reviennent  le  regard  droit  devant  eux,  comme  s'ils 
voulaient  défier  les  railleurs.  Le  Père  lit  les  actes  tout  haut. 
Un  dernier  cantique...  et  puis  les  voilà  rendus  à  la  vie  de 
tous  les  jours,   au   danger  aussi;   mais  ils  ne   sont  plus  les 
mêmes,  on  leur  a  donné  un  peu  d'idéal...  Sortis,  la  joie  de 
vivre  se  traduit  par  des  rires  qu'on  entend  même  de  l'église, 
mais  qui  n'arrivent  pas  à  troubler  dans  leur  recueillement  les 
fidèles  adorateurs    nombreux,   très  nombreux,   qui    veulent 
s'entretenir  seul   à  seul  avec  Notre-Seigneur...  Il  faut  avoir 
vu  cela  pour  le  croire...  Toutes  nos  subtilités  de  civilisés  raf- 
finés leur  sont  inconnues.   Mais  le  cœur  y    est...   Le    Père 
Lenoir  est  un  apôtre,  presque  un  thaumaturge,  au  moins  par 
les  miracles  intérieurs  qu'il  opère*,.. 

1  P.  de  Vauplane,  lettre  à  sa  mère,  6  juin  1916. 


FONTAINE-LÈS-CAPPY  329 

Après  le  salut,  l'aumônier  causait  «  jusque  très  tard 
dans  la  nuit  avec  les  hommes  qui  venaient  recevoir 
absolution,  conseils,  consolations  ».  Le  matin,  il  y 
avait  encore  des  communions.  Puis  sa  vie  reprenait 
aux  créneaux  telle  que  nous  l'avons  décrite. 

Ainsi  se  bouclait  divinement  le  cycle  de  ses  journées. 

La  seule  chose  dont  le  Père  ne  parle  nulle  part  dans 
ses  lettres,  ce  sont  les  dangers  auxquels  il  s'exposait. 
«  Combien  de  fois,  note  le  commandant  Mury,  îui  ai-je 
dit  d'être  plus  prudent  et  que  nous  avions  besoin  de  lui  !  » 
Et  dans  le  carnet  de  campagne  dont  cet  officier  a  bien 
voulu  nous  communiquer  de  précieux  feuillets,  on  lit  : 

Mai  1916.  —  Guerre  de  mines  à  Fontaine-lès-Cappy. 
Je  préviens  un  jour  le  Père  Lenoir  que,  le  lendemain,  nous 
allions  faire  sauter  un  gros  fourneau  de  mine.  Or  j'apprends 
par  la  suite  qu'au  moment  de  Topération,  le  Père  Lenoir  sest 
joint  au  petit  élément  avancé,  chargé  après  l'explosion  de 
couronner  aussitôt  la  lèvre  de  l'entonnoir.  Je  regrette  de 
l'avoir  prévenu,  il  s'est  trop  exposé. 

Et  toujours,  malgré  ces  préoccupations,  le  Père 
Lenoir  songeait  aux  anniversaires  de  ceux  qu'il  aimait 
et  trouvait  le  moyen  de  le  leur  dire.  Vers  ce  début  de 
juin,  à  l'un  de  ses  anciens  professeurs  dont  on  célébrait 
la  cinquantaine  de  vie  religieuse,  il  avait  envoyé  ses 
vœux ,  en  précisant  combien  certaines  explications  du 
traité  de  la  Foi  et  de  l'Eucharistie  lui  avaient  été  précieuses 
dans  son  apostolat  de  guerre.  Et  le  R.  Père  Harent 
commençait  ainsi  sa  réponse  :  a:  Que  dans  la  tranchée 
on  m'écrive  pour  la  fête  de  ma  cinquantaine,  c'est  un 
comble  d'attention  délicate,  dont  je  suis  infiniment  tou- 
ché...* »  Combien  d'autres  professeurs  du  Père  Lenoir 
lui  ont  rendu  un  pareil  témoignage!  Contrairement  au 
proverbe,  l'amour,  chez  lui,  savait  a  remonter  »  magni- 
li(]uement. 

*  Lettre  du  13  juin  1916, 


CHAPITRE  XIX 

POUR    LA    CAUSE    EUCHARISTIQUE 

DEUX    PLAIDOYERS    EN    FAVEUR    DES    MARSOUINS 

Le  7  juin,  les  soldats  qui  cherchent  le  Père  Lenoir 
apprennent  qu'il  a  demandé  une  permission  de  quarante- 
huit  heures  et  qu'il  est  parti  en  hâte  pour  Paris.  Une 
permission  extraordinaire,  lui  qui  toujours  avait  refusé 
ses  congés  de  convalescence  !  Un  événement  bien  grave 
avait  dû  se  produire... 

L'événement  était  une  note  non  signée,  qui  venait  de 
paraître  dans  un  petit  bulletin  destiné  aux  aumôniers 
et  prêtres  soldats  de  France.  Elle  était  intitulée  La  Com- 
munion en  viatique  sur  le  front. 

Le  décret  du  il  février  1915,  dont  nous  avons  déjà 
parlé',  n'était  pas  appliqué  par  tous  les  aumôniers  de  la 
même  manière.  Tandis  que  les  uns  hésitaient  à  en  faire 
bénéficier  les  soldats,  même  en  passant,  d'autres  organi- 
saient fréquemment  le  soir  pour  les  troupes  de  relève 
des  saints,  suivis  de  communions  plus  ou  moins  nom- 
breuses. 

Sollicités  de  donner  leur  avis  sur  cette  pratique, 
certains  canonistes,  et  non  des  moindres,  avaient  à 
maintes  reprises  décliné  toute  compétence.  «  Que 
voulez-vous  que  nous  vous  disions?  répondaient-ils  aux 
aumôniers  militaires.  Vous  seuls  connaissez  les  cir- 
constances concrètes  qui  permettent  déjuger  en  dernier 
ressort.  )> 

'  Voir  plus  haut,  p.  18b. 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  331 

La  note  du  bulletin  dont  le  Père  Lenoir  s'était  ému 
n'avait  pas  cru  pouvoir  observer  la  même  réserve. 

((  De  divers  côtés,  disait- elle,  no-us  arrivent  des 
plaintes  et  des  protestations  sur  la  manière  abusive 
dont  est  appliqué  par  plusieurs  le  décret  du  11  février 
1915...  On  nous  sig-nale  des  faits  vraiment  étonnants, 
qui  se  généralisent  et  se  multiplient  d'une  manière 
inquiétante...  » 

Puis,  après  une  brève  interprétation  du  décret, 
l'auteur  ajoutait  : 

((  Il  est  donc  inadmissible  qu'on  donne  la  sainte 
communion  après  les  repas,  le  soir,  quand  on  pourrait 
parfaitement  la  donner  le  matin  à  la  messe  ;  surtout  si 
les  soldats,  étonnés  du  peu  de  respect  qu'on  exige 
d'eux,  ne  demandent  pas  mieux  que  de  se  gêner  un  peu 
pour  montrer  leur  bonne  volonté  à  Notre- Seigneur. 

«  Il  est  donc  inadmissible  que  d'une  manière  habi- 
tuelle on  organise  le  soir  des  saluts  solennels  avec 
communion  générale,  même  dans  les  cantonnements  de 
repos,  alors  que  rien  n'empêche  de  remettre  cette 
cérémonie  à  la  messe  du  lendemain... 

((  Les  aumôniers  qui  se  laissent  aller  à  ces  excès 
rendent  à  la  cause  de  la  communion  fréquente  et  à  leurs 
hommes  de  très  mauvais  services.  La  communion 
devient  pour  eux  une  chose  banale  qui  ne  demande 
aucun  effort,  aucune  préparation.  Ils  l'acceptent  pour 
faire  plaisir  à  l'aumônier,  comme  ils  acceptent  des 
dons  de  moindre  valeur.  N'est-il  pas  à  craindre  que, 
dans  ces  conditions,  les  communions  sacrilèges  se 
multiplient? 

«  Et  voilà  comment,  avec  les  meilleures  intentions 
sans  doute,  on  abuse  d'un  bienfait  de  l'Eglise  au  grand 
détriment  des  âmes  :  non  dijudicans  Corpus  Domini 
(I  Cor.  IX,  26).  )) 

Quelques-uns  s'imaginèrent  que  ces  paroles  visaient 
l'aumônier  des  marsouins  ;  lui-même  le  crut.  Aussi,  avec 


332  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

une  décision  toute  religieuse  et  toute  militaire,  accou- 
rait-il sans  retard  à  Paris,  pour  soumettre  une  fois  de 
plus  sa  conduite  à  ses  supérieurs.  Un  double  désir  l'ani- 
mait :  ne  rien  faire  qui  fût  en  contradiction  avec  les 
intentions  de  Rome,  mais  ne  rien  céder  des  droits  que 
le  décret  de  1915,  porté  «  en  vue  de  la  sanctification 
des  âmes*  »,  conférait  à  ses  soldats.  Fixons  nettement 
cette  attitude  du  Père  Lenoir  ;  elle  est  indispensable 
pour  éclairer  le  débat.  L'aumônier  ne  vient  nullement 
pour  se  défendre.  Il  vient  défendre  l'intérêt  des  âmes 
dont  il  est  chargé,  ou,  —  mieux  encore,  —  consulter 
sur  la  meilleure  méthode  à  suivre  pour  les  sanctifier. 
Pour  une  simple  question  personnelle,  jamais  il  n'au- 
rait ((  sacrifié  une  journée  de  travail  aux  tranchées, 
alors  que  chaque  journée  comptait  quantité  de  retours, 
de  confessions,  de  communions  ^...  » 

On  le  rassura  bien  vite.  Ses  façons  de  faire  n'étaient 
pas  en  cause.  Le  blâme  n'allait  qu'aux  abus.  La 
vigueur  même  des  deux  derniers  paragraphes  le 
prouvait  clairement.  A  juste  titre,  on  désapprouvait 
les  communions  le  soir,  lorsque  rien  n'empêchait,  — 
lorsqu'il  était  parfaitement  possible,  —  de  les  distribuer 
le  matin;  rien  de  plus.  Au  reste,  la  note  anonyme 
n'était,  ni  de  près  ni  de  loin,  un  document  officiel. 

Le  directeur  du  bulletin,  qui  avait  pour  le  Père 
Lenoir  une  grande  affection,  se  montra  fort  attristé 
qu'il  eût  pris  pour  lui  les  critiques  formulées.  L'auteur 
lui-même  affirma  d'une  manière  catégorique  et  à  plu- 
sieurs reprises  qu'il  n'avait  aucunement  visé  l'aumônier 
des  coloniaux  ^. 

Le  Père  Lenoir  s'était  donc  mépris  sur  le  sens  de 
l'article. 

*  Bono  animarum  consulere  cupiens,  ce  sont  les  termes  mômes  du 
décret. 

*  Au  P.  Courbe,  IS  juin. 

3  Un  mois  plus  tard,  1-e  R.  Père  Tournade  écrira  encore  au  Père 
Lenoir:  «  J'ai  eu  une  longrue  conversation  avec  l'auteur  de  l'article... 
Il  m'a  assuré  tant  et  plus  qu'il  n'avait  jamais  eu  votre  personne*  en  vue...  » 


POUR  LA  CAL'Sli:  EUCHARISTIQUE  333 

Heureuse  méprise  qui  allait  lui  fournir  l'occasion 
d'obtenir  de  pr<j'cieux  encouragements.  • 

A  l'instant  même,  avec  cette  promptitude  caractéris- 
tique des  hommes  d'action,  il  se  décide  à  adresser  une 
supplique  au  Souverain  Pontife.  Le  jour  s'étant  passé 
tout  entier  en  démarches,  il  prendra  sur  son  sommeil 
pour  la  rédiger.  Il  s'enferme  le  soir  chez  des  amis  à 
Versailles,  rue  des  Bourdonnais  ;  et  le  lendemain  matin, 
8  juin,  le  rapport  était  prêt  :  six  pages  d'un  latin 
élégant  et  sobre,  où,  malgré  les  vingt- deux  mois  de 
guerre,  le  professeur  avait  retrouvé  d'emblée  la  phrase 
cicéronienne. 

((  Implorant  Sa  Sainteté  pour  tant  de  soldats  en 
danger  de  mort  qui  réclament  leur  viatique ,  » 
l'auteur  demandait  si  l'application  du  décret  du  1 1  fé- 
vrier 1915  pouvait  se  faire,  non  seulement  à  ceux  qui 
doivent,  le  jour  suivant,  attaquer  ou  reprendre  les 
tranchées,  mais  encore  à  ceux  qui,  destinés  à  remonte/ 
en  ligne  dans  quelques  jours  seulement,  ne  peuvent, 
en  attendant,  venir  à  l'église  que  le  soir.  Pour  ceux- 
là,  il  demandait  en  particulier  si,  «  tant  que  sub- 
sistait le  danger,  ils  pouvaient  chaque  soir  communier 
dans  les  mêmes  conditions  ». 

La  supplique  se  terminait  par  un  certain  nombre 
d'annotations  que  nous  allons  retrouver  dans  un  se- 
cond document. 

Transmettant  sa  requête  au  supérieur  qui  s'était 
chargé  de  la  faire  suivre,  il  ébauchait  le  dilemme  qui 
dès  lors  deviendra  sous  sa  plume  comme  un  leitmotiv  : 
((  Puissions -nous  aboutir  et  ne  pas  laisser  triompher  le 
démon  î  Car  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  si  nous  donnerons 
la  communion  d'une  façon  ou  d'une  autre,  mais  si  nous 
continuerons  à  la  donner,  ou  si  nous  ne  la  donnerons 
plus  du  tout.  » 

Cette  lettre  était  timbrée  de  la  gare  du  Nord.  Dès 
l'aube  d^  jour  suivant,  l'apôtre  avait  rejoint  son  poste. 


334  LOUIS  LENOia  S.  J, 


Le  20®  corps  campait  dans  les  parages  du  corps 
colonial,  au  nord  de  la  Somme.  L'intrépide  coadjuteur 
de  Nancy,  Mg»"  Ruch,  y  remplissait  la  fonction  d'aumô- 
nier :  occasion  trop  belle  pour  le  Père  Lenoir  de  solli- 
citer encore  un  conseil.  Il  fut  accueilli  très  aimable- 
ment et  reçut  cette  réponse  :  «  Je  n'ai  aucune  autorité 
pour  vous  approuver  ou  non...  »  Réserve  bien  remar- 
quable en  un  moment  où  tant  de  langues  s'agitaient. 
«  Mais  puisque  vous  me  demandez  mon  avis,  je  vous 
le  donne,  en  confrère.  Pour  moi,  au  corps  d'armée,  je 
n'ai  pas  les  mêmes  difïîcultés.  Nos  régiments  au  repos 
se  sont  le  plus  souvent  trouvés  dans  des  conditions 
différentes  des  vôtres.  Mais  dans  les  conditions  que 
vous  m'indiquez,  vous  avez  parfaitement  raison  d'agir 
comme  vous  faites.  Continuez  en  toute  sûreté  de 
conscience.  »  L'entrevue  se  termina  par  cette  offre 
extrêmement  bienveillante  :  «  Si  vous  le  voulez, 
remettez -moi  une  note  que  je  transmettrai  à  Rome,  à 
l'un  de  mes  amis.  » 

On  devine  avec  quelle  gratitude  la  proposition  fut 
accueillie.  La  note  pouvait  être  rédigée  en  français. 
Le  Père  la  composa  plus  prestement  encore  que  la 
première. 

Ce  mémoire  n'a  rien  de  l'allure  tapageuse  d'un 
manifeste.  En  aucune  manière  il  ne  prétend  contribuer 
à  un  mouvement  d'opinion  qui  favoriserait  des  nou- 
veautés. Un  seul  but  :  en  vue  d'  «  appliquer  le-  plus 
exactement  possible  le  décret  du  11  février  1915, 
soumettre  à  l'autorité  ecclésiastique  une  manière  d'agir 
adoptée  dans  les  difïîcultés  présentes  par  plusieurs 
aumôniers  ». 

La  supplique  exposait  les  faits  que  nous  connaissons 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  335 

déjà  *  :  l'impossibilité  pour  la  plupart  des  soldats,  même 
dans  les  cantonnements  de  repos,  de  se  rendre  à 
l'église  le  matin  et  de  communier  à  jeun;  la  distribu- 
tion de  la  communion  le  soir,  après  la  préparation  que 
l'on  sait  :  chants  liturgiques,  sermon,  salut  solennel 
et  prières.  Elle  concluait  ainsi  : 

«  C'est  pourquoi,  soucieux  de  sauver  ces  milliers 
d'âmes  sur  le  point  de  paraître  devant  Dieu,  mais  ne 
voulant  le  faire  que  dans  une  soumission  entière  aux 
directions  de  l'autorité  ecclésiastique,  ces  aumôniers 
demandent  humblement  s'ils  peuvent,  en  toute  sûreté 
de  conscience,  continuer  à  donner  ainsi  tous  les  jours, 
dans  les  conditions  énoncées  plus  haut,  la  sainte  com- 
munion en  viatique  à  leurs  soldats,  qui  ne  peuvent  la 
recevoir  autrement  et  qui  sont  tous,  plus  ou  moins, 
en  danger  très  prochain  de  mort,  d 

On  a  déjà  remarqué  combien  le  Père  Lenoir  sentait 
lourdement  peser  sur  lui  le  poids  des  âmes.  Leurs  diffi- 
cultés pour  se  maintenir  en  état  de  grâce  l'effrayaient. 
Cette  pensée  que  de  son  action  à  lui  dépendait  en 
quelque  manière  leur  bonheur  éternel  faisait  son 
martyre.  C'est  pour  l'aider  à  porter  ce  fardeau  qu'il 
réclame  si  largement  la  Sainte  Eucharistie.  «  Par 
quelle  aberration  du  sens  chrétien,  lisons- nous  dans 
une  note  de  cette  époque,  surchargée  de  ratures, 
voudrait -on  multiplier  à  plaisir,  pour  la  difficulté 
même,  les  obstacles  entre  les  âmes  et  Notre-Sei- 
gneur?  Quand  il  a  tout  fait  pour  venir  à  elles,  en  leur 
facilitant  le  plus  possible  cette  union  nécessaire,  quand 
il  inspire  à  l'Eglise  de  lever  les  obstacles  matériels  qui 
subsisteraient  et  que,  malgré  tout,  les  âmes  doivent 
encore,  pour  venir  à  lui,  vaincre  beaucoup  de  diffi- 
cultés physiques  et  morales,  se  maintenir  en  état 
de  grâce,  surmonter  la  fatigue, "^le  respect  humain,  etc., 

*  Pour  satisfaire  au  désir  qui  nous  a  été  exprimé,  nous  donnons  dans 
l'appendice  B  le  texte  complet  de  cette  supplique. 


336  LOUIS  LENOm  S.  J. 

pourquoi    exigerait-on     d'elles    d'autres    sacrifices    en 
vue  de  mériter  leur  communion?  » 

Pour  ol)tenir  l'heureuse  solution  de  cette  affaire,  le 
Père  mendie,  avec  plus  d'insistance  que  jamais,  des 
prières  exceptionnelles.  «  Car  nous  savons  bien, 
répète-t-il  à  plusieurs,  nous  qui  vivons  depuis  vingt- 
trois  mois  au  milieu  de  ces  âmes  de  combattants  et  qui 
sommes  chargés  d'elles,  que  nous  ne  pouvons  les 
ramener  au  bien  et  les  y  maintenir  que  par  la  commu- 
nion aussi  fréquente  que  possible.  » 

Un  peu  soulagé  par  ces  deux  requêtes,  l'aumônier 
attendit.  Vers  la  fin  de  juin,  la  réponse  à  la  supplique 
latine  arrivait.  Les  explications  et  demandes  du  Père 
Lenoir  a  n'avaient  effrayé  »  aucun  des  théologiens  qui 
en  avaient  pris  connaissance.  Tous,  et  en  particulier 
un  personnage  influent  de  la  Congrégation  des  Sacre- 
ments, en  avaient  approuvé  le  contenu.  Nulle  difficulté 
à  ce  que  la  communion  en  viatique  fût  réitérée  aussi 
souvent  que  le  péril  se  renouvelait,  «  et  dans  les  cas 
indiqués  elle  était  réitérable  ».  On  n'avait  mênie  pas 
jugé  à  propos  de  soumettre  le  cas  au  Souverain  Pontife. 
Mais  on  versait  la  supplique  aux  dossiers,  «  pour 
l'utiliser  si  la  question  revenait  sur  l'eau  ». 

Cette  réponse  fut  un  grand  réconfort  pour  le  Père 
Lenoir. 

Retardée  dans  sa  transmission  par  la  bataille  de  la 
Somme,  qui  battait  son  plein,  la  seconde  réponse  ne 
lui  arriva  qu'au  soir  du  lo  juillet.  Elle  était  accom- 
pagnée d'une  lettre  charmante  de  Ms""  Ruch,  qui  s'ache- 
vait par  ces  mots  :  «  Vous  le  voyez,  votre  demande,  la 
rédaction  et  l'envoi  de  votre  note,  tout  a  été  très  oppor- 
tun. Dieu  a  tout  conduit;  qu'il  bénisse  magnifiquement 
votre  zèle  !  » 

L'opportunité  provenait  de  ceci  :  on  avait  craint  un 
instant,  disait  la  réportse,  une  démarche  des  opposants, 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  33T 

c  qui  pouvait,  si  les  choses  étaient  inexactement  expo- 
sées, provoquer  un  blâme  ».  La  note  du  Père  Lenoir 
avant  semblé  «  particulièrement  nette  »,  on  en  avait 
remis  une  copie  au  cardinal  Secrétaire  d'Etat,  dont 
l'impression  avait  été  excellente.  Quelques  membres 
de  la  Congrégation  des  Sacrements,  consultés  à  nou- 
veau ,  s'étaient  montrés  «  plus  résolument  encore 
favorables  à  la  pratique  adoptée  ».  Enfin,  répétait -on 
avec  insistance,  «  il  est  impossible  de  fixer  plus  de 
règles  qu'il  n'en  existe  sur  ce  sujet.  En  dernière  ana- 
lyse,  il  faudra  toujours  laisser  la  question  d'applica- 
tion au  jugement  des  aumôniers  ». 

Ce  point  de  vue  si  important  fut  mis  en  lumière  par 
un  autre  prince  de  l'Eglise.  Habitué  par  un  long  ensei- 
gnement théologique  à  dégager  les  aspects  essentiels 
de  problèmes  autrement  plus  complexes,  il  résuma  la 
controverse  en  quelques  phrases  qui  semblent  défini- 
tives : 

«  Mon  humble  avis  est  que  vous  pouvez  user  du 
décret  en  toute  sûreté  de  conscience,  selon  que  vous 
le  jugerez  juste  et  convenable  in  Domino...  D'un  autre 
côté,  il  ne  semble  pas  qu'il  soit  opportun  de  provoquer 
des  interprétations  officielles,  qui  ne  pourraient  être 
données  en  suffisante  connaissance  des  lieux,  des 
personnes  et  surtout  des  conditions  de  la  guerre. 
Lorsque  les  congrégations  romaines  ne  croient  pas 
prudent  ou  possible  de  donner  une  solution  authen- 
tique, elles  répondent  :  Consulantur  probati  auctores. 
Or,  ici,  les  probati  auctores  ne  peuvent  être  que  les 
aumôniers  consciencieux,  éclairés,  seuls  à  même  d'ap- 
précier les  circonstances  dans  lesquelles  leurs  soldats 
doivent  être  regardés  comme  étant  en  probable  péril 
prochain  de  mort.  Voilà  mon  sentiment  in  Domino  K  » 

*  Lettre  au  Père  G.  G...,  13  Hoùt  1916.  La  consultation  qui  motiva 
cette  lettre  devint  le  tract  En  Viatique,  dont  il  est  question  plus 
loin.  Voir  note  1  de  la  page  340. 

22 


338  LOUTS  LENOIR  S.  J. 

Il  serait  outrecuidant  de  commenter  des  paroles  aussi 
fermes. 


*  * 


Un  résultat  malheureux  des  oppositions  signalées 
avait  été  de  resserrer  les  consciences.  Nous  igno- 
rons si  les  critiques,  justement  portées  contre  les 
abus,  rendirent  plus  prudents  ceux  qu'elles  visaient. 
Nous  savons  qu'elles  rendirent  timorés  des  esprits 
droits. 

«  Je  reçois  à  l'instant  le  dernier  numéro  de  ..., 
écrivait  au  Père  Lenoir  un  aumônier  de  ses  amis.  Cela 
me  fait  de  la  peine  de  le  voir  devenu  si  sévère  depuis 
quelque  temps.  Le  résultat  de  ces  paroles  dures  ne 
sera -t- il  pas  d'éloigner  de  Notre -Seigneur?...  L'autre 
jour,  à  ma  chapelle,  un  prêtre  discutait  s'il  devait  donner 
la  communion  à  deux  soldats  à  6  heures  du  soir.  «  C'est 
«le  cantonnement,  disait-il;  le  danger  est  trop  peu 
«  constant.  »  Pour  mettre  fin  à  ses  hésitations,  il  a 
fallu  l'arrivée  d'éclats  d'obus  sur  nous  et  la  mort  d'un 
pauvre  soldat*.  » 

Aventure  pareille  était  arrivée  au  Père  Lenoir  lui- 
même  dans  la  Somme.  «  Un  prêtre  me  disait  un  jour  : 
«  Je  comprendrais  votre  manière  d'agir,  si  «  vérita- 
blement nous  étions  ici  en  péril  de  mort...  »  Il  n'avait 
pas  achevé  de  parler  que  le  sifflement  d'un  obus  se 
faisait  entendre  et  le  projectile  éclatait  à  quelques 
mètres.  On  ne  me  fît  plus  aucune  objection.  Les  Alle- 
mands avaient  répondu  pour  moi*.  » 

On  pourrait  accumuler  des  faits  semblables.  Un  chef 
de   bataillon,    cousin    du   Père   Lenoir,    racontait  avec 

1  Lettre  de  M.  l'abbé  F.  P...,  29  mai  1916. 
*  Raconté  par  le  R.  P.  Paile. 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  3j9 

humour  «  la  scène  qu'il  dut  faire  »  en  un  secteur  bom 
bardé,   pour  obtenir  le  viatique   auquel   il   avait   droit. 
Et  quelle  est  la  famille  où  Ton  n'a   pas  entendu  parfois 
un   permissionnaire,    fervent   chrétien,    se   plaindre   de 
n'avoir  pas  eu,  au  front,  la  possibilité  de  communier 
même  au  temps  de  Pâques? 

Aussi  le  Père,  consulté  par  ses  collègues,  ne  crut -il 
pas  avoir  le  droit  de  cacher  sous  le  boisseau  la  lumière 
obtenue  de  Rome. 

Les  témoignages  de  gratitude  affluèrent,  tous  plus 
ou  moins  semblables  à  celui-ci  : 

«  Je  vous  remercie  beaucoup  de  votre  lettre  du 
25  juillet.  J'avais  été  quelque  peu  suffoqué  par  les 
affirmations  fantastiques  de  certains  sur  la  communion 
non  à  jeun  des  soldats.  J'en  étais  devenu  un  peu  hési- 
tant. Votre  îettre  me  délivre  et  m'encourage...  Elle 
me  rend,  ainsi  qu'aux  âmes  dont  j'ai  la  charge,  un 
très  grand  service ^..  » 

Malgré  son  activité,  le  Père  Lenoir  ne  pouvait  songer 
à  rassurer  individuellement  tous  les  cœurs  troublés  par 
la  controverse.  Dans  le  Doigt  de  gant  de  la  Somme, 
il  avait  d'autre  besogne.  Aussi  plusieurs  prêtres  de 
ses  amis,  affligés  des  confidences  qu'ils  recevaient  de 
jeunes  catholiques  au  cours  de  leurs  permissions  ^ —  le 
R.  P.  Tournade,  ancien  aumônier  général  de  V Asso- 
ciation Catholique  de  la  Jeunesse  Française,  compta 
parmi  les  premiers  —  désiraient  vivement  qu'on  fît 
paraître  un  rapport  renfermant  les  opinions  de  ceux 
qui  avaient  une  certaine  «  connaissance  des  lieux, 
des  personnes  et  des  conditions  de  la  guerre  ».  Si  les 


*  Père  Georges  Caillaud,  1^^  août  1916.  L'auteur  de  ce  merci  devait 
être  blessé  mortellement  trois  mois  plus  tard,  auprès  de  Combles,  au 
milieu  de  ces  artilleurs,  que  certains  trouvaient  n'être  pas  assez 
dangereusement  exposés  pour  pouvoir  communier  en  viatique 


340  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

aumôniers  militaires,  selon  le  mot  du  cardinal  cité 
plus  haut,  étaient  seuls  auteurs  compétents^  il  semblait 
étrange  qu'ils  fussent  seuls  à  ne  pas  parler. 

Le  Père  Lenoir  prit  intérêt  à  la  rédaction  de  ce  rap- 
port ;  et  des  difficultés  s'étant  élevées  en  cours  de 
route,  il  écrivait  :  «  Il  faut  publier.  Il  faut  éclairer. 
Il  faut  empêcher  Tavis  contraire  de  prévaloir.  Il  faut 
que  les  prohati  auctores  aient  droit  de  dire  leur  mot 
eux  aussi...  » 

La  note  dont  le  Père  encourag-eait  ainsi  la  rédaction 
se  grossit  du  jugement  d'un  grand  nombre  d'aumôniers. 
Tous  reconnaissaient  qu'on  avait  beaucoup  plus  péché 
par  restriction  que  par  profusion,  par  timidité  que  par 
audace  ^  C'est  après  les  avoir  lus,  qu'un  officier  supé- 
rieur, plus  habitué  à  la  précision  d'un  tir  au  créneau 
qu'à  celle  des  expressions  théologiques,  résumait  son 
sentiment  dans  cette  boutade  :  «  Je  trouve  qu'on  a 
tout  à  fait  raison  de  décider  que  ceux  qui  mangent  de 
la  vache  enragée  pour  la  défense  du  pays  sont  à 
jeun^.  » 

*  L'article,  intitulé  En  Viatique,  parut  d'abord  dans  les  Études  du 
5  octobre  1916.  Plus  tard,  joint  à  de  touchants  récits  de  M.  labbé 
Thellier  de  Poncheville,  portant  le  titre  bien  significatif  de  Commu- 
nions du  soir,  il  forma  un  tract  de  la  collection  Uostia,  publiée  par 
l'Apostolat  de  la  prière.  Voir  aussi,  dans  la  revue  Hostia  de  mai- 
juin   1917  :  Un  cas  de  conscience  eucharistique. 

2  (Colonel  Camors,  24  novembre  1916.  La  lettre  se  poursuivait  ainsi  : 
«  D'ailleurs,  en  mon  ignorance,  je  pense  que  cette  question  du  jeûne 
doit  être  une  question  de  pure  forme,  à  laquelle  il  faut  sacrifier 
dans  les  circonstances  habituelles  de  la  vie,  alors  qu'on  a  le  loisir 
et  l'habitude  de  se  plier  aux  convenances.  Mais  à  la  guerre,  où  Ton 
vit  une  vie  spéciale,  où  l'on  voit  ce  que  l'on  n'avait  pas  vu  depuis  la 
Chanson  de  Roland,  —  ou  plutôt  depuis  Roncevaux,  —  où  l'on  voit  des 
prêtres  barbus  courir  sus  à  l'infidèle  et  ne  pas  lui  épargner  les  horions, 
il  est  permis  de  ne  pas  s'étonner  si  les  choses  les  plus  sacrées  et  les 
plus  immuables  subissent  un  léger  fléchissement.  Et  d'ailleurs  le 
Saint -Père  a  ordonné.  11  a  envoyé  une  note  de  service  à  ce  sujet,  et 
comme  dans  cette  sphère  c'est  en  somme  lui  qui  est  le  commandant 
en  chef,  il  n'y  a  qu'à  s'incliner  et  à  lui  obéir...  » 


I 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  341 


«  « 


Ainsi  se  faisait  peu  à  peu  Tunion  sur  l'interprétation 
du  décret. 

Est-ce  à  dire  que  la  manière  de  l'appliquer  fût 
identique  chez  tous  les  aumôniers?  Le  prétendre  serait 
faire  outrage  à  la  nature,  qui  n'a  pas  en  vain  doté 
l'espèce  humaine  d'une  aussi  riche  variété  de  tempéra- 
ments et  d'humeurs  ;  la  grâce  divine  respecte  cette 
diversité  et  n'illumine  pas  toutes  ses  créatures  des 
mêmes  lumières. 

Sur  la  façon  de  faire  du  Père  Lenoir,  écarton? 
d'abord  une  idée  fausse ,  colportée  par  une  légende  qui 
ne  fut  pas  toujours  bien  intentionnée.  Si  notre  apôtre 
fut  large  dans  l'interprétation  du  décret  n  qui  désirait 
pourvoir  au  bien  des  âmes  »,  il  n'en  usait  pourtant  pas 
en  toute  sorte  de  cantonnement. 

On  ne  devrait  pas  avoir  à  insister  sur  de  pareilles 
évidences... 

((  Il  est  probable,  écrivait- il  en  1915,  que  d'ici  peu, 
le  corps  d'armée  se  déplaçant  pour  un  repos  plu? 
complet,  c'est-à-dire  plus  à  l'arrière,  nous  ne  pourron? 
plus  bénéficier  des  mêmes  privilèges  pour  les  commu- 
nions*. » 

Et  quelques  jours  après  :  «  Vous  pouvez  interrompre 
une  semaine  l'envoi  des  hosties,  puis  les  reprendre  à 
raison  de  200  petites  et  30  grandes  par  semaine  :  la 
loi  du  jeûne  eucharistique  reprenant  sa  vigueur  là  où 
le  régiment  se  trouve  au  repos,  le  nombre  des  commu- 
nions va  en  être  notablement  diminué.  » 

Même  distinction  en  1916,  après  les  directions  solli- 
citées de  Rome.  «  Je  ne  vous  demande  pas  de  petites 

*  A  ses  parents,  27  novembre  1915. 


3*2  LOUIS  LENOIR  S.  J. 


hosties.  Hélas!  l'éloin^nement  du  front  nous  fait  ren- 
trer dans  la  loi  générale  du  jeûne  eucharistique,  d'où 
suppression  nécessaire  des  communions,  les  soldats 
n'étant  pas  libres  le  matin*.  » 

Tout  est  à  peser  dans  cette  phrase;  il  n'y  a  pas 
jusqu'au  petit  hélas I  qui  n'ait  sa  signification. 

En  son  for  intérieur,  le  Père  Lenoir  eût  souhaité 
peut-être  qu'en  dehors  même  de  toute  considération  de 
danger  de  mort  ei  sans  autre  but  que  de  faciliter  la 
communion  quotidienne,  la  loi  du  jeûne  eucharistique 
fût,  pour  le  temps  de  guerre,  purement  et  simplement 
suspendue.  Question  de  droit  positif,  qui  dépendait  de 
la  volonté  de  l'Église.  De  fait,  sauf  pour  le  cas  du 
viatique  largement  compris,  l'avait-elle  permis?  Non. 
Le  Père  Lenoir  le  savait  et  se  conformait  à  la  loi. 

Remarque  plus  notable,  à  Tencontre  de  certaines 
insinuations  malveillantes  :  les  soldats  formés  par  lui 
le  savaient  aussi  et,  même  loin  de  leur  aumônier,  s'y 
conformaient  également.  Nombre  d'officiers  et  de 
prêtres  Font  affirmé.  La  parole  naïve  d'un  simple, 
parlant  au  nom  de  tout  un  groupe  d'amis,  sera,  en 
l'espèce,  plus  convaincante  encore  : 


Ce  matin,  jour  de  l'an,  nous  avons  eu  une  belle  messe, 
à  laquelle  noui?  avons  pu  faire  la  sainte  communion  en  fai- 
sant un  peu  pénitence.  Car,  comme  l'on  ne  nous  avait  pas 
(lit  que  Von  pouvait  communier  en  viatique,  nous  avons 
jeûné  jusqu'à  la  soupe  de  11  heures.  Mais  une  petite  péni- 
tence comme  celle-là  n'est  rien  en  comparaison  de  ce  qu'a 
fait  le  bon  Dieu  pour  nous*. 


Ces    inexactitudes     tendancieuses     étant     écartées, 
essayons    de    préciser    quelle    fut,     dans    l'application 

^  6  septembre  1916. 

2  François  Suchou,  l^f  Janoier  1916. 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  343 

du  décret,  la  manière  propre  du  Père  Lenoir.  N'ayant 
jamais  eu  le  privilège  de  le  rencontrer  au  front,  je  me 
garderai  de  porter  un  jugement  personnel.  Laissons 
parler  ceux  qui  l'ont  vu  à  l'œuvre.  Parmi  la  centaine 
de  témoins  qu'on  pourrait  invoquer,  je  n'en  retiendrai 
que  trois  :  prêtres  de  situation  et  d'âge  différents,  qui, 
n'ayant  point  connu  raumônier  avant  la  guerre,  ne 
peuvent  être  suspects  de  partialité. 

Le  premier  est  un  vaillant  curé-doyen,  qui,  demeuré 
longtemps  au  milieu  de  sa  population  bombardée, 
connut  la  détresse  des  corps  et  des  âmes  autrement 
qu'à  travers  les  récits  de  'journaux.  Le  second,  un 
jeune  recteur  de  collège,  que  son  exquise  dévotion  à 
l'Eucharistie,  comme  l'atteste  la  série  d'instructions 
qu'il  fît  à  GhuignoUes  en  1916,  rendait  particulièrement 
exigeant  sur  le  respect  dû  à  la  sainte  communion.  Le 
troisième,  un  professeur  dans  un  scolasticat  de  théo- 
logie, qui,  fixé  par  son  dévouement  à  Somme-Suippe 
durant  toute  la  guerre,  sut  garder,  parmi  le  tumulte  des 
troupes  de  passage,  l'œil  sagace  de  l'observateur  et  la 
parole  précise  de  l'érudit. 

«  J'avoue,  écrit  M.  l'archiprêtre  Dourlen,  curé  de 
Rosières,  que  le  premier  soir,  bien  que  le  Père  eût  pris 
soin  de  m'avertir  et  de  me  demander  une  autorisation, 
je  fus  surpris,  sinon  scandalisé...  Mais  quand  je  me  fus 
rendu  compte  de  l'esprit  de  foi  et  du  courant  d'enthou- 
siasme reliffieux  et  patriotique  que  cette  pratique  de 
la  coQimunion,  —  possible  seulement  à  cette  heure  de 
la  journée,  —  entretenait  parmi  les  hommes,  je  crus 
comprendre...  J'ai  applaudi  de  tout  cœur  à  cette  ma- 
nière de  faire  et  l'ai  défendue  au  besoin.  »  Quant  aux 
critiques,  lorsque  le  doyen  eut  constaté  que  l'aumônier 
M  passait  des  journées  entières  au  confessionnal  » ,  que 
même  «  une  partie  de  ses  nuits  était  consacrée  à 
confesser*  et  à  préparer  ses  soldats  à  la  sainte  commu- 

'  Sur  ce  souci  d'assurer  rintégriLé  du  sacrement  de  Pénitence,  ceux 
qui   ont  approché   de   près   le   Père  Lenoir  sont    unanimes.  No\is  en 


344  jUIS  LENOiR  S.  J. 

nion  »,  il  se  fît,  au  hasard  de  ses  rencontres,  une  opi- 
nion bien  arrêtée  :  «  En  face  des  critiques  que  j'ai 
entendu  formuler,  je  me  suis  laissé  aller  à  juger,  — 
sans  témérité,  je  crois,  —  que  l'on  trouvait  à  la  mé- 
thode du  Père  Lenoir  le  défaut  d'exiger  une  somme  de 
dévouement  peu  ordinaire...  » 

Le  témoignage  du  R.  P.  Paile,  à  propos  de  ceux  qui, 
«  tout  en  l'admirant  dans  son  zèle,  se  refusaient  à 
suivre  la  même  voie  que  lui  »,  complète  cette  opinion  : 
«  Je  crois  que  ni  lui  ni  eux  n'avaient  tort,  et  que 
somme  toute  il  fallait  être  lui  pour  que  l'application 
générale  et  fréquente  qu'il  faisait  du  décret  obtînt  son 
maximum  d'efficacité  et  le  minimum  d'abus.  Il  avait 
chez  ses  hommes  une  réputation  de  héros  et  de  saint, 
qui  lui  donnait  une  autorité  merveilleuse  pour  l'appli- 
cation de  mesures  qui,  pour  d'autres,  eussent  peut-être 
été  imprudentes.  » 

Enfin  ces  jugements  nous  semblent  judicieusement 
condensés  dans  la  parole  suivante  du  R.  P.  Dutilleul  : 
«  Des  aumôniers  courageux  et  zélés,  —  je  pense,  en 
écrivant  ceci,  au  Père  Henri  X...,  retourné  à  sa  mission 
de  Chine,  —  se  déclaraient  plutôt  incapables  d'appli- 
quer intégralement  ses  méthodes  que  peu  disposés  à  les 
employer.  Si  je  ne  me  trompe,  leur  impression  était, 
comme  la  mienne,  celle  d*un  charisme  pour  amener 
ces  hommes  à  la  Sainte  Eucharistie.  » 


avons  déjà  parlé  plus  haut  au  chap.  V,  p.  110.  Ajoutons  encore  ce 
témoignage  du  capitaine  Duchamp  :  «  Le  1&  février  1916,  à  Caix  ,  je 
trouvai  le  Père  Lenoir  à  Téglise,  où  selon  son  habitude  il  restait  en 
permanence.  C'était  l'heure  du  salut,  l'église  était  pleine:  plusieurs 
soldats  attendaient  à  la  porte  de  la  sacristie  leur  tour  de  passer  vers 
le  Père,  un  peu  comme  le  Samedi  Saint  on  attend  près  des  sacristies  de 
cathédrales  son  tour  de  confession...  Le  24  ou  le  25  juin,  dans  la  tour 
du  clocher  de  Cappy,  je  vis  à  peu  près  le  même  spectacle,  le  même 
défilé  de  petits  marsouins.  Beaucoup  durent  y  faire  leur  dernière 
confession.  »» 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  34S 


Ce  chapitre  ne  saurait  se  terminer  sans  quelques 
mots  sur  une  pratique  connexe  à  la  communion  en 
viatique,  et  qui  presque  toujours  en  était  la  condition 
indispensable  :  nous  voulons  parler  du  port  de  la  Sainte 
Réserve. 

Le  respect  envers  le  Saint  Sacrement,  nul  plus  que 
le  Père  Lenoir  n'en  était  jaloux.  Il  suffisait,  pour  s'en 
convaincre,  de  l'avoir  vu  à -Fautel  célébrant  la  messe. 
Les  honneurs  dus  au  Saint  Sacrement,...  c'est  assez 
de  rappeler  le  «  piquet  de  volontaires  »  des  jours  de 
fête. 

Mais  quand  il  fallait  porter  la  communion  aux  tran- 
chées, ces  honneurs  n'étaient  plus  possibles  et,  tout 
comme  les  autres  aumôniers,  le  Père  Lenoir  devait 
bien  le  faire  incognito.  Dans  les  secteurs  mieux  instal- 
lés, lorsqu'il  avait  à  sa  disposition  un  local  clos^  sacris- 
tie d'église,  guitoune,  trou  quelconque,  à  peu  près  à 
l'abri  des  obus,  il  j  dressait  un  tabernacle  et  c'est  là 
qu'il  déposait  la  sainte  Réserve.  Mais  très  souvent  ces 
conditions  manquaient;  et  force  lui  était  bien  de  con- 
server sur  lui  l'Eucharistie.  Pour  dédommager  Notre- 
Seigneur,  le  Père  tâchait  alors  de  vivre  du  mieux 
possible  le  chapitre  de  l'Imitation  De  familiari  amicilla 
cum  Jesu. 

Laissons-le  s'en  expliquer  lui-même.  Dans  une  lettre 
remontant  au  26  avril  1915,  à  une  époque,  —  et  ce 
détail  a  son  importance,  —  où  les  blessés,  qu'il  devait 
secourir  un  peu  de  tous  côtés,  «  étaient  d'une  tren- 
taine par  jour  quand  il  n'y  avait  pas  attaque  »,  le  Père 
Lenoir  écrivait  à  un  de  ses  amis,  inaugurant  alors  une 
brillante  carrière  d'aumônier  : 

Venons -en  à  la  erande  question,  capitale,  celle  du  Saint 


346  T.OUIS  LENOm  S.  .1. 

Sacrement.  Lui  seul  a  fait  les  merveilles  que  je  vois  depuis 
neuf  mois.  Non  seulement,  en  le  portant  ainsi,  j'ai  pu  donner 
quantité  de  communions  que  je  n'aurais  pas  données  sans 
cela,  mais  de  plus  je  suis  sûr  que  sa  seule  présence  inco^ 
çfnito  a  contribué  plus  que  tout  le  reste  à  la  conversion  et  à 
la  sanctification  des  âmes. 

J'ai  une  petite  custode  de  vermeil  qui  contient  une  ving- 
taine d'hosties,  dans  une  poche  intérieure,  tenue  par  une 
chaîne  d'or  autour  du  cou.  En  cas  de  mort?...  11  s'arrangera 
pour  faire  passer  par  là  quelqu'un  d'intelligent  qui  compren- 
dra et  se  tirera  d'affaire.  En  temps  ordinaire,  eh  bien  !  oui,  Il 
assiste  à  toutes  nos  conversations,  même  les  plus  futiles; 
même  II  en  entend  qui  ne  sont  guère  orthodoxes;  mais  11  les 
(intendrait  bien  autrement,  et  je  ne  crois  pas  qu'ainsi  caché, 
11  soit  traité  moins  révérencieusement  que  dans  quantités 
d'églises  abandonnées.  Je  devrais  suppléer  par  des  actes 
d'amour  fervents,  c'est  vrai,  et  je  suis  honteux  de  m'être  si 
vite  accoutumé  à  le  porter,  au  point  que  bien  des  fois  je  reste 
des  heures  et  des  heures  sans  penser  qu'il  est  là...  Mais  II  me 
connaît,  11  sait  ma  faiblesse  et  je  suis  convaincu  qu'il  aime 
encore  mieux  ce  manque  de  respect  pour  pouvoir  se  donner 
à  quelques  âmes  de  plus,  qui,  elles,  Le  recevront  dans  des 
dispositions  excellentes. 

D'ailleurs  la  préoccupation  constante  de  Lui  gagner  des 
âmes  n'est- elle  pas  un  hommage  constamment  rendu  à  son 
cœur?  J'espère  qu'il  veut  bien  s'en  contenter  et,  pour  elle, 
me  pardonner  le  reste*... 


Cette  présence  de  l'Eucharistie  rayonnait  du  Père 
Lenoir  à  son  insu.  Séparé  de  lui  depuis  de  longs  mois, 
un  médecin  auxiliaire,  —  celui  qui  avait  été  le  parrain 
du  petit  patrouilleur,  —  le  laisse  entendre  souvent 
dans  sa  correspondance  :  «  Ce  qui  me  manque  mainte- 
nant et  qui  m'aidait  si  bien  alors,  c'est  la  présence  de 
Notre-Seig-neur  au  Saint  Sacrement.  Comme,  sans  Lui, 
la  méditation,  l'examen  particulier  me  paraissent  durs 
et  stériles  ! . . .  »  Et  à  plusieurs  reprises  il  évoque  le  sou- 

^  Au  Père  Pelle Uer,  !2(>  aviU  iyiâ. 


POUR  LA  CAUSE  EUCHARISTIQUE  347 

venir  do  certaine  «  nuit  de  nouvel  an,  où,  dans  la  rue 
déserte  de  Virginy,  ensemble  nous  adorions  notre  bon 
Mnître  présent  sur  votre  cœur,  en  le  remerciant  et  en 
lui  demandant  pardon*  ». 

Ce  respect  familier,  qui  fait  partie  de  ce  qu'on  a  si 
bien  nommé  «  l'esprit  d'enfance  »,  le  Père  Lenoir  était 
parvenu,  comme  sans  y  penser,  simplement  par 
l'intensité  de  sa  foi,  à  l'inspirer  à  tous  autour  de  lui. 
Un  jeune  relig-ieux  en  eut  un  jour  le  sentiment  très 
vif.  «  Entrant  dans  l'ég-lise  de  Courtémont,  écrit-il, 
je  fus  stupéfait.  »  Ainsi  q^ue  tant  d'autres  ég-lises  du 
front,  on  l'avait  réquisitionnée,  —  sauf  pour  le 
dimanche,  —  comme  salle  de  lecture,  ouverte  naturel- 
lement à  tous,  croyants  et  incroyants.  Les  jours  de 
semaine,  des  prêtres  y  célébraient  néanmoins  leur 
messe,  il  le  fallait  bien,  et  près  de  l'autel, des  soldats 
venaient  prier  et  comxmunier;  tandis  que  dans  le  fond, 
sur  des  tables,  d'autres  écrivaient  ou  lisaient. 


On  n'y  jouait  pas,  cela  va  sans  dire;  et  l'attitude  de  tous 
était  si  parfaite  que  celte  simultanéité  d'occupations  ne  cho- 
quait nullement.  C'était  «  la  maison  du  père  de  famille  ». 

L'aumônier,  il  est  vrai,  ne  la  quittait  point  :  il  était  là,  —  à 
la  sacristie,  —  donnant  le  ton  de  la  part  de  Notre-Seigneur... 
Et  Ton  avait  d'emblée  l'impression  qu'il  offrait  à  tous,  même 
aux  mécréants,  une  familiarité  avec  Notrjg-Seigneur  abso- 
lument candide,  enfantine,  et, pourtant  toute  pénétrée  de  res- 
pect^. 


.^'est-ce  point  ainsi  que  Jésus  aimait  à  être  entouré 
dans  les  villages  de  Palestine? 


*  Lettres  du  15  octobre  et  du  30  novembre  1915.  Raymond  Thomc, 
Tauteur  de  ces  lettres,  devait  être  tué  le  28  juin  1916  à  P^onlaine-lcs- 
Cappy. 

'  P.  Louis  Berne. 


CHAPITRE  XX 

LA  BATAILLE   DE   LA  SOMME 

L*ENTHOUSIASxME  d'hERBÉCOURT.  LES  HORREURS  DE  BIACHES 

(Juin  —  Août,  1916) 

A  la  pression  des  Allemands  sur  Verdun  s'était  ajou- 
tée, depuis  le  15  mai,  celle  des  Autrichiens  sur  l'Italie. 
Menée  par  250000  hommes  dirigés  par  le  prince  héri- 
tier Charles- François-Joseph,  cette  offensive  avait,  au 
bout  de  deux  semaines,  obligé  nos  alités  à  céder  trois 
cents  kilomètres  carrés  de  leur  territoire  dans  le  Trentin.- 

La  diversion  russe,  amorcée  le  3  juin,  depuis  le 
Pripet  jusqu'à  la  frontière  roumaine,  eut  tout  de  suite 
un  succès  suffisant  pour  produire  un  rappel  de  troupes 
allemandes  du  front  occidental,  sans  toutefois  diminuer 
la  souffrance  de  Verdun.  Après  la  perte  du  fort  de 
Vaux  le  7  juin,  il  fallut  faire  tête,  à  Thiaumont,  puis  à 
Fleury  même,  à  de  formidables  attaques  conduites  à 
grand  renfort  de  gaz  et  de  liquides  enflammés.  L'ennemi 
était  parvenu  à  cinq  kilomètres  de  la  ville.  On  ne 
pouvait  différer  davantage  l'attaque  de  la  Somme. 

Destinée  à  soulager  les  Français,  il  était  juste  que 
cette  offensive  abandonnât  aux  Britanniques  l'effort  prin- 
cipal. Notre  6e  armée  (général  Fayolle),  qui  compre- 
nait, du  nord  au  sud,  le  20^  corps,  le  l^'  corps  colo- 
nial et  le  35e  corps,  les  appuierait  à  leur  droite,  à 
cheval  sur  la  rivière. 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  349 

((  A  nouveau,  la  délivrance  victorieuse  surgit  à  l'hori- 
zon, écrivait  le  Père  Lenoir.  Nous  tâcherons  de  faire 
de  la  bonne  besogne...  »  Et  la  phrase  s'achevait  par 
deux  mots  qui  depuis  ont  bien  changé  de  sens  :  «  à  la 
façon  russe  »! 

Le  21  juin,  le  4e  colonial  quitte  enfin  les  tranchées, 
où  depuis  quelque  temps,  par  suite  des  pluies,  on 
vivait  enlisé  dans  la  boue.  C'était  le  repos  complet  de 
quelques  jours  avant  les  grands  combats.  L'aumônier 
avait  tiré  des  plans  merveilleux  pour  achever  les  prépa- 
ratifs de  ses  marsouins. 

Grosse  déception.  Au  liey  d'aller  cantonner  dans  des 
villages,  il  fallut  bivouaquer  dans  les  bois  de  Morcourt. 

«  Je  suis  désolé,  navré,  de  l'installation  au  point  de 
vue  capital  de  l'action  religieuse.  Pas  d'église,  pas  le 
temps  de  construire  une  chapelle  ;  pas  même  de  cagna 
pour  recevoir  les  hommes  et  les  confesser;  je  n'ai  qu'une 
toile  de  tente  pour  m'abriter  la  nuit,  rien  pour  l'admi- 
nistration des  sacrements,  »  Une  fois  de  plus  apparais- 
sait l'étrange  méconnaissance  des  réalités  chez  ceux  qui, 
du  fond  de  leur  bureau,  voulaient  restreindre  aux  jours 
qui  précèdent  immédiatement  une  attaque  l'application 
du  décret  sur  le  Viatique. 

«  Nous  ne  pourrons  faire,  ajoutait  le  Père  Lenoir, 
qu'une  grand'messe  solennelle  en  plein  air,  avec  com- 
munion générale.  »  Cet  espoir  lui-même  fut  trompé. 
Le  29  juin  au  soir,  avant  de  regagner  les  lignes,  on 
put  avoir  la  messe  ;  mais  au  moment  de  la  communion 
se  déchaîna  une  averse  diluvienne  qui  rendit  impossible 
la  distribution  de  l'Eucharistie,  et  l'aum.ônier  en  fut 
réduit  à  dire  :  «  Ceux  qui  avaient  l'intention  de  com- 
munier. Notre- Seigneur  leur  en  tiendra  compte.  » 

Du  moins  avait-il  eu  le  temps,  en  cette  veillée 
des  armes,  d'adresser  à  ses  coloniaux  une  allocution 
vibrante,  où  se  révèlent  avec  éloquence  ses  préoccupa- 
tions et  ses  rêves  ;  elle  débutait  ainsi  : 


350  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

Au  temps  où  la  France,  par  sa  j^Tandeur  morale,  exerçait 
sur  le  monde  entier  cet  ascendant  unique  que  Dieu  lui  avait 
départi  de  préférence  à  tous  les  peuples,  c'était  une  tradition, 
à  laquelle  nul  n'aurait  voulu  manquer,  de  ne  jamais  partir  au 
combat  sans  avoir  solennellement  appelé  sur  nos  armes  les 
bénédictions  du  Dieu  tout-puissant.  Pour  vaincre,  il  faut 
sans  doute  compter  sur  les  énergies  humaines  et  matérielles  ; 
mais  quand  on  les  a  portées  à  leur  maximum,  quand  on  a 
accumulé  toutes  les  ressources  possibles  de  munitions  et 
d'hommes,  il  reste  encore  un  élément  de  victoire  indispen- 
sable, le  secours  de  Dieu.  Nos  ancêtres  le  lui  demandaient 
en  passant  en  prières  la  nuit  qui  précédait  le  combat,  c'était 
leur  veillée  des  armes.  Ce  soir,  nous  aussi  nous  faisons  la 
nôtre,  en  venant  ici  demander  à  Dieu  la  victoire. 


Pj.iis,  ayant  passé  en  revue  les  principaux  motifs  de 
confiance  et  exhorté  son  auditoire  à  se  préparer  à  l'abso- 
lution générale,  le  Père  concluait  par  cette  envolée, 
où  passe  toute  son  âme  d'entraîneur  d'hommes  et  de 
poète  : 


Par  delà  ces  ronces  et  ces  bois  coupés,  symboles  de  deux 
ans  de  souifrances,  voyez- vous  ce  champ  de  blé  presque 
mûr?  C'est  la  France  nouvelle  qui  lève,  c'est  là  qu'il  faut 
courir.  Il  y  a  bien  des  fleurs  rouges  à  travers  les  épis,  car  il 
y  aura  des  victimes  dans  nos  rangs  ;  mais  ne  regardez  que  les 
épis  gonflés,  songez  à  la  moisson  toute  prête,  à  la  victoire,  et 
ne  pensez  plus  qu'à  l'honneur  splendide  de  la  conquérir... 


Par  Méricourt  et  Cappy,  le  4"  vint  prendre  ses  posi- 
tions de  combat,  quatre  kilomètres  à  l'ouest  d'Her- 
bécourt.  Il  était  encadré  à  gauche  par  les  24^  et 
22^  colonial,  à  droite  par  le  8*.  La  3"  division  coloniale 
venait  ensuite,  plus  au  sud. 

L'ordre  d'attaque  précisait  que  «  l'action  du  i^r  G.  A. G. 
viserait  à  prendre  pied  sur  le  plateau  de  Flaucourt,  en 
vue    d'empêcher   Fartillerie    ennemie    de    cette    régioD 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  351 

d'aorir  au  nord  de  la  Somme.  Elle  ne  devra  pas  dépas- 
ser l'objectif  limité  qui  lui  est  assigné  ». 


Après  la  pluie,  qui  avait  oblip^é  à  tout  retarder  de 
deux  jours,  le  l»^""  juillet  le  temps  se  lève  superbe  : 
visibilité  parfaite  où  chacun  lit  un  présage  de  victoire. 

Quand  on  apprend,  vers  9  heures,  Favance  réalisée 
au  nord  de  la  Somme  par  le  20^  corps,  parti  à  l'assaut 
un  peu  après  les  Anglais,  dès  l'aube,  l'exaltation  gran- 
dit. Le  Père  Lenoir  sort  le  premier  de  la  tranchée, 
donne  sa  bénédiction  aux  combattants  et  à  9  heures  30, 
au  signal,  il  dit  très  calme  :  «  Mes  enfants,  en  avant  M  » 

D'un  bond,  les  2e  et  3^  bataillons  se  portent  à 
l'assaut.  Pour  employer  une  expression  qui  date  de 
cette  époque,  ils  «  collent  au  barrage  roulant  ».  La  pré- 
paration d'artillerie  avait  été  si  bien  faite,  qu'en  dépit 
de  deux  formidables  nids  de  résistance,  l'avance  est 
en  coup  de  foudre.  L'enthousiasme  est  au  comble. 
Après  avoir  franchi  la  première  ligne  allemande ,  un 
jeune  ami  du  Père  Lenoir,  le  sous -lieutenant  Lambert, 
qui  courait  en  tête  de  sa  section,  tombe  à  genoux, 
joint  les  mains  et  crie  de  toute  sa  force  :  «  Mon  Dieu, 
merci  !  »  Près  de  dix  lignes  de  tranchées  fortifiées  sont 
prises,  sur  une  profondeur  d'environ  1500  mètres. 

Le  premier  objectif  était  attemt;  on  n'avait  pas  le 
droit  de  poursuivre  sans  de  nouveaux  ordres.  Durant 
six  longues  heures,  attente  fiévreuse.  Immobilité  méri- 
toire, devant  un  ennemi  qui  partout  se  retire  complè- 
tement bousculé.  Lorsque,  vers  16  heures,  la  progres- 
sion reprend  sur  Herbécourt,  les  Allemands  se  sonl 
ressaisis,  les  mitrailleuses  crachent.  Peu  importe!  Le 
fortin  du  Kronprinz  est  attaqué  à  la  grenade,  tourné, 
enlevé.  Des  éléments  pénètrent  jusqu'à  l'église.  Mais 
ils  sont  trop  en  flèche  et,  pour  permettre  à  l'artillerie 

*  Témoignage  de  plusieurs,  entre  autres  de  Joseph  Hugon. 


352  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

de  recommencer  sa  préparation,  ils  doivent  être  rame- 
aés  sur  l'alignement  général. 

Le  2  juillet,  les  mêmes  bataillons  enlèvent  avec  un 
égal  brio  le  village  d'Herbécourt,  permettent  par  des 
feux  de  flanc,  à  gauche,  la  progression  du  24e  et  cap- 
turent les  mitrailleuses  qui  protégeaient,  à  droite, 
l'objectif  du  8e.  «  Assaut  difficile  et  magnifique,  écrit 
Le  Père  Lenoir,  et  qui  restera  la  gloire  tout  à  la  fois  de 
Qos  hommes  et  des  deux  chefs  de  bataillon  Defoort  et 
Gicquel.  »  Mais,  modestement,  l'un  de  ces  deux  com- 
mandants dira  le  6  juillet,  dans  une  lettre  à  l'aumônier  : 
«  Nous  devons  au  bon  Dieu  le  résultat  miraculeux  des 
deux  journées,  soirée  du  2  surtout  à  Herbécourt.  » 

Malheureusement,  au  nord  de  la  Somme,  par  suite 
des  masses  considérables  opposées  par  les  Allemands, 
l'attaque  principale  était  arrêtée.  Pour  des  raisons  de 
prudence,  des  ordres  supérieurs  ne  permettent  pas  aux 
marsouins  de  poursuivre  leurs  succès  plus  à  l'est.  Aussi, 
le  3  juillet,  «  dans  la  plaine  entièrement  débarrassée 
de  Boches,  on  piétina,  on  trépigna  d'impatience,  se 
portant  jusqu'à  Flaucourt,  mais  laissant  l'ennemi  se 
reprendre.  Le  lendemain,  la  rive  gauche  du  canal,  vide 
la  veille,  était  de  nouveau  occupée  par  les  Allemand? 
et  fortifiée,  tandis  que  nous  les  regardions  faire*.  » 

Quand  le  Père  Lenoir  parlait  ainsi ,  il  avait  dans 
l'oreille  ce  qui  faisait,  en  ces  jours  d'enthousiasme,  le 
sujet  ordinaire  des  conversations  :  «  L'art  militaire, 
disait  un  officier  supérieur,  a  des  règles  immuables,  il 
n'y  a  pas  à  gazer  à  ce  sujet  :  il  faut  exploiter  un  succès 
en  tactique,  comme  en  musique,  comme  en  librairie, 
comme  au  théâtre,  et  si  on  y  faillit  la  sanction  est  iné- 
vitable. Puisqu'au  nord  de  la  Somme  les  corps  d'armée 
étaient  arrêtés  pile  et  que  les  coloniaux  avaient  obtenu, 

1  Lettre  du  Père  Lenoir  au  capitaine  Monnier,  31  août. 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  353 

au  sud,  un  succès  total,  inespéré,  avec  des  pertes 
minimes,  on  devait  les  soutenir,  les  appuyer,  appro- 
fondir et  élargir  leur  trou.  A  la  guerre,  dans  la  bataille, 
il  faut  renforcer  les  forts,  quitte  à  laisser  se  dépêtrer 
les  faibles.  Cela  paraît  peut-être  paradoxal;  mais  c'est 
exact,  c'est  vrai  de  tous  les  temps;  toujours  la  même 
formule  sous  des  mots  différents  :  exploiter  un  succès, 
élargir  une  fissure  qui  se  produit  chez  l'ennemi,  être  le 
plus  fort  au  point  favorable...  » 

Mais  le  commandement  préféra  ne  pas  changer 
l'objectif  primitivement  fixé  à  l'offensive,  c'est-à-dire 
les  nœuds  des  grandes  communications  allemandes  en 
direction  de  Cambrai.  Au  reste,  la  France",  qui  devait 
alimenter  seule  la  fournaise  de  Verdun,  avait-elle  assez 
de  troupes  disponibles  pour  transformer  en  attaque 
principale  les  opérations  du  sud  de  la  Somme? 

Durant  ces  journées,  où  le  cadre  des  officiers  subit 
des  pertes  sévères  \  mais  où  l'on  eut  encore  plus  à 
souffrir  de  la  chaleur  et  de  la  soif,  quelle  fut  la  con- 
duite du  Père  Lenoir?  Je  m'en  voudrais  de  changer  un 
mot  à  ce  témoignage  d'un  soldat  qui  le  vit  à  l'œuvre  ; 
nous  en  respecterons  même  lorthographe  :  «  Toute  la 
journée  et  pendant  les  cinq  jours  il  fesait  qu'adporter 
de  l'eau  au  soldat  et  penser  des  blessés  en  attandan 
l'arrivait  des  brancardiers.  Comme  nourriture  je  sais 
pas  ce  qu'il  manger,  mais  comme  repos  il  venait  au 
poste,  de  secour  du  médecin  chef  vert  les  minuits  ou 
1  heure  du  matin  et  sil  y  avait  un  brancar  de  libre  il 
se  reposer  dessus  et  il  reparter  le  lendemain  apprêt 
avoir  dit  sa  messe  vert  les  6  ou  7  h.  » 

En  désaltérant  les  corps,  on  le  devine,  il  n'oubliait 


'  «  Parmi  les  tués  :  capitaines  Valuet  et  Wegel ,  lieutenants  Expo- 
sito,  Genêt,  Séré  ,  Gayde,  Henriot,  Guiraud,  adjudant- chef  Ville- 
min...  »  (Lettre  du  Père  Lenoir  au  capitaine  Monnier,  31  août.) 
Pu.-mi  les  blessés  se  trouva  M.  l'abbé  Rellcney,  qui  avait  remplacé  le 
Père  Lenoir  au  4«  colonial  de  novembre  1915  à  Janvier  191o. 

23 


354  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

pas  les  âmes.  Et  les  paroles  prononcées  par  lui  en  ces 
heures  de  sang  se  gravaient  profondément  dans  les 
mémoires.  Longtemps  après,  un  de  ses  convertis  d'un 
régiment  voisin,  saisi  de  scrupules  en  songeant  à  ses 
fautes  passées,  lui  écrivait  :  «  En  attendant,  j'ai  con- 
fiance et  je  me  rappelle  vos  paroles  dans  les  ruines 
fumantes  d'IIerbécourt  :  «  Dieu  rebâtit  toujours  plus 
«  beau  le  plan  que  nous  avons  détruit.  » 

Après  ces  victorieux  assauts,  le  régiment  fut  relevé 
le  5  juillet  et  vint  cantonner  à  Ghui^^noUes.  «  La  lutte 
extrêmement  vive,  écrit  l'aumônier,  a  épuisé  les  forces 
de  mes  hommes,  mais  en  les  rapprochant  de  Dieu.  » 

Le  dimanche  suivant,  l'église  étant  trop  petite,  grand' 
messe  en  plein  air  sous  les  ombrages  du  château  qui 
domine  le  village  au  sud.  Cérémonie  splendide,  tout  à 
la  fois  action  de  grâce  pour  le  succès,  prière  pour  les 
morts,  préparation  aux  futurs  combats.  De  l'évangile 
dominical,  —  épisode  de  la  Pêche  miraculeuse,  —  le 
Père  Lenoir  trouve,  en  commençant  son  discours,  cette 
application  inattendue  : 

11  y  a  quelques  jours,  un  ordre  vous  a  été  donné  :  «  Au 
largue  et  jetez  vos  filets!...  Au  large!  défoncez  les  lignes  alle- 
mandes. »  Et  tout  de  suite  la  réponse  vous  est  venue  aux 
lèvres  :  «  Voilà  deux  ans  que  nous  le  tentons  en  vain  ! 
A  quoi  bon  l'essayer  encore?-^)  Mais  vous  êtes  des  soldats, 
vous  êtes  des  chrétiens,  vous  avez  obéi.  Confiants  dans  Tordre 
de  vos  chefs,  malgré  la  fatigue,  malgré  les  appréhensions  de 
l'esprit  ou  du  corps  ou  du  cœur,  vous  avez  apporté  à  l'exécu- 
tion de  cet  ordre  toutes  vos  énergies,  votre  intelligente  initia- 
tive ,  votre  esprit  de  sacrifice ,  tout  votre  entrain  de  mar- 
souins ;  et  la  pêche  a  été  miraculeuse. 

Gloire  à  vous,  soldats  du  4®  colonial!  C'est  bien  à  vous 
que  devait  revenir  Thonneur  de  réaliser  les  premiers  ce 
qu'après  deux  ans  de  guerre  on  commençait  à  croire  impos- 
sible, de  franchir  l'infranchissable.  Vous  aviez  trop  souffert, 
trop  bien  mérité  du  pays  en  inscrivant  sur  votre  drapeau,  en 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  355 

lettres  de  san^,  les  noms  de  Jaulnay,  de  Massig-es,  de  Beausé- 
joiir,  pour  qu'il  ne  vous  appartînt  pas  d'y  ajouter,  en  lettres 
d'or,  le  nom  d'Herbécourt... 


Après  avoir  félicité  tous  les  collaborateurs  de  la  vic- 
toire, nos  chefs,  dont  on  <(  ne  dira  jamais  assez  quel 
cœur  de  père  animait  chacun  d'eux  et  quel  amour  les 
liait  à  leurs  hommes  »,  et  ces  frères  d'armes,  si  fré- 
quemment oubliés  par  l'infanterie,  «  les  artilleurs,  qui, 
pour  épargner  vos  vies ,  ont  effectué  des  prodiges  de 
puissance  et  de  précision,  »  il  ajoutait  : 


Mais,  par-dessus  tout,  gloire  à  Dieu!  Que  d'autres,  par 
ignorance  ou  par  haine,  le  méconnaissent  jusqu'en  ces  heures 
décisives  du  sort  de  la  patrie;  nous,  du  moins,  nous  procla- 
mons son  souverain  domaine  sur  les  nations  comme  sur  les 
individus. 

Oh  !  je  sais  bien  que  Dieu  n'a  pas  coutume  d'intervenir 
à  tout  propos  dans  nos  opérations  militaires  ou  autres. 
A  certains  jours  cependant,  Dieu  intervient,  le  plus  souvent 
sans  violenter  l'ordre  des  choses  ou  la  liberté  des  hommes. 
Il  a  mille  moyens,  en  elfet,  d'inspirer  les  chefs,  d'ajouter  à 
la  force  morale  des  hommes,  de  disposer  les  circonstances  en 
i'aveur  de  ceux  qui  se  confient  en  lui  et  qui  par  leur  conduite 
méritent  ses  bénédictions. 


Puis  venait  l'éloge  des  soldats  tombés  : 

L'un  d'eux  me  disait  :  «  Je  meurs  content  parce  que  j'ai 
travaillé  à  la  victoire  et  qu'ayant  l'àme  pure  je  vais  au  ciel.  » 

Ah  1  ces  braves  qui  la  veille  encore  maugréaient  contre  le 
repos  trop  court  ou  la  soupe  trop  lente  à  venir,  mais  qui  au 
moment  de  sacrifier  leur  vie  n'ont  plus  trouvé  en  eux  que 
la  volonté  d'accomplir  tout  le  devoir  et  la  force  de  l'accom- 
plir avec  enthousi;^me ,  comme  ce  petit  qui,  jusque  dans  la 
mort,  riait  de  joie  a  la  pensée  des  Allemands  en  fuite  1 


356  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Enfin  cette  émouvante  péroraison,  qui  touchait  si 
délicatement  aux  souffrances  les  plus  intimes  et  n'utili- 
sait le  rappel  d'un  passé  odieux  que  pour  dresser  les 
cœurs  pleins  de  confiance  vers  rave,nir  : 


Pour  la  messe  qui  précédait  votre  départ,  mes  chers  amis, 
nous  avions  tourné  fautel  face  à  fest,  vers. les  lig-nes  à  fran- 
chir, et  je  vous  montrais  les  champs  de  blé  déjà  prêts  pour  la 
moisson ,  l'avenir  quelque  peu  ensan<^lanté  par  les.  coqueli- 
cots, mais  si  beau  dans  sa  parure  gonflée  d'épis  d'or.  Ce  matin 
nous  avons  tourné  fautel  vers  l'ouest.  Car,  en  un  jour  de 
halte  comme  celui-ci,  il  est  bon  de  jeter  un  regard  vers  le 
chemin  parcouru.  Là-bas,  un  peu  partout,  ce  sont  les  canton- 
nements de  prétendu  repos  où,  deux  hivers  de  suite,  vous 
avez  varié  par  d'autres  souffrances  les  souffrances  des  tran- 
chées :  vous  n'en  voulez  plus,  n'est-ce  pas?  Là-bas,  plus  loin, 
ce  sont  vos  femmes,  vos  enfants,  vos  vieilles  mères  si  long- 
temps désolées,  si  miséreuses  peut-être,  et  qui  ont  tressailli 
de  joie  et  de  fierté  en  lisant  dans  les  journaux  l'avance  des 
coloniaux  et  fespoir  d'une  prochaine  victoire.  Ne  trompez 
pas  leurs  espérances!  Là-bas,  c'est  toute  la  race  dont  vous 
portez  en  vous  les  traditions  et  les  vertus,  c'est  le  patrimoine 
sacré  du  territoire  et  des  gloires  nationales,  que  nous  ont 
légué  les  héros  et  les  saints  de  France,  que  l'ennemi  a  voulu 
démembrer  et  souiller,  mais  que  vous  avez  commencé  de 
reconquérir  pour  le  transmettre  à  vos  enfants  intact,  grandi 
encore  par  votre  propre  valeur... 

Et  dominant  tout  ce  passé,  sur  cet  autel  de  fortune,  il  y  a 
celui  qui  a  fait  la  France,  qui  a  fait  les  plus  belles  gloires  de 
notre  patrie,  qui  a  fait  votre  famille  et  son  bonheur;  il  y  a 
Dieu,  Notre -Seigneur  Jésus -Christ,  ici,  réellement  présent 
dans  la  petite  Hostie,  pour  se  donner  à  vous;  car  il  veut  con- 
tinuer par  vous  son  œuvre  de  libération  et  de  salut  et,  pour 
cela,  vous  communiquer  sa  force.  Venez  à  lui...  Ce  sera  tout 
à  la  fois  une  communion  d'action  de  grâces  pour  les  succès 
qu'il  nous  a  donnés,  une  communion  de  prière  fraternelle 
pour  nos  morts,  une  communion  de  préservation  et  de  force 
pour  la  lutte  qui  doit  repousser  l'ennemi  plus  loin  et  hâter 
l'heure  du  triomphe  et  de  la  paix. 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  357 

Nous  n'avons  pas  de  peine  à  croire  le  g-énéral  Malcor, 
lorsqu'il  écrivait  le  lendemain  que  raumôriier  avait  été 
«  entraînant  ».  Le  soir  même,  le  R.  P.  Paile  notait 
dans  son  carnet  de  campagne  :  «  Magnifique  assistance. 
Plus  de  500  communions.  Le  Père  est  ravi.  11  y  a  de 
quoi.  iMais  il  pense  toujours  à  ceux  qui  restent  éloignés, 
et  un  sentiment  de  tristesse  se  mêle  à  sa  joie...  » 

La  bataille  continuait  très  dure  au  nord  de  la  Somme  : 
la  position  de  réserve  du  4^  colonial  se  prolongea  contre 
toute  attente.  Le  14  juillet,  il  était  encore  à  Chùi- 
gnoUes.  Pour  son  discours,  le  Père  eut  ce  jour-là  une 
idée  gracieuse,  dont  il  sut  tirer  un  puissant  effet  ; 

Aujourd'hui  nous  fêtons  notre  mère,  la  France... 

Pour  que  la  fêle  soit  complète,  il  faut  que  les  fils  offrent 
à  leur  mère  un  bouquet,  et  j'ai  pensé  qu'en  guise  de  fleurs 
et  de  compliments,  on  ne  pouvait  mieux  faire  que  de  vous 
oITrir  vous-mêmes  à  elle,  vous,  ses  fils  du  4®  colonial,  avec 
vos  faits  d'armes  et  vos  vertus.  J'ai  ouvert  le  registre  des 
«  ordres  du  régiment  »  ;  j'y  ai  cueilli  quelques  citations.  Ce 
sont  bien  les  plus  jolies  fleurs  et  les  plus  merveilleux  poèmes 
que  nous  puissions  présenter  à  la  France.  Que  ce  soit  notre 
bouquet  de  fête  :  il  lui  dira  mieux  que  tout  le  reste  l'amour 
et  le  dévouement  du  4«  colonial  pour  sa  mère. 

Et  il  se  mit  à  lire.  Dans  un  ouvrage  consacré  à  sa 
mémoire,  le  Père  Lenoir  ne  nous  pardonnerait  pas  de 
supprimer  tout  ce  qui  est  à  la  gloire  de  ses  marsouins. 
Voici  quelques-unes  de  ces  nombreuses  petites  fiches, 
transcrites  de  sa  main  : 


Le  soldat  Fauget  Victor,  le  G  décembre  1914,  s*est  placé 
spontanément  à  l'extrémité  du  boyau  d'une  tranchée  conquise, 
est  monté  sur  le  parapet,  disant  à  son  caporal  :  «  Mets-toi 
derrière  moi  à  l'abri,  passe-moi  des  fusils  approvisionnes; 
quand  je  serai  tué,  tu  me  remplaceras.  »  Après  avoir  fait  do 


358  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

nombreuses  victimes,  est  tombé,  frappé  d'une  balle  au  cœur, 
en  criant  :  «  Vive  la  France  !  » 

Le  soldat  BrelayLéopold,  blessé  grièvement  le  25  décembre 
1914,  ayant  perdu  Toeil  gauche,  se  met  à  chanter  la  Marseil- 
laise y  pendant  qu'on  le  transporte  au  poste  de  secours. 

Le  soldat  Grosjean  Armand,  étant  guetteur,  le  20  jan- 
vier 1915,  est  atteint  par  un  obus  de  gros  calibre  qui  lui  sec- 
tionne le  bras  droit  et  lui  fait  une  blessure  grave  à  la  cuisse. 
Il  se  retourne  vers  ses  camarades  de  la  tranchée  et  lève  le 
bras  qui  lui  reste  en  criant  :  «  Vive  la  France  !  » 

Un  caporal  engagé  volontaire,  Fabre  Louis,  très  griève- 
ment blessé  à  la  tête  le  29  mars  1915,  refuse  d'aller  au  poste 
de  secours  en  disant  :  «  Je  ne  veux  pas  quitter  la  compagnie, 
je  veux  rester  jusqu'à  la  victoire.  » 

Un  lieutenant  mortellement  blessé,  Albertini,  est  emporté 
de  l'Annulaire  de  la  Main  de  Massiges  sur  un  brancard.  11  se 
retourne  vers  les  lignes  allemandes,  brandit  son  poing  :  «  Les 
gueux!  ils  m'ont  eu,  mais  quand  même  vive  la  France  !  » 

Un  commandant  de  compagnie,  lieutenant  Guiraud,  blessé 
à  mort  devant  Herbécourt,  ne  veut  pas  qu'on  l'emporte  avant 
que  sa  compagnie  ait  atteint  l'objectif  assigné.  Apprenant 
enfin  que  nous  avons  pris  le  village,  il  dit  :  «  Maintenant  je 
peux  mourir.  » 


A  ces  fleurs  mer.ve-illeuses,  «  écloses  dans  le  cœur  de 
nos  soldats  »,  l'orateur  en  ajoutait  d'autres,  «  fleurs 
plus  penchées,  plus  lourdes  de  la  rosée  des  larmes,  qui 
sont  écloses  dans  le  cœur  de  leurs  parents  »,  frag- 
ments de  lettres  dont  l'héroïsme  n'était  pas  inférieur  à 
celui  des  morts  qu'elles  pleuraient. 

Et  après  un  hymne  de  gratitude  «  à  la  France,  qui  a 
fait  notre  sang,  qui  d'âge  en  âge  a  façonné  cette  intel- 
ligence claire,  cette  volonté  loyale,  ce  cœur  généreux, 
d'où  jaillissent  les  vertus^   »,  Forateur   montrait  com- 

1  C'était  le  temps  où  le  p:cnc'ral  allemand  qui  commandait  en  chef 
à  Péronne  disait  au  correspondant  du  New-York  World:  «  La  nation 
française  a  surpris  le  monde  entier  et  personne  plus  que  nous  (en 
effet  I).  Le  peuple  français  est  comme  régénéré.  »  Benroduit  dans 
les  journaux  allemands  du  27  juillet  1916. 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  359 

ment,  plus  que  tout  le  reste,  la  religion  «  est  la  sève 
qui  vivifie  ces  fleurs  du  patriotisme  ». 


A  ces  trois  semaines  de  gloire  allaient  succéder,  pour 
le  4"  colonial,  trois  semaines  d'épreuves,  les  plus  dures 
qu'il  ait  connues. 

Le  matin  du  23  juillet,  on  partait  pour  les  abords  de 
Biaches.  Les  unités  de  la  72"  division  d'infanterie,  à  qui 
l'on  succédait,  étaient  toutes  mélangées;  la  première 
ligne,  sans  cesse  ballottée  par  le  flux  et  le  reflux  des 
attaques,  n'était  pas  tracée  ;  la  relève  fut  très  dure.  De 
plus,  l'artillerie  ennemie,  considérablement  renforcée 
au  Mont  Saint- Quentin  et  sur  les  hauteurs  au  sud  de 
Péronne,  rendait  fort  dangereux  les  travaux  d'orga- 
nisation, qu'il  fallait  nécessairement  entreprendre. 

Quel  enfer  !  écrira  quelque  temps  après  le  Père  Lenoir. 
Jamais  nos  hommes  n'avaient  autant  souffert.  Un  marmi- 
tage  continu,  auprès  duquel  Massiges  et  Beauséjour  étaient 
bien  peu  de  chose...  Les  hommes  mangeaient  une  fois  par 
jour  la  soupe  froide  qu'ils  allaient  chercher  à  travers  des 
Lirs  de  barrage  presque  continuels  durant  25  kilomètres  de 
boyaux  (de  Biaches  à  Cappy  aller  et  retour)  et  qu'ils  rap- 
portaient pleine  de  terre,  à  moins  qu'elle  n'arrivât  pas  du 
LouL,  les  porteurs  étant  tués  en  route. 

Dramatique  récit,  qui  mettait  au  cœur  d'un  neveu  du 
Père,  celui  qu'il  appelle  toujours  «  petit  Roger 
mignon  »,  un  très  vif  regret  de  ne  pouvoir  envoyer 
«  de  la  bonne  soupe  aux  soldats  de  l'oncle  Li  »  ;  Roger 
se  dédommageait  en  leur  envoyant  beaucoup  de  pas- 
tilles de  menthe. 

Pour  le  8e  colonial,  qui  occupait,  à  droite  du  4^^  le 


360  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

monticule  de  La  Maisonnette ,  «  ce  séjour  du  24 
au  30  juillet  fut  aussi,  d'après  Y  Historique  du  régiment, 
une  des  périodes  les  plus  rudes  et  les  plus  fatigantes 
de  toute  la  campagne  ».  Quant  à  Tartillerie,  un  géné- 
ral, qui  était  alors  colonel  dans  le  secteur,  nous  a 
assuré  que  la  violence  des  bombardements  ennemis 
avait  réduit  de  50  Yo  le  personnel  des  batteries  de  tir. 

Pour  soulager  tant  de  souffrances,  le  Père  Lenoir 
n'avait  qu'un  remède,  toujours  le  même.  «  Ici  nous  ne 
sortons  pas  des  visions  affreuses.  Mais  de  ces  horreurs 
même  TEucharistie  fait  jaillir  la  vie*.  » 

On  comprend  mieux,  quand  on  les  replace  ainsi  dans 
leur  cadre,  la  joie  que  lui  apportaient  en  ce  moment 
même  les  réponses  de  Rome. 

La  sainte  Hostie  restait  le  seul  ravitaillement  qu'il 
pût  procurer  à  ses  hommes  dans  leur  détresse.  D'abord 
il  n'avait  dit  sa  messe,  que  courbé  en  deux  ou  à 
genoux  dans  son  «  trou  de  lapin  )).,  Puis  il  avait  assez 
approfondi  ce  terrier,  pour  s'y  tenir  à  peu  près  debout. 
Mais  impossible  de  faire  la  distribution  eucharistique 
en  première  ligne  durant  la  journée. 


Aussi,  écrit- il,  à  la  nuit  tombante,  je  repars  visiter  la  par- 
tie qu'il  est  impossible  d'aborder  le  jour.  Ce  tour  fini,  je  me 
rends  à  notre  poste  de  secours  central,  qui  est  à  plusieurs 
kilomètres  à  l'arrière.  Chemin  faisant,  rencontre  des  innom- 
brables corvées  de  ravitaillement,  et  c'est  encore  l'occasion, 
de  voir  beaucoup  d'amis,  —  quand  on  se  reconnaît  dans 
l'obscurité,  —  et  de  donner  à  quelques-uns  la  sainte  commu- 
nion, sur  la  route,  à  la  lueur  des  fusées  éclairantes,  comme  à 
d'autres  tout  à  l'heure  dans  les  trous  de  marmites,  ou  der- 
rière les  ruines  de  Biaches  entièrement  détruit... 


«   Ainsi  l'on  vit  heureux,    »   conclut-il,  —  mot  qui 
fait    penser   à    l'anecdote    de    saint    François    d'Assise 

*  Au  Père  Courbe,  27  juillet. 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  âfî! 

enseig-nant  «  la  joie  parfaite  »  au  bon  frère  Pxufin  ,  — 
((  heureux  des  espérances  prochaines,  heureux  de  tout 
ce  qui  germe  de  bien  et  de  beau  au  milieu  de  ces  hor- 
reurs*... » 

Deux  jours  plus  tard,  en  la  fête  de  son  père  saint 
Ignace,  la  Providence  ménage  à  Taumônier  une  joie 
moins  austère  :  la  rencontre  d'un  jeune  jésuite,  capo- 
ral au  8e  colonial,  Gabriel  Régis.  Les  qualités  ardentes 
d'entraîneur,  que  ce  religieux  cachait  sous  un  aspect 
réservé,  n'avaient  pas  été  de  prime  abord  appréciées  par 
ses  chefs.  Mais  aux  dernières  affaires  du  Bois -Biaise, 
surtout  dans  la  nuit  du  25  au  26,  quand  l'ennemi  avait 
voulu  nous  déloger  de  La  Maisonnette,  Régis,  au  dire 
de  tous  ses  camarades,  avait  été  tellement  «  épatant  », 
que  son  capitaine,  protestant  notoire,  l'avait  proposé 
comme  sergent.  En  cette  fête,  les  deux  religieux  ne 
savaient  pas  qu'avant  un  an,  le  même  jour,  la  France 
réclamerait,  sur  le  même  champ  de  bataille,  le  sacrifice 
de  leur  sansr. 

Mais  à  cette  joie  succède  une  douloureuse  épreuve  : 

Je  viens  de  perdre,  le  7  août,  tué  net  par  un  210,  tandis 
qu'il  faisait  construire  un  poste  de  secours,  rhomme  de 
bien  par  excellence  qu'était  notre  infirnmier  maître  de  cha- 
pelle, M.  Joucla.  C'était  l'aide  principal  de  mon  ministère, 
organisateur  de  toutes  nos  cérémonies,  sans  qui  je  n'au- 
rais jamais  pu  faire  tout  ce  qui  s'est  fait  au  régiment,... 
collaborateur  et  ami  que  je  croyais  indispensable  et  donc 
invulnérable. 


* 


Le   Père    Lenoir    n'était  pas    au   bout    de    ses    souf- 
frances, 

*  A  s«s  parcjits,  29  Juillet. 


362  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Au  sortir  d'une  chaude  affaire,  écrit -il  le  13  août,  je 
vous  envoie  un  filial  bonjour,  avec  un  cri  de  reconnais- 
sance pour  le  bon  Dieu  qui  m'a,  une  fois  de  plus,  bien  pro- 
tég-é.  Comme  tous  les  jours  depuis  des  semaines,  mais  en 
des  circonstances  plus  difficiles  que  jamais,  nos  coloniaux 
ont  été  admirables.  Ils  sont  à  bout  de  forces... 


Tout  est  strictement  exact  dans  ce  raccourci  laco- 
nique. Mais  il  lui  faut  un  commentaire. 

En  vue  de  rectifier  nos  positions  entre  Biaches  et 
La  Maisonnette,  on  préparait  depuis  quelques  jours, 
de  concert  avec  le  8^  colonial,  une  attaque  locale, 
«  que  tous  disaient  impossible  ».  «  Trois  fois  le  colonel 
Pruneau  présenta  des  objections,  faisant  remarquer 
Tétat  de  fatigue  de  ses  hommes,  la  situation  désavan- 
tageuse qu'il  occupait,  pris  en  enfilade  par  les  pièces 
du  Mont  Saint- Quentin  et  même  à  revers,  par  celles 
des  environs  de  Gléry.  Malgré  tout,  l'ordre  formel 
d'attaque  est  donné.  Il  s'agissait  d'enlever  la  partie  est 
de  Biaches  et  le  Bois -Biaise.  L'opération  fut  confiée 
aux  1er  et  3e  bataillons*.  » 

Les  hommes  sentaient  mieux  que  personne  les  dif- 
ficultés de  l'entreprise.  «  La  veille,  a  raconté  le  Père 
Lenoir,  deux  compagnies  qui  étaient  dans  une  tranchée 
de  réserve  au  contact  du  N^^  furent  travaillées  par  des 
meneurs  de  ce  régiment  au  moment  de  remonter  ;  il  y 
eut  quelques  défections.  »  Y^' Historique  du  4e  colonial 
entre  dans  plus  de  détails,  cite  des  chiffres  et  ajoute  : 
«  Les  officiers,  les  cadres,  l'aumônier  du  régiment  qui 
a  une  grosse  autorité  morale  se  prodiguent,  et  dans  la 
nuit  la  majorité  des  manquants,  dans  la  journée  du  len- 
demain le  reste  rejoignent  leurs  camarades,  plus  pour 
prouver  que  leur  manifestation  n'est  pas  due  à  la 
crainte  que  pour  montrer  qu'ils  la  regrettent.  » 

1    Historique    du    4^    régiment    d'infanterie    coloniale,    campagne 
1914-1918.  15,  15. 


TA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  363 

L'attaque  eut  lieu  néanmoins.  Le  récit  qu'en  a  fait 
le  Père  Lenoir,  dans  trois  de  ses  lettres \  coïncide  en 
tous  points  avec  celui  de  VHistorique, 

Le  lendemain,  12  août,  ces  deux  compagnies,  comme 
les  autres,  firent  admirablement  leur  devoir.  Pas  une  délail- 
lance.  Sous  les  feux  de  barrage  intenses,  on  sortit  avec  autant 
fie  discipline  que  le  J^""  juillet,  on  alla  jusqu'à  la  ligne  boche... 
D'un  bout  à  l'autre,  fils  de  fer  intacts,  cachés  dans  les  herbes. 
Les  patrouilles  de  la  nuit  les  avaient  bien  signalés,  mais  l'artil- 
lerie avait  répondu  qu'ayant  lancé  tant  d'obus,  elle  était  cer- 
taine qu'il  ne  restait  plus  un  obstacle^.  Par  dessus  les  réseaux 
iufranchissables,  on  se  battit  à  la  grenade  quelques  minutes. 
Les  Allemands  affolés  tiraient  en  l'air  et  jetaient  des  gre- 
nades non  amorcées.  Si  les  défenses  avaient  été  détruites, 
nous  aurions  été  facilement  maîtres  de  tous  ces  Boches,  démo- 
ralisés malgré  leur  nombre.  Il  fallut  sur  ordre  se  replier.  On 
le  lit  avec  la  même  discipline,  et  sans  autant  de  pertes  qu'on 
aurait  pu  craindre^.  Jamais  je  n'avais  autant  admiré  la  valeur 
de  nos  hommes. 


Concordance  parfaite  également  avec  VHistorique  du 
8t^  colonial.  Mais  pour  ce  régiment,  la  proximité  des 
lignes  ennemies  ayant  empêché  la  préparation  d'artil- 
lerie, les  vagues  d'assaut  ne  purent  même  pas  débou- 
cher de  leurs  parallèles  de  départ*. 

Quand  le  Père  Lenoir  écrit  :  «  Sous  des  feux  de  bar- 


'^  L'une  au  capitaine  Monnier,  31  août,  deux  autres,  13  et  19  août,  à 
un  jeune  et  vaillant  soldat,  Joseph  Alaux,  qui  fut  blessé  au  cours  de 
cette  soirée. 

2  En  réalité  l'artillerie  n'avait  plus  les  mêmes  allocations  de  muni- 
tions qu'au  l^""  juillet  et  un  grand  nombre  de  batteries  avaient  été 
envoyées  ailleurs. 

^  Les  pertes  furent  néanmoins  fort  lourdes  :  «  2  officiers  et  70 
hommes  tués,  13  officiers  et  228  hommes  blessés,  17  disparus,  voici 
le  bilan  de  cette  funeste  attaque.  »  Historique,  p.  15. 

•  Historique  du  8©  régiment  d'infanterie  coloniale  pendant  la 
Grande  Guerre,  p.  54. 


364  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

rage  intenses,  on  sortit  »,  ce  on  inclut  les  deux  chefs 
de  bataillon  (commandant  Defoort  et  capitaine  Frech), 
qui  avaient  mené  l'attaque  en  personne.  Ce  dernier, 
blessé  au  visage,  avait  refusé  de  quitter  son  poste. 
Mais  il  est  aisé  de  deviner  que  ce  on  renferme  aussi 
l'aumônier  :  les  détails  concrets  du  récit  sont  d'un 
témoin  oculaire.  Et  de  fait,  nous  savons  qu'il  avait 
choisi,  pour  s'y  mettre,  le  coin  le  meilleur  :  il  s'était 
placé  parmi  les  compagnies  de  mutins  et  avait  renou- 
velé, —  mais  dans  des  conditions  autrement  péril- 
leuses, —  son  geste  du  ier  juillet.  Ayant  avec  son 
grand  crucifix  béni  le  champ  de  bataille,  il  cria  : 
((  Mes  enfants,  en  avant  !  » 

«  A  l'attaque  du  12  août,  raconte  Joseph  Hugon, 
j'ai  su  par  ceux  qui  y  étaient  qu'il  était  parti  le  pre- 
mier ^>  Et  comme  on  fut  obligé  de  se  replier  des  fils  de 
fer,  il  resta  le  dernier,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y  eût  plus 
personne  de  blessé  sur  le  terrain.   » 

On  comprend  dès  lors  pourquoi,  le  lendemain,  il 
jetait  «  un  cri  de  reconnaissance  vers  le  bon  Dieu  ». 

Telle  fut  assurément,  au  cours  de  la  campagne,  la  plus 
cuisante  douleur  militaire  du  Père  Lenoir.  Il  avait  écrit 
quinze  jours  plus  tôt  :  «  Quand  nous  avons  franchi  les 
lignes  boches,  l'enthousiasme  que  nous  croyions  mort, 
a  ranimé  toutes  les  âmes.  »  Avoir  dit  cela  le  29  juillet,... 
et  le  11  août  être  témoin  d'une  pareille  équipée  !  Quelques 
meneurs  d'un  régiment  voisin  avait  suffi. 

*  Sans  blâmer  cette  crânerie,  qu'ils  admirent  évidemment,  certains 
l'ont  déclarée  «  objectivement  discutable  »  ;  et  l'on  nous  assure  que 
«  plusieurs  officiers,  d'ailleurs  chrétiens  et  vaillants,  n'auraient  pas 
beaucoup  aimé  ce  geste  qui,  malgré  sa  grandeur,  dépasse  —  et 
quelque  peu  déforme  —  le  rôle  'i  ■  Ijinmônicr  ».  Soit!  Mais,  dans  le 
cas  particulier  de  Biaches,  où  il  g'aj^issait  de  rallier  de  pauvres  égarés, 
il  n'y  eut  —  qu'on  se  rassuie!  — aucune  voix  discordante  parmi  les 
officiers.  Il  est  tellement  plus  faciic  de  pécher  par  défaut  que  par 
excès,  que  l'on  ne  peut  s'empêcher  de  louer  ceux  qui  dépassent  la 
commune  mesure. 


LA  BATAILLE  DE  LA  SOMME  365 

La  faute  militaire  était  indéniable.  UH'istorique 
du  4e  colonial  Faccuse  avec  une  franchise  presque 
brutale.  A  cacher  les  défaillances,  comme  d'autres 
régiments  l'ont  fait,  on  s'expose  à  les  voir  se  renou- 
veler, plus  graves. 

Nul  ne  peut  songer  à  chercher  une  excuse.  Remar- 
quons toutefois  que,  pris  en  masse,  il  est  rare  que  les 
gens  d'une  race  ou  d'une  province  ne  paient  pas  la  ran- 
çon de  leurs  qualités.  Ceux  dont  l'enthousiasme  est 
facile  ont  aussi  le  découragement  prompt...  Et  puis, 
comme  nous  le  disait  un  général  de  corps  d'armée, 
qui  fut  en  bonne  place  alors  pour  juger  de  ces  événe- 
ments, «  on  avait  vraiment  abusé  de  ces  troupes  ». 

Avec  la  fournaise  de  Verdun,  le  haut  commande- 
ment en  était  réduit  à  exiger  de  tous  les  Français  plus 
que  le  possible.  Après  quelques  minutes  d'oubli,  les 
écervelés  des  compagnies  coupables  se  le  rappelèrent 
magnifiquement.  Leur  mutinerie  n'avait  duré  que 
quelques  heures  et  à  l'arrière.  Ramenés  sur  le  terrain, 
leur  vaillance  se  retrouva  ;  et  malgré  les  influences 
mauvaises,  malgré  l'épuisement,  ils  fournirent  à  nou- 
veau l'effort  surhumain  que  réclamait  la  France.  «  Nos 
coloniaux  ont  été  admirables  !  »  Pour  la  vérité  intégrale, 
ce  cri  de  leur  aumônier  doit  être,  en  point  final  de 
cette  triste  page,  le  mot  qui  reste 


CHAPITRE   XXI 

AU  GRAND  REPOS 

l'instruction    des    AMES.    MARRAINES    ET    CARMÉLITES 

(22  Août.  —  11  Octobre  1916.) 


Lorsqu'une  faute  a  été  commise,  rien  n'est  important, 
pour  le  redressement  moral  du  coupable,  comme  d'uti- 
liser le  sentiment  de  honte  qui  naît  en  lui.  Si  l'on  ny 
prend  garde,  très  vite  il  débilite  l'âme  et  la  déprime  : 
«  A  quoi  bon  des  elTorts,  si  c'est  pour  en  arriver  là? 
Pourquoi  lutter?  »  Dès  lors,  le  crime  n'est  pas  loin. 
Si,  au  contraire,  un  rebouteur  psychologue  se  trouve 
pour  persuader  au  malheureux  que  son  égarement  a 
été  passager  et  offrir  de  nouveau  à  ses  regards  l'idéal 
à  poursuivre,  il  y  a  chance  que  la  brisure  morale  se 
répare. 

On  a  écrit  un  volume  entier  sur  VArt  d'utiliser  ses 
fautes.  Les  milliers  de  réhabilitations  qui  ont  eu  lieu 
pendant  la  guerre  n'ont  pas  eu  d'autre  secret. 

Celui  qui,  dans  les  ruines  d'Herbécourt,  avait  vivifié 
une  âme  honteuse  d'elle-même  en  lui  jetant  cette 
parole  :  «  Dieu  rebâtit  toujours  plus  beau  le  plan  que 
nous  avons  détruit,  »  le  savait  mieux  que  tout  autre. 
Il  est  instructif  de  voir  comment,  dans  le  discours  pro- 
noncé le  27  août  devant  le  bataillon  des  têtes  chaudes, 
le  Père  Lenoir  sut  mettre  à  profit,  pour  fortifier  les 
cœurs,  leur  défaillance  d'un  moment.  Il  avait  beau 
dire,    avec    un    grain    de   malice,    à   son   ami    le   Père 


AU  GRAND  REPOS  367 

Courbe  :  «  Je  n'ai  jamais  été  professeur  de  rhétorique, 
moi  !  »  il  en  possédait  d'instinct  tous  les  secrets. 

Après  un  émouvant  «  appel  des  morts  »,  il  avait 
hautement  exalté  ceux  «  dont  les  corps,  depuis  la 
tranchée  des  Pommiers  jusqu'au  chemin  creux  de 
Biaches,  avaient  jalonné  l'une  des  étapes  de  la  vic- 
toire ». 

De  la  liste  glorieuse,  il  avait  détaché  les  noms  de 
certains  camarades  rendus  plus  attachants  par  leur  âge 
ou  leur  situation  de  famille  :  «  Un  enfant  de  vingt  ans 
(Julien  Pignatel)  qui,  ayant  entendu  au  delà  de 
rOcéan,  à  des  milliers  de  lieues,  l'appel  du  paj'S, 
s'arracha  aux  étreintes  de  sa  mère  et  vint  se  battre 
avec  ce  courage  inlassable  et  cet  ardent  patriotisme 
dont  les  créoles  nous  ont  donné  le  plus  magnifique 
exemple*;  —  un  père  de  quatre  enfants  (Jules  Galinier) 
qui,  rappelé  auprès  d'un  foyer  où  l'amour  était  idéale- 
ment tendre,  désigné  nommément  à  plusieurs  reprises 
pour  entreprendre  des  constructions  diverses  aux  envi- 
rons de  Narbonne,  refusa  toujours,  estimant  que  son 
devoir  était  de  donner  l'exemple  en  restant  au 
front...  »> 

De  la  part  de  ces  chers  dis~parus,  le  Père  avait  jeté 
à  tous  ce  cri  de  l'un  d'entre  eux,  montrant  le  ciel  à  son 
ami  :  «  Tâche  de  me  rejoindre  là-haut!  »  Maintenant  il 
ajoutait  : 


Mes  chers  amis,  il  est  une  autre  recommandation  que  vous 
font  tous  nos  morts,  c'est  de  garder  intactes  les  traditions 
qu'ils  vous  laissent.  Ce  sont  les  traditions  du  4^  colonial, 
j^lorieuses  entre  toutes  celles  des  régiments  de  France.  Dans 
la  vie  fausse  et  odieuse  des  twnchées,  ces  grands  mots  d'hon- 
neur et  de  tradition  risquent  parfois  de  perdre  un  peu  de  leur 
valeur.  Ici,  dans  le  calme,  dans  le  vrai,  regardez  bien  ce 
numéro  qui  s'estompait  peut-être  sous  la  poussière  des 
décombres  de  La  Maisonnette,  écoutez  ces  voix  des  aînés  que 
menaçait  de  couvrir  à  certains  iours  la  voix  des  obus  et  repre- 


368  LOUIS  LENOIR  S    J 

nez  conscience  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  et  de  grand  dans 
notre  régiment.  Un  blessé  de  votre  bataillon  me  récrivait 
encore  hier  :  w  Le  4®  a  tellement  de  cote  à  Paris  que  je  ne 
veux  entrer  dans  aucun  autre  rég-iment.  »  Pour  ma  part,  je 
vous  avoue  n'avoir  jamais  autant  admiré  votre  valeur  que 
dans  la  dernière  attaque  du  12  août.  Après  trois  semaines  de 
souffrances,  malgré  vos  appréhensions,  sortir  comme  vous 
l'avez  fait,  parfaitement  eiî  ordre,  atteindre  les  réseaux  enne- 
mis, vous  y  battre  à  la  grenade,  revenir  aussi  crânement  que 
vous  étiez  partis  et  cela  sous  la  mitraille  que  vous  savez,  c'est 
cent  fois  plus  beau  que  d'enlever  huit  kilomètres  en  quelques 
heures  de  victoire,  comme  vous  l'avez  fait  le  l^""  juillet.  Le 
12  août  vous  avez  dépassé  tout  ce  qu'on  avait  dit  jusque-là 
de  plus  élogieux  sur  le  4^  colonial. 

Confiance  donc,  mes  chers  amis,  vous  valez  mieux,  beau- 
coup mieux  que  ne  le  dit  parfois  votre  fatigue.  L'âme  des 
héros  de  Bazeilles  vibre  toujours  dans  les  plis  de  votre  dra- 
peau. 


Quand  raumônier  jetait  ces  mots  d'une  psychologie 
si  pénétrante,  on  était  bien  loin  de  La  Maisonnette. 
Dans  la  nuit  du  20  août,  le  régiment  était  redescendu 
des  lignes.  «  Enfin,  nous  allons  pouvoir  nous  laver!  » 
s'était  écrié  le  Père  Lenoir.  D'abord  en  camions  jus- 
qu'auprès d'Amiens,  puis,  en  chemin  de  fer,  le  4®  colo- 
nial avait  été  transporté  dans  la  région  de  Glermont- 
sur-Oise.  La  Ô'  hors -rang  cantonnait  à  Noroy. 

On  se  trouvait  là  dans  un  joli  village,  où  tout  repo- 
sait des  horreurs  de  Biaches.  «  Il  y  a  des  œufs,  du 
lait  et  même  d'excellentes  carottes,  qui  dispenseront 
petit  Roger  de  m'envoyer  les  siennes.  »  Mais  l'église 
était  minuscule,  et  le  régiment  morcelé  :  le  l*""  batail- 
lon à  Guignières,  le  2e  à  Erquinvilliers. 

Un  autre  changement  avait  eu  lieu,  douloureusement 
ressenti,  et  qui  risquait  de  changer  l'allure  et  la  vie 


AU  GRAND  REPOS 


369 


intime  du  régiment.  Le  colonel  Pruneau  venait  d'être 
promu  au  commandement  de  la  32e  brigade  coloniale. 


CANTONNEMENTS   DE  REPOS  «1916 


Jp  XSammereux 


Sitôt  qu'il  Tavait  appris,  un  officier  temporairement 
évacué  écrivit  au  Père  Lenoir  :  «  C'est  bien  regrettable 
pour  le  4e  dont  il  avait  si  bien  conservé  l'esprit,  tandis 
que  vous  vous  efforciez  d'en  garder  Fàme.  »  Mais  quand 

24 


370  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

il  parlait  ainsi,  Tofficier  ne  connaissait  pas  encore  le 
successeur. 

En  terminant  le  discours  que  nous  analysions  plus 
haut,  et  bien  que  le  nouveau  brig-adier  fût  déjà  parti 
pour  rejoindre  son  poste,  Taumônier  avait  tenu  à  le 
saluer  publiquement  une  dernière  fois. 

Hélas  I  celui  qui  vous  avait  remis  ce  drapeau  nous  a  quitté 
lui  aussi.  Ce  n'était  pas  assez  des  morts,  il  nous  a  fallu  perdre 
le  chef  admiré  de  tous  pour  sa  bravoure,  le  père  extrême- 
ment aimé  de  chacun  pour  sa  bonté.  Mais  la  Providence  a  su 
faire  taire  aussitôt  nos  regrets  parle  choix  du  successeur... 
Sous  sa  conduite,  aimés  de  lui  comme  vous  Têtes  déjà,  il 
vous  sera  facile  de  maintenir  les  traditions  de  vos  morts... 

1 

Ce  qu'il  disait  en  public,  le  Père  l'écrivait  plus  Ion-       " 

guement  à  sa  famille.  «  Le  successeur  est  le  colonel 
Thiry,  tout  jeune,  jusqu'ici  chef  d'état-major  de  la 
3e  division  coloniale,  très  coté  pour  sa  valeur  militaire 
et  d'une  bonté,  d'une  amabilité  simple,  qui  continuent 
parfaitement  les  traditions  du  colonel  Pruneau.  »  C'était 
d'un  bon  augure,  que  l'avenir  ne  démentit  pas. 


Au  repos,  le  premier  souci  est  de  mettre  de  Tordre 
et  de  réorganiser.  Sauf  pour  la  comptabilité  de  son 
«  Livre  de  Prières  »,  où  l'on  sait  quelle  déplorable 
combinaison  financière  il  avait  imaginée,  le  Père 
Lenoir  était  d'une  rigueur  de  méthode  surprenante. 
Sauf  en  affaires,  il  était  un  homme  d'affaires  remar- 
quable. 

Le  nombre  des  églises  à  desservir  par  suite  de  la 
dispersion  du  régiment  multipliait  le  travail.  «  Chaque 
jour,  écrit-il,  courses  à  bicyclette  ou  à  pied,  et  chaque 


AU  GRAND  REPOS  371 

jour  aussi,  multiplication  des  sermons.  »  Pour  cette 
seule  période  du  27  août  à  la  Toussaint,  nous  avons  eu 
la  curiosité  de  compter  les  allocutions  écrites  qui  nous 
sont  parvenues.  Le  chiffre  est  impressionnant  :  58  cane- 
vas ou  plans ,  dont  certains  représentent  la  matière  de 
deux  pages,  et  10  instructions  surchargées  de  ratures, 
rédigées  d'un  bout  à  l'autre.  Un  très  grand  nombre  de 
ces  instructions  furent  prononcées  en  deux  ou  trois 
cantonnements  indiqués  d'ordinaire  en  tête  de  la 
feuille.  Si  l'on  songe  que  d'autres  canevas  ont  dû  se 
perdre  et  que ,  bien  des  fois ,  sans  doute ,  Taumônier 
n'eut  pas  le  loisir  de  jeter  d'avance  ses  notes  sur  le 
papier,  nous  croyons  être  en  dessous  de  la  vérité  en 
disant  que  durant  ces  «  mois  de  vacances  »  il  parla 
cent  dix  à  cent  vingt  fois. 

C'est  à  dessein  que  nous  avons  employé  le  mot  ins- 
tructions,  car  la  principale  préoccupation  du  Père  était 
d'enseigner.  Sauf  quelques  «  excellents  enfants  de  la 
Lozère  et  de  l'Aveyron  »^  les  nouveaux  venus  étaient 
d'une  ignorance  complète. 

«  Les  jeunes  16  nous  arrivent  nombreux ,  pour  tenir 
les  fusils  des  tués  —  de  «  nos  saints  »^  j'espère.  — 
Chez  eux  l'instruction  militaire  est  parfaite,  l'instruc- 
tion religieuse  nulle;  c'est  la  «  tabula  rasa  ».  Et  natu- 
rellement, tous  les  meilleurs  des  anciens,  qui  les 
auraient  amenés  k  Notre-Seigneur,  sont  partis  pour  le 
ciel  ;  ce  travail  de  formation  des  «  cadres  »  pour  le 
bien  est  à  recommencer  sans  cesse*...  » 

Le  Résumé  de  la  Religion  Catholique,  qui  dans  le 
Livre  de  Prières  occupe  trente -six  pages,  procurait  au 
catéchiste  le  texte  le  plus  ordinaire  de  ses  enseigne- 
ments. Veut-on  un  exemple?  Voici  comment  s'amorce 
la  preuve  de  l'existence  de  Dieu  ; 

*  Au  Père  Courbe,  6  seplembre. 


370  LOUTS  LENOIR  S.  J. 

V^ous  trouvez  un  jour,  sur  le  terrain  pris  à  Tennemi ,  une 
mitrailleuse  toute  montée.  Un  camarade  vous  en  donne 
l'explication  suivante  :  «  Cette  pièce  est  le  résultat  de  nos 
tirs  d'artillerie.  Nous  avons  lancé  dans  la  région  tellement 
de  projectiles  de  toute  sorte  que  des  éclats  se  sont  trouvés 
rassemblés  ici  en  très  grand  nombre;  par  hasard  ils  étaient 
tous  déchirés  de  façon  régulière;  par  hasard  aussi  en  se  ren- 
contrant, ils  se  sont  emboîtés  les  uns  dans  les  autres;  par 
hasard,  à  la  longue,  l'un  s'ajoutant  à  l'autre,  ils  ont  fini  par 
constituer  cette  mitrailleuse,  tandis  que  d'autres  éclats  à  côté 
s'emboîtaient  aussi  par  hasard  les  uns  dans  les  autres  et  for- 
maient les  caissons,  les  fcandes,  les  balles.  Quand  la  pièce 
était  en  action  tout  à  l'heure,  fauchant  nos  rangs,  nous  avions 
tort  de  croire  qu'un  homme  la  maniait  :  de  même  qu'elle 
s'est  faite  toute  seule  par  la  rencontre  fortuite  de  morceaux 
de  métal,  de  même  elle  se  mouvait  toute  seule  par  Teffet  du 
déplacement  de  Tair  et  le  jeu  automatique,  fortuit  aussi,  de 
ses  engrenages.  » 

Si  ce  camarade  ne  se  moque  pas  de  vous,  il  est  fou.  La 
préparation  de  tous  ces  morceaux  de  métal,  leur  agencement 
si  ingénieux  et  si  précis,  leur  combinaison  parfaite  en  vue 
d'un  but  à  obtenir,  portent  la  marque  indéniable  de  Vintelli- 
gence ,  pareil  outil  est  l'aboutissement  d'une  pensée.  C'est 
un  homme  qui  l'a  fait. 

Regardez  maintenant  le  monde,  avec  ses  milliers  d'étoiles 
et  de  planètes  gravitant  les  unes  autour  des  autres  dans  un 
ordre  parfait  infiniment  plus  compliqué  que  le  mécanisme 
d'une  mitrailleuse,  etc*... 


Nous  possédons  également,  de  cette  époque,  six 
instructions  sur  le  Notre  Père,  plusieurs  sur  la  Litur- 
gie^ à  propos  des  principaux  objets  qui  se  Aboient  à 
Téglise,  sur  la  Messe  et  les  ornements  sacerdotaux 
et  toute  une  série  sur  les  Saints.  La  Sainte  Vierge  y 
occupe  évidemment  la  place  d'honneur,  aux  jours  de 
Notre-Dame  des  Sept-Douleurs  et  des  fêtes  du  Rosaire. 
Puis    chaque    bienheureux    fournit    à    l'aumônier    une 

Livre  de  Prières  du  Soldat  Catliolique,  p.  89 


AU  GRAND  REPOS  373 

occasion  d'enseig-nement  doctrinal.  Les  stigmates  de 
saint  François  d'Assise  (17  septembre),  au  cours 
des  Quatre-Temps,  lui  permettent  d'insister  sur  l'esprit 
de  pénitence.  A  propos  de  saint  Janvier  et  de  l'am^ 
poule  de  cristal  qui  conserve  un  peu  de  son  sang, 
après  avoir  raconté  ce  qu'il  avait  vu  lui-même  à  Naples, 
il  précise  l'attitude  qu'il  faut  tenir  entre  le  scepticisme 
qui  nie  tout  miracle  et  la  crédulité  naïve  qui  le  voit 
partout.  Le  21  septembre,  saint  Mathieu  est  présenté 
comme  un  modèle  d'esprit  de  foi  ;  le  22 ,  saint  Mau- 
rice et  sa  légion  tliébéenne  prêchent  la  honte  du  res- 
pect humain  et  la  fierté  d'être  à  Jésus-Christ.  Quelques 
jours  après,  saint  Michel,  mis  en  opposition  avec  l'or- 
gueil de  Lucifer,  olFre  un  exemple  de  discijDline  et  les 
Anges  Gardiens  un  modèle  de  dévouement.  Puis  saint 
François  d'Assise,  le  4  octobre,  saint  Bruno,  le  6, 
l'amènent  à  parler  plusieurs  fois  de  la  vie  religieuse  et 
des  moines.  Enfin,  le  10,  François  de  Borgia,  le  duc  de 
Gandie,  chez  qui  la  pensée  de  l'éternité  fit  naître  le 
saint,  occasionne  deux  instructions  sur  l'Enfer  et 
le  Ciel. 

Gomment  ne  pas  rappeler  également  que  ce  fut  h 
Noroy  et  Erquinvilliers,  le  3^  dimanche  de  septembre, 
que  fut  prononcé  le  discours  :  «  Pourquoi  Dieu  ne 
fait- il  pas  cesser  la  guerre?  d  La  vaillante  revue 
Frères  d'Armes  le  publia  en  tract  quelques  mois 
après,  mais  la  censure  y  avait  taillé  une  large  brèche. 
Au  temps,  en  effet,  où  d'autres  avaient  pleine  liberté, 
—  si  même  ils  n'étaient  pas  subventionnés,  —  pour 
répandre  des  feuilles  venimeuses  contre  l'armée  et  ses 
chefs,  Frères  d'Armes  avait  l'interdiction  de  se 
demander  si  «  la  guerre  actuelle  n'était  pas  Vaboulisse- 
ment  logique  de  certaines  fautes...  »  On  ne  pouvait 
imprimer  qu'  «  à  nos  fautes  politiques  et  sociales 
s'étaient  ajoutées  des  offenses  directes  à  la  Divinité  ». 
Il  paraissait  dangereux  pour  la  défense  nationale  de 
rappeler  qu'  «  au  lieu  de  veiller  aux  intérêts  du  pays, 


374  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

nous  faisions  la  guerre  à  Dieu,  à  ses  religieux,  à  son 
nom  même,  systématiquement  exclu  de  nos  actes 
officiels  )) ,  et  que  «  nous  rejetions  hors  de  chez  nous 
tout  ce  que  Dieu,  dans  son  amour,  avait  institué  pour 
y  maintenir  l'ordre  et  la  paix*...  » 

Ces  questions  délicates,  le  Père  Lenoir  se  serait  cru 
coupable,  en  un  pareil  moment,  de  les  aborder  avec 
un  esprit  de  récrimination.  Seul,  un  but  doctrinal  le 
poussait.  Il  ne  pensait  pas  qu'on  pût,  sans  elles, 
résoudre  les  difficultés  soulevées  si  fréquemment  contre 
la  Providence.  Au  reste,  parmi  ses  auditeurs,  l'unani- 
mité était  complète  pour  reconnaître  à  ses  enseigne- 
ments un  caractère  de  pondération  et  de  mesure,  qui 
lui  assurait  de  l'ascendant  même  sur  les  non- catho- 
liques. Artiste  et  poète,  doué  d'une  sensibilité  très 
vive,  ayant  le  sens  mystique,  il  n'oubliait  pourtant 
jamais  que 

La  parfaite  raison  fuit  toute  extrémité. 

Par  respect  pour  la  doctrine,  dont  il  était  le  héraut, 
il  prévenait  jalousement  les  déformations  que  les 
cerveaux  simplistes  pouvaient  en  faire.  En  insistant  sur 
l'e'ficacité  de  la  prière ,  il  mettait  en  garde  contre  la 
superstition  :  «  Défiez -vous  de  ces  formules  que  l'on 
vous  enjoint,  avec  menaces,  de  recopier  sept  ou  neuf 
fois,  vraies  boules  de  neige  du  diable!  »  En  recom- 
mandant le  scapulaire,  il  avait  soin  de  prémunir  à  la 
fois  contre  le  fétichisme  qui  verrait  en  lui  «  un  préser- 
vatif infaillible,  une  sorte  de  gris-gris  »  et  contre  «  la 
présomption  de  ceux  qui  mettent  là  toute  leur  religion 
et  se  croiraient  dispensés  par  cette  pratique  des  actes 
beaucoup  plus  difficiles  des  vertus  chrétiennes  et  de 
l'observance  nécessaire  des  commandements  ». 

^  Tract  no  3  de  Frères   d'Armes  :  li,    rue  d'Assas,  Paris;   le  texte 
censuré  a  été  rétabli  dans  une  édition  ultérieure. 


AU  GRAND  REPOS  375 

Bien  qu'il  n'y  eût  plus  guère,  au  4%  de  mar- 
souins ayant  fait  les  colonies,  peut-être  s'y  conservait- 
il  encore,  parmi  les  traditions,  une  vague  religiosité 
exotique,  dosée  de  fatalisme  et  de  superstition,  qui 
exigeait,  plus  qu'ailleurs,  prudence  et  mise  au  point. 
De  là  sans  doute  ce  remerciement  adressé  à  une  per- 
sonne qui  lui  avait  envoyé  de  petits  médaillons  : 
«  Merci  de  vos  Sacré-Cœur;  je  m'en  sers,  mais  peu, 
pour  des  raisons  particulières  à  mon  régiment...  Aussi 
vaudrait-il  mieux,  pour  le  plus  grand  bien,  les  utiliser 
ailleurs*.  »  Et  qui  donc  oserait  dire  qu'à  cause  de  cela 
il  fût  moins  dévot  qu'un  autre  au  Sacré-Cœur? 

Même  préoccupation  dans  ce  passage,  que  nous 
retrouvons  sous  sa  plume,  à  deux  reprises,  en  sep- 
tembre 1915  et  1916,  textuellement  le  même,  si  impor- 
tante lui  apparaissait  la  précision  de  doctrine  qu'il 
renferme  : 


On  a  dit  le  miracle  de  la  Marne.  Mes  amis,  miracle  signifie 
intervention  positive  de  Dieu,  dérogeant  accidentellement 
aux  lois  de  la  nature,  lois  qu'il  a  lui-même  posées  et  dont  il 
reste  le  Maître  tout- puissant.  Il  y  a  des  miracles  incontes- 
tables dans  l'Évangile  et  dans  l'histoire  de  TEglise.  Aussi,  je 
n'aime  pas  entendre  pro«raner  ce  mot  ;  on  lui  enlève  sa  valeur, 
on  le  démonétise  en  criant  au  miracle  pour  tous  les  faits  qui 
dépassent  nos  prévisions.  Si  Ton  prouve  un  jour  que  Dieu 
soit  intervenu  directement  dans  la. victoire  de  la  Marne,  en 
dérogeant  d'une  façon  quelconque  aux  lois  de  la  nature,  très 
bien,  nous  l'appellerons  un  miracle.  D'ici  là,  contentons- 
nous  de  dire  qu'en  disposant  les  circonstances  de  cette  bataille 
décisive,  en  inspirant  nos  chefs,  en  secondant  nos  efforts, 
Dieu  nous  a  aidés,  ou  comme  disaient  les  gens  de  Naïm,  que 
w  Dieu  a  visité  son  peuple^  ». 

*  Au  Carmel  de  X...,  27  mai  1916. 

*  Ce  sermon  fut  donné  le  15e  dimanche  après  la  Pentecôte,  où 
l'Kvanfçile  raconte  la  résurrection  du  fils  de  la  Yeave  de  Naïm.  (S.  Luc, 
chap.  vn.)- 


376  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Car  le  plus  extraordinaire  à  la  Marne,  où  se  manifesta  le 
mieux  Taicle  divine,  ce  fut  vous ^  vous,  épuisés,  vaincus, 
désorganisés,  démoralisés,  vous  reprenant  tout  à  coup,  rede- 
venant maîtres  d'un  ennemi  incomparablement  plus  fort... 


* 

*  *• 

Le  Père  Lenoir  a  beau  se  dépenser,  il  n'arrive  pas, 
à  cause  de  l'éparpillement  des  troupes,  à  satisfaire  tous 
ceux  qui  réclament  sa  présence.  Le  médecin -major  du 
1er  bataillon  lui  écrit  de  Cuignières  :  «  Je  faisais  der- 
nièrement la  réflexion  que  l'on  ne  vous  voyait  plus 
depuis  qu'il  n'y  a  plus  d'obus  autour  de  nous  *.  » 

Mais  l'aumônier  n'oublie  pas  ceux  qui  souffrent.  La 
mutinerie  de  Biaches  avait  eu  son  contre -coup  au 
conseil  de  guerre.  «  Hier,  j'ai  fait  quarante  kilomètres 
à  bicyclette  pour  aller  consoler  et  réconforter  quatre  de 
mes  enfants,  condamnés  à  mort  pour  une  heure  de 
défaillance  ou  plutôt  d'enfantillag-e. . . ,  bien  triste  journée. 
J'aurai  du  moins  la  consolation  de  les  voir  mourir  en 
bons  chrétiens  et  ïnonter  droit  au  ciel'.  » 

En  le  remerciant  «  pour  son  dérangement  » ,  l'un  de 
ces  malheureux  signait  :  «  Un  ami  qui  vous  serre  cor- 
dialement la  main,  »  puis  il  ajoutait  :  «  Si  vous  voulez 
m'écrire,  voici  mon  adresse  :  Monsieur  N...,  à  la 
prévôté  de  la  2*  division  coloniale,  secteur  13.  »  Le 
Père  Lenoir  avait  des  amis  partout.  Un  autre  con- 
damné, —  un  de  ces  créoles  dont  il  avait  fait  un  si 
vibrant  éloge,  —  lui  disait  en  Une  langue  amphigou- 
rique, qui  tout  à  coup  devenait  sincère  :  «  J'ai  grand 
l'honneur  de  vous  remercier  de  toutes  vos  estimes 
d'ambition  et  de  bienfaits  que  vous  avez  pu  emporter 

1  Lettre  de  M.  Louis  Colat,  26  septembre. 
*  A  ses  parents,  12  septembre. 


AU  GRAND  REPOS  377 

au  VIS  à  vis  de  notre  cas.  Si  vous  saviez  dans  quel 
état  d'angoisse  perpétuelle  j'étais,  par  des  suites  de  mon 
corps  qui  soulïre  et  démon  esprit  qui  travaille!  Depuis 
que  j'ai  reçu  votre  gentille  visite,  il  me  semble  que 
l'émoi  que  j'avais  n'existe  plus...  » 

L'espoir  que  l'aumônier  avait  fait -luire  à  leurs  yeux 
ne  fut  pas  trompé.  Le  recours  en  grâce,  fortement 
motivé,  fut  agréé  par  le  président  de  la  République. 
Et  une  lettre  signée  des  quatre  coupables  repentants 
prévint  aussitôt  «  leur  Père  »  que  la  peine  était  com- 
muée en  prison. 

L'organisation  du  service  religieux  n'empêchait  pas 
le  Père  Lenoir  de  songer  aux  orphelins  et  aux  moins 
fortunés  du  régiment,  qui  avaient  besoin  d'une  mar- 
raine. Là  aussi  il  fallait  mettre  de  l'ordre.  Un  certain 
nombre  de  protégés  avaient  vraiment  gâté  le  métier, 
et  tous  en  pâtissaient.  A  propos  de  demandes  indis- 
crètes d'argent,  l'aumônier  écrivait  : 

Je  tâcherai  d'y  remédier,  le  pauvre  petit  est  excusable, 
étant  totalement  abandonné  et  sans  éducation.  Mais  les  envois 
en  nature  ne  sont  jamais  de  trop  :  Tadministration  est  bien 
loin  de  donner  le  nécessaire,  comme  le  prétendent  les  jour- 
naux... 

Dix  jours  après  il  reprenait  son  plaidoyer  auprès  de 
la  même  personne. 

Je  regrette  bien  que  les  marraines  se  lassent  de  leurs  fil- 
leuls ou  plutôt  des  soins  à  leur  donner,  car  si  certains  com- 
mencent à  démériter  ou  deviennent  moins  nécessiteux, 
d'autres  le  restent  toujours  et  le  temps,  qui  ajoute  sans  cesse 
à  leurs  souffrances,  les  rend  de  plus  en  plus  intéressants, 
c'est-à-dire  dignes  d'intérêt.  Plus  je  vais,  plus  je  les  plains 
et  les  admire  tout  à  la  fois.  Si  jamais  j'ai  la  joie  de  vous  les 
présenter,  vous  comprendrez  tout  ce  qu'on  a  dit  de  plus  beau 
sur  le  soldat  de  France. 


378  LOUIS  LENOlll  6.  J. 


Éloquent  pour  apitoyer  sur  les  détresses  matérielles, 
le  Père  Leiioir  ne  pouvait  l'être  moins  au  sujet  de  la 
misère  des  âmes.  Pour  elles  il  imagina  de  trouver  aussi 
des  marraines,  heureux  de  rendre  à  un  mot  souvent 
profané  par  la  presse  boulevardière  quelque  chose  de 
son  sens  chrétien.  L'occasion  s'en  offrit  à  lui  en  des 
circonstances  qui  méritent  d'être  contées. 

Les  conversions  rapportées  aux  chapitres  précédents 
ont,  plus  d'une  fois  sans  doute,  surpris  le  lecteur...  De 
ces  faits  mystérieux,  dont  la  source  est  divine,  nous 
pouvons  du  moins  trouver  une  explication  partielle 
dans  le  dogme  si  consolant  et  trop  peu  utilisé  de  la 
Communion  des  Saints.  Entre  les  âmes  chrétiennes 
existent,  par  l'intermédiaire  de  leur  chef  Jésus,  des 
liens  surnaturels,  plus  éthérés  mais  plus  réels  que  les 
ondes  de  la  télégraphie  aérienne  et  qui  nous  trans- 
mettent de  Fun  à  l'autre  certains  mérites  et  le  résul- 
tat de  nos  prières. 

Or  donc,  il  y  avait  une  fois,  sur  une  terre  d'exil,  un 
pauvre  Carmel ,  à  qui,  vers  la  fin  de  1915,  le  R.  P. 
Labrosse  prêta  le  récit  du  Petit  Patrouilleur.  Ce  fut  un 
enchantement.  Plus  tard,  le  monastère  reçut,  par  la 
même  voie,  la  première  partie  des  Deux  Marsouins  de 
1915.  L'enthousiasme  s'accrut,  au  point  qu'en  "récréa- 
tion l'on  en  parlait  sans  cesse.  L'une  des  sœurs  ayant 
affirmé  que  cela  lui  valait  autant  et  peut-être  plus 
qu'une  retraite,  la  Mère  supérieure  se  prit  à  la  taquiner 
sur  ses  «  trois  directeurs  »  :  Raymond^,  Fred  et  Petit- 

1  f^om  de  baptême  du  Petit  Patrouilleur,  v.  la  fin  du  chap.  vi. 


AU  GRAND  REPOS  ^t^ 

Pierre.  Elle  réponlait  :  «  Je  suis  si  honteuse  quand 
je  pense  que  j'ai  peut-être  reçu,  en  un  an,  plus  de 
grâces  qu'eux  trois  dans  toute  leur  vie.  —  Quant 
à  moi,  ajoutait  une  autre,  mon  jugement  particulier, 
je  le  crains,  consistera  en  ceci  :  le  bon  Dieu  placera 
un  Fred  devant  mes  yeux ,  me  faisant  voir  d'un  coup 
d'œil  ce  qu'il  a  reçu  et  fait.  La  comparaison  ne  sera 
pas  longue,  et  j'ai  peur  qu'elle  ne  tourne  pas  à  mon 
avantage...  » 

Ainsi  devisait-on  derrière  les  grilles,  tant  et  si  bien 
que  certaines  religieuses  se  sentirent  inspirées  de  faire 
à  Dieu,  s'il  le  jugeait  bon,  l'abandon  de  Leurs  conso- 
lations spirituelles,  —  le  seul  bien  que  possède  une 
Carmélite,  —  pour  obtenir  aux  convertis  du  Père 
Lenoir  douceur  dans  la  prière  et  persévérance. 

La  seconde  partie  de  la  merveilleuse  histoire  de  Fred 
et  Petit-Pierre  manquait  encore. 

«  Quel  malheur,  s'écriait- on,  que  la  fin  n'arrive 
pas!  »  Et,  s'adressant  à  celle  qui  paraissait  la  moins 
timide,  on  ajoutait  :  «  Vous  devriez  écrire  au  Père 
pour  la  lui  demander.  —  Je  veux  bien,  dit  celle-ci  en 
riant,  mais  notre  Mère  ne  permettra  jamais.  »  Or  la 
Mère  prieure  répliqua  tout  de  suite  :  «  Mais  si,  je  vous 
permets.  » 

Prise  au  mot,  la  religieuse  dut  s'exécuter.  Ce  fut 
l'origine  de  tout. 

La  réponse  du  Père  Lenoir  fut  débordante  de  joie  et 
de  confusion.  11  voyait  dans  cette  démarche  «  une 
preuve  nouvelle  que  ses  petits  Saints  de  là-haut 
veillaient  sur  leurs  camarades ,  en  suscitant  pour  eux 
les  pnères  et  les  mérites  qui  feraient  triompher  la 
grâce  ».  Mais  il  suppliait  de  ne  pas  oublier  devant 
Dieu  «  l'aumônier  chargé  de  les  instruire  et  qui  est 
parfois  si  embarrassé  pour  le  faire...,  tant  le  manque  de 
sainteté,  d'union  à  Notre-Seigneur  paralyse  l'ins- 
trument! »  A  l'intérieur  de  l'enveloppe  qui  contenait 
cette   première   lettre,  —  huit  grandes  pages,  —  nous 


380  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

avons  lu  ces  mots  tracés  par  l'une  des  lectrices  :  «  La 
première  lettre  qui  a  failli  me  faire  devenir  sainte.   » 

«  Dès  lors*,  chaque  envoi  du  Père  Le-noir  fut  poui 
la  maison  un  événement.  Les  récréations  du  Garmel 
sont  toujours  pleines  d'entrain  ;  mais  quand  le  visage 
de  Mère  sous -prieure  laissait  conjecturer  qu'il  y  avait 
quelque  chose  du  4^  colonial,  c'étaient  les  grandes  bonne? 
récréations.  Les  bateaux  n'étant  pas  réguliers,  nous 
restions  souvent  plusieurs  jours  sans  nouvelles  de  nos 
familles.  Cette  lettre  du  Père,  c'étaient  tous  nos  ^rères 
et  parents  de  la  guerre  que  nous  avions  sous  les  yeux. 
Mais  avant  de  l'ouvrir,  quelle  angoisse  !  La  première 
question  était  toujours  :  «  Y  a-t-il  des  conversions?  » 
Si  l'on  répondait  non,  si  les  Pâques  avaient  été 
entravées  par  le  mauvais  temps,  si  une  campagne 
semblait  s'amorcer  contre  les  communions  du  sojr,  si 
les  nouveaux  renforts  étaient  moins  assidus  que  les 
anciens  aux  offices,  c'était  évidemment  qu'on  avait 
mal  prié.  «  Ces  lettres,  disait  une  sœur,  me  font  l'ellet 
d'un  coup  de  fouet.  Priez  I  priez!  sauvez  cette  âme!... 
C'est  à  en  perdre  la  respiration.  »  Et  nous  rappelant 
que  Fred  converti  avait  imaginé  de  5e  chiner  pour 
obtenir  à  d'autres  la  lumière  de  la  foi,  nous  l'imitions, 
—  c'était  bien  le  moins  ;  —  on  se  quêtait  récipro- 
quement des  sacrifices.  L'impulsion  é'èait  si  forte  que 
certaines  n'auraient  pas  ouvert  une  porte,  dit  un  verset 
de  l'ofïîce  ou  bu  un  verre  d'eau  sans  l'offrir  «  pour  nos 
marsouins  ».  Entre  soi,  on  ne  se  demandait  pas  un 
service,  sans  un  signe  qui  voulait  dire  :  C'est  pour 
eux. 

«  Mais  quand  les  nouvelles  étaient  bonnes,  quelle 
joie!  Les  anciennes  oubliaient  avec  les  jeunes  leur 
gravité  et  notre  Mère  devait  presque  imposer  silence.  » 


*  Les  détails  qui  suivent  sont  tirés  textuellement  soit  de  relations 
écrites,  soit  de  récits  qui  nous  ant  été  faits  de  derrière  la  {grille  du 
monastère. 


AU  GRAND  REPOS  381 

Un  jour,  le  courrier  apporta  l'histoire  d'un  libre- 
penseur  qui,  élevé  très  chrétiennement,  puis  affilié  aux 
sociétés  secrètes,  avait  conçu  pour  la  religion  une  haine 
féroce.  Deux  fois  à  la  mort  depuis  le  début  de  la 
guerre,  il  avait  refusé  tout  aumônier. 

Il  y  a  quelques  semaines,  racontait  le  Père,  il  nous  arrive  : 
terreur  dans  son  entourage,  qui  n'ose  plus  pratiquer. 
Quelques  jours  après,  son  escouade  est  violemment  bom- 
bardée. «  Si  j'avais  été  touché,  me  dit-il  ensuite,  et  que  vous 
vous  fussiez  approché  de  moi,  je  vous  aurais  chassé  comme 
un  chien.  »  Le  lendemain,  pour  éviter  une  corvée,  il  fait  un 
détour  et  passe,  sans  lé  vouloir,  près  de  l'endroit  où  je  disais 
la  messe  en  plein  air.  Une  force  irrésistible  le  prend  et  le 
pousse  dans  l'assistance,  tandis  qu'à  l'intérieur  une  grâce 
intense  le  bouleverse... 


\  ce  récit,  on  devine  sî  les  cœurs  battaient.  Mais 
comment  exprimer  la  stupeur  de  reconnaissance  qui 
accueillit  ce  mot  final  du  converti  : 


En  se  relevant,  après  sa  confession,  il  me  dit,  avec  un  sens 
chrétien  remarquable  :  «  Quelqu'un,  je  le  sens,  a  dû  prier 
beaucoup  pour  moi.  » 

Ce  jour-là,  il  y  eut  des  larmes  dans  bien  des  yeux, 
de  Carmélites. 

D'autres  fois,  l'enthousiasme  ne  fut  pas  aussi  caimft, 
on  releva  même  quelques  excès.  De  la  joie  d'une 
conversion  foudroyante  apprise  aux  I^rs  Vêpres  de 
sainte  Anne,  sa  patronne,  une  novice  se  troubla  telle- 
ment qu'elle  agissait  tout  de  travers.  Et,  comme  on  lui 
en  faisait  la  remarque  :  «  Oh!  ma  Mère,  répondit-elle, 
je  comprends  que  le  bon  Pasteur  ait  perdu  la  tête  et 
que,  pour  courir  après  la  brebis  égarée,  il  ait  laissé  là 


i^2  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

les  quatre-vingt-dix-neuf  autres!  »  On  prétendit  aussi 
qu  à  force  de  prier  pour  les  coloniaux,  telle  religieuse 
parut  avoir,  «  en  dirigeant  les  cérémonies  du  Gliœur' 
l'air  du  sergent  qui  fait  faire  Texercice  ». 

Petits  inconvénients  au  prix  des  avantages  qu'ap- 
portait cette  collaboration  d'apostolat.  Elle  était  tout 
à  fait  dans  les  traditions  du  Carmel.  Quand  sainte 
Thérèse  fondait  sa  Réforme,  c'était  pour  prier  jour 
et  nuit  et  aider  continuellement  ceux  qui  sont  employés 
au  salut  des  âmes  :  «  Mes  sœurs,  disait-elle,  c'est  là 
votre  vocation,  ce  sont  là  vos  affaires...  Le  jour  où 
vous  cesseriez  dé  consacrer  vos  prières,  vos  désirs,  vos 
jeûnes  à  ce  but  tout  apostolique,  vous  ne  rempliriez 
plus  la  fm  pour  laquelle  le  Seigneur  vous  a  réunies 
ici^  ». 

Les  Carmélites  exilées  s'intéressèrent  même  aux  dif- 
ficultés pécuniaires  provoquées  par  le  Livre  de  Prières 
du  Soldat  Catholique.  11  est  tel  quatrain  qui,  glissé 
dans  un  numéro  spécimen^  attira  de  larges  aumônes  : 

Va,  Petit  L'ivre^  et  dans  son  âme 
Allume,  s'il  en  est  besoin, 
La  douce  mais  brûlante  flamme 
De  l'apostolat  du  Marsouin. 

Une  prière  cependant  n'obtint  pas  l'effet  qu'on 
espérait.  Le  Carmel,'  au  13  septembre  1916,  était 
«  depuis  un  mois  et  un  jour  »  sans  aucune  nouvelle 
de  l'aumônier.  La  messagère  habituelle  fut  chargée  de 
s'informer.  «  Nos  mères  et  sœurs  croyaient  que  vous 
aviez  été  tué;  j'ai  pensé  que  le  meilleur  moyen  de 
le  savoir  était  de  vous  écrire...  »  La  réponse  vint, 
pacifiante,  mais  ne  satisfit  pas  complètement,  car  elle 
se  terminait  par  cette  phrase  :  «  Si  le  divin  Maître 
veut  bien  me  prendre  aussi,  comme  je  l'espère,  pendant 
cette    campagne,    je    me  joindrai    humblement   à    nos 

*  Histoire  d'après  les  Bollandistes,  Retaux -Bray,  tome  I,  pp.  214, 
338.  341. 


AU  GRAND  KEPOS  383 

Saints  du  4e  colonial,  pour  vous  bénir  de  là -haut  et 
vous  aider  à  vous  sanctifier  beaucoup  encore  avant  de 
nous  rejoindre  ^  » 

C'était  une  hache  à  deux  tranchants.  L'engagement 
final  fut  enregistré  évidemment  avec  joie.  Au  nom  de 
tout  le  Garmel,  la  destinataire  écrivit  en  bas  de  la 
lettre  en  soulignant  quatre  fois  le  dernier  mot  :  «  A 
garder  précieusement  à  cause  de  la  promesse,  celle 
d.'un  Sai?>t.  »  Mais  on  protesta  vivement  contre  cette 
idée  de  partir  tout  de  suite  pour  le  ciel  :  «  Si  tous  les 
bons  s'en  vont,  il  ne  restera  plus  que  des  chenapans. 
Que  deviendrons-nous  dans  cette  triste  compagnie,  si 
le  bon  Dieu  nous  laisse  ici-bas?  »  Et  pour  le  convaincre, 
on  lui  lançait  une  sorte  de  syllogism.e  :  «  Nous  sommes 
entrées  au  Carmel  pour  sauver  les  âmes.  Or  pour  cela 
Notre-Seigneur  se  sert  d'apôtres.  Malgré  vos  désirs  du 
ciel,  mon  Père,  puisque  vous  êtes  apôtre,  nous  ferons 
tout  notre  possible  pour  vous  retenir  sur  la  terre.  » 

Si,  en  ce  point,  les  Carmélites  ne  furent  pas  exau- 
cées, elles  le  furent  merveilleusement  pour  tout  le 
reste.  En  maintes  occasions,  le  Père  Lenoir  constata, 
par  des  convergences  dont  il  avait  seul  le  secret, 
combien  fut  efficace,  sur  les  âmes  dont  il  était  chargé, 
l'apostolat  de  leurs  prières. 

*  7  septembre  1916. 


TROISIEME    PARTIE 


VERS    L'ORIENT    —    LA    MACEDOINE 


Octobre  1916  —  Mai  1917 


CHAPITRE  XXn 

DANS     L'ATTENTE     DE     SALONIQUE 

COMME   LES   CHEVALIERS   DE   MALTE 
FOURVIÈRE    ET    NOTRE-DAME    DE    LA    GARDE 

(12  Octobre  —  26  Novembre  1916) 

Après  un  mois  et  demi  passé  autour  de  Noroy,  le  4e 
colonial  se  mit  en  route  ;  mais  au  lieu  de  marcher  vers 
l'est,  il  s'éloignait  encore  des  tranchées. 

Qu'allait-il  devenir?  Depuis  plusieurs  semaines,  on 
répétait  que  le  général  Gouraud  réclamait  les  coloniaux 
en  Champagne.  Sans  doute,  on  allait  prendre  le  chemin 
de  fer...  Mais  non;  voici  qu'on  s'écartait  des  lignes; 
on  remontait  au  nord-ouest,  entre  Beauvais  et  Breteuil. 

Nous  marchons,  sans  rien  savoir,  sans  rjien  comprendre  à 
notre  destination  :  le  colonel  lui-n^ôine  n'en  a  pas  la  moindre 
idée.  Nous  allons  au  jour  le  jour,  à  l'aide  d'ordres  qui  arrivent 
chaque  nuit  pour  le  lendemain  :  on  se  croirait  en  «  pèleri- 
nage »,  au  temps  du  noviciat,  avec  le  rouleau  à  décacheter 
chaque  soir... 

C'est  sans  doute  le  pèlerinage  vers  la  victoire.  Mais  s'il 
avait  une  allure  plus  religieuse,  il  semblerait  moins  long*. 

*  A  ses  parents,  14  octobre.  Le  Père  fait  ici  allusion  à  un  usage  bien 
connu  des  prêtres  qui  jadis  offraient  l'hospitalité  aux  novices  de  la 
Compagnie  de  Jésus ,  au  cours  de  leur  pèlerinage.  A  titre  dépreuves, 
pour  s'habituer  à  compter  sur  la  Providence,  les  novices  s'en  allaient 
deux  à  deux,  pendant  un  mois,  sans  argent,  mendiant  chaque  jour 
leur  nourriture  et  leur  gîte,  en  suivant  un  itinéraire  que  d'ordinaire 
ils  ne  connaissaient  qu'au  fur  et  à  mesure. 


388 


LOUIS  LENOTR   S.  .1. 


L'aumônier  s'efforce,  pour  son  compte,  de  lui  donner 
cette  allure  religieuse.  Et,  comme  la  fête  de  sainte 
Marguerite-Marie  approchait,  il  jalonne  sa  route  d'ins- 
tructions sur  le  Sacré-Cœur.  Les  deux  dernières  cause- 
ries de  la  neuvaine  se  firent  à  Sommereux. 

«  Ici,  Téglise  est  à  deux  kilomètres  de  la  popote, 
lisons- nous  dans  le  naïf  récit  de  Hugon.  Le  soir,  j'ai 
vu  plusieurs  fois  le  Père  trouver  quelqu'un  sur  son 
chemin  et  se  retourner  pour  ne  pas  le  laisser  revenir,  et 
alors  il  ne  dînait  pas  si  je  ne  l'avais  pas  forcé  à  prendre 
quelque  chose.  Mais  ce  qu'il  acceptait  c'était  quelques 
ligues  ou  un  peu  de  viande  froide  ou  un  peu  de  confi- 
ture, un  peu  de  vin  et  une  petite  tasse  de  café.  Des  fois 
je  lui  disais  :  «  Il  vous  faut  prendre  le  temps  de  man- 
ger. Il  reviendrait  bien.  »  Il  me  disait  :  «  C'est  pas 
sûr.  Et  comme  ça  c'est  sûr.  »  Et  il  était  content  d'avoir 
ramené  une  âme  de  plus  à  Notre- Seigneur  Jésus- 
Christ.   Et  puis,   il  faisait  de  ses  beaux   sermons  pour 


nous  encourager...  » 


Un  résultat  des  sermons  de  Sommereux  nous  a  été 
conté  par  le  lieutenant  Bédier  :  «  Mon  ordonnance  était 
un  homme  qui  ne  mettait  jamais  les  pieds  à  l'église. 
Vieux  père  de  famille,  peu  instruit,  mais  entêté,  il 
avait  entendu  dire  que  les  curés  étaient  des  fumistes, 
et  il  s'en  tenait  là.  Un  soir,  à  Sommereux,  comme  je 
lui  demandais  je  ne  sais  plus  quel  service,  il  me  lança 
tout  à  coup  :  «  Mon  lieutenant,  c^st  que  je  voudrais 
aller  au  salut.  —  Tiens  !  —  Et  même  que  c'est  pour  faire 
plaisir  à  mon  lieutenant.  »  Le  motif  me  surprit,  car  je 
ne  lui  avais  jamais  manifesté  le  moindre  désir  à  ce 
sujet.  Je  crus  simplement  que  le  bonhomme  voulait 
couper  à  la  course  dont  j'allais  le  charger.  Mais  le 
lendemain,  il  était  encore  au  salut,  et  le  surlendemain 
et  les  jours  suivants.  Je  me  gardai  bien  de  lui  en 
faire  la  remarque.  Quelque  temps  après,  lisant  quand 
même  dans  mes  yeux  un  certain  étonnement,  il  me  dit  : 
«  Oh!  c'est  que  maintenant,  mon  lieutenant,  c'est  plus 


DANS   L'ATTENTE  DE  SALONIQUE  389 

pour  vous  faire  plaisir.  —  Ah!  —  Voyez-vous,  quand 
j'assiste  au  sermon,  ça  m'enlève  mon  cafard.  Autrefois, 
j'allais  boire  un  coup.  Maintenant  je  vais  au  salut.  — 
Bon  !  —  C'est  que  lui,  vous  savez,  il  ne  parle  pas  comme 
les  autres...  »  Notez  que  le  brave  garçon  n'avait  sans 
doute  pas  entendu  prêcher  depuis  sa  première  commu- 
nion ;  ce  qui  ne  rempêcha  pas  de  conclure  :  «  Lui , 
c'est  sincère.  Il  m'a  fait  pleurer.  Ça,  c'est  un  bon 
bougre  !  » 

La  Toussaint  ramenait  une  des  plus  chères  dévotions 
du  Père  Lenoir.  Quand  il  avait  une  grâce  plus  difficile 
à  obtenir,  c'était  à  «  ses  Saints  du  4^  colonial  »  qu'il 
s'adressait  de  préférence.  De  ses  sermons  de  guerre, 
près  du  tiers  portent  en  tête,  après  une  offrande  <(  au 
Sacré-Cœur,  à  la  très  Sainte  Vierge  et  à  saint  Ignace  », 
une  quatrième  invocation  «  à  ses  Saints  ».  Et  dans  les 
centaines  de  lettres  de  consolation  qu'il  dispersa  aux 
quatre  coins  de  la  France ,  rien  de  plus  fréquent  que 
des  phrases  comme  celle-ci  :  «  Ces  prières,  que 
j'offre  pour  vous,  pour  le  petit  Henri,  pour  la  petite 
Jeanne,  je  les  fais  passer  par  les  mains  de  votre  cher 
mari,  votre  Saint,  le  Saint  de  la  famille.  » 

Dès  lors,  il  n'est  pas  surprenant  que  le  sermon  du 
l"  novembre  ait  fait  impression. 


Il  y  a  deux  ans,  à  pareille  date,  j'expliquais  à  l'un  de  vos 
camarades  que  cette  fête  de  la  Toussaint  est  la  fête  de  tous 
ceux  qui  sont  au  Ciel.  Il  me  répondit  en  souriant  :  «  Alors 
ce  sera  ma  fête  Fan  prochain.  »  C'est  sa  fête  aujourd'hui; 
car  il  est  tombé  le  25  septembre  sur  les  pentes  de  Massi^'^es... 


Dans  l'auditoire,  plusieurs  craignaient  que  ce  ne  fût 
aussi  la  fête  de  l'orateur  l'année  suivante.  . 


300  LOUIS  LENOIR  S.  J, 


Cependant  Tattente  persistait.  Le  29  octobre,  le 
Père  avait  écrit  :  «  Le  mauvais  temps  est  une  cause 
de  ce  retard.  »  Et  le  30  :  «  Notre  départ  ne  semble 
plus  imminent.  »  On  s'apprêtait  à  prendre  ses  quar- 
tiers d'hiver,  quand  brusquement,  le  2  novembre,  la 
grande  nouvelle  filtra  :  Salonique. 

A  l'esprit  du  plus  grand  nombre,  ce  mot  n'éveillait 
que  des  idées  confuses.  Synonyme,  pour  les  uns,  de 
«  fièvre  »  et  de  «  pestilence  »,  il  équivalait,  pour 
d'autres,  à  «  nouveauté  ».  Ceux-ci  appréhendaient  un 
plus  grand  éloignement  de  leur  famille  et  des  permis- 
sions plus  rares  :  ceux-là  se  réjouissaient  d'hiverner 
au  pays  qu'ils  croyaient  être  celui  du  soleil.  Plusieurs 
étaient  vexés  de  cette  mesure ,  humiliés  même ,  parce 
qu'ils  la  considéraient  comme  une  punition  pour 
1  équipée  du  11  août;  cette  opinion  s'étale  avec  amer- 
tume dans  V Historique  du  4^  Colonial.  Mais,  puisqu'il 
fallait  envo^^er  des  troupes  hors  de  France,  n'était-il 
pas  naturel  que  le  choix  tombât  sur  des  coloniaux? 

Dès  le  premier  instant,  le  Père  Lenoir  ne  vit  qu'une 
chose  :  la  volonté  de  Dieu,  le  devoir.  A  lui,  plus  qu'à 
tout  autre,  il  appartenait  d'atténuer  les  impressions 
pénibles,  appréhensions  et  froissements  d'amour-propre, 
et  de  faire  converger  vers  le  but  fixé  toutes  les  énergies 
disparates. 

Pour  saisir  l'âme  d'une  foule,  il  faut  lui  présenter 
un  idéal;  et  quand  cet  idéal  se  concrétise  dans  un 
souvenir  connu  du  passé ,  l'auditoire  vibre  et  l'orateur 
est  maître.  C'est  ce  qui  arriva  au  Père  Lenoir  le 
5  novembre.  Hugon  écrit  :  «  Le  jour  où  il  nous 
annonça  notre  départ  en  Orient,  il  nous  fît  un  sermon 
magnifique,  en  nous  pariant  de  nos  ancêtres  quand  ils 


DANS  L'ATTENTE  DE  SALONIQUE  391 

partaient  en  croisade.  »  Coïncidence  que  Taumônier  ne 
manqua  pas  d'exploiter  :  Somniereux  avait  possédé 
jadis  une  commanderie  de  Malte. 

A  travers  le  canevas  qui  nous  en  est  resté,  il  sera 
facile  de  nous  rendre  présents  à  ce  discours. 


Avant  de  quitter  cette  église  où,  durant  trois  semaines, 
nous  avons  reçu  tant  de  g-ràces,  tant  de  communions,  si 
souvent  prié  pour  la  victoire  et  pour  nos  morts,  je  veux 
vous  parler  d'un  souvenir  qui  s'y  rattache. 

Il  y  a  huit  cents  ans,  vivaient  ici  des  Chevaliers  de  Malte. 
Moines -guerriers,  ils  répandaient  leur  charité  dans  le  pays; 
puis,  quand  l'heure  sonnait,  ils  partaient  pour  les  croisades, 
expédition  bien  plus  pénible  et  plus  longue  que  nos  voyages 
d'aujourd'hui  :  pas  de  sous-marins,  mais  des  navires  lents 
et  frêles,  pas  de  retour  avant  longtemps,  danger  de  peste 
et  de  maladies...  Sous  ces  voûtes  mêmes  a  retenti  le  cliquetis 
de  leurs  armes  et  leur  chant  :  Dieu  le  veut! 

Dieu  le  veut!  Ces  mots  étaient  une  affirmation  et  une  prière. 

Affirmation  que  leur  cause  était  sacrée  :  reprendre  la  Terre 
Sainte,  qui,  comme  telle,  était  française... 

Prière  pour  obtenir  force  et  constance  dans  le  sacrifice  et 
pour  faire  leur  devoir... 

Aujourd'hui,  même  cri,  même  prière.  Car  d'ici,  où  par- 
tez-vous? 

Contre  les  violateurs  des  principes  de  justice,  de  charité, 
de  paix.  Ils  ont  beau  invoquer  Dieu,  pratiquement  ils  le 
démentent  par  leurs  actes.  Leur  triomphe  serait  la  ruine  de 
la  religion.   Donc  notre  cause  est  sainte. 

Dans  cette  affirmation  et  cette  prière,  vous  trouverez  la 
force  de  faire  votre  devoir,  peut-être  très  long,  très  dur,  mais 
qui  est  la  volonté  de  Dieu. 

Les  Chevaliers  de  Malte,  parce  que  défenseurs  de  la  cause 
de  Dieu  et  pour  obtenir  sa  protection,  essayaient  de  mieux 
vivre,  —  et  avant  de  partir  recevaient,  dans  cette  église,  abso- 
lution et  communion. 

Vous  de  même,  pour  avoir  Dieu  avec  vous,  soyez  plus  chré- 
tiens,  —  et  avant  de  partir,  purifiez- vous  de  vos  fautes  et 
communiez. 


302  LOUIS  LENOIR  S.  .1. 


* 


Le  4e  colonial  quittait  la  France.  Mais  emmènerait-il 
son  aumônier?  Il  semble  que  la  question  n'aurait  pas 
dû  se  poser...  Or,  non  seulement  elle  se  posait,  mais 
les  règlements  la  tranchaient  par  la  négative. 

Un  remaniement,  en  effet,  venait  de  s'opérer  dans 
les  divisions  coloniales.  Le  4^,  ainsi  que  le  8e,  formant 
brigade  ensemble  sous  les  ordres  du  général  Têtard, 
passaient  à  la  division  qui  partait  pour  TOrient,  la  16^; 
tandis  que  le  Père  Lenoir  continuait  de  compter  au 
groupe  de  brancardiers  de  la  2e  division,  qui  restait  en 
France. 

Il  y  eut  là  pour  l'aumônier  quelques  jours  d'une 
véritable  angoisse.  D'autant  plus  que,  dans  ces  derniers 
mois,  des  «  articles  tendancieux,  comme  il  l'écrit, 
avaient  paru  sur  l'organisation  de  l'aumônerie  »  qui 
tendaient  à  «  débiner  ceux  qui  s'affectent  aux  régi- 
ments^ ». 

Rien  n'eût  été  plus  facile,  pensera-t-on,  que  de  rayer 
le  Père  des  contrôles  du  G.  B.  D./2.  pour  l'inscrire  au. 
G.  B.  D./16.  Simple  jeu  d'écriture...  Et  pourtant,  non, 
pas  si  simple,  car  le  décret  du  5  mai  1913  n'accordait 
à  chaque  division  qnun  seul  aumônier  titulaire,  et  à 
la  16e  ce  poste  était  rempli. 

Au  reste,  l'organisation  de  l'aumônerie  dans  cette 
division  était  restée  jusqu'alors  strictement  conforme  à 
la  lettre  des  règlements.  L'aumônier  titulaire,  ainsi 
que  son  adjoint,  vivaient  au  G.  B.  D,  même,  et 
rayonnaient  de  là  pour  desservir  comme  ils  pouvaient, 
aidés  par  des  prêtres-soldats  dévoués,  les  unités  de  la 
division.  Aussi  ne  se  montrait-on  nullement  pressé  d'y 

*  LeUre  du  Père  Lenoir  au  Père  G.  G.,  14  novembre  1916.  * 


DANS  L'ATTENTE  DE  SALONIQUE  393 

admettre  quelqu'un  qui  bouleversait  los  méthodes  éta- 
blies. Bref,  il  y  eut  des  froissements. 

Cependant  les  instances  du  Père  Lenoir  furent  si 
tenaces,  et  surtout  son  désespoir  à  la  pensée  d'être 
séparé  de  son  4^  fut  si  émouvant,  que  l'autorisation  fut 
accordée.  Il  compterait  pour  ordre  au  G.  B.  D./16,  en 
surnombre  ;  mais  on  craignait  que  l'autorisation  ne  fût 
pas  longtemps  maintenue  à  l'armée  d'Orient,  où  les 
brimades  à  l'égard  des  aumôniers  n'étaient  pas   rares. 

Pour  couper  court  à  toute  rivalité  d'influence,  le 
Père  promit  très  volontiers  de  limiter  son  action  au 
seul  4e  colonial.  Cet  engagement  ne  lui  coûta  pas  ;  il 
ne  désirait  rien  autre  chose. 

Discret  comme  il  Tétait,  l'aumônier  ne  fit  part  à 
personne  de  ces  difficultés.  Quand  plusieurs  années 
après  il  les  connut,  le  colonel  Thiry  nous  écrivit  : 

Je  n'avais  jamais  entendu  dire  que  quelqu'un  eût  rauclace 
de  reprocher  à  un  aumônier  d'avoir  refusé  le  farniente  d'un 
G .  B .  D  .  pour  suivre  un  régiment  qui  était  détaché  et  qui 
pouvait  être  appelé  à  s'engager  isolément.  Et  quand  il  s'agit 
du  Père  Lenoir,  c'est  un  comble  I 

D'ailleurs,  personne  n'a  rien  à  reprocher  au  Père  Lenoir. 
S'il  n'a  jamais  paru  au  G.  B.D.,  où  l'affectaient. /e.v  règle- 
ments, le  seul  responsable,  c'est  le  colonel  du  régiment,  c'est 
donc  moi  et  je  revendique  celte  responsabilité.  Je  ne  pouvais 
rendre  de  meilleur  service  à  mon  régiment  que  de  lui  conser- 
ver son  aumônier  connu  et  aimé  de  tous,  admiré  de  tous, 
respecté  par  tous*. 

Il  restait  au  fils  à  informer  ses  parents.  Il  les  savait 
admirables  de  courage.  Mais  ne  fallait-il  pas  amortir  au 
cœur  d'une  mère  le  choc  de  la  nouvelle?  Aussi  quelle 
délicatesse  dans  ces  messagef.  successifs  ! 

Le  4  novembre,  rien  qu'un  mot  :  <(  Un  grand  mou- 
vement se  prépare,  dont  je  vous  reparlerai  bientôt  sans 

*  Lettre  du  colonel  Thiry,  10  octobre  1920. 


sy^ 


L0UÎ3  LENOin   S.  J. 


doute  ..  »  Deux  jours  après,  en  indiquant  son  nouveau 
scclcur  postal,  conséquence  de  son  passage  à  la  16^  divi 
sion  coloniale  :  c  II  fallait  cette  mutation  pour  me 
permettre  de  suivre  mon  cher  4«  dans  Torganisation 
nouvelle  de  certaines  troupes  d'élite  ..  »  Puis,  le 
7  novembre,  à  midi  45,  passant  à  Versailles  même, 
tout  près  du  «•  nid  •> ,  il  jette  par  la  portièie  une  carte 
avec  ces  lignes  : 

En  gare  des  Chantiers  I. .. 

Mais  il  était  impossible  de  vous  prévenir,  chers  parents 
bien -aimés.  .  Nous  nous  arrêtons  quelques  minutes  seule- 
ment, nous  serons  demain  soir  au  camp  de  ia  Valbonne,  près 
de  Lyon,  ou  nous  resterons  quelques  semaines.  Je  ferai 
limpossibie  pour  revenir  de  là  à  Versailles,  ne  fût-ce  que 
quelques  minutes. 

Enfin,  le  lendemain,  une  longue  lettre  oij,  sans  qu'il 
soit  même  nécessaire  de  dire  les  mots  douloureux,  tout 
se  devine  : 


...  Avec  quelle  émotion  et  quels  regrets  j'ai  dû  hier  vous 
envoyer  ce  mot  de  si  près,  sans  pouvoir  vous  embrasser!.,. 
C'était  à  Tend  roi  t  même  des  adieux  du  28  septembre  1897. 
Celui  qui  a  si  bien  combiné  toutes  choses,  alors  et  depuis, 
continuera  :  nous  pouvons  avoir  confiance  en  Lui. 

La  destination  temporaire  que  je  vous  précisais  dans  ce  mot 
vous  a  laissé  comprendre  le  but  de  notre  déplacement  et  le 
nouveau  théâtre  de  guerre  où  l'on  veut  utiliser  les  marsouins. 
Ne  vous  effrayez  pas  :  tout  bien  considéré,  il  y  a  beaucoup 
plus  de  chances  humaines  de  revenir  de  là-bas  que  de  la 
Somme  infernale  d'où  nous  sortons.  Quant  aux  chances 
divines,  elles  sont  partout  les  mêmes... 

Seule  la  distance  est  réelle,  avec  le  retard  forcé  des  nou- 
velles et  les  revoirs  nécessairement  plus  rares.  C'est  un  sacri- 
fice que  nous  offrirons  ensemble  à  la  France  et  au  bon  Dieu, 
sans  nous  plaindre,  pour  la  victoire  de  nos  armées  et  pour  le 
salut  des  âmes  qui  me  sont  confiées. 


DANS    L'ATTENTE  DE   SALONIQUE  395 

Nos  hommes  sont  enchantés  de  partir,  moi  aussi.  C'est  le 
voyage  d'il  y  a  quatorze  ans  qui  recommence \.. 


A  lire  une  pareille  lettre,  ne  croirait-on  pas  qu'il 
s'agit  d'un  voyage  d'agrément?...  «  Toutes  les  chevau- 
chées sont  charmantes,  dit  V Imitation,  quand  la  grâce 
de  Dieu  vous  transporte.  » 

Pour  adoucir  encore  la  souffrance,  le  cœur  du  fîls 
multiplie  au  cours  de  ces  journées  toutes  les  bonnes 
nouvelles  qu'il  peut  glaner  : 

Un  mot  de  YOEuvre  des  Campagnes  me  dit  que  le  succès 
du  Petit  Livre  est  tel  qu'elle  vient  de  prendre  la  décision 
d'une  nouvelle  édition  de  40000  exemplaires...  Bien  entendu 
je  n'y  contribue  pas  financièrement^. 

Ainsi  la  Providence  n'avait  pas  manqué  à  celui  qui 
comptait  sur  elle  uniquement. 

Selon  son  espoir,  le  Père  put  revenir  durant  quelques 
heures  à  Versailles.  Mais  faut-il  dire  à  Versailles?  Car 
le  plus  clair  de  ces  deux  journées  s'écoula  en  courses 
apostoliques  au  chevet  de  ses  anciens  marsouins,  sur- 
tout dans  les  hôpitaux.  De  retour  à  Lyon,  le  17  no- 
vembre, après  une  nuit  passée  tout  entière  à  causer 
de  l'Orient  avec  l'abbé  de  Genouillac,  aumônier  de 
la  Piotte,  qui  repartait  pour  Salonique,  il  envoyait  ce 
rapide  billet  où  se  découvre  au  naturel  toute  son  âme  : 


Chers  parents  bien -aimés,  en  attendant  Theure  de  monter 
à  Fourvière  dire  ma  messe,  je  veux  vous  envoyer  un  mot  de 
filiale  tendresse,  de  reconnaissance,  d'espoir  en  une  réunion 
complète    et    prochaine.     Ne    vous    inquiétez    pas.    Soyez, 

'  A  sa  famille,  8  novembre.  Les  derniers  mots  font  allusion  à  son 
druart  pour  rUniversité  Saint-Joseph  de  Beyrouth,  en  1902. 
*  11  novembre. 


396  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

d'avance,  reconnaissants  au  bon  Dieu  qui   arrangera   toutes 
choses  comme  il  Fa  fait  jusqu'ici. 

Que  ce  revoira  été  court!  Je  me  faisais  scrupule  de  l'écour- 
ter  encore  hier  soir,  et  j'étais  tout  peiné  de  vous  quitter  une 
heure  plus  tôt.  Mais,  après  coup,  je  ne  puis  le  regretter  :  non 
seulement  j'ai  trouvé  mes  deux  pauvres  blessés,  mais,  grâce 
à  l'auto,  j'ai  pu  faire  plusieurs  autres  visites  qui  se  sont  trou- 
vées on  ne  peut  plus  opportunes.  J'ai  pu  aussi  aaheter  enlin 
les  petits  livres  tant  cherchés... 

Ainsi  luttaient,  —  et  se  conciliaient,  —  au  cœur  du 
Père  Lenoir  les  sentiments  du  fils  et  de  l'apôtre.  N'est- 
ce  pas  plus  humain  et,  somme  toute,  plus  édifiant,  que 
les  adieux  stoïques  ou  ampoulés  prêtés  par  la  légende 
à  tel  ou  tel  saint  missionnaire? 

A  Fourvière,  il  fut  rejoint  par  plusieurs  de  ses 
coloniaux  lyonnais,  qui  se  trouvaient  en  permission; 
Jacques  Terrel  était  là,  séminariste  à  l'âme  ardente, 
qui  devait,  comme  son  aumônier,  être  tué  en  Macé- 
doine. Pour  lui  faire  prononcer  la  consécration  de  tout 
le  régiment  à  la  Sainte  Vierge,  le  Père  avait  choisi  la 
chapelle  de  Notre-Dame  du  Bon-Conseil,  envers  qui, 
on  se  le  rappelle,  il  avait  une  particulière  dévotion*. 


* 


Inutile  de  raconter  ce  que  fut  l'action  du  Père  Lenoir 
durant  les  quinze  jours  passés  près  de  la  Valbonne,  à 
Meximieux.  Nous  ne  pourrions  que  nous  répéter.  «  Je 
multiplie  les  cérémonies,  écrit-il,  pour  multiplier  les 
occasions  de  retour  à  Dieu  et  de  communion.  » 

Mais,  après  avoir  noté  ses  adieux  à  sa  famille,  pou- 
vons-nous taire  le  salut  qu'à  k  veille  de  partir  il 
adressait     au   pays    de   France  ?   C'était  en  terminant 

*  Voir  la  note  p.  116  cL,  sur  Jacques  Tcrrcl,  voir  p.  525. 


DANS  L'ATTENTE  DE  SALONIQUE  397 

son  discours  sur  la  Dédicace  des  églises,  le  2e  dimanche 
de  novembre  : 


En  ces  années  de  guerre,  il  me  semble  que  cette  fête  des 
églises  de  France  est  particulièrement  opportune. 

Elles  ont  tant  soutTert,  nos  pauvres  églises  !  Je  ne  parle  pas 
de  celles  qui  ont  péri  sous  les  obus,  partageant,  malgré  leur 
caractère  sacré,  le  sort  des  villages  que  Tennemi  vouait  à  la 
ruine.  A  celles-là,  sans  doute,  nous  devons  en  cette  fête  un 
hommage  tout  spécial,  comme  à  nos  morts. 

Mais  je  parle  de  celles  qui  demeurent  encore,  celles  de 
chez  vous,  églises  de  campagne  ou  cathédrales  de  grandes 
villes.  Que  de  souffrances  elles  ont  connues  depuis  vingt-cinq 
mois  !  que  d'angoisses  se  sont  réfugiées  là  à  toutes  les  heures 
du  jour  ! 

Si  Ton  voulait,  sur  une  immense  carte  de  France,  marquer 
d'un  trait  rouge,  d'un  trait  de  sang,  les  lieux  des  plus  grandes 
douleurs  de  cette  guerre,  il  faudrait  marquer  d'abord  le  cœur 
des  femmes  et  les  églises.  Aussi,  à  la  veille  de  quitter  cette 
terre  de  France,  nous  les  saluons  avec  amour,  avec  recon- 
naissance, toutes  nos  églises,  en  ce  jour  de  leur  fête.  Elles 
incarnent  en  quelque  sorte  Tâme  douloureuse  du  pays;  elles 
incarnent  l'âme  des  mères,  des  femmes,  des  enfants  qui, 
tandis  que  nous  serons  au  loin,  viendront  y  prier,  y  consoler 
leurs  peines,  y  puiser  la  force  de  nous  écrire  des  lettres  qui 
entretiendront  notre  couraiie... 


Ces  derniers  mots  n'étaient  qu'une  suggestion.  A  plu- 
sieurs reprises,  aux  saluts  du  soir,  devant  la  popu- 
lation du  bourg  qui  accourait  nombreuse,  le  Père  y 
insista.  Pour  viriliser  les  âmes,  il  savait  l'importance 
des  affections  de  famille.  Comme  ces  antennes  qui  ne 
se  dressent  vers  le  ciel  que  grâce  aux  liens  qui  les 
retiennent  fortement  à  la  terre,  ainsi  de  bien  des 
hommes...  Sur  les  lèvres  du  Père  Lenoir,  les  souvenirs 
du  foyer  tour  à  tour  consolaient,  purifis^ient,  faisaient 
pleurer  et  prier.  Combien  de  mères,  combien  de 
femmes  lui  doivent  d'avoir  retrouvé  le  cœur  d'un  prc- 


398  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

digue!  Or,  voici  que  la  dispersion,  fruit  mauvais  de  la 
guerre,  allait  se  faire  plus  complète.  A  trop  s'étirer,  le  lil 
casse.  Ces  nobles  alfections,  déjà  blessées,  ne  seraient- 
elles  pas  brisées  en  plusieurs,  par  léloignement? 
L'aumônier  le  craignait...  C'est  pourquoi,  au  cours  de 
ces  dernières  journées,  il  se  fit  de  mieux  en  mieux 
—  ce  qu'il  avait  toujours  été  depuis  deux  ans  —  un 
merveilleux  agent  de  liaison. 

Les  sermons  sur  sainte  Cécile,  le  22  et  le  24  no- 
vembre, les  derniers  prononcés  en  France,  sont,  à  ce 
point  de  vue,  un  chef-d'œuvre  de  fine  psychologie  et 
de  zèle  éclairé.  Pour  fêter  la  patronne  des  musiciens 
et  attirer  à  l'église  d'autres  soldats  que  les  habitués, 
le  salut  avait  revêtu,  ces  deux  soirs,  à  Meximieux  et 
à  Villieu,  l'allure  grandiose  d'un  concert  religieux. 
Parler  d'une  vierge  romaine  du  IlJe  siècle  à  des  mar- 
souins sur  le  point  de  lever  l'ancre,  pouvait  sembler 
une   gageure.    Le    Père   Lenoir    n'est   pas    embarrassé. 


Vous  vous  rappelez  le  fait  dominant  delà  vie  de  sainte  Cécile. 
Elle  était  la  fiancée  de  Valérien,  qui  lui  apportait  en  partage 
une  des  plus  grosses  fortunes  de  Rome,  un  cœur  droit  et 
généreux,  une  âme  de  soldat  :  les  plus  riches  dons,  sauf  le 
plus  riche  de  tous,  le  plus  nécessaire,  le  seul  nécessaire,  la  foi 
chrétienne.  Valérien  était  païen.  Cécile  n'eut  pas  de  repos 
tant  que,  par  ses  prières  et  par  son  action,  elle  n'eût  gagné 
Valérien  à  la  vraie  foi.  Elle  y  mit  tout  son  tact  de  femme, 
toute  sa  tendresse  de  fiancée,  tout  son  zèle  de  chrétienne,  et 
elle  finit  par  Tamener,  elle  triomphante,  lui  très  humble, 
aux  pieds  du  Pape  saint  Urbain  pour  le  baptême  et  la  com- 
munion. Quelques  jours  après,  ils  étaient,  l'un  près  de  l'autre, 
martyrisés,  et  depuis  lors,  depuis  dix-sept  cents  ans,  ils  sont 
tous  deux  dans  le  bonheur  du  Ciel,  vivant  ensemble  une  vie 
d'amour  infiniment  plus  douce  et  plus  intime  que  celle  qu'ils 
rêvaient  sur  terre. 

Leçon  très  utile  pour  nous  tous. 

Vous,  mères  ou  femmes,  sœurs  ou  fiancées  de  soldats, 
n'êtes- vous  pas  toutes,  plus  ou  moins,  chargées  par  Dieu  de 


DANS  L'ATTENTE  DE  SALONIQUE  399 

leur  montrer  le  chemin  du  devoir  —  du  devoir  chrétien,  et 
du  devoir  miUtaire  qui  est  une  partie  du  devoir  chrétien  —  ? 
Quand  ils  viennent  près  de  vous,  en  permission,  quand  vous 
leur  écrivez,  n'avez-vous  pas,  comme  Cécile,  un  merveilleux 
rôle  à  remplir  près  d'eux,  en  oubliant  vos  propres  souffrances, 
en  les  taisant  tout  au  moins,  pour  ne  plus  penser  qu'à  leur 
âme  à  eux,  qui,  peut-être,  est  tentée  de  lassitude  et  que  vos 
paroles  aimées  ranimeront  mieux  qu'une  parole  du  chef  ou 
du  prêtre? 

Ah  !  ces  lettres  superbes  que  les  soldats  m'ont  bien  sou- 
vent données  à  lire  I  Lettres  griffonnées  un  soir,  à  la  veillée, 
d'une  écriture  que  Fâge  faisait  trembler,  —  ou  la  fatig-ue  du 
jour,  ou  l'émotion,  —  mais  où  la  mère,  la  femme,  la  liancée 
avait  mis  tout  son  cœur,  cœur  de  française  et  de  chrétienne, 
qui  n'avait  pas  tremblé,  lui,  pas  même  sur  les  mots  de  dan- 
ger ou  de  mort  :  l'amour  en  débordait,  un  amour  fort,  viril, 
inspirant  la  vaillance,  le  sacrifice  de  tout  au  devoir.  Et  quand 
le  père  ou  le  petit  avait  lu  cela ,  il  avait  bien  senti  des  larmes 
gonfler  ses  paupières,  mais  des  larmes  de  bonheur,  de  fierté, 
et  tout  de  suite,  d'instinct,  son  cœur  avait  battu  à  l'unisson 
du  cœur  de  là-bas. 

Et  cependant  qui  saura  jamais  les  douleurs  cachées  der- 
rière ces  lettres?  Les  images  de  sainte  Cécile  la  représentent 
avec  la  palme  de  son  martyre.  Ne  faudrait-il  pas  figurer  une 
palme  aussi  près  de  ces  femmes  que  les  séparations  de  la 
guerre  torturent,  et  qui  savent  encore  écrire  des  lettres 
héroïques?... 


Le  2o  novembre,  ordre  subit  de  départ.  Et  le  lende- 
main ,  après  un  voyage  où  il  n'y  eut  d'autre  incident 
que  les  acclamations  formidables  d'un  régiment  russe, 
à  qui  les  marsouins  avaient  joué  leur  hymne  national, 
le  1"  bataillon  arrivait  à  Marseille  vers  le  milieu  du  jour. 

Ne  vous  tourmentez  pas,  écrivait-il  encore  à  sa  mère,  je 


400  LOUIS  LENOIU  S.  J. 

suis  en  bonnes  mains,  des  mains  maternelles  ;  demain  malin, 
je  dirai  la  messe  à  Notre-Dame  de  la  Garde. 

Ses  enfants  y  montèrent  nombreux  avec  lui.  Une 
personne*,  qui  ne  le  connaissait  encore  que  par  les 
lettres  enthousiastes  d'un  filleul  de  guerre,  fut  frappée 
du  «  respect  admiratif  dont  tous  Tentouraient...  Son 
teint  était  rosé  par  Tair  vif  de  la  colline  et  avec  son 
petit  calot  et  sa  barbiche,  il  avait  à  la  fois  allure  de 
missionnaire  et  de  soldat...  Quel  immense  bonheur 
pour  une  mère,  disait-elle  en  terminant,  que  de  possé 
der  un  tel  fils  !  Mais  aussi  que  d'angoisses  !  » 


1  Mni^  Deneuve,  lettre  à  M"«  Marguerite  Vétillart,  21  décembre  1916 
—  Le  2«  et  le  3«  bataillon  suivirent  de  près.  Mais  ils  s'embarquèrent  à 
Toulon,  sur  le  Canada.  Voir  plus  loin  p.  431. 


CHAPITRE  XXIII 

EN   MÉDITERRANÉE 

LEITRE   SUR  l'aUMÔNERIE  MILITAIRE. 
LE  DANGER  DES  SOUS -MARINS  ET  DÈS  GRECS. 

(27  Novembre  —  9  Décembre  1916) 

On  s'embarque  !  Le  Britannia  avait  accompli  déjà 
trente-quatre  traversées  de  guerre,  sans  avarie.  C'était 
de  bon  augure.  Les  hommes  disaient  :  «  Il  est  verni!  » 
Nul  doute  que  la  trente -cinquième  ne  fût  heureuse. 

Sous  les  derniers  rayons  d'un  soleil  d'automne,  Mar- 
seille est  trop  belle  en  ce  soir  du  27  novembre,  et 
trop  douce.  Elle  accroît  dans  les  âmes  le  regret  de 
quitter  la  France.  Pour  couper  court  aux  émotions, 
tandis  qu'on  appareille,  la  musique  attaque  la  Marseil- 
laise et  \  Hymne  des  Marsouins.  * 

Et  maintenant,  le  danger  c'est  le  sous- marin.  La 
route,  les  escales,  l'horaire  doivent  être  secrets.  Le 
sont-ils  pour  l'ennemi,  dans  une  grande  ville  cosmo- 
polite, où  les  partants  racontent  au  premier  venu  tout 
ce  qu'ils  vont  faire?  En  février  dernier,  le  Père  Lenoir 
ne  l'ignorait  pas,  un  de  ses  frères  en  religion,  le  Père 
de  Daran,  qui  accompagnait  comme  lui  une  armée 
flottante  de  coloniaux,  n'avait  pas  achevé  son  voyage. 
Dans  le  numéro  de  la  Revue  des  Deux- Mondes  qui 
s'imprimait  au  moment  même  où  l'on  quittait  Marseille*, 

*  Numéro  du  l^r  décembre  1916  ;  cf.  ?ierre  Lhajide,  Trois  prêtre»^ 
soldats,  chez  Beauchesne. 

26 


402  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

M.  Georges  Goyau  rappelait  le  geste  d'absolution  tracé 
à  plusieurs  reprises  par  le  jésuite  sur  les  torpillés  de 
la  Provence;  s'étant  volontairement  dépouillé  de  sa 
ceinture  de  liège  au  profit  d'un  homme  qui  en  man- 
quait, «  il  aida  tous  ses  camarades  à  mourir,  et  puis  il 
mourut  ». 

A  bord  du  Dritannia,  on  organisa  tout  de  suite,  en 
prévision  de  la  plongée  possible ,  les  exercices  de  sau- 
vetage. Un  coup  de  clairon,  et  tous  devaient  se  préci- 
piter sur  leur  ceinture;  un  second  coup,  et  chacun  se 
portait  au  poste  d'abandon  assigné,  canot  ou  radeau. 

Dès  le  second  jour,  une  alerte  eut  lieu  qui  n'avait 
rien  de  fictif.  Au  large  de  la  Sardaigne,  une  canonnière 
s'approcha  et  son  commandant  cria  par  mégaphone  : 
«  Sous-marin  signalé  au  sud.  Ne  passez  pas  avant  6  heures 
et  demie.  »  On  en  fut  quitte  pour  ralentir  et  zigzaguer 
jusqu'à  la  nuit.  Les  marsouins,  qui  se  déclaraient  fort 
contents  de  la  nourriture,  n'en  perdirent  pas  l'appétit. 
Ils  étouffèrent  seulement,  pour  la  soirée,  leurs  chants 
et  leurs  rires.  Mais  à  partir  de  cette  alerte,  chacun 
couva  sa  ceinture  d'un  œil  plus  attentif,  et  les  sergents 
n'eurent  pas  à  répéter  deux  fois  les  consignes  qui,  le 
soleil  couché,  interdisaient  sur  le  pont  les  cris  et  la 
lumière. 

De  jour,  les  yeux  étaient  à  la  fête.  Le  29,  on  s'était 
réveillé  devant  Bône,  et  durant  de  Jongues  heures,  on 
ne  se  lassa  pas  de  contempler  les  couleurs  ensoleil- 
lées de  la  côte  algérienne. 

Afin  de  faciliter  au  Père  Lenoir  sa  messe  et  son 
ministère,  le  commandant  du  bord  avait  mis  à  sa  dis- 
position une  cabine,  pour  lui  seul.  Mais  l'aumônier 
n'eut  garde  de  se  la  réserver.  Grâce  aux  tentures  qui 
le  suivaient  toujours,  deux  sapeurs  «  de  ses  fidèles  n 
l'avaient  transformée  en  une  ravissante  chapelle,  où 
l'on  se  succédait  tout  le  long  du  jour  pour  prier, 
causer  et  recevoir  le  Viatique.  De  temps  à  autre,  l'au- 


EN  MÉDITERRANÉE  403 

mônier  s'échappait  pour  parcourir  les  cales,  distribuait, 
comme  aux  tranchées,  des  cigarettes  aux  bien  por- 
tants, ou  tirait  de  sa  fameuse  boîte  de  pharmacie  des 
pilules  infaillibles  contre  le  mal  de  mer. 

A  le  voir  ainsi  entièrement  oublieux  de  lui-même, 
les  témoins  étaient  dans  l'admiration.  Mais  lui,  de  plus 
en  plus,  se  croyait  inférieur  à  sa  tâche.  Lorsque,  sa 
journée  finie,  il  se  retrouvait  seul,  auprès  du  petit 
tabernacle,  luttant  contre  le  sommeil,  il  en  faisait  la 
conlidence  :  «  Je  pars  le  cœur  gros;  la  plupart  de 
mes  hommes  ne  sont  pas  prêts,  ils  le  sont  moins  que 
jamais.  »  Et  ailleurs  : 

A  côté  des  fidèles  qui  connaissent  Notre- Seigneur,  com- 
bien Tignorent  encore...  ou,  le  connaissant,  ne  veulent  pas 
de  Lui!  Priez  pour  toutes  ces  pauvres  âmes,  retenues  par 
Tignorance  ou  la  passion,  ou  le  respect  humain,  si  près  de 
leur  éternité*.  La  nuit  rôdent  quelques  Nicodèmes,  ajoutait- 
il  dans  une  autre  lettre.  Mais  qu'est-ce  que  tout  cela  à 
côté  des  centaines  d'indifTcrents  ou  de  trembleurs?  Nous  avons 
reçu,  au  moment  même  du  départ,  de  sérieux  renforts,  des 
inconnus  :  pas  moyen  d'aborder  la  plupart  !  Et  je  n'ai  à  bord 
que  douze  cents  de  mes  hommes  !  Les  deux  mille  trois  cents 
autres  sont  derrière,  sans  aumônier'^  ! 


Puis,  faisant  allusion  aux  critiques  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  il  ajoutait  :  «  Il  est  vrai  que,  si  j'étais  au 
G.  B.  D.,  pas  un  seul  n'aurait  avec  lui  l'aumônier  ni 
le  Viatique...  » 

Cette  question  de  l'organisation  de  l'aumônerie  le 
hantait  de  plus  en  plus.  Le  matin  de  l'embarquement, 
tandis  que  les  pèlerins  de  Notre-Dame  de  la  Garde 
redescendaient  la  colline,  Hugon  avait  surpris  un 
lambeau    de     conversation    du    Père    Lenoir    avec    un 


'  A  Jacques  de  Thuy,  l^r  décembre, 
*  Au  Père  G.  G...,  30  novembre. 


404  LOUIS  LENOm  S.  J. 

prêtre  :  «  Nous  ne  devons  pas,  disait-il,  nous  cantonner 
au  poste  de  secours.  Le  plus  grand  nombre  des  l)lessés 
ne  s'y  arrêtent  pas.  C'est  sur  le  champ  de  bataille  qu'il 
nous  faut  aller;  là  où  l'on  meurt  avant  que  les  bran- 
cardiers ne  puissent  faire  la  relève.  C'est  la  notre 
place.  »  Et  le  ton  vif  de  ces  paroles  frappa  tellement 
le  brave  Hugon  qu'il  note  exactement  l'heure,  8  h.  30, 
où  elles  furent  prononcées. 

Le  Père  Lenoir  n'ignorait  pas  que  là  où  les  chefs 
maintenaient  la  lettre  du  règlement  et  ne  permettaient 
pas  le  passage  dans  les  unités  combattantes ,  certains 
aumôniers,  prisonniers  contraints  d'une  légalité  mes- 
quine, avaient  accompli  des  merveilles.  Mais  ce  dont 
il  souffrait  c'est  que,  la  question  ayant  été  soulevée 
dans  quelques  revues,  on  l'eût  souvent  résolue  de  la 
façon  qu'il  jugeait  la  moins  favorable  au  bien  des 
âmes.  A  vouloir  maintenir  le  prêtre  dans  son  groupe  de 
brancardiers,  on  faisait  le  jeu  de  ceux  qui  redoutent 
son  influence...  «  Ces  discours,  ces  conseils  donnés 
magistralement  par  des  incompétents  de  l'arrière  me 
mettent  hors  de  moi^  » 

Somme  toute,  le  mot  d'ordre  :  «  L'aumônier  au 
G.  B.  D.  !  »  lui  semblait  être  de  même  nature  que  la 
formule,  fameuse  sous  Waldeck-Rousseau  :  «  Le  prêtre 
à  la  sacristie  !  » 

Aussi  aurait-il  voulu,  pour  empêcher  ces  idées  de 
prévaloir,  qu'on  éclairât  l'opinion.  Et  dans  sa*  petite 
cabine  du  Brilannia ,  tandis  qu'on  dort  et  que  «  ça 
danse  »,  il  mûrit  son  projet. 

Je  voulais,  écrivait-il  le  30  novembre,  vous  envoyer 
là-dessus  tout  un  mémoire.  Mais,  avec  la  mer  qui  nous 
berce,  je  n'en  ai  pas  le  cœur...  Quelques  faits  seulement... 

Et  le  voici  qui,  d'une  plume  alerte,  oublia-nt  le  som- 
*  Au  Père  G.  G...,  14  cl  30  novembre. 


EN  MÉDITERRANÉE  405 

meil,  se  met  à  rédiger  bien  mieux  que  le  mémoire 
qu'il  se  défend  d'écrire  :  vingt-huit  pages,  auxquelles 
nous  avons  déjà  fait  quelques  emprunts.  Mais  nous 
avons  le  devoir  d'y  insister,  car,  par  avance,  elles 
auréolent  magnifiquement  les  méthodes  d'apostolat  qui 
devaient  finalement  coûter  la  vie  au  Père  Lenoir 
devant  Monastir^ 

Après  avoir  rappelé  ses  efforts  d'octobre  1914  pour 


*  Si  l'on  se  préoccupait  un  jour  de  l'organisation  méthodique 
de  l'auniônerie  militaire  en  France,  il  y  aurait  lieu  de  tenir 
compte  des  critiques  émises  ici.  On  les  trouvera  développées  plus  au 
long-,  sous  le  pseudonyme  de  Verax ,  par  M.  l'abbé  Périer,  qui  fut 
aumônier  de  la  88^  D.  I.  Dans  son  opuscule,  sobre  et  loyal,  intitulé 
Vérités  sur  iaumônerie  mililaire  (Beauchesne),  pas  de  récriminations 
stériles ,  mais  une  discussion  serrée ,  menée  vivement  au  moyen  de  faits- 
typiques  et  convaincants.  Dans  le  compte  rendu  publié  par  les  Etudes 
du  5  mars  1918,  le  P.  S[ainte]-M[arie]  s'accorde  pleinement  avec 
lui  pour  déclarer  que  «  la  question  de  l'aumônerie  militaire  a  été  mal 
posée  et  mal  résolue  ». 

Enfin,  dans  la  Revue  du  Clergé  français,  du  25  mai  1918,  le  P.  Alexis 
Décout  a  repris  ces  critiques  et  rédigé,  somme  toute,  le  mémoire  que 
le  P,  Lenoir  eût  souhaité.  Ce  rapport,  de  tout  point  remarquable, 
signale  «  dans  V organisation  même  de  l'aumônerie  une  triple  cause 
de  difficultés  et  de  faiblesse  «  :  le  nombre  des  aumôniers  est  insuffisant, 
leur  répartition  est  défectueuse,  leur  rattachement  administratif  aux 
groupes  de  brancardiers  n'est  pas  heureux.  Pour  conclure,  il  aboutit, 
en  parfaite  communauté  de  vues  avec  tous  ceux  que  n'aveugle 
pas  la  passion  anticléricale,  à  proposer  cette  solution  pratique  :  «  Il 
y  aurait  encore  une  base  d'organisation  bien  simple,  à  condition  de  le 
vouloir  :  calquer  sommairement  ie  service  des  âmes  aux  armées  sur  le 
Service  de  Santé  :  un  aumônier  divisionnaire  ;  un  aumônier  régimentaire 
chef  de  service;  un  prêtre  reconnu,  faisant  fonction,  par  bataillon 
(ou  groupe  d'artillerie,  ambulance,  forte  compagnie  du  génie,  parc  de 
réparations,  camp  d'aviation,  etc.);  autrement  dit  un  prêtre  dans 
tout  effectif  dont  l'importance  exige  la  présence  ou  les  soins  d'un 
médecin  ou  deux...  »  Qu'on  réduise,  si  l'on  y  tient,  au  strict  minimum 
grades  et  soldes  :  l'aumônier  divisionnaire  gardant  seul  l'assimilation 
que  lui  confère  la  loi;  l'aumônier  de  régiment  ayant  rang  de  lieute- 
nant, les  autres  ayant  la  même  assimilation  que  le  jeune  médecin 
auxiliaire... 

Quelque  opinion  que  l'on  professe  à  cet  égard,  du  moins  faut-il 
reconnaître  qu'une  présomption  très  forte  s'élève  contre  le  règlement, 
de  ce  simple  fait  que,  pour  être  au  service  de  ses  marsouins,  le 
P.  Lenoir  a  dû  vivre  constamment  en  marge  du  règlement. 


406  LOUTS  LENOIR  S.  J. 

se  détacher  du  groupe  des  brancardiers  divisionnaires, 
il  ajoutait  : 

Il  me  fallut  quelques  semaines  pour  obtenir  de  vivre 
dans  un  rég"iment  :  je  regretterai  toujours  très  amèrement 
ces  semaines  où  quantité  d'âmes  ne  furent  pas  secourues  à 
temps.  Bien  vite  je  fus  si  convaincu  de  la  nécessité  du  con- 
tact permanent  avec  les  hommes,  que,  des  difficultés  s'étant 
présentées  pour  Tairectation  d'un  autre  aumônier  à  Tun  des 
régiments  dont  ofiîciellement  j'étais  chargé,  tout  bien  pesé 
j'étais  décidé  à  laisser  ce  régiment  sans  secours  religieux  ordi- 
naire plutôt  que  de  m'occuper  de  deux  régiments  à  la  fois, 
Vaction  efficace  sur  un  seul  me  semblant  préférable  à  l'action 
inefficace  sur  deux. 


Le  Père  développait  ensuite  longuement  cette  pensée 
que,  «  si  réel  et  nécessaire  que  soit  le  service  de  Faumô- 
nier  près  des  blessés,  il  est  très  secondaire  à  côté  du 
service  des  vivants,  c'est-à-dire  des  soldats  avant  le 
combat...  » 


Dans  un  combat,  assister  tous  ceux  qui  tombent  est 
matériellement  impossible.  Mais  quelle  consolation  pour 
Taumônier,  si,  pendant  les  semaines,  les  mois  précédents, 
vivant  sans  cesse  au  milieu  de  ces  âmes,  il  a  fait  pour  le 
salut  de  chacune  d'elles  tout  ce  qui  humainement  pouvait 
être  tenté!  Sans  doute,  il  aura  fait  encore  beaucoup  trop 
peu  ;  mais  combien  ce  peu  est  supérieur  à  ce  qui  est  possible 
à  l'heure  même  du  combat! 

Par  suite  du  même  faux  principe,  ceux  qui  reprochent 
aux  aumôniers  de  quitter  les  groupes  de  brancardiers  pour 
les  régiments,  leur  reprochent  d'accompagner  les  combat- 
tants dans  les  assauts,  au  lieu  de  rester  au  poste  de  secours, 
«  où  ils  pourraient  absoudre  tous  les  blessés  !  »  Evidemment, 
ceux  qui  parlent  ainsi  n'ont  jamais  vu  de  près  un  combat. 
Ils  raisonnent  sur  le  schéma  du  Service  en  campagne^  très 
simple,  en  effet  :  de  toutes  les  unités  engagées,  les  lignes 
droites  convergent  vers  le  poste  de  secours  central  d'où  elles 


EN  MÉDITERRANÉE  407 

rnyonnent  à  nouveau  vers  les  ambulances  :  aucun  blessé 
n'échappe  à  Taumônier  restant  au  poste  de  secours.... 

Mais  la  réalité  est  tout  autre. 

Une  fois  la  bataille  engagée,  des  blessés  afïluent  au  poste 
de  secours.  Ce  sont  presque  tous  des  blessés  légers,  qui  ont 
pu  venir  d'eux-mêmes  ;  l'aumônier  cherche  parmi  eux  celui 
qui  aurait  besoin  de  l'absolution;  ils  ont  surtout  besoin  d'une 
bonne  parole  et  d'une  cigarette...  Les  autres,  les  seuls  inté- 
ressants pour  le  prêtre  à  cette  heure  où  chaque  seconde  est 
chargée  de  responsabilités  infinies,  les  blessés  graves,  en 
danger  de  mort,  sont  restés  sur  le  champ  de  bataille.  Les 
brancardiers  ne  pourront  y  aller  que  plus  tard,  dans  plu- 
sieurs heures  peut-être.  D'ici  là  beaucoup  seront  morls, — 
sans  prêtres  —  parce  que  le  prêtre  est  resté  au  poste  de 
secours.  Et,  parmi  ces  cris  déchirants  :  «  Brancardier!  Bran- 
cardier! »  auxquels  ne  répondent  que  les  éclatements  d'obus, 
il  n'est  pas  rare  d'entendre  cet  autre  cri,  plus  déchirant 
encore  :  «  Un  prêtre!  un  prêtre!  L'aumônier!  »  Quand  enfin 
les  brancardiers  peuvent  emporter  les  survivants,  le  poste  de 
secours  voit  passer  des  blessés  graves.  Mais  la  plupart  attein- 
dront tout  à  l'heure  une  ambulance;  et  quelle  est  l'ambu- 
lance qui  n'a  pas  la  présence  permanente  d'un  prêtre -infir- 
mier, ou  la  visite  régulière  d'un  aumônier,  d'un  curé?... 
Sans  doute,  quelques  blessés  mourront  ou  perdront  connais- 
sance entre  le  poste  de  secours  et  l'ambulance  ;  mais  ils 
sont  une  minorité  infime,  des  exceptions.  Et  c'est  pour  eux 
qu'on  voudrait  immobiliser,  aii  poste  de  secours,  l'aumônier, 
que  tant  de  mourants  réclament  sur  le  champ  de  bataille  ! 

Puis,  encore  une  fois,  le  service  des  morts  et  des  blessés 
d'ambulance  n'est  pas  le  principal.  Si,  avant  le  combat,  l'au- 
mônier a  préparé  son  régiment,  s'il  a  réconcilié  avec  Dieu  et 
muni  du  Viatique  toutes  les  âmes  de  bonne  volonté,  sa  place, 
à  l'heure  de  l'assaut,  est  évidemmentau  milieu  de  ses  hommes, 
à  l'endroit  le  plus  exposé^,  non  seulement  pour  absoudre,  en 

*  Un  juste  tempérament  doit  être  apporté  à  ces  paroles,  et  nous 
le  trouvons  dans  le  Père  Lerioir  lui-même.  Quand  il  tomba,  blessé, 
dès  le  premier  jour  de  l'offensive  de  Champagne,  il  écrivait  le  surlen- 
demain de  sort  lit  d'hôpital  :  «  Je  suis  furieux  et  n'arrive  pas  à  l'indif- 
férence. Quitter  le  régiment  juste  à  l'heure  où  commence  le  massacre 
et  n'être  pas  là  pour  aider  Ions  ces  pauvres  enfants  h  mourir  !...  »  C'est 
évidemment  à  ce  résultat  qu'aurait  abouti  un  aumônier  qui  se  serait 


408  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

masse  et  en  particulier,  et  profiter,  près  de  certains ,  des  grâces 
surabondantes  de  la  dernière  heure,  mais  aussi  pour  encoura- 
ger les  combattants  de  son  exemple  et  de  ses  paroles.  Cet 
exemple  de  Taumônier  dans  le  danger  est  la  plus  efTicace  des 
prédications  auprès  de  tous,  croyants  et  incroyants  :  ani- 
mam  suam  dal  pro  aniicis  *.  Beaucoup  de  conversions  ont  eu 
là  leur  origine  :  c'est  là  qu'on  apprend  à  connaître  le  prêtre 
et,  en  lui,  Notre-Seigneur  Jésus-Christ... 

Ceux  qui  ont  vécu  dans  l'intimité  du  Père  Lenoir 
reconnaîtront  bien  en  ces  lignes  son  âme  frémissante, 
tremblant  sous  le  poids  de  ses  «  responsabilités  infi- 
nies ».  Pour  se  libérer  de  ce  fardeau  qui  l'écrase,  il  en 
vient  à  vouloir  rechercher  toujours  «  le  plus  dange- 
reux »  ;  exagération,  folie  même  si  l'on  veut,  qu'il  avait 
le  tort  d'ériger  en  règle  générale  :  le  plus  grand  bien 
ne  requérait-il  pas  parfois  plus  de  prudence?...  Mais 
le  Maître,  Celui  qui  veille  dans  le  petit  tabernacle  et 
dont  le  disciple  prend  conseil  au  fur  et  à  mesure  qu'il 
écrit,  ne  doit-il  pas  sanctionner  cet  excès  même?  S'il  le 
désapprouvait,  l'apôtre  aurait  le  droit  de  lui  dire  :  a  Sei- 
gneur, n'avez- vous  pas,  tout  le  premier,  aimé  jusqu'à 
l'excès  et  jusqu'à  la  folie  de  la  croix?  » 


Cependant,  au  moment  où  le  Britannia  quittait  la 
rade  de  Bizerte,  ordre  lui  avait  été  donné  de  se  diriger 
vers  Salamine.  Pourquoi?  Mystère.  Escortés  par  des 
torpilleurs  et  destroyers  de  divers  pavillons,  les  colo- 
niaux,  après  des  méandres  infinis  pour   échapper   aux 

toujours  placé  à  l'endroit  le  plus  exposé.  Cas  de  conscience  angoissant, 
qui  se  trouve  analysé  dans  loute  son  acuité,  et  résolu  de  la  façon 
la  plus  héroïque,  au  cours  d'une  lettre  de  l'aumônier  militaire  Louis 
Roullet,  racontant  la  mort  du  Père  Gascua,  de  la  Compagnie  de  Jésus; 
voir  Pierre  Lhande,  Trois  prèlres-snldats ,  Beauchesne,  1918 
*  «  Il  donne  son  âme  pour  ses  amis,  v 


EN  MEDITERRANEE  409 

sous-marins,  arrivaient  en  vue  de  l'île  fameuse...,  mais 
sans  savoir  ce  qui  les  y  amenait  :  Allaient-ils  prendre 
la  voie  de  terre  vers  Monastir?  ou  former  avec  d'autres 
transports  un  convoi  pour  Salonique?  ou  simplement 
occuper  Athènes  et  cofl'rer  Constantin? 

De  toutes  les  hypothèses  cette  dernière  souriait  le  plus, 
—  et  de  beaucoup,  —  à  nos  marsouins  :  «  Coffrer  Cons- 
tantin, »  c'était  sur  les  entreponts  le  mot  du  jour,  on  se 
le  répétait  avec  gourmandise.  Nul  n'ignorait  en  effet 
que,  depuis  le  départ  de  Vénizélos,  d'Athènes  (24  sep- 
tembre) ,  le  gouvernement  grec  se  montrait  fort  peu 
sympathique  à  la  France.  Soit  par  les  journaux  lus 
avant  de  quitter  Marseille,  malgré  les  mutilations  de 
la  censure,  soit  à  travers  les  messages  embrouillés 
de  la  T.  S.  F.,  on  devinait  que,  durant  ces  derniers 
jours  de  novembre,  la  reddition  des  canons  promis  aux 
Alliés  n'avait  pas  marché  grand  train.  Quant  aux 
armes  qui,  chaque  nuit,  disparaissaient  de  la  caserne 
du  Rouffo,  chacun  soupçonnait  fort  qu'elles  allaient  à 
ces  fameuses  bandes  d'épistrates,  sur  lesquels*  le  roi 
disait  n'avoir  aucun  contrôle,  vu  qu'ils  étaient  officielle- 
ment  démobilisés.  Aussi  le  refrain  avait-il  de  la  vogue, 
avec  vingt  variantes  :  «  Coffrer  Constantin,  le  juger,  le 
supprimer...  Constantin  le  traître.  » 

Nos  marsouins  ne  croyaient  pas  si  bien  dire. 

A  peine  en  rade  du  Pirée,  le  dimanche  matin, 
3  décembre,  ils  apprirent  tout  :  l'infâme  guet-apens  de 
l'avant- veille,  la  guerre  des  rues  où  avaient  été  assas- 
sinés sept  marins  anglais,  cinquante-quatre  français, 
dont  six  officiers,  sans  parler  des  cent  quarante  blessés  ; 
puis,  la  veille,  le  massacre  des  Vénizélistes  et  le  pil- 
lage organisé  de  leurs  demeures.  On  devine  la  stupeur, 
la  rage,  les  poings  qui  se  fermaient... 

Briand  n'avait  pas  été  de  taille  à  discuter  avec  Ulysse, 
simple  Ulysse  d'adoption  pourtant.  Un  coup  de  griffe 
aurait  mieux  valu.    On   essaya  de   le    donner.    Quand 


410  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

les  coloniaux  apprirent  que  le  bataillon  allait  débar- 
quer pour  occuper  une  des  collines  dominant  Athènes, 
malgré  le  tressaillement  de  l'inconnu,  ils  furent  con- 
tents. Au  reste,  les  Grecs  en  cette  matinée,  —  au 
Pir'^o,  tout  au  moins,  —  semblaient  peu  disposés  à  la 
résistance.  Ils  arboraient  le  drapeau  français  et  fai- 
saient «  kamarad  ».  Mais,  à  mesure  que  l'on  franchis- 
sait les  huit  kilomètres  qui  séparent  le  port  de  la 
ville,  la  foule  devenait  houleuse  et  narquoise.  Loin  des 
canons,  plus  de  respect! 

Et  quelle  fureur  chez  nos  fiers  marsouins,  quel  souf- 
flet sur  le  visage  des  blessés  de  Massiges,  quand,  le 
soir  même,  sous  les  yeux  d'une  populace  devenue  arro- 
gante en  apprenant  le  succès  des  antivénizélistes,  il 
fallut  reprendre  le  chemin  du  port  et  réintégrer  le  Bri- 
tannia!  Lorsque  quatorze  ans  plus  tôt,  allant  à  Bey- 
routh, le  Père  Lenoir  passait  au  Pirée,  il  ne  s'attendait 
guère  à  y  revenir  dans  des  conditions  aussi  dramatiques 
et  aussi  «  pitoyables  pour  le  prestige  de  la  France  ». 

Qu'allait-on  faire?  Les  troupes  de  débarquement 
étaient  manifestement  insuffisantes;  et  l'amiral  Dartige 
du  Fournet  n'osait,  sans  l'assentiment  de  Paris  et  de 
Londres,  renouveler  le  tir,  —  si  pacifiant  pourtant,  — 
de  l'avant- veille.  Quand  les  cinquante- trois  obus  de 
10  centimètres  des  torpilleurs,  et  surtout  les  quatre} 
de  30  lancés  par  le  Mirabeau ,  avaient  commencé  à 
tomber  près  du  Palais- Royal,  l'etrervescence  populairii 
s'était  subitement  calmée  et  Constantin  avait  bien  vitd 
réitéré  sa  promesse  de  livrer  six  batteries  de  campagne. 
N'allait-on  pas  recommencer,  ...  et  accentuer?  Le 
risque  d'ébrécher  à  l'Olympéion  un  reste  de  fût  ou  de 
chapiteau  était-il  comparable  à  la  perspective  certaine 
d'une  nouvelle  trahison? 

C'était  l'avis  commun  à  bord  du  Britannia,  Un  député 
vénizéliste,  qui  vint  y  dîner,  était  plus  affirmatif  que 
tous;  il  était  outré,  lui  qui  connaissait  bien  ses  compa- 
triotes, de  voir  comment  l'Entente  avait  i^âché  sa  situa* 


EN  MÉDITERRANÉE  411 

tion  par  des  illusions  impardonnables  sur  la  sincérité 
des  Grecs. 

Une  seule  chose  restait  certaine,  c'est  que  les  Athé- 
niens avaient  peur  des  coups.  Ils  en  avaient  tellement 
peur  que,  pour  calmer  l'inquiétude  de  la  population  lors 
de  l'arrivée  du  Brilannia,  un  journal ,  le  Nca  Hiniéra, 
avait  annoncé  que,  contrairement  aux  bruits  qui  cou- 
raient, les  coloniaux  venaient  simplement  «  s'occuper 
dans  le  pays  d'un  recensement  d'animaux  ». 

On  y  aurait  surtout  compté  des  lièvres...  Paris,  — 
ou  plutôt  Londres,  —  ne  voulut  pas  s'en  apercevoir. 
Les  navires  durent  se  contenter  d'assurer  le  blocus 
d'Athènes.  On  balaya  de  Salamine  tout  ce  qu'il  y  restait 
de  soldats  grecs. 

Entassés  dans  les  faux-ponts  et  les  cales  du  Britan- 
nia,  qui  avait  dû  recevoir,  en  sus  d'un  contingent  déjà 
anormal,  cinq  cents  surnuméraires,  les  hommes  sen- 
taient baisser  leur  entrain  :  les  chants  devenaient  rares. 
De  plus,  la  nourriture  n'avait  pas  été  prévue  pour  une 
si  longue  traversée.  On  avait  beau  utiliser  les  denrées 
fournies  par  le  blocus  et  multiplier  au  Pirée  les  «  cor- 
vées »  d'oranges  pour  varier  l'ordinaire  du  riz  et  des 
lentilles ,  on  n'arrivait  pas  à  grand'chose  :  les  corvées 
revenaient  bredouilles,  les  Grecs  n'étant  guère  capables 
de  ravitaillement,  quand  les  crochets  de  l'Entente  ne 
les  soutenaient  plus. 

Le  6  au  matin,  quand,  par  un  magnifique  soleil,  on 
vit  entrer  en  rade  le  Canada,  portant  les  deux  autres 
bataillons  du  4e  colonial,  il  y  eut  un  moment  de  joie; 
et,  longtemps  après,  le  commandant  Mury  se  rappelait, 
avec  le  geste  de  l'aumônier  agitant  son  mouchoir,  son 
charmant  sourire  qui  souhaitait  à  tous  la  bienvenue. 

Le  8,  on  était  toujours  là,  n'ayant  de  ressource, 
pour  tromper  l'attente,  que  de  se  remplir  les  yeux 
de   lumière   en   discutant    sur    la   beauté   des   côtes  .de 


412  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

l'Attique.  Habitués  aux  plantureux  paysages  du  Forez 
ou  de  la  Bresse,  les  uns  trouvaient  nettement  laides 
ces  terres  «  sans  arbre  ni  culture  »  ;  d'autres,  familia- 
risés avec  les  landes  bretonnes  et  provençales,  décla- 
raient magnifiques  ces  lignes  de  rocaille  tranchant 
dans  le  ciel  clair  :  ils  y  mêlaient  par  la  pensée  un  par- 
fum de  lavande. 

L'aumônier  prenait  part  aux  conversations,  c'est-à- 
dire  qu'il  allait  de  groupe  en  groupe,  souriant,  écoutant 
surtout,  écoutant  inlassablement;  puis,  quand  il  était 
pris  comme  juge,  et  seulement  alors,  il  plaçait  discrète- 
ment un  mot,  qui  d'ordinaire  ralliait  tous  les  suffrages. 
Celui  qui,  à  Marnetîe,  avait  entrepris  des  cercles 
d'études  pour  les  domestiques  du  collège,  semblait 
revivre.  On  sentait  si  bien  qu'il  n'y  avait  en  lui  aucune 
morgue  de  pédant,  mais  seulement  la  joie  d'initier  aux 
premiers  secrets  de  l'art  !  Aider  un  esprit  à  se  dégager 
de  la  matérialité,  n'était-ce  pas  lui  rendre  plus  facile 
l'accès  des  vérités  divines?  En  face  de  l'Hymette  et  de 
l'Acropole,  le  Père  Lenoir  le  pensait  plus  que  jamais. 

Dans  cette  rade  de  Salamine,  unique  par  ses  souve- 
nirs pour  un  ancien  professeur  de  belles -lettres,  il 
rêvait  de  messes  grandioses,  pour  le  dimanche  suivant, 
sur  le  pont  des  deux  transports  où  se  trouvait  le  4^. 
Déjà  chanteurs  et  musiciens  se  préparaient,  quand,  le 
samedi  9  décembre,  on  leva  l'ancre,  échappant  aux 
insultes  et  aux  railleries  des  Grecs.  Devant  l'ultimatum 
de  l'Entente,  Constantin,  disait-on,  s'était  incliné;  il 
avait  fait  une  nouvelle  promesse  :  Ulysse  continuait. 

C'était  le  jour  précisément  où,  dans  un  article,  — 
enfin  non  censuré,  —  le  Temps  pouvait  écrire  :  a  La 
vraie  Grèce  n'est  pas  à  Athènes  ;  elle  est  à  Salonique.  » 
Nos  coloniaux  allaient  la  retrouver. 


CHAPITRE  XXIV 

SALONIQUE 

RUDES   ÉTAPES    A    TRAVERS   LA    MACÉDOINE 

(Décembre    1916) 

De  Salonique,  nos  marsouins  n'eurent  qu'une  idée 
confuse.  Des  façades  criardes  aux  toits  rouges;  des  rues 
où  circulait,  estompé  par  une  poussière  fine,  un  bario- 
lage éclatant  d  étoffes  claires;  ici  ou  là,  le  feuillage 
sombre  d'un  cyprès,  et,  par -dessus  le  tout,  quelques 
aiguilles  lumineuses  de  minarets  dressées  vers  le  ciel. 

En  regardant  de  plus  près,  on  s'apercevait  que  ces 
étoffes  étaient  surmontées  de  visages  énigmatiques 
nuance  vieux  cuivre,  affectant  puérilement  des  airs  tra- 
giques. A  l'horizon,  l'amphithéâtre  dessiné  par  la  ville 
était  soigneusement  ceinturé  de  remparts  qui  dévalaient 
à  pic  les  pentes  des  ravins  ;  mais  cette  suite  de  créneaux, 
trop  réguliers,  donnaient  l'impression  d'une  forteresse 
pour  jouets  d'enfants. 

Sur  le  passage  des  coloniaux,  qui,  musique  en  tête, 
se  dirigent  vers  le  camp  de  Zeitenlick,  des  haies  se 
forment.  A  côté  de  nos  matelots  en  cols  bleus  et  des 
Annamites  coiffés  d'un  chapeau  de  lampe,  se  faufilent  les 
petits  cireurs  de  bottes  vêtus  de  guenilles  colorées.  La 
tunique  jaunâtre  des  Juifs  y  alterne  avec  les  culottes 
bouffantes  des  gendarmes  crétois  ;  les  manches  ballantes 
des  evzones,  avec  les  chemises  rayées  des  marchands  de 
fruits  d'or.   Par  derrière,  distant  et  digne,   se  donnant 


414  LOUIS  LENOllI  S.  J. 

l'apparence  d'un  pacha  déchu,  l'indigène  du  pays,  le 
Salonicien,  celui  qu'un  chroniqueur  de  l'époque  décrivait 
comme  une  «  individualité  somptueuse,  tirée,  du  fez  au 
talon,  à  quatre  épingles  de  sûreté  ». 

Remontant  les  siècles,  la  pensée  du  Père  Lenoir 
s'était  tout  de  suite  reportée  sur  ces  malheureux  de 
la  vieille  Thessalonique,  dont  Théodose  avait,  en  390, 
ordonné  le  massacre  ;  et,  plus  haut  encore  dans  le  passé,  il 
avait  salué  pieusement,  en  lui  demandant  son  secours,  la 
jeune  communauté  chrétienne  que  saint  Paul  avait  aimée. 
Puis,  parvenu  au  bivouac,  sur  toute  la  cohue  qu'il  venait 
de  traverser  il  résumait  son  impression  dans  cette  phrase  : 
«  Quelle  Babel  que  cette  cité  de  guerre  !  Jamais  je  n'au- 
rais imaginé  pareil  mélange  de  nations  ;  et  dans  quels 
vices,  dans  quelle  saleté!  » 

Une  Babel...  Afin  de  saisii  la  portée  de  l'expédition 
qui  se  prépare,  tâchons  de  voir  un  peu  clair  dans  ce 
chaos. 


* 


Il  y  avait  quatorze  mois  qu'avec  le  débarquement 
des  premières  troupes  alliées,  cette  Babel  avait  pris 
naissance.  A  la  suite  des  guerres  balkaniques,  en  1912, 
la  Grèce  s'était  engagée,  au  cas  où  la  Serbie  serait  atta- 
quée, à  mettre  à  sa  disposition  loOOOO  hommes.  Quand 
la  Bulgarie  se  fit  menaçante,  le  gouvernement  d'Athènes 
se  déclara  incapable  de  tenir  ses  engagements  et,  par 
la  bouche  de  son  chef  M.  Vénizélos,  il  pria  les  Alliés, 
—  que  les  traités  de  1863  constituaient  puissances  pro- 
tectrices de  la  Grèce,  —  de  fournir  ce  contingent  (21  sep- 
tembre 1915).  Quinze  jours  plus  tard,  les  Français  étaient 
en  rade  de  Salonique  et  la  156^  division,  venant  des 
Dardanelles,  commençait  à  planter  ses  tentes  aux  envi- 
rons.  Les  Anglais  suivaient  de  peu.  Mais  déjà  Cons- 


SALONIQUE  415 

fan  lin,  par  crainte  de  son  beau -frère  le  kaiser,  avait 
contraint  Vénizélos  à  démissionner. 

Malheureusement,  ces  secours  étaient  trop  faibles; 
retardés  d'ailleurs  dans  leur  marche  par  des  montagnes 
où  les  routes  manquaient,  ils  ne  purent  empêcher  la 
tragédie  serbe  de  se  dérouler  avec  une  rapidité  fou- 
droyante. De  rinstant  où  les  Austro- Allemands  fran- 
chirent la  Save  et  le  Danube,  jusqu'au  jour  où  le  gou- 
vernement de  Nisch,  d'étapes  en  étapes,  fut  refoulé  à 
Scutari,  il  ne  s'était  pas  écoulé  sept  semaines  (8  octobre- 
24  novembre).  Du  moins,  Tintervention  franco-anglaise 
du  côté  de  Vélès,  célèbre  par  les  luttes  de  Guevgheli  et 
de  Krivolak,  avait-elle,  en  menaçant  les  flancs  de  l'ar- 
mée bulgare,  permis  aux  Serbes  de  s'évader  nombreux 
vers  l'Albanie  et  vers  Corfou.  De  là,  grâce  à  la  flotte 
de  l'amiral  Dartige  du  Fournet,  ces  rescapés  avaient 
contourné  la  péninsule  grecque  et  rejoint  à  Salonique 
ceux  qui  venaient  les  aider  à  reconquérir  par  le  sud 
leur  royaume  envahi. 

Ainsi  le  royaume  d'Athènes  avait -il  laissé  écraser 
ses  alliés  serbes  par  les  Bulgares.  Ceux-ci  n'en  témoi- 
gnèrent à  Constantin  aucune  reconnaissance  ;  mis  en 
appétit  de  conquêtes,  ils  commencèrent  bientôt  à  gri- 
gnoter le  gros  morceau  de  la  Macédoine  que  les  traités 
avaient  déclaré  grec.  Et,  pour  comble  de  délicatesse, 
un  de  leurs  soudards  signifia  gentiment  que  l'on  ne  fai- 
sait ainsi  que  «  renouveler  la  gloire  d'Alexandre  le 
Grand,  cet  illustre  Bulgare'  ».  A  l'est,  après  une  résis- 
tance d'opéra-comique,  dix-sept  forts  tombèrent  comme 
des  châteaux  de  cartes  et  se  rendirent.  A  l'ouest,  l'inva- 
sion déferla  de  Monastir  sur  Florina,  Banitza,  Eksissou, 
et  ne  fut  enrayée  que  vers  le  lac  Ostrovo  (23  août  1916). 
Les  avant-gardes  bulgares  étaient  descendues  au  sud 
jusqu'à  Kaïlar. 


*  Ordre  du  jour  du  général  Kirkof, 


416  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Au  centre,  pendant  l'hiver  et  ie  printemps,  Tarmée 
de  Salonique   s'était   fortement   retranchée.    Et,    quand  ^ 
les  routes  furent  construites,  les  munitions  jugées  suffi-  "^ 
santés,    elle   avait  entrepris   enfin,    au   milieu   de  sep- 
tembre, une  brillante  offensive.  Sous  le  commandement  J 
du  général  Cordonnier,  nous  avions  repris  Florina,  et  le 
prince  héritier  de  Serbie,  accompagné  du  général  Sar- 
rail .  avait  fait,  )e  23  novembre,  une  entrée  solennelle 
à  Monastir. 

C'était  cette  oflensive  que  le  4<i  colonial  était  appelé 
à  poursuivre. 


On  avait  cinq  jours  pour  se  préparer.  Le  Père  Leiioir 
les  mit  activement  à  profit.  D'abord  et  avant  tout,  selon 
son  habitude,  il  se  constitua  au  camp  le  prisonnier  des 
âmes.  Parmi  les  troupes  de  Salonique,  plus  encore  à  bord 
des  cuirassés  qui  se  trouvaient  en  rade,  il  comptait  plu- 
sieurs amis  et  de  très  chers.  N'importe!  «  Impossible 
de  m'absenter,  écrit-il  comme  excuse.  Mes  enfants 
m'obligent  à  rester  tout  le  jour  sous  ma  tente  à  leur 
disposition.  » 

Car  l'aumônier,  désormais,  possède  une  tente  qui, 
pour  140  drachmes  —  loo  francs  depuis  la  baisse  du 
change,  —  va  lui  permettre  de  trouver  partout  un  bon 
gîte.  «  C'est  là,  dira-t-il  plus  tard,  que  sitôt  arrivé  à 
l'étape  je  dresse  l'autel  et  dépose  Notre -Seigneur;  c'est 
là  que  je  dors,  enroulé  dans  mes  couvertures,  sur  une 
petite  natte  que  j'ai  achetée  pour  quelques  sous.  » 

Pas  plus  que  les  autres  il  n'échappe  au  vaccin  anti- 
typhique.  «  Si  l'immunisation  est  proportionnelle  à  la 
réaction,  on  peut  se  rassurer  sur  mon  compte  :  je  suis 
immunisé  pour  toujours.  » 

Cela  ne  l'empêche  pas  de  prévoir.  Maternellement 
attentif,  il  a  remarqué  que  c'est  une  grosse  déception 


SALONIQUE  417 

pour  ses  marsouins  de  ne  pas  trouver  à  Salonique  du 
tabac  français.  Aussitôt  il  en  commande  un  colis  pour 
chaque  semaine  :  «  Comme  vos  cigarettes  sont  très 
supérieures,  paraît-il,  à  celles  d'ici,  bien  volontiers  j'y 
mettrais  trois  cents  francs  par  mois;  car  je  crois  qu^ 
c'est  le  meilleur  soulagement  à  apporter  aux  souffrances 
de  ces  braves  gens.  »  Ce  souci,  qui  va  reparaître  inces- 
samment dans  ses  lettres  de  Macédoine,  méritait  une 
fois  pour  toutes  d'être  noté,  surtout  si  l'on  songe  qu'au- 
cune de  ces  cigarettes  ne  parut  jamais  aux  lèvres  du 
Père  Lenoir. 

Mais  il  est  d'autres  munitions  moins  faciles  encore  à 
se  procurer  et  cependant  bien  plus  importantes  :  les 
lectures.  Les  journaux  de  Salonique,  V Indépendant,  la 
Tribune,  VOpinion,  renseignaient  à  peu  près  sur  les 
événements  ;  mais  leur  contenu  restreint  était  vite  expé- 
dié. Il  fallait  autre  chose. 

Je  voudrais  recevoir  rég-ulièrement,  mandait  l'aumônier 
au  Père  Courbe,  par  envois  hebdomadaires,  des  livres 
capables  de  faire  du  bien  à  mes  plus  intellectuels  (ce  qui  est 
très  relatif),  tout  au  moins  de  leur  meubler  sainement  l'es- 
prit. Certains  sont  passionnés  pour  la  lecture,  assez  instruits 
pour  vouloir  du  bien  écrit,  mais  ne  trouvant  ou  ne  recevant 
que  de  l'Anatole  France,  du  Zola,  du  Gyp,  du  Concourt,  du 
Flaubert  ou  des  saletés  nouvelles.  Je  leur  voudrais  d'abord 
des  livres  historiques  très  bien  faits...  ou,  à  leur  défaut,  de 
bons  et  beaux  romans  de  Bourget,  Bazin,  Bordeaux,  Bar- 
res, etc.,  ce  que  nous  donnions  à  nos  grands  de  Marneffe  les 
plus  avancés  *... 

A  ce  nouveau  budget  il  affecte  volontiers  la  plus 
grosse  partie  du  restant  de  sa  solde.  Plus  tard,  il  récla- 
mera ((  les  séries  Pierre  l'Ermite  et  Moreux  :  excellent 
ici;  vous  pourriez  en  mettre  beaucoup  d'exemplaires  ». 
Mais  il  exclura  les  livres  sur  la  guerre,  «  du  moins  en 

*  n  décembre  1916, 
27 


418  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

g'énéral  ;  comme  ils  y  sont ,  nos  hommes  veulent  préci- 
sément s'en  distraire  ».  De  cet  interdit,  il  n'exceptera 
même  pas  un  ouvrage  qui  renfermait  plusieurs  de  ses 
propres  récits,  les  Impressions  de  guerre  de  prêtres-sol- 
dats. «  Très  intéressant  et  tout  à  fait  à  recommander 
pour  d'autres  milieux,  ce  livre  ne  me  semble  pas 
opportun  ici^  » 


Les  préparatifs  achevés,  le  16  décembre,  on  se  mit 
en  route.  Le  départ  ne  fiit  pas  chose  commode.  C'était 
la  première  fois  que  l'on  avait  à  se  transporter  à  mulet, 
sans  le  secours  des  voitures.  Pour  protester  contre  leur 
charge,  les  bêtes  entêtées  se  couchaient,  renversant  dans 
la  boue  les  cantines  et  les  sacs.  Il  fallait  les  débâter, 
les  relever,  les  rebâter;  puis  elles  se  recouchaient. 
Charmants  caprices,  qui  ne  sont  qu'à  leurs  débuts.  Dans 
huit  jours,  le  mulet  de  l'aumônier  choisira  le  point  pré- 
cis de  la  route  où  s'étale  la  plus  jolie  couche  de  boue 
liquide ,  pour  faire  sembkmt  de  buter  et  déposer  les 
bagages  dans  la  sauce.  ... 

Le  soir  du  17,  on  campait  tout  près  de  Topsin,  autour 
d*une  belle  ferme  macédonienne  servant  d'hôpital,  mais 
«  devant  un  paysage  de  désolation,  de  pauvreté,  de 
saleté  qu'on  imaginerait  difficilement  ».  Pour  compen- 
ser, heureusement,  «  au  loin,  l'Olympe  neigeux,  splen- 
dide  ». 

En  douze  heures  on  avait  passé  du  plus  rigoureux 
hiver  à  l'été  le  plus  chaud.  Désormais,  rien  de  plus 
fréquent  que  ces  sautes  brusques  de  température,  très 

*  31  janvier  et  9  février  1917.  A  nos  lecteurs  avides  de  se  procurer 
les  écrits  du  Père  Lenoir,  nous  sommes  heureux  de  signaler  cet  ou- 
vrage. Ils  y  trouveront  notamment  :  Le  Petit  Patrouilleur,  Deux 
Marsouins  de  1915,  L'histoire  de  Youp  (ou  La  confession  du  Juif ), 
chez  Pion. 


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SALON  1  QUE  421 

souvent  au  cours  de  la  même  journée.  Ce  ne  sera  pas 
la  moindre  souffrance  des  marches  de  Macédome. 

Autre  point  noir  pour  l'aumônier.  Depuis  le  départ 
de  Marseille,  aucun  dimanche  n'avait  pu  être  solennisé  : 
ni  le  3  décembre,  à  cause  du  débarquement  humiliant 
fait  au  Pirée  ;  ni  le  10,  par  suite  de  l'installation  au 
camp  de  Zeitenlick  ;  ni  le  17,  puisqu'on  avait  ce  jour-là 
fait  l'étape  de  Samli  à  Topsin.  Or  voici  qu'après  cinq 
jours  de  stationnement  dans  ce  village,  on  allait  encore 
se  remettre  en  route  la  veille  du  dimanche,   avec  une 

marche  prévue  pour  quarante-huit  heures.  Décidément, 
dans  cette  armée  d'Orient,  les  ordres  supérieurs  ne  sem- 
blaient guère  se  préoccuper  du  jour  de  prière  des  catho- 
liques et  des  protestants.  Du  moins,  puisque  Noël  tom- 
bait un  lundi,  on  serait  à  l'étape  ce  jour-là  :  partis  le 
samedi  matin,  nos  coloniaux  auraient  accompli  le  diman- 
che soir  les  deux  jours  de  marche  après  lesquels,  dans 
ces  rudes  montagnes,  un  repos  de  vingt- quatre  heures 
était  habituel.  Et  l'on  pourrait,  soit  à  minuit,  soit  dans 
la  journée,  célébrer  cette  fête  d'une  manière  qui  ferait 
revivre  dans  tous  les  cœurs  un  coin  du  pays  de  France ... 
Hélas  !  il  fallut  perdre  cet  espoir. 


Les  étapes,  qui  pouvaient  être  combinées  de  façon  beau- 
coup moins  dure  et  moins  difficile  au  ravitaillement,  l'ont  été 
de  telle  sorte  que  nous  devons  marcher  toute  la  journée 
du  23,  toute  la  journée  du  24,  toute  la  journée  du  25...  C'est 
fait  exprès,  on  m'avait  averti  à  l'avance...  Mesure  aussi  mala- 
droite que  mesquine;  car  tous,  croyants  ou  incroyants,  en 
sont  outrés...  Et  j'entends  de  ma  tente  des  hommes  dire  bien 
haut  qu'en  leur  demandant  le  sacriiice  de  leur  vie,  on  pour- 
rait bien  leur  laisser  la  consolation  de  s'y  préparer  chrétien- 
nement*... 


Mais   ces   doléances   ne   sont  que   pour    les   intimes. 
*  A  ses  parents,  'i2  décembre^ 


422  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Aux  autres,  il  fait  valoir  que,  somme  toute,  on  a  bien 
de  la  chance  de  quitter  au  plus  tôt  l'immonde  plaine  iu 
Vardar,  transformée  en  marécage  par  les  pluies 
récentes.  Le  seul  bon  souvenir  que  les  hommes  en 
emportent  est  celui  des  tortues  qu'ils  ont  mises  h  la 
soupe  dans  la  «  roulante  »  :  chair  un  peu  coriace,  genre 
grosse  grenouille,  mais  bouillon  succulent.  L'aumonier 
s'y  intéresse,  comme  k  tout  ce  qui  améliore  l'ordinaire 
de  ses  «  enfants  ».  Il  trouve  même  des  débrouillards 
qui  ont  dégusté  du  corbeau  ;  mais  quand  i'I  leur  a 
demandé  si  c'était  l>on,  ils  se  sont  contentés  de 
répondre  :  «  C'est  meilleur  qu'on   ne  pourrait  croire.  » 

Tout  lui  est  occasion  de  distraire  et  d'instruire  .  les 
restes  de  vieux  thermes  romains  et  de  chapiteaux 
corinthiens,  auprès  desquels,  le  23,  on  fait  la  grand'- 
halte;  et  surtout,  à  Yénidjé- Vardar,  les  ruines  de  Pella, 
qui  vit  passer,  revenant  de  ses  conquêtes,  Alexandre 
le  Grand  :  «  Ville  misérable,  mais  très  pittoresque,  la 
plus  curieuse  peut-être  que  j'aie  jamais  vue,  avec  ses 
jardins  ruinés  par  les  dilYérentes  guerres  balkaniques.  » 
Sa  joie  fut  grande  d'y  saluer  un  Père  Lazariste,  qui 
représentait  magnifiquement  l'influence  française  dans 
le  pays  et  jouissait  sur  tous.  Turcs  et  Bulgares,  d'une 
souveraine  autorité. 

La  journée  du  dimanche,  où  l'on  dut  repartir  avant  le 
jour,  fut  marquée  par  des  récriminations  particulière- 
ment amères.  Alors  que  les  transports  s'étaient  déclarés 
incapables  de  fournir  au  4^  colonial  ni  une  voiture  ni 
une  automobile,  sur  la  route  quarante -cinq  camions 
«  balladaient  »  des  Serbes,  à  raison  de  treize  par  camion. 
On  devine  les  réflexions...  Le  Serbe  avait  beau  se 
battre  vaillamment,  il  fut  en  un  instant  chargé  de  toutes 
les  malédictions.  Chacun  y  allait  de  sa  petite  his- 
toire. Celui-ci  savait  d'un  tringlot  que  les  Serbes  chi- 
paient les  denrées  de  l'Intendance  pour  les  revendre 
aux    civils.    Un    autre    qu'à    leur    arrivée    de    Corfou, 


SALONIQUE  423 

quand  ils  apprirent  que  leur  solde  serait  réglée  par  les 
Français,  les  gradés  s'étaient  cousu  un  galon  de  plus 
sur  la  manche,  si  bien  que  dans  certain  état-major, 
pour  un  effectif  équivalent  à  un  de  nos  corps  d'armée, 
on  comptait  cinquante-deux  officiers,  presque  tous 
colonels...  Et  puis,  on  les  payait  en  argent  du  pays, 
tandis  qu'on  nous  payait  en  billets  de  France,  ce  qui 
faisait  un  déchet  de  12  °/o---  Boutades,  qui  ne  doivent 
pas  faire  oublier  que  les  Serbes  ne  furent  jamais  avares 
de  leurs  efforts  ni  de  leur  sang.  Mais  le  rappel  de  ces 
plaintes  aide  à  comprendre  la  «  macédoine  »  de  races 
où  Ton  s'agitait... 

La  nuit  de  Noël  fut  encore  plus  triste  qu'on  ne 
l'avait  prévu.  Le  gîte  d'étape  était  à  Vertekop.  Il 
y  avait  là  un  hôpital  anglais,  admirablement  tenu  : 
une  armée  de  tentes  blanches,  parmi  lesquelles  circu- 
laient une  foule  de  médecins  et  d'infirmières  ^  On 
s'apprêtait  à  fêter  la  Merry  Christmas.  Celle  des  colo- 
niaux fut  bien  simple  :  un  dîner  frugal,  fait  surtout  de 
conserves,  car  on  était  arrivé  fort  tard  et  plusieurs 
mulets  qui  portaient  les  vivres  avaient  lâché  en  route. 
Puis,  tandis  que,  roulés  dans  leurs  couvertures,  les 
marsouins  essayaient  de  dormir,  ils  entendirent  de 
leurs  tentes  les  joyeux  chœurs  anglais...  L'aumônier, 
bien  sûr,  n'omit  pas  de  célébrer  la  messe  de  minuit, 
mais  dans  l'intimité,  sans  le  faire  savoir  aux  hommes, 
qui  avaient  besoin  de  leur  restant  de  forces  pour 
retape  très  dure  du  lendemain  :  «  Messe  bien  triste 
dans  son  éloignement  et  dans  sa  solitude^.  » 

Puis  à  l'aube,  en  route  de  nouveau.  Tous  étaient 
harassés  par  les  deux  jours  de  marche  précédents.  Les 
mulets  eux-mêmes  demandaient  grâce,  tellement  épuisés 

*  C'est  cet  hôpital  que  les  avions  allemands  viendront  bombarder  le 
12  mars  1917,  y  tuant  plusieurs  infirmières. 
'^  Lettre  du  29  décembre. 


424  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

que  plusieurs,  ne  pouvant  plus  porter  leur  charg-e, 
durent  être  abattus.  N'importe  !  on  avait  défense  de  se 
reposer  le  jour  de  Noël...  Heureusement,  rambulance 
anglaise  put  prêter  quelques  camions. 


De  Vertekop  à  Vladova,  on  devait,  dans  îa  journée, 
s'élever  de  440  mètres.  La  colonne  se  faufila,  lon- 
geant et  coupant  tour  à  tour  des  torrents  grossis  par 
les  pluies,  et  multipliant  les  lacets  pour  gravir  les 
pentes.  On  escalada  le  belvédère  rocheux  sur  lequel  est 
perchée  l'ancienne  Edesse,  première  capitale  des  rois 
de  Macédoine  :  ville  des  eaux,  comme  l'indique  son 
nom  actuel  de  Vodéna,  bruissante  de  cascades  courant 
à  fleur  du  sol,  mais  plus  encore  merveilleuse  terrasse 
dominant  la  plaine  immense.  Ceux  que  la  fatigue 
n'accablait  pas  purent  à  loisir  admirer  à  l'horizon  les 
montagnes  de  neige,  les  hauteurs  plus  proches  couvertes 
de  grenadiers  et  de  mûriers,  de  troupeaux  avec  leur 
pâtre  portant  houlette,  de  coquets  villages  nichés  dans 
les  creux,  et  partout  de  petits  lacs  formant  miroir  au 
soleil  couchant.  Quelle  différence  avec  la  plaine  du 
Vardar  ! 

Mais  aujourd'hui  le  Père  Lenoir  est  aveugle.  Quand 
il  voit  ses  marsouins  épuisés,  il  n'a  plus  le  cœur  d'ad- 
mirer la  nature.  «  Nous  sommes,  écrit-il,  dans  des 
montagnes  qui  seraient  magnifiques  de  beauté,  si  le 
motif  de  notre  voyage  n'enlevait  à  toute  chose  son 
charme.  »  Puis,  parvenu  enfln  à  l'étape  de  Vladova, 
((  en  cette  soirée  qui  devrait  être  radieuse  de  béné- 
dictions divines  et  de  joie  »,  l'aumônier,  «  navré, 
désemparé,  de  ce  que  la  messe  de  Noël  avec  ses  con- 
versions et  ses  communions  n'ait  pu  avoir  lieu  », 
en    était   réduit,   comme  au  soir  du  45  août  1915,   à 


SALONIQIJE  425 

venir  chercher,  auprès  d'une  âme  qui  pouvait  le  com- 
prendre, «  un  peu  de  réconfort  ».  Pour  calmer  ses 
scrupules  et  ses  angoisses  d'apôtre,  on  lui  avait  écrit  : 
«  Ce  qui  est  rassurant,  c'est  que  le  bon  Dieu  a  un  bien 
plus  grand  désir  que  nous  de  sauver  les  âmes.  »  Il 
réplique  : 

C'est  en  efTet  ce  qui  m'empêche  de  me  décourager  tout  à 
fait.  Mais  Dieu  a  aussi  la  volonté  mystérieuse  de  sauver  les 
âmes  les  unes  par  les  autres,  et  de  ne  pas  donner  les  grâces 
de  conversion  là  où  fait  défaut  Tinstrument  qui  devrait  les 
appliquer.  J'ai  très  grand'peur  que  cette  impiété  plus  grande 
de  mon  régiment,  ces  difficultés  matérielles  et  morales  qui 
s'opposent  à  la  conversion  des  âmes  ne  soient  la  conséquence 
de  mes  péchés.  Aussi  je  vous  demande  en  grâce,  à  vous  et 
à  votre  sainte  communauté,  de  m'obtenir  du  Cœur  de  Notre- 
Seigneur  la  réalisation  de  votre  vœu  :  l'union  parfaite  et 
constante  avec  Lui. 


Le  27  décembre,  quand,  après  avoir  encore  monté, 
on  découvrit  tout  à  coup  le  lac  d'Ostrovo,  ce  fut  un  cri 
général  d'admiration.  Des  coloniaux,  qui  avaient 
voyagé  en  Haute-Egypte,  se  rappelèrent  à  cette  vue  le 
coup  d'œil  du  Nil  au-dessus  du  barrage  d'Assouan  ;  les 
Savoyards  évoquèrent  le  lac  du  Bourget.  Cette  masse 
d'eau,  prisonnière  d'une  énorme  dépression  volcanique, 
sans  cesse  alimentée  par  la  vallée  de  Kaïlar,  est  entiè- 
rement murée  au  nord  par  les  premiers  contreforts  du 
Kaimackalan  ;  si  bien  que  son  niveau  en  s'élevant 
recouvre  implacablement  chaque  année  végétation  et 
constructions.  Au  nord-est  cependant,  s'étalait  une 
grève  de  sable  assez  large  pour  que  le  régiment  pût 
y  camper  à  Taise. 

Le  col  que  l'on  devait  franchir  était  à  963  mètres 
d'altitude,  Ostrovo  seulement  à  540.  Comment  sorti- 
rait-on de  ce  trou?  Un  chemin  unique  au  nord-ouest; 


426  LOUIS  LENOm  S.  J. 

mais  tellement  tortueux  et  brisé  qu'après  vingt  zigzags, 
il  semblait  s'évanouir  dans  le  rocher.  Etait-ce  vraiment 
là  qu'il  faudrait  passer?  Encore  cette  route  était -elle 
alfreusement  défoncée  par  d'incessants  convois  : 
colonnes  d'infanterie,  canons  et  caissons,  munitions  et 
ravitaillements  s'y  succédaient  nuit  et  jour. 

Pour  le  régiment,  le  coup  de  collier  du  28  décembre 
fut  rude  ;  et  même^  —  s'il  n'était  irrévérencieux  de 
parler  ainsi  aux  abords  de  la  Vieille -Grèce,  —  nous 
dirions  qu'il  fut  homérique.  Les  roulantes  qui  se  dan- 
dinaient cahin-caha,  plus  déhanchées  que  jamais  du 
train  de  derrière,  parurent  plusieurs  fois  se  cramponner 
sur  le  bord  de  l'abîme,  semblant  dire  :  «  Si  je  culbute, 
que  mangeront  ces  pauvres  gars?  »  Du  reste,  le  4e  n'était 
pas  seul  à  profiter  de  la  route.  Le  34c  colonial  en  vou- 
lait sa  part,  des  Serbes  aussi,  et  surtout  deux  compa- 
gnies de  sapeurs  italiens,  belles  indolentes  que  le  colo- 
nel Thiry  dut  secouer  au  milieu  de  la  montée.  Sur  cette 
corniche,  où  nul  ne  pouvait  s'arrêter  sans  obliger  à  la 
pause  plusieurs  kiloniètres  de  troupes  en  marche,  où  la 
moindre  embardée  d'un  véhicule  suffisait  à  retarder 
d'une  demi-journée  les  vivres  de  milliers  de  combat- 
tants, prudence  et  décision  s'imposaient.  Aussi  ne 
manquait-on  pas  de  s'y  exhorter  impétueusement  les 
uns  les  autres.  Les  conducteurs  juraient  en  dix  langues 
différentes.  Les  muletiers  grecs,  turcs,  koutzo-valaques 
se  poignardaient  du  regard  et  multipliaient  dans  un  jar- 
gon incompréhensible  des  conseils  qu'ils  jugeaient  indis- 
pensables. Dans  ce  cirque  empoussiéré,  aux  échos 
sonores,  ce  fut  un  beau  tapage  que  nul  n'a  oublié. 

Au  sommet  du  col,  désagrément  d'un  autre  genre. 
Un  vent  rageur  se  déchaînait  du  sud-ouest,  menaçant 
de  tout  jeter  à  terre,  et  cinglait  les  visages  d'un  ter- 
rible soufflet  glacé,  abrutissant.  Le  supplice  continua 
plusieurs  heures  jusqu'à  Banitza. 

Le  froid  était   décidément   venu  ;  durant   cette  nuit 


SALONIQUE  427 

du  28  au  29  décembre,  il  descendit  à  5**  au-dessous  de 
zéro.  Et  malheureusement  les  couvertures,  dont  les 
hommes  avaient  dû  se  délester  pour  une  marche  aussi 
rude,  n'arrivèrent,  par  suite  de  l'encombrement,  qu'à 
une  heure  fort  tardive.  Mais  le  Père  Lenoir  n'avait  pas 
voulu  être  mieux  traité  que  les  autres  ;  négligeant  les 
olîres  qu'on  lui  faisait  de  loger  sous  un  toit,  il  avait 
planté  sa  tente  au  milieu  de  ses  marsouins. 

On  était  au  vendredi  :  déjà  l'aumônier  se  réjouissait 
à  la  pensée  de  la  messe  si  longuement  attendue,  qu'il 
célébrerait  le  surlendemain  à  Eksissou,  point  terminus 
du  voyage.  D'après  le  programme  fixé,  on  devait 
atteindre  ce  village  dans  la  journée  du  samedi,  après 
vingt-quatre  heures  d'arrêt  à  Banitza.  Or,  au  dernier 
moment,  un  contre-ordre  supérieur  survint  qui  prolon- 
geait d'un  jour  le  stationnement.  Et  l'on  se  mit  en 
route  |x>ur  la  dernière  étape  le  31  décembre,  un 
dimanche  matin. 

O  fut  pour  le  Père  Lenoir  une  nouvelle  et  très  vive 
souifrance. 


CHAPITRE  XXV 

EKSISSOU 

HIVERNAGE     SOUS      LA     TENTE 
(Janvier  1917) 


En  quittant  Banitza  pour  Eksissou,  les  coloniaux! 
avaient  été  salués  par  un  avion  boche,  qui  derrière  eux, 
dans  le  bivouac,  avait  fait  des  victimes  serbes  et 
anglaises.  Désagréable  visite  due  à  Timportance  straté- 
gique de  ce  village.  Vers  Banitza  en  effet  convergeaient 
nécessairement  tous  les  convois.  Un  coup  d'œil  sur  la 
carte  suffît  à  s'en  rendre  compte. 

L'armée  de  la  Macédoine  méridionale  s'allongeait, 
de  l'est  à  l'ouest,  comme  un  cimeterre,  dont  la  poignée 
était  à  Salonique.  Les  montagnes  du  Païkon  et  du  Kaï- 
mackalan  formant  barrière  au  nord  le  rendaient  inutili- 
sable autrement  que  par  sa  pointe.  Recourbé  à  partir 
de  Banitza,  il  piquait  droit  au  nord  pour  fouiller 
Monastir. 

Or,  pour  communiquer  la  vie  de  la  garde  à  l'extré- 
mité, pas  d'autre  ressource  que  l'itinéraire  suivi  par  le 
4e  colonial,  avec  passage  obligatoire  par  le  couloir 
d'Ostrovo*.  Qu'une  violente  pression  austro-bulgare 
contraignît  nos  troupes  à  un  repli,  c'est  vers  cet  étran- 

^  La  ligne  du  chemin  de  fer  elle-même,  après  un  détour  au  sud  pour 
desservir  Véria,  remonte  par  Vodéua  et  aboulil  également  à  Ostrovo 
et  Banitza. 


EKSISSOU  429 

glement  que  tout  refluerait.  Ceux  qui  avaient,  douza 
mois  auparavant,  retraité  à  travers  les  sinistres  défilés 
de  Demir-Kapou  ne  souhaitaient  pas  de  renouveler 
une  semblable  expérience. 

De  plus,  que  feraient  en  ce  cas  les  Grecs  d'Athènes? 
Enhardis  devant  nos  troupes  en  mauvaise  posture,  ne 
les  prendraient-ils  pas  à  revers? 

La  déchéance  de  Constantin  avait  bien  été  procla- 
mée de  divers  côtés  par  ses  sujets,  dans  la  Crète,  à 
Chio,  à  Sjra,  à  Lesbos,  à  Samos,  à  Lemnos,  et  même, 
—  il  faut  bien,  aux  pays  du  soleil,  un  sourire  à  toute 
chose  I  — par  la  colonie  grecque  de  Marseille,  Constan- 
tin n'en  était  pas  moins  toujours  le  roi  des  Hellènes.  Il 
avait  eu  beau  présenter  des  excuses  pour  l'attentat  du 
2  décembre,  il  possédait  toujours  en  Thessalie  des 
troupes  qui  constituaient  une  menace.  Des  ofhciers, 
ostensiblement  démobilisés  à  Athènes,  étaient  revenus 
en  civil  à  Larissa,  tout  prêts,  au  moment  opportun,  à 
prendre  la  direction  des  épistrates  cachés  dans  le  pays. 

La  presse  ne  se  dissimulait  pas  te  danger  :  «  Cons- 
tantin tâche  pour  un  moment  de  remettre  le  masque 
qu'il  s'était  trop  pressé  de  lèvera  La  menace  grecque 
devient  extrêmement  grave.  La  situation  de  l'armée 
Sarrail  est,  depuis  la  défaite  roumaine,  le  côté  le  plus 
sombre  de  la  situation  militaire.  Que  sera-ce  si  elle 
doit  se  défendre  aussi  par  derrière-?  »  Le  Daily  Mail 
demandait  avec  inquiétude  si  Salonique  n'allait  pas 
être  un  nouveau  Gallipoli,  et  \  Homme  enchaîné  récla- 
mait ouvertement  le  retrait  de  l'expédition. 

Ce  sera  l'honneur  de  nos  chefs  d'avoir  tenu  bon 
malgré  tout. 

Contre  la  menace  grecque,  on  établit  au  sud  de 
Banitza  des  troupes  de  surveillance,  où  le  4e  colonial 


*  Le  Temps,  13  décembre. 

*  Journal  de  Genève,  7  décembre. 


4.;0  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

fut  englobé.  Un  compap^non  du  Père  Lenoir  écrivait  le 
7  janvier  :  «  La  division  est  là,  comme  un  poing  mena- 
çant prêt  à  s'abaisser  sur  Constantin  à  la  moindre 
alerte.  Nous  avons  autant  de  chances  de  marcher  au 
sud  qu'au  nord.  J'opinerais  volontiers  pour  le  sud.  Le 
champ  de  bataille  de  Pharsale  est  toujours  là.  » 

En  attendant,  on  s'installait. 


Depuis   qu'ils   avaient   atteint  les   crêtes,    au    sortir 
d'Ostrovo ,  les  coloniaux  foulaient  la   région  où   s'était      *. 
brisée  l'invasion  bulgare.  Tout  portait  les  traces   de  la     J 
dévastation,  et  Gornitchevo,  le  premier  village  rencon-      j 
tré  sur  la  hauteur,  n'était  qu'un  amas  de  ruines.  Eksis-     | 
sou  n'avait  guère  plus  d'apparence...  et  pour  de  bonnes     z 
raisons.   Au  mois   d'août  dernier,   lorsque    les    troupes     j 
franco-serbes     s'étaient     repliées,     les     habitants     leur     J 
avaient  tiré  dans  le  dos;  et  trois   semaines  plus   tard,      \ 
après  la  reprise  du  village,   nous  y   avions  trouvé  nos      ; 
blessés  assassinés  :  un  adjudant  avait  un  couteau  dans     i 
le  cœur,   et  d'autres    malheureux    des   balles    dans    la 
tête  s'ajoutant   à  une   blessure   pansée.   On  n'avait  pu 
empêcher  les  représailles.  Triste  destinée  de  ces  popu- 
lations  frontières!    Ballottées   par    le  va-et-vient   des 
envahisseurs,   pillées    alternativement  par  l'un   et   par 
l'autre,  quand  elles  cèdent  au  vainqueur  du  jour,  elles 
conservent  au  maître  d'hier,  qui  pourra  revenir,  assez 
d'apparente  fidélité  pour  éviter  sa  vengeance. 

Aussi  n'y  avait-il  pas  lieu,  à  Eksissou,  d'être  trop 
confiant  envers  les  rares  indigènes  demeurés  au  pays. 

Volontiers,   les   sapeurs  eussent   aménagé   pour  leur 
aumônier  une  des  maisons  en  terre  battue  restées  debout 


EKSTSSOU  431 

A  défaut  de  confort,  il  y  aurait  trouvé  l'avantage  fort 
appréciable  d'une  cheminée  et  d'un  feu.  «  Je  le  lui 
disais,  écrit  son  ordonnance.  Mais  il  me  répondait  tou- 
jours que  les  hommes  ne  seraient  pas  libres  pour  venir 
le  voir.  »  Et  il  s'installa,  comme  d'habitude,  sous  la 
tente.  Des  pluies  viendront,  transformant  le  camp  en 
un  vaste  cloaque  :  peu  importe  !  Avec  les  compagnies 
qui  chercheront  de  moins  mauvais  emplacements  au- 
dessus  du  village,  le  Père  Lenoir  acceptera  de  se 
déplacer,  mais  rien  de  plus.  La  neige  et  la  gelée  se 
mettront  de  la  partie  :  peine  perdue  !  «  Vous  pensez 
s'il  faisait  froid  avec  la  neige!  écrit  encore  Hugon.  Le 
matin,  il  perçait  la  glace  de  son  seau  pour  sa  toilette, 
voilà  tout.  Ah!  quel  homme!  » 

Ce  qui  accroissait  le  malaise  de  Laumônier,  c'est  qu'il 
ne  pouvait  faire  de  mouvements  pour  se  réchauffer,  véri- 
tablement enfermé  par  les  visiteurs,  qui,  d'après  les 
témoignages  unanimes,  «  se  succédaient  du  matin 
au  soir*  ».  Lui-même  avoue  qu'il  ne  lui  reste  aucune 
minute  dans  la  journée  pour  la  correspondance.  Or 
telle  était  la  joie  qu'il  paraissait  éprouver  dans  ces 
entretiens,  que  plusieurs  se  demandaient  s'il  ne  perdait 
pas  alors  la  conscience  du  froid.  Jamais,  assurait-on, 
avocat  ou  médecin  illustre,  en  voyant  les  clients  s'écra- 
ser dans  son  antichambre,  ne  fut  aussi  rayonnant. 

Non  pas  que  tous  ses  visiteurs  s'en  retournassent 
convertis.  Le  Père  Lenoir  note  au  contraire,  dans  plu- 
sieurs lettres  de  ce  temps-là,  que  l'on  traverse  une 
«  détestable  période  au  point  de  vue  religieux,  et  que 
sur  tous  souffle  un  vent  d'indifférence  et  parfois 
d'impiété  ». 

Le  moral  aussi  baissait. 

Les  efforts  redoublés  de  l'Allemagne  pour  obtenir  une 
paix  blanche,  les  lettres  qu'elle  échangeait  avec  l'Amé- 

*  Attestations,  en  particulier,  du  colonel  Tliiry,  du  lieutenant-colonei 
Dcf'oort,  du  commandant  Mury,  du  capitaine  Monnicr,  du  lieute- 
nant Bédier,  de  Joseph  Ilugon  et  de  Jules  Avril. 


432  LOUIS  LENOTR  S.  J. 

rique  faisaient  germer  l'espoir  d'un  prompt  achè- 
vement de  la  guerre.  Le  13  janvier,  quand  on  connut  à 
Eksissou  la  réponse  des  Alliés  indiquant  à  Wilson 
leurs  conditions,  plusieurs  se  persuadèrent  que  l'armis- 
tice était  proche.  Et  ces  illusions  contribuaient  moins 
à   fortifier  les  cœurs  qu'à  les  amollir. 

L'aumônier  n'y  voyait  qu'un  stimulant  à  se  dépenser 
davantage.  Pour  remonter  le  moral,  tout  lui  était  bon. 
Le  soir,  quand  le  soleil  baissait,  combien  de  ses  visi- 
teurs se  rappellent  avec  quel  charme,  soulevant  la  por- 
tière de  sa  tente,  il  leur  faisait  admirer  les  couleurs  de 
ce  merveilleux  paysage  !  Sur  les  plans  des  montagnes 
étagées  à  l'infini  se  dégradaient  toutes  les  nuances, 
depuis  le  mauve  brumeux  des  lointains,  jusqu'au  roux 
vif,  avec  toute  la  gamme  des  bleus,  des  verts  et  d  :s 
roses.  On  ne  se  lassait  pas  de  regarder.  Et  guidée  par 
lui,  bien  rarement  la  pensée  s'arrêtait  sans  remontei 
jusqu'à  Dieu. 

Quand  les  derniers  visiteurs  étaient  partis,  vers 
9  heures  et  demie  ou  10  heures  du  soir,  le  Père  Lenoir 
se  mettait  à  sa  correspondance,  toujours  volumineuse. 
«  Pour  avoir  moins  froid,  il  se  roulait  dans  sa  couver- 
ture et  s'étendait  sur  sa  couchette  ^  »  C'est  de  la  sorte 
qu'il  trouvait  le  moyen ,  malgré  ses  doigts  gercés  et 
engourdis,  de  prolonger  encore  son  rôle  de  consola- 
teur. . 

Au  reste,  suivant  le  mot  d'une  exquise  justesse  du 
commandant  Mury,  «  la  petite  tente  du  Père  Lenoir 
n'est  pas  son  logement,  c'est  la  chapelle  ».  On  y  venait 
pour  prier.  Quand  le  mauvais  temps  ne  permettait  pas 
de  mieux  faire,  on  en  soulevait  largement  les  panneaux, 
pour  assister  à  la  messe  du  dehors.  Ainsi  avait- on 
procédé  le  matin  du  jour  de  l'an  et  le  7  janvier. 

Mais  le  14,  quelle  joie!  On  put  installer  l'autel  non 

*  Témoignage  de  plusieurs ,  entre  autres  de  son  oi^donnance  et  du 
capitaine  Monnier. 


EKSISSOU  433 

loin  du  lac  de  Petersko,  dans  le  cirque  de  rochers  qui 
l'entoure.  C'était  la  première  fois,  depuis  le  départ  de 
Marseille,  que  l'aumônier  pouvait  solenniser  un 
dimanche.  Devant  un  auditoire  imposant,  où  se  trou- 
vaient mêlés  aux  marsouins  des  artilleurs,  des  sa- 
peurs du  génie,  des  cavaliers  et  deux  généraux,  il 
sut  avec  tact,  mais  très  fermement,  rappeler  au  sujet 
de  la  loi  dominicale  les  droits  de  Dieu  et  des  âmes. 

Mes  chers  amis,  je  suis  heureux  d'avoir  enfin  pu  célébrer 
devant  vous  cette  Messe  que  nous  désirions  depuis  si  long- 
temps. Voilà  deux  mois  déjà  que  dos  circonstances  diverses, 
toutes  indépendantes  de  notre  volonté,  nous  ont  empêchés  de 
nous  réunir  le  dimanche  autour  d'un  autel;  j'en  étais  inquiet 
pour  vous.  Car  cette  assistance  à  la  messe  du  dimanche  n'est 
pas  seulement  une  oblig-ation  rigoureuse  et  grave,  parce  que 
Dieu  l'a  voulue  telle,  —  quand  elle  est  possible,  bien 
entendu;  —  mais,  de  plus,  elle  est  un  besoin  de  notre  cœur, 
et  je  dirai  un  besoin  de  notre  esprit,  pour  l'élever  au-dessus 
des  soufFrances,  des  faiblesses,  des  vulgarités  de  notre  vie 
quotidienne  et  entretenir  en  lui  la  pensée  de  Dieu... 

Puis,  sans  effort,  l'orateur  s'éleva  du  merveilleux 
spectacle  que  l'on  avait  sous  les  yeux  dans  ce  «  théâtre 
de  la  nature  »,  pour  exposer,  avec  autant  de  force  que 
de  poésie,  les  principales  preuves  de  l'existence  de 
Dieu.  Des  musiciens  avaient  joué  avant  le  sermon;  par 
un  de  ces  à-propos  délicats  qui  lui  gagnaient  toutes  les 
sympathies,  le  Père  en  profita  pour  renforcer  son  argu- 
mentation : 

Pensez-vous  que  le  vent  de  ces  montagnes,  à  force  de  souf- 
fler dans  les  maisons  démolies  d'Eksissou,  ait  pu  un  jour  par 
hasard  assembler  entre  elles  quelques  planchettes  de  bois  et 
quelques  cordes  et  en  fabriquer  l'instrument  qui  résonnait 
tout  à  l'heure  sous  les  doigts  si  légers  de  l'artiste?  Il  y  a  fallu 
l'art  et  le  métier  tout  à  la  fois.  Eh  bieni  vos  oreilles  qui 
m'écoutent  renferment  comme  des  violons  microscopiques 
portant  chacun  plus  de  6000  cordes  de  longueurs  inégales, 
28 


434  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

pour  prévoir  toutes  les  nuances  du  son.  Et  l'on  vouflrnît  que 
ce  fût  là  l'œuvre  du  hasard!  Folie  ou  plaisanterie? 

De  môme  que  le  violon  supi  o  e  un  luthier,  de  même  le 
mouvement  des  astres,  l'oreille  de  l'homme  et  mille  autres 
détails  du  monde  supposent  un  Etre  intelligent  qui  les  a 
faits,  —  Etre  supérieur  à  l'homme,  puisqu'il  a  fait  l'homme 
comme  le  reste,  —  et  cet  Etre,  nous  l'appelons  Dieu. 

Pensons  à  Lui,  en  vivant  jour  et  nuit  au  milieu  de  ses 
œuvres... 

Il  y  eut  à  cette  messe  quatre  cents  communions. 
«  J'aurais  voulu  davantage,  écrit-il  à  ses  parents;  mais 
il  faut  plus  remercier  que  se  plaindre.  »  Revenant 
quelque  temps  après  sur  cette  solennité,  il  ajoutait  : 
«  Ce  fut  splendide.  Un  escadron  voisin  profita,  un  peu 
surpris,  de  cette  communion  en  viatique.  Des  officiers 
me  dirent  :  <(  Mais  nous  ne  sommes  pas  au  danger 
ici!  »  Le  lendemain  même,  subitement,  Lescadron 
recevait  l'ordre  de  s'éloigner  pour  aller  au  danger.  Et 
ce  fut  sans  doute  la  dernière  occasion,  —  et  la  première 
pour  beaucoup,  —  de  recevoir  le  viatique  avant  de 
mourir  ^   » 


* 


A  voir  l'aumônier  témoigner  un  tel  entrain  pour 
l'organisation  des  cérémonies  religieuses  et  faire  cons- 
tamment si  bon  visage  à  ceux. qui  abusaient  de  son 
temps,  on  pouvait  croire  qu'il  n'avait  à  cela  nulle  diffi- 
culté. Jugement  naïf,  en  tout  cas  sammaire.  Ceux  qui, 
ayant  ,1e  goût  des  travaux  de  l'esprit  et  des  médita- 
tions solitaires,  ont  à  «  recevoir  »  continuellement, 
sans  avoir  le  droit,  de  par  leurs  fonctions,  de  manifes- 
ter qu'on  les  lasse,  savent  fort  bien  que  l'affabilité  inal- 
térable ne  s'obtient  pas  sans  une  sévère  discipline.  Et 
si  l'accueil  souriant  est  facile  pour  huit  ou  dix  visiteurs, 

'  Au  Père  G.  G.,  6  février. 


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EKSISSOU  435 

il  est  à  craindre  que  le  onzième  n'en  porte  la  peine.  Or^ 
est-ce  sa  faute  à  ce  cher  onzième,  qui  a  besoin  d'un 
conseil  ou  d'une  semonce,  s'il  n'a  pu  venir  plus  tôt? 
Aussi  comme  on  voudrait  être  pour  lui  —  et  même 
pour  le  douzième  et  ceux  qui  viendront  après,  —  inlas- 
sabLement  bon  !  Et  peut-être,  enlisant  les  pages  qui  pré- 
cèdent, certains  ont-ils  envié  l'immuable  sérénité  du 
Père  Lenoir...  Qu'ils  se  rassurent!  Le  Père  Lenoir  avait 
intérieurement  les  mêmes  impatiences.  Un  document 
précieux,  daté  du  15  janvier,  en  témoigne. 

Nous  avens  déjà  dit  l'importance  que  le  religieux, 
fidèle  aux  méthodes  de  saint  Ignace,  attachait  à  Texa- 
men  particulier.  Observateur  impeccable  de  ses  règles, 
même  au  milieu  des  marches  accablantes  de  Macé- 
doine, il  faisait  cet  examen  deux  fois  par  jour;  et,  sui- 
vant la  recommandation  de  son  bien-heureux  Père,  il  en 
notait  soigneusement  le  résultat.  Parmi  les  exclama- 
tions de  stupeur  que  nous  ont,  à  maintes  reprises, 
arrachées  les  secrets  de  sa  vie  intérieure,  il  y  en  eut 
une  particulièrement  admirative,  —  pourquoi  le  taire? 
—  le  jour  où  nous  avons  retrouvé  sa  feuille  d'examen 
particulier,  exactement  marquée  sans  une  lacune  ^usqnk 
la  veille  de  sa  mort,  le  soir  du  8  mai  inclus.^ 

Or  sur  quoi  portait  cet  examen?  Le  document  du 
lo  janvier  nous  l'apprend  : 

ÉLECTION,     15  Janvier  1917. 

But  :  Acquérir  la  douceur  de  Nôtre-Seigneur  et  sa 
bonté  patiente  [Sainte  Enfance^  Apostolat,  Passion^ 
Eucharistie). 

Par  sa  bonté,  Il  gagnait  les  âmes,'  par  mes  impa- 
tiences. Je  les  rebute, 

'  Après  un  long-  regard  ^ur  ce  bordereau  spirituel  et  songeant  à  la 
somme  d'énerjjie  qu'il  avait  exigée  pour  cire  tenu  à  jour  dans  un  tel 
bouleversement  de  vie,  quelqu'un  nous  disait  :  «  C'est  plus  éloquent 
que  tous  les  sermons  du  monde.  >»  —  Au  point  de  vue  méthode,  con- 
fronter le  document  qui  suit  avec  celui  de  l'Appendice  A. 


436  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Près  de  la  plupart ^  mon  principal  moyen  d'apostolat 
est  (le  leur  faire  connaître  et  aimer  Notrc-Seigneur  en 
moi. 

Pbatiqve  :  Chercher,  avec  Valde  de  Notre -Sei- 
gneur et  à  son  exemple^  à  corriger  mes  impatiences, 
surtout  : 

i)... 

2)  Envers  ceux  qui  abusent  de  mon  temps. 

3)  Dans  la  préparation  de  nos  cérémonies. 

Devise  :  «  Jésus,  doux  et  humble  de  cœur,  rendez 
mon  cœur  semblable  au  vôtre!  » 

Sanction^  ;..» 

Ainsi  donc,  au  lendemain  de  cette  solennité  du 
14  janvier,  pour  laquelle  il  n'avait  épara^né  aucun  soin, 
à  cette  époque  où  Ton  n'entendait  qu'un  concert  de 
louanges  pour  rafFabilité  qu'il  prodiguait  à  ses  visiteurs, 
seul  en  face  de  Dieu,  en  établissant  sa  revue  de  cons- 
cience pour  le  mois  passé,  aucun  défaut  ne  lui  sem- 
blait plus  urgent  à  surveiller  que  celui-ci  :  ses  impa- 
tiences au  sujet  des  cérémonies  ou  vis-à-vis  des  indis- 
crets. 


Vers  la  lin  du  séjour  à  Eksissou,  la  petite  tente  fut 
témoin  d'une  scène  qui  mit  des  larmes  aux  yeux  du 
Père  Lenoir.  Le  21  janvier,  parut  un  ordre  qui  rappe- 


*  Cette  Election  nous  a  permis  un  recoupement.  Jusqu'alors,  le  Père 
Lenoir  faisait  son  examen  particulier  sur  l'esprit  de  prière  et  l'union 
à  Notre- Seigneur,  chose  qu'il  est  difficile  d'apppécier  mathématique- 
ment; et,  de  fait,  sur  la  feuille  \e  résultat  est  indiqué  par  des  lettres, 
signifiant  bien,  assez  bien  ou  médiocre.  Mais,  à  partir  du  15  janvier, 
l'examen  est  marqué  en  chiffres  ;  c'est  que  les  actes  d'impatience,  même 
intérieurs,  peuvent  plus  facilement  se  compter.  Voir  feuille  ci-contre. 


EKSISSOU  437 

lait  en  France  tous  les  jeunes  soldats  de  moins  de 
vingt  ans,  trop  faibles,  disait-on,  pour  supporter  les 
fatigues  d'Orient. 

J'en  ai  eu  le  cœur  déchiré,  pour  rattachement  que  je  leur 
portais,  pour  le  bien  du  régiment,  dont  ils  formaient  le  meil- 
leur conting-ent,  et  surtout  pour  le  bien  de  leurs  âmes,  qui 
en  souffriront  peut-être... 

Plusieurs  en  pleuraient  et  moi-même  j'en  avais  les  larmes 
aux  yeux.  Quelques-uns,  convertis  tout  récents,  sont  venus 
sous  ma  tente  la  veille  du  départ  recevoir  leur  Viatique  : 
spontanément,  se  levant  devant  la  sainte  Hostie,  ils  ont  juré 
fidélité  à  Notre-Seigneur  et  à  leur  devoir  de  soldat.  Or  cer- 
tains d'entre  eux,  il  y  a  six  mois,  étaient  encore  des  apaches, 
et,  depuis  quelques  semaines  où  je  pouvais  les  voir  très  fré- 
quemment, ils  faisaient  Fexamen  particulier  (avec  feuilles  à 
Tusage  de  nos  Pères,  sanctions,  etc.),  l'un  sur  les  g"ros  mots, 
un  autre  sur  le  dévouement  aux  camarades,  un  autre  sur 
l'apostolat,  un  autre  sur  la  présence  de  Dieu,  qu'il  avait 
p^-esque  continuelle,  un  autre  sur  l'intimité  avec  Notre- 
Seigneur...  *. 

Rien  n'est  plus  touchant  que  les  lettres  écrites  dans 
la  suite  au  Père  Lenoir  par  ces  jeunes,  arrachés  à  son 
affection.  Ils  se  disent  «  navrés  d'avoir  quitté  le  4°  », 
d'autant  que  plusieurs  ont  été  versés  aux  tirailleurs 
sénégalais,  dont  la  compagnie  n'a  tout  de  même  pas 
autant  de  charmes  que  celle  des  marsouins.  L'un 
raconte  que  «  malgré  qu'il  soit  loin  du  régiment,  il 
n'est  pas  éloigné  de  Notre -Seigneur  ».  Un  autre,  qui 
s'excuse  de  n'avoir,  en  deux  mois,  écrit  que  trois  lettres, 
atteste  qu'il  n'a  pas  manqué  une  fois  à  la  messe  du 
dimanche.  Plusieurs  notent  le  nombre  de  leurs  commu- 
nions, leurs  efforts  pour  y  conduire  des  camarades  et, 
par  des  signes  conventionnels,  tiennent  le  Père  au  cou- 


^  Raconté  dans  un  grand  nombre  de  lettres,  notamment  à  ses  parents, 
1^1  janvier,  au  Garmcl  de  X"*,  iS  janvier,  au  R.  P.  de  Boy  nés,  5  février. 


438  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

rant  de  leurs  progrès  :  celui-ci  dit  «  qu'il  ne  prononce 
plus  de  paroles  trop  mal  accentuées  »,  celui-là  com- 
ment il  «  partage  ses  soulfrances  avec  Dieu  ».  De  Tun 
d'eux,  qui  fait  «  une  estage  de  mitralleuse  »  à  Cavail- 
lon ,  nous  n'avons  pas  retrouvé  moins  de  cinq  lettres 
entre  le  25  février  et  le  27  mars. 

«  Cher  père,  écrit-il,  je  vous  dirais  que  j'ait  gardé 
un  bons  souvenir  de  vous,  que  quant  jie  pence  lès  larme 
me  vienne  au  yœux... 

«  Se  matin  dimenche,  je  suis  étais  avec  mont  cama- 
rade S.  à  l'éclisse  saint  Jaque  faire  la  saintte  comunion 
la  ou  Monsieur  le  curé  nous  a  resus  comme  ses  enfant, 
ou  j'irais  sant  fautte  dimanche  prochain  resevoir  Nottre 
Ségneur  Jésus  ou  il  matens  avec  lès  brad  ou  vert,  ous 
je  ferais  à  maime  tans  une  prière  pour  moi  que  le 
Bout  Dieu  me  garde  toujour  fidèle  et  surtous  qu'il  me 
laisse  pa  retombé  dens  le  mauves  chemin...   » 

Et  par  deux  fois  les  lettres  du  jeune  marsouin  se  ter- 
minaient ainsi  :  «  Bien  le  bonjour  à  mont  cher  colo- 
nel. » 


I 


CHAPITRE  XXVI 

KAÏLAR 

UN    MOIS    DANS    UNE    ÉGLISE    GRECQUE,    PARMI    LES    TURCS 

(Février  1917) 

Le  Père  Lenoir.  avait  écrit  le  10  janvier  :  «  De  plus 
en  plus  nos  regards  se  tournent  vers  le  sud.  »  Seize 
jours  plus  tard,  le  4e  colonial  se  mettait  en  route  pour 
Kaïlar. 

Depuis  la  veille,  à  Paris,  la  Chambre,  en  comité 
secret,  discutait  sur  les  affaires  grecques  (25  janvier). 
Tenir  Constantin  en  respect,  sans  briser  avec  lui; 
urger  l'exécution  de  ses  promesses  plus  par  menace  que 
par  violence  ;  Tintimider  plutôt  que  Tirriter  ;  bref, 
paraître  fort  plutôt  que  frapper  fort  :  telle  fut,  pour 
ceux  qui  n'assistèrent  au  huis-clos  qu'à  travers  la  porte, 
la  politique  exposée  par  M.  Briand  et  qui  lui  valut  un 
vote  de  confiance. 

Tout  porte  à  croire  que  telle  fut  aussi  la  ligne  de 
conduite  officiellement  fixée  aux  coloniaux  pour 
Texpédition  qui  s'amorce.  Bien  à  cont-re-cœur,  ils  vont 
se  comporter  comme  s'ils  avaient  cette  consigne. 

D'Eksissou  à  Kaïlar,  l'étape  fut  d'abord  pittoresque. 
Il  neigeait  à  gros  flocons.  Mais^  vers  midi,  un  rayon 
de  soleil  transforma  la  route  en  une  rivière  de  boue 
glacée.  A  la  vue  du  cantonnement  nouveau,  enseveli 
sous  un  tapis  blanc  et  entouré  d'un  cirque  de  névés, 
il  y  eut  un  frisson...  Faudrait-il  encore  camper  sous 
la  tente?  Par  bonheur,  le  village  était  important;  et, 


n 


440  LOUIS  LENOIR   S.  J. 

composé  de  Turcs,  il  fut  de  bonne  composition  devant 
les  baïonnettes.  Sauf  quelques  compagnies  pour  les- 
quelles on  dut  réquisitionner  des  mosquées,  les  trois 
mille  bommes  trouvèrent  à  se  loger  cbez  Tbabitant. 

Le  Père  Lenoir  savait  déjà  qu'au  milieu  de  cette 
population  musulmane,  une  petite  colonie  grecque 
s'était  implantée  depuis  la  guerre  de  1912.  Elle  comp- 
tait entre  autres  un  sous-préfet  vénizéliste,  jeune  et 
actif.  On  apprit  bien  vite  que  cette  colonie  n'avait  plus 
de  pope  à  demeure.  A  la  suite  de  plusieurs  tractations 
compromettantes,  le  desservant  avait  cru  prudent  de 
prendre  la  brousse  ;  il  faisait  le  coup  de  feu  dans  la 
montagne  avec  les  comitadjis.  Son  église  était  libre. 
Autant  pour  la  soustraire  à  la  réquisition  ^  que  pour 
assurer  les  offices  du  régiment,  l'aumônier  s'y  installa. 
En  cette  vigile  de  saint  Jean  Chrjsostome,.  il  crut 
reconnaître  là  une  intention  bienveillante  du  «  Docteur 
eucbaristique,  un  de  ses  saints  de  prédilection*  )>.  Au 
surplus,  rillustre  patriarche  de  Constantinople  ne 
serait-il  pas  heureux  de  voir  l'antique  vérité  reprendre 
ainsi  ses  droits  sur  le  schisme? 

Personne  ne  trouva  la  chose  étrange.  Les  anciens  du 
régiment  se  rappelaient  avec  délices  les  réunions  quo- 
tidiennes qui,  dans  les  cantonnements  de  France, 
étaient  «  le  meilleur  moment  »  de  la  journée;  ils  souf- 
fraient d'en  être  privés  depuis  deux  mois. 

Le  Père  Lenoir  n'ignorait  pas  qu'en  temps  ordi- 
naire, un  prêtre  catholique  ne  doit  point  célébrer  la 
messe  dans  une  église  schismatique,  soit  à  cause  de 
l'inconvenance  de  cette  promiscuité  de  cultes,  soit  en 
raison  du  scandale  qui,  dans  les  localités  de  religion 
mixte,  en  résulterait  pour  les  fidèles.  Mais  il  se  rappe- 
lait aussi  que,  là  où  ce  danger  de  scandale  n'existait 
pas,    et   du    consentement    de    nos   frères    séparés   qui 

1  Au  Carmel  de  X**',  i<5  janvier. 


KAILAR  441 


peuvent  être  édifiés  par  le  spectacle  de  nos  cérémonies, 
Rome  avait  une  fois  ou  l'autre  adouci  sa  discipline  ; 
elle  prescrivait  seulement  en  ce  cas  d'éviter  Tusage  en 
commun  de  Fautel  et  des  objets  qui  servent  de  près  au 
sacrifice  de  la  messe,  tels  que  pierre  sacrée,  nappes  et 


linsTes 


Pour  éviter,  d'ailleurs,  que  la  moindre  confusion 
doctrinale  pût  s'établir  dans  l'esprit  de  ses  soldats,  le 
Père  ouvrit  tout  de  suite  une  série  d'instructions  sur 
rÉglise  grecque.  Dès  le  27  janvier,  simplement  en 
donnant  à  saint  Jean  Ghrjsostome,  au  soir  de  sa  fête, 
le  titre  :  de  a  Docteur  grec  de  l'Église  catholique  »,  il 
commençait  à  débrouiller  l'écheveau.  Les  jours  sui- 
vants, il  étudia  les  points  oii  l'Eglise  de  Gonstanti- 
nople  avait  rompu  avec  la  tradition  apostolique, 
insista  sur  la  révolte  contre  l'autorité  du  pape,  succes- 
seur de  saint  Pierre,  dit  un  mot  de  la  Trinité  et  de  la 
procession  du  Saint-Esprit,  parla  longuement  du  purga- 
toire et  des  indulgences.  Puis  il  intéressa  vivement  ses 
auditeurs  en  leur  expliquant  Forigine  des  différences 
liturgiques  dont  ils  avaient  le  témoignage  sous  les 
yeux  (absence  de  tabernacle,  communion  sous  les  deux 
espèces,  baptême  par  immersion,  etc.),  ayant  soin  de 
noter  que  ces  dillerences  n'ont  aucune  importance  doc- 
trinale, puisqu'elles  se  retrouvent  en  partie  chez  les 
Grecs  catholiques.  Il  y  eut  même,  après  deux  causeries 
sur  le  Mahométisme  et  les  croisades,  un  sermon  sur 
le  «  salut  des  non-catholiques  »,  où  le  Père,  répondant 
aux  questions  qu'on  lui  posait  souvent,  rappela  les 
moyens  qui  sont  à  la  disposition  des  schismatiques  et 
des  musulmans  pour  parvenir  au  ciel.  Enfin  la  fête  de 
saint  Cyrille  d'Alexandrie,  encore  un  saint  patriarche 
grec-caihollquCy  lui  fournissait  l'occasion,  le  9  février, 


1  Voir  pnLre  autres  le  décret  du  Saint  Office  du  42  avril  1704  (Col- 
lecLauea  S.-C.  de  P.-F.,  édition  l'J07,  n»  2G5) 


442  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

de   donner   à   ces   enseignements    une  magnifique   clô- 
ture. 

Le  suppléant  du  pope  disparu,  qui  venait  faire  le 
service  dominical,  se  montra  enchanté  de  la  combinai- 
son. Dans  un  village  plein  de  soldats,  il  avait,  pour  le 
mobilier  de  son  église,  trouvé  à  bon  compte  le  plus 
(îdèle  et  le  plus  respectueux  des  gardiens.  Aussi  accep- 
ta-t-il  volontiers,  en  compensation,  de  laisser  chaque 
dimanche  Téglise  disponible  à  partir  de  9  heures.  Il 
voulut  même,  le  28  janvier,  assister  à  la  messe  mili- 
taire. «  Il  était  là,  raconte  un  témoin,  derrière  l'iconos- 
tase, coiffé  de  son  cylindre  à  plateau,  et  n'a  cessé  pen- 
dant tout  l'office  de  rouler  des  yeux  exorbités  de  sur- 
prise. La  musique,  l'assistance  des  soldats,  l'allocution, 
les  communions  l'ont  laissé  dans  la  stupéfaction... 
L'aumônier  avait  dressé  son  petit  autel  à  lui  devant 
V autel  grec  et,  contrairement  aux  habitudes,  a  laissé 
grande  ouverte  la  porte  de  l'iconostase.  C'était  très 
pittoresque  cette  messe  latine,  au  milieu  des  icônes  et 
de  la  verroterie  orthodoxes.  » 

Rendant  compte  de  la  scène  à  l'un  de  ses  supérieurs, 
le  Père  Lenoir  disait  de  son  côté  :  «  Quand  le  pope  a 
vu  et  entendu  notre  messe  en  musique ,  il  a  déclaré  la 
religion  catholique  supérieure  et  a  renoncé  à  toute  con- 
currence. Je  n'ai  pas  trop  de  remords,  car  la  popula- 
tion grecque  est  insignifiante,  le  village  étant  presque 
en  entier  musulman*.  » 

Dès  lors,  l'aumônier  aimera  «  installer  son  culte 
triomphant  dans  ces  églises  froides,  où  toujours  durant 
les  cérémonies  l'iconostase  séparait  le  célébrant  des 
fidèles  et  où  ne  retentissaient  que  des  chœurs  tristes  et 
maigres.  Aussi  les  Grecs  venaient-ils  en  foule  assister 
à  nos  messes  du  dimanche  qui  les  émerveillaient*.  » 


1  Au  R.  Père  de  Boynes,  5  février, 
*  Capitaine  Monnier. 


KAILAR  443 

Ajoutons  que  le  pope  de  Kaïlar,  ainsi  que  le  rap- 
portent plusieurs  témoins,  fut  émerveillé  bien  davan- 
tag-e  par  la  vie  austère  du  religieux.  En  une  saison  de 
neige  où  «  Ton  se  serait  cru  en  Laponie  plutôt  qu'au 
seuil  de  l'Orient  »,  préférer  pour  la  nuit,  à  la  bonne 
couchette  d'une  maison  chaufTée,  une  simple  natte  jetée, 
dans  une  église  sans  feu,  sur  la  dalle  froide  de  l'ico- 
noclave*,  voilà  qui  était  singulièrement  plus  stupéfiant 
que  la  messe  en  musique  ! 

Sur  l'existence  du  Père  à  Kaïlar,  avec  l'admiration 
du  pope,  aucun  témoignage  ne  vaut  celui  de  son  or- 
donnance. 


Eh  bien  si  je  vous  disais  que  pendant  un  mois  que  nous  y 
avons  resté,  voilà  sa  nourriture.  Le  matin  comme  la  popote 
était  à  deux  kilomètres  (on  Tavait  installée  dans  Tancien  tri- 
bunal) et  que  lui  il  était  toute  la  journée  à  Tég-lise  et  qu'il  y 
logeait,  il  s'absentait  seulement  de  11  heures  à  12^'30  minutes 
le  temps  juste  du  déjeuner.  Son  café  j'allais  le  chercher  à  la 
roulante  la  plus  près.  Et  tous  les  deux  ou  trois  soirs  je  lui 
portais  une  boîte  de  single  quelques  fig^ues  quelques  noix  ou 
un  morceau  de  fromage  une  demi- boule  de  pain  et  un  demi- 
litre  de  vin  et  en  voilà  pour  trois  jours  il  ne  voulait  plus 
rien.  Un  jour  je  lui  portai  un  petit  dîner  que  le  chef  de  popote 
avait  fait  préparer  pour  lui.  Mais  il  m\a  attrapé  en  me  disant 
qu'il  ne  voulait  pas  ça  et  de  n'écouter  que  lui  pour  ça.  Eh 
bien  là  pendant  un  mois  il  a  fait  beaucoup  de  bien.  Tous  les 
soirs  au  salut  il  y  avait  beaucoup  de  monde...  et  même  il  a 
fait  un  baptême  un  dimanche  soir  d'un  sous-oflicier  (le 
4  février).  Je  pus  y  assister  et  c'était  très  touchant. 


Somme  toute,  comme  le  Père  l'écrivait  à  ses  parents, 
c'est   «  la   môme  vie  que  dans  nos  cantonnements  de 


'  Attestation  de   plusieurs,    entre    autres    de  Joseph  Ilugon  et  de 
Jules  Avril  (rapport,  p.  5j. 


444  LOUIS  LENOm  S-  J. 

France  ».  Ici  comme  là-bas,  ses  clients  le  tiennent  sou- 
vent «  occupé  jusqu'à  une  heure  très  avancée  de  la 
nuit*  ». 


Pour  les  troupiers,  la  vie  à  Kaïlar  fut  plus  douce. 
Sauf  pour  les  hommes  du  ravitaillement  qui,  pendant 
les  deux  premières  semaines,  durent  chaque  jour,  à  dos 
de  mulet,  aller  chercher  les  vivres  à  vingt- cinq  kilo- 
mètres, ce  fut  <r  le  bon  temps  ».  Le  villag-e,  qui  man- 
quait évidemment  de  tous  ces  mille  riens  dont  un  civi- 
lisé en  campagne  ne  peut  se  passer,  —  tels  que  bou- 
gies, piles  électriques,  cigares  et  camemberts,  —  était, 
par  contre,  fort  bien  pourvu  en  bétail,  volailles  et  lé- 
gumes frais  ;  les  œufs  surtout ,  minuscules  mais  abon- 
dants, étaient  un  régal.  De  plus,  alors  que  toutes  les 
lettres  de  France  se  plaignaient  de  la  crise  de  combus- 
tible, et  qu'il  n'était  pas  rare  à  Paris  d'avoir  dans  les 
appartements  une  température  au-dessous  de  zéro,  on 
pouvait,  à  Kaïlar,  faire  de  copieuses  flambées  de  bois. 

Les  habitants  étaient  aimables.  A  la  fin  d'un  repas 
offert  par  les  autorités  turques  aux  autorités  militaires, 
le  kâïmmakam,  après  les  plats  de  mouton  tradition- 
nels, déclara  que  «  ses  administrés  étaient  très  satis- 
faits des  coloniaux,  et  que,  si  la  guerre  durait  encore, 
il  souhaitait  que  ce  fût  le  4e  qui  restât  à  Kaïlar,  enfin 
qu'il  parlait  de  la  sorte  non  par  diplomatie,  mais  parce 
que  c'était  le  langage  de  son  cœur...  » 

Nos  marsouins  faisaient  également  le  même  souhait 
Le  Père  Lenoir,  dans  ses  lettres  de  février,  ne  cesse  de 
répéter  :  «  Pour  le  moment,  nous  sommes  les  embus- 
qués  des   Balkans.   »  Et  il  rappelle  volontiers  le   mot 

*  Cet  aveu  revient  dans  plusieurs  lettres  de  cette  époque,  v.  g.  31  jan 
vier  et  ^7  février. 


KAILAR  445 

d'un  de  ses  illustres  amis  :  «  Décidément,  le  bon  Dieu 
nous  a  envoyés  ici  pour  sauver  notre  peau.  »  Mais, 
pour  lui,  il  avait  d'autres  aspirations,  qui  nous  sont 
révélées  dans  ce  mot  écrit  à  un  aumônier  du  front 
français  :  «  Bon  et  fructueux  carême.  Vous  missionnez 
sans  doute  sous  les  obus,  etye  vous  envie^.,.  » 


Cette  envie  avait  des  raisons  profondes  qu'il  nous 
faut  pénétrer. 

A  considérer  d'un  peu  loin  l'apostolat  du  Père  Le- 
noir,  on  pourrait  s'imaginer  que  tout  lui  réussissait  et 
que  sa  sainteté  avait  assez  de  prestige  pour  dompter 
d'un  coup  les  volontés  mutines.  Le  4^  colonial...  un 
paradis  terrestre!  Ses  marsouins...  de  petits  anges! 
L'histoire  de  Fred^,  dans  lequel  il  avait  voulu  synthé- 
tiser beaucoup  de  ses  mocos,  ne  donne  pourtant  pas 
cette  impression.  Mais  enfin  la  légende  est  simpliste, 
et  le  Père  Lenoir  a  sa  légende. 

Au  reste,  il  est  bien  sûr  que,  dans  sa  volumineuse 
correspondance,  l'aumônier  met  surtout  en  relief  les 
beaux  côtés  de  ses  enfants.  On  avait  tant  calomnié  les 
coloniaux!  En  littérature,  Marsouin  =  Marsouille^,  ce 
qui  manque  vraiment  d'élégance.  Tout  cela  est,  à  sesyeux, 
une  diffamation  du  temps  de  paix ,  imaginée  par  les  jaloux 
de  «  la  Métropole  »  et  contre  laquelle  lui,  le  Père  des 
marsouins,  lui  qui  les  connaît  à  fond,  a  le  devoir  de 
protester.  Quand  on  a  des  amis  borgnes,  il  n'est  pas 
interdit  de  les  peindre  de  profil. 

Alors ,  au  récit  des  transfigurations  opérées  par  la 
grâce  en  quelques  jeunes  cœurs  d'apaches,  la  légende 


1  Au  Pore  G.  G.^  19  février. 

*  Dans  les  Deux  Marsouins  de  1911). 

'  C'est  le  titre  même  d'un  volume  sur  lu  Coloniale  :  La  Mârsouillû, 


446  LOUIS   LENÔm  S.  J 

a  tout  amplifié.  Et  cela  risque  d'amener  par  réaction, 
sur  son  héros,  ce  jugement  sommaire  :  u  Optimiste  un 
peu  myope,  qui  n'avait  pas  bien  ajusté  son  lorgnon.  » 

Ce  serait  juger  trop  vite.  Si  Toptimiste  est  le  naïf 
dont  l'épaisse  nature  ne  perçoit  même  pas  l'envers  des 
hommes  et  des  choses,  assurément  le  Père  Lenoir  n'est 
pas  un  optimiste.  Ceux  qui  évitaient  d'assister  à  ses 
sermons,  par  crainte  d'en  comprendre  trop  bien  les 
allusions,  savaient  qu'il  voyait  clair...  Optimiste  ^ 
il  lest  en  ce  sens  que  par  tempérament,  et  davantage 
encore  par  dressage  de  la  volonté,  son  attention  est  plu- 
tôt fixée  sur  les  beaux  côtés  de  la  nature  humaine  et  sur 
les  événements  heureux,  afin  d'y  trouver  des  motifs 
d'espoir  et  un  encouragement  pour  mieux  faire. 

Mais  cela  ne  l'empêche  pas  d'avoir  l'œil  très  ouvert 
sur  les  déficits.  Mieux  que  personne,  il  connaît  les  mi- 
sères qui  guettent  de  jeunes  hommes  déracinés  de  leur 
milieu  familial,  souvent  désœuvrés,  en  tout  cas  jamais 
saisis  par  des  occupations  de  métier,  les  seules  qui 
captent,  en  plus  des  muscles,  la  pensée  et  le  cœur. 
Dans  ces  cantonnements,  où  fatalement  les  énergies  se 
relâchent,  il  lui  en  coûte  alTreusement  de  voir  des  ou- 
trages à  la  morale  et  Dieu  offensé. 

Pour  ce  motif  surtout  il  éprouve  ce  que  l'on  a  si  bien 
appelé  la  u  nostalgie  du  front  ». 

Est-ce  à  cause  de  la  vie  relativement  facile  à  Kaïlar, 
et  comme  revanche  aux  privations  d'Eksissou?  Il 
semble  que  l'aumônier  dut,  à  cette  époque,  entre- 
prendre plus  que  jamais  la  lutte.  Puisque  les  murs  de 
l'iconoclave,  tout  comme  les  panneaux  de  la  petite 
tente,  sont  muets  sur  les  assauts  qu'ils  entendirent,  les 
sermons  restent  les  seuls  documents  qui  nous  permettent 
d'assister  à  cette  lutte.  Feuilletons-les  un  instant. 

On  était  depuis  seize  jours  à  Kaïlar,  quand  l'évan- 
gile de  la  Sexagésime  (11  février)  fournit  au  Père  l'oc- 
casion de  commenter  la  parabole  du  Semeur. 


KAILAR  447 

î!  est  un  fait,  commença-t-il ,  qui  attriste  les  bons,  qui 
étonne  et  scandalise  les  autres. 

Tant  d'hommes  étaient,  il  y  a  deux  ans,  assidus  à  Téglise, 
qui  n'y  viennent  plus,  qui  aujourd'hui  parlent  contre  la  reli- 
gion et  disent  des  choses  qu'on  n'entendait  pas  au  4^  autrefois, 
ou  (ju)  v!ennentencore  aux  offices  et  dont  la  vie  ne  change  pas. 

Ils  font  dire  :  Est-ce  là  toute  la  religion?  La  parole  de 
Dieu  n'a-t-el!e  pas  plus  de  puissance?  A  quoi  bon  la  suivre^ 
On  n'en  est  pas  meilleur... 

l^a  réponse  se  trouve  dans  l'évangile  d'aujourd'hui  :  il 
explique  la  conduite  de  ceux-là,  —  il  nous  dicte  la  nôtre. 


Puis,  après  avoir  lu  la  parabole  et  les  enseignements 
qu'en  tira  le  Christ  pour  ses  apôtres,  Faumônier  conti- 
nuait : 


Que  pouvons-nous  ajouter  à  cette  explication  donnée  par 
Notre-Seigneur,  sinon  une  application  à  nous-mêmes,  à  notre 
condition  présente? 

La  semence  sur  le  bord  du  chemin...  Quelques-uns  étaient 
venus  en  passant,  en  curieux.  Le  cœur  n'y  était  pas.  Ou 
même  le  cœur  était  mauvais;  ils  espéraient  sottement  trou- 
ver quelque  avantage  et  se  faire  bien  voir...  Quand  ils  ont 
compris  que  la  religion  n'avait  rien  à  faire  avec  l'avancement, 
les  «  emplois  »  ou  les  permissions,  qu'elle  s'occupait  unique- 
ment des  intérêts  de  l'âme,  des  devoirs  de  chacun  bien  plus 
que  de  ses  droits,  ils  sont  partis.  Ils  ne  pouvaient  pas  com- 
prendre la  parole  de  Dieu;  leur  cœur  n'était  pas  loyal  ni  leur 
volonté  bonne.  Prions  pour  eux. 

Le  bon  grain  sur  un  terrain  pierreux...  Le  danger  avait 
fait  réfléchir;  la  réflexion  avait  ramené  au  devoir.  Il  y  eut 
joie,  enthousiasme,  ferveur  de  néophyte.  Mais  ignorance  :  les 
racines  de  la  foi  étaient  trop  peu  profondes,  d'où  inconstance 
devant  «  les  épreuves  »,  c'est-à-dire  la  longueur  des  souf- 
frances; devant  «  les  persécutions  »,  c'est-à-dire  les  railleries 
des  camarades.  Ils  n'avaient  pas  compris  les  raisons  de  la 
douleur,  ni  que  la  condition  de  cette  terre  est  la  lutte.  — 
Preuve  qu'il   faut  savoir  pourquoi  l'on  croit  ;  preuve  qu'il 


448  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

faut  vous  instruire,  non  en  lisant  des  livres  mauvais  ou  en 
écoutant  des  sophistes,  mais  en  lisant  des  livres  bons  et  en 
consultant  des  amis  sérieux. 

Le  bon  grain  dans  les  épines...  Ceux-là  savent.  Ce  sont 
des  chrétiens  convaincus,  dont  la  foi  a  des  racines  profondes. 
Mais  les  passions  sont  venues,  des  occasions  de  vie  facile.  VA 
le  cœur  est  repris,  à  distance,  par  ce  qu'il  avait  laissé.  Plus 
on  va,  plus  les  liens  se  resserrent,  plus  les  situations  se  com- 
pliquent :  on  ne  peut  plus  en  sortir...  Vient  le  moment  où  le 
bon  grain,  déjà  grandi,  est  étouffé.  —  Si  quelques-uns  ici 
sont  de  ceux-là,  je  les  supplie  de  se  dégager  quand  il  est 
temps  encore,  de  couper  les  épines,  de  les  arracher  plutôt, 
même  s'il  fallait  bouleverser  le  sol,  pour  rendre  vie  à  la 
graine.  L'approche  du  Carême  les  y  invite... 


Sinnple  canevas,  mais  combien  suggestif!  Mieux  que 
les  périodes  les  plus  cadencées,  ces  phrases  brèves, 
tout  imprégnées  de  réalités  humaines,  nous  renseignent 
sur  ce  qui  donnait  à  l'éloquence  du  Père  tant  de 
mordant  sur  les  âmes.  Et  n'y  trouve- 1- on  pas  la 
vérification  de  ce  que  nous  disait  un  jour  le  général 
Berdoulat  :  «  L'abbé  Lenoir  parlait  avec  l'autorité  d'un 
officier  supérieur  faisant  un  rapport  »  ? 

Il  se  décida  même  parfois  à  hausser  ce  ton.  Les 
railleries  contre  ceux  qui  pratiquaient  ouvertement 
leurs  devoirs  religieux  avaient  pris,  une  fois  ou  l'autre, 
l'allure  de  véritables  brimades.  Sachant  que,  sur  ce 
point,  il  aurait  pour  lui  non  seulement  les  règlements 
qui  assurent  le  droit  des  consciences,  mais  aussi  l'ap- 
probation de  tous  les  gens  de  cœur,  l'aumônier  se  fit 
résolument  en  public,  contre  la  minorité  tapageuse  des 
petits  esprits,  le  protecteur  de  la  liberté. 

Déjà  le  2  février,  pour  la  Purification  de  la  Sainte 
Vierge,  au  cours  d'un  salut  solennel  qui,  en  plus  des 
habitués,  avait  attiré  beaucoup  de  monde,  il  dénonçait 
ces    vexations.   En  ce  jour,   le  vieillard   Siméon  avait 


KAILAR  449 

prophétisé  de  Jésus  qu'il  serait  «  un  signe  de  contra- 
diction ». 

Vous  de  même,  ajoutait- il,  si  vous  voulez  être  chrétiens, 
vous  serez  des  sig-nes  de  contradiction...  Mais  prenez  cou- 
rag-e...  Dieu  aura  le  dernier  mot,  le  triomphe,  —  vous  avec 
Lui. 

Discrète  allusion  en  passant,  que  tous  ne  voulurent 
pas  comprendre...  Quelques  jours  après,  Taumônier 
entend  raconter  qu'un  sergent  a  cru  se  montrer  spiri- 
tuel en  raillant  publiquement  quelqu'un  qui  venait  de 
communier.  A  ce  récit,  le  défenseur  des  faibles  tres- 
saille; et  le  soir  même,  au  salut,  il  stigmatise  le  fait. 
«  Ce  fut  magistral ,  »  nous  disait  un  témoin.  Et  un 
autre  ajoutait  :  «  Oh  !  qu'il  était  colère  !  »  Quand  on 
nous  raconta  la  scène,  nous  n'espérions  pas  avoir  la 
chance  de  trouver  dans  les  papiers  du  Père  la  mercu- 
riale de  ce  soir-là.  Nous  l'avons  découverte  entièrement 
rédigée. 

Contrairement  à  ses  habitudes,  peu  de  ratures. 
Jamais  l'écriture  n'a  été  plus  courante  ;  l'iridium  du 
stylo  n'a  fait  qu'effleurer  le  papier  de  sa  fine  pointe; 
le  quart  des  mots  est  à  deviner.  D'abord  en  tête, 
à  droite,  soulignée  fortement  d'une  barre,  l'idée  maî- 
tresse à  faire  pénétrer  :  Défense...  Oui,  c'est  bien 
un  avocat  qui  se  lèvera  ce  soir  ;  l'aumônier  avait  rai- 
son, dans  ses  lettres,  de  parler  de  ses  clients.  Mais  il 
ne  s'agit  pas  d'eux  uniquement,  pas  seulement  de  leurs 
droits  individuels.  Non;  leur  cause,  que  le  bon  défen- 
seur n'oublie  pas,  certes,  est  liée  à  une  cause  beaucoup 
plus  haute...  Et  le  Père  Lenoir  écrit  :  Défense  des 
droits  de  Dieu.  Puis  il  fonce  : 

Un  fait  :  un  serg-ent  a  dit  :  «  Messienr'?.  je  vous  amîonco 
qu'aujourd'hui  X***  a  communié...  n  I'       ^. 

X***  s'est  tu;   il  a  eu  grand  tort.  11  y  a  dos  cas  où  il  vaut 

29 


450  LOUIS  LENOin  S.  J. 

mieux  se  taire.  Il  y  en  a  d'autres  où  ii  faut  parler,  non  pas 
discuter,  mais  dire  un  mot  qui  impose  le  respect. 

Si  la  religion  est  morte  ou  mourante  dans  certains  pays, 
c'est  à  cause  des  faibles,  des  catholiques.  Partout  on  attaque 
la  religion,  on  l'attaquera  toujours.  Notre-Seigneur  Ta  dit  : 
ses  disciples  seront  toujours  haïs  et  moqués  à  cause  de  lui. 
Mais  a-t-il  dit  de  se  cacher?  Il  a  dit  de  défendre  ses  droits , 
dêtre  ses  témoins ,  s'il  le  faut  jusqu'au  sang.  Un  témoin  doit 
parler  quand  c'est  nécessaire. 

Quand  on  attaque  la  religion  du  Christ,  où  sont  ses  témoins? 
Les  uns  se  cachent,  rougissent;  ce  sont  des  lâches.  Les  autres 
croient  sage  de  se  taire;  pas  d'histoires...  Je  suis  mon  che- 
min... J'ai  ma  religion  pour  moi. 

1®  Non,  pas  pour  vous,  votre  religion,  pour  Dieu!  Ce  qui 
est  attaqué,  ce  n'est  pas  votre  religion  à  vous,  c'est  la  reli- 
gion de  Jésus- Christ.  Si  vous  aimez  Jésus-Christ,  vous  devez 
vous  lever  pour  le  défendre.  Si  on  insultait  votre  mère,  vous 
vous  tairiez?  Non...  Eh  bien  !  on  insulte  votre  Dieu,  celui  qui 
vous  aime  plus  que  votre  mère,  à  qui  vous  devez  plus  encore 
qu'à  votre  mère. 

2<^  D'autant  plus  que  d'autres  sont  présents.  Il  y  a  des  adver- 
saires impossibles  à  convertir,  oui.  Mais  certainement  sur  le 
nombre  se  trouvent  quelques  timides  qui  voudraient  prati- 
quer, qui  n'osent  pas,  parce  que  les  plaisanteries  seraient 
pour  eux.  Si  vous  les  faisiez  taire,  ils  viendraient,  ils  obser- 
veraient la  loi  divine  et  ils  seraient  sauvés. 


Quelqu'un  qui  a  eu  plusieurs  fois  roccasion  d'en- 
tendre le  Père  Lenoir  antérieurement  à  la  guerre  nous 
disait  :  «  Je  le  retrouve  là,  mieux  que  dans  ses  dis- 
cours les  plus  peignés.  »  On  prétend  que  Foch,  profes- 
seur à  lEcole  de  guerre,  parlait  à  coups  de  sabre.  Si 
Ton  veut  bien  se  donner  la  peine  de  lire  à  haute  voix 
la  page  qui  précède,  on  aura  sans  doute  la  même  im- 
pression. 

L'aumônier  tenait  cette  libération  des  âmes  pour  si 
importante,  que  le  dimanche  de  Quinquagésime,  à    la 


KAILÀR  454 

messe  solennelle  et  dans  une  église  bondée ,  il  y  reve- 
nait encore,  en  constatant  d'ailleurs  avec  joie  que  la 
leçon  précédente  avait  porté. 


Je  sais  que,  ces  derniers  temps,  plusieurs  d'entre  vous  ont 
eu  le  courag-e  de  se  dresser  devant  les  beaux  parleurs  qui 
raillaient,  et  de  leur  imposer  silence.  Je  tiens  à  les  féliciter 
en  publie  ;  car  s'ils  n'ont  pas  sans  doute  convaincu  les  esprits 
faux  ou  ignorants  qui  les  attaquaient,  ils  ont  fait  beaucoup 
mieux  :  ils  ont  délivré  des  camarades,  en  apparence  indiffé- 
rents, mais  que  ces  railleries  tenaient  en  servitude  :  ils  ont 
libéré  les  consciences. 

Mes  chers  amis,  je  vous  ai  souvent  répété  qu'il  fallait 
défendre  votre  foi  chrétienne  par  fierté,'  car  si  d'autres  se 
g-lorifient  de  leurs  turpitudes,  il  serait  honteux  que  vous,  vous 
rouvrissiez  de  ce  qui  fait  votre  grandeur... 

Je  vous  ai  dit  aussi  qu'il  fallait  défendre  votre  foi  par 
amour  de  Jésus-Christ... 

Mais  aujourd'hui  je  vous  dis  :  vous  devez  défendre  votre 
foi  par  charité  pour  vos  camarades.  Soyez  certains  que  dans 
votre  section,  dans  votre  escouade,  il  y  a  des  timides  qui 
voudraient  pratiquer  la  relig-ion  ou  la  connaître.  Pour  retenir 
ces  timides  loin  de  l'église,  loin  de  la  lumière,  il  suffit  d'un 
homme,  d'une  mauvaise  tête  ou  d'un  mauvais  cœur,  qui  crie 
fort  ou  qui  sourit  vilainement.  Mais  pour  libérer  les  cons- 
ciences opprimées,  il  suffirait  d'un  ho mm.e  aussi,  d'un  homme 
qui  ait  un  peu  d'esprit  et  un  peu  de  cœur  et  fasse  taire  ces 
honteux  propos. 

Que  chacun  de  vous  dans  son  entourage  soit  cet  homme-là. 

Je  ne  vous  demande  pas  de  discuter;  je  vous  demande  au 
contraire  de  faire  taire  les  discussions  par  l'énergie  d'une 
attitude  ou  d'une  réplique. 

Et  si  jamais  la  raillerie  vient  d'un  gradé,  n'oubliez  pas  que, 
moins  que  personne,  un  gradé  peut  porter  atteinte  à  la  liberté 
de  conscience;  qu'en  attaquant  les  pratiques  religieuses  d'un 
de  ses  hommes,  il  se  met  en  faute  grave  au  point  de  vue  mili- 
taire, et  donc  n'hésitez  pas  à  protester  et  à  réclamer.  Alors 
les  railleries  cesseront,  alors  vous  verrez  autour  de  vous  un, 
deux,  dix  hommes  se  lever  et  venir  avec  vous  là  oîi  depuis 


i52  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

si  longtemps  ils  désiraient  aller  sans  Toser,  à  Téglise,  à  Notre- 
Seigneur  Jésus- Christ.  Je  le  répète,  vous  aurez  libéré  les 
consciences. 

11  y  faudra  de  votre  part  plus  de  courage  que  pour  atta- 
quer une  tranchée  à  la  grenade.  Mais  cette  force  nécessaire, 
vous  la  trouverez  ici  en  mettant  Jésus  lui-même  dans  votre 
cœur... 

C'est  également  dans  ce  but  d'assurer  la  liberté  des 
intelligences  et  des  cœurs  que  le  Père  Lenoir  donnait 
à  cette  époque  un  nouveau  développement  à  sa  biblio- 
thèque roulante;  d'autant  plus,  écrivait-il  au  Père 
Courbe  le  mercredi  des  Cendres,  qu'  «  aujourd'hui 
même  s'organise  ici  une  €;ntreprise  analogue  (mais  avec 
d'autres  moyens  !)  qui  va  nous  inonder  de  pornographie 
et  d'anticléricalisme!...  Vous  m'aiderez  à  lutter  et  à 
triompher». 

Et  quelque  temps  après,  en  remerciant  le  même 
correspondant  de  son  zèle  à  lui  envoyer  des  livres,  il 
contait  l'histoire  d'un  «  enfant  rêveur  de  la  classe  16  » 
qui  venait  de  sombrer  sur  la  Vie  de  Jésus,  de  Renan. 
((  Je  n'avais  pu  l'empêcher  de  la  lire,  — ici,  aux  avant- 
postes  du  nouveau  front  grec,  —  et,  quand  il  a  rendu 
le  livre  au  mauvais  camarade ,  il  a  dit  en  souriant  : 
«  Maintenant,  l'aumônier  n'est  pas  près  de  me 
revoir  !  » 

•   * 

Le  dernier  dimanche  passé  à  Kaïlar,  —  1er  du  Ca- 
rême, —  fut  marqué  pour  les  coloniaux  par  un  événe- 
ment qui  sortait  de  la  banalité  courante.  L'évêque 
schismatique  de  Fldrina  était  de  passage,  venu,  paraît- 
il,  pour  régler  les  affaires  du  pope  vagabond.  Son 
office  très  solennel  devait  durer  de  neuf  heures  à  midi. 
Fort  gracieusement,  il  l'avança,  de  manière  que  tout 
fût  terminé  pour  neuf  heures  et  demie.   Puis,  curieux 


KAILAn  453 

de  constater  par  lui-même  ce  qu'il  entendait  dire  de 
l'aumônier  des  marsouins,  il  demeura  pendant  la  messe 
militaire  sur  son  trône  épiscopal,  si  bien  qu'on  eut 
tout  le  loisir  de  le  contempler.  D'une  corpulence  con- 
fortable, que  faisait  ressortir  la  sveltesse  du  Père  Le- 
noir,  il  étonna  bien  un  peu  par  son  abondante  cheve- 
lure formant  chignon  sous  sa  mitre  en  cylindre  ;  mais 
tous  admirèrent  sa  magnifique  barbe  noire  prolongeant 
un  visage  très  frais,  sa  propreté,  sa  distinction  parfaite 
et  le  vif  intérêt  qu'il  prenait  à  nos  cérémonies.  Le 
chant  liturgique  de  V Attende  y  le  Partis  angelicus  de 
Saint-Saëns  et  aussi,  —  car  il  comprenait  le  français,  — 
le  Souvenez-vous  de  Massenet,  le  Notre  Père  de  Brun, 
un  Hj/mne  à  l'Eucharistie  de  Gounod ,  le  Notre-Dame 
de  France  du  Père  Gondard,  tout  ce  programme  lui  fît 
un  plaisir  qu'il  n'essaya  pas  de  dissimuler. 

Il  eut  une  attention  spéciale  pour  le  sermon.  L'au- 
mônier, ayant  décidé  de  reprendre  pendant  le  Carême 
un  exposé  synthétique  du  Credo,  devait  en  ce  premier 
dimanche  parler  de  Dieu.  Son  instruction,  que  nous 
avons  sous  les  yeux,  prévoyait  un  rappel  du  mystère 
de  la  Sainte  Trinité  et  par  conséquent  l'enseignement 
catholique  que  «  le  Saint-Esprit  procède  à  la  fois  du 
Père  et  du  Fils,  comme  l'amour  mutuel  procède  de  la 
volonté  de  deux  personnes  ».  C'était  la  doctrine  tradi- 
tionnelle; et  seul,  l'âpre  désir  de  contrecarrer  Rome 
l'avait  fait  rejeter  par  Photius ,  dans  l'espoir  que,  sur 
une  question  aussi  mystérieuse,  la  subtilité  byzantine 
pourrait  épiloguer  à  l'infini.  La  présence  inopinée  de 
son  visiteur  fît- elle  supprimer  au  Père  Lenoir  le  pas- 
sage en  question?  Droit  et  loyal  comme  il  l'était,  il  se 
le  fût  reproché  comme  une  reculade.  Mais  son  tact,  — 
qu'il  avait  exquis,  —  le  tira  sans  peine  d'une  situation 
qu'il  n'avait  point  fait  naître,  et  l'évêque  fut  «  émer- 
veillé ». 

Ce  même  jour  avait  été  attristé  par  le  départ  du  gé- 


454  LOUIS  LENOIR  S.   J. 

néral  Têtard,  nommé  au  commandement  de  la  47e  di- 
vision coloniale.  «  Nous  perdons  notre  brigadier,  écri- 
vait le  Père  à  ses  parents.  C'est  un  chef  et  un  ami  à 
qui  je  dois  beaucoup.  J'en  suis  navré.  »  Respectueux, 
par  devoir,  de  toute  autorité,  l'aumônier  donnait  volon- 
tiers son  afTection  aux  chefs  en  qui  il  avait  au.  discerner 
un  noble  esprit  et  un  grand  cœur. 


CHAPITRE  XXVII 

VERS    LA   VIEILLE    GRÈCE 

A    LA    REGEIERCHE    DES    COMITADJIS    ROYALISTES 
(1er  _  18  Mars  1917) 

Tant  d'efforts  apostoliques  ne  pouvaient  rester  sans 
fruits.  Sur  le  point  de  quitter  Kaîlar,  le  Père  Lenoir 
écrivait  :  «  Malgré  Tabsence  de  grenades  et  de  mar- 
mites, l'action  de  la  grâce  est  intense  dans  beaucoup 
d'âmes.  On  dirait  sa  hâte  coutumière  avant  les  jours  de 
moisson  ^  » 

Les  coloniaux  commençaient  à  se  déshabituer  de  la 
perspective  d'une  expédition  dans  le  sud,  quand  l'an- 
nonce du  massacre  de  douze  Sénégalais  et  d'un  adju- 
dant, coupés  en  morceaux,  racontait-on,  par  les  Grecs, 
précipita  le  mouvement.  Il  fut  décidé  que  le  3®  batail- 
lon seul  resterait  k  Kaîlar. 

L'aumônier  eut  alors  l'impression  que  l'on  allait  à 
de  chaudes  affaires.  Ne  voulant  pas  partir  sans  être  en 
règle  avec  ses  correspondants,  il  entreprit,  le  soir  du 
27  février,  de  liquider  son  courrier  ;  et  la  séance  d'écri- 
ture se  prolongea  jusqu'à  5  heures  du  matin.  Quand 
il  se  présenta  au  boute-selle,  frais  et  dispos,  ayant  dit 
sa  messe,  il  avait  écrit  «  plus  de  soixante  lettres*  ».  Au 
capitaine  Monnier,  qui  lui  en  faisait  un  aimable  reproche, 

*  Lettre  au  Courrier  du  scolasticat  de  Jersey,  28  février, 

*  Lettre  du  Capitaine  Monnier,  /•'  mars. 


i56  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

vu  l'étape  de  trente -cinq  kilomètres  que  Ton  avait  à 
fournir,  il  se  contenta  de  répondre  en  souriant  :  «  Vous 
croyez?  Oh!  cela  m'est  arrivé  bien  d'autres  fois!  » 

La  route  se  fît  dans  des  conditions  fort  convenables. 
Le  temps  était  couvert  et  froid,  mais  sec,  parfait  pour 
une  longue  marche.  Vers  16  heures  on  arrivait  à  Ko- 
^ani,  ville  située  exactement  à  mi- distance  entre  Mo- 
nastir  et  Larissa. 

Du  premier  abord,  l'impression  fut  bonne.  C'était 
une  localité  de  15000  habitants,  frileusement  peloton- 
née contre  la  montagne,  mais  qui  avait  des  dégage- 
ments et  de  l'air.  Autre  différence  avec  Kailar  :  cité 
complètement  grecque,  possédant  une  agora,  des  pla- 
tanes et  des  maisons  propres  et  coquettes.  La  grand'rue, 
où  l'on  défila,  musique  en  tête,  n'avait  pas,  il  est  vrai, 
assez  de  largeur  pour  les  évolutions  réglementaires  ; 
mais  elle  étai^t  bordée  de  boutiques  d'artisans  bien  four- 
nies, d'éventaires  de  fruitiers  fort  appétissants  et 
même,  ici  ou  là,  d'échoppes  de  tabac  et  de  cafés. 
Caractéristique  qui  réjouit  les  lettrés  :  ces  jolies 
demeures  comprenaient  toutes,  à  la  grecque,  un  atrium 
central,  orné  habituellement  d'un  figuier  et  sur  lequel 
ouvraient  les  chambres.  Enfin  Kozani  était  une  vraie 
ville,  comme  on  n'en  avait  pas  habité  depuis  longtemps. 
De  nombreuses  autorités  y  tenaient  résidence  :  en  plus 
du  maire,  un  gouverneur  vénizéliste,  le  préfet,  un  con- 
sul français. 

Devant  la  crâne  allure  des  marsouins,  qu'appuyait  un 
groupe  d'artillerie  de  montagne,  la  population  témoi- 
gna beaucoup  de  déférence  et  même,  —  ce  qui  inquié- 
ta légèrement  —  quelques  amabilités.  Plusieurs  se  rap- 
pelèrent Je  cheval  de  Troie  et  le  Timeo  Danaos...  Tou- 
tefois, commentant,  quelques  jours  plus  tard,  l'évangile 
de  la  Transfiguration,  le  Père  Lenoir,  fidèle  à  ses  habi- 
tudes de  délicatesse,  y  insérait  un  remerciement  gra- 


VERS  LA  VIETLLE  GRÈCE  457 

cieux  envers  les  habitants  :  «  Il  est  bon  pour  nous 
d'être  ici,  s'écriait  saint  Pierre...  Nous  pouvons  le  dire 
également  de  Kozani,  à  cause  de  Taccueil  qui  nous  est 
fait.  »  Mais  de  suite,  pour  que  l'analogie  fût  moins 
imparfaite  et  qu'une  leçon  s'en  dégageât,  il  ajoutait  : 
«  Et  pourtant,  il  ne  faut  pas  nous  y  attacher.  Nous 
devrons  bien  vite  en  repartir  pour  aller,  comme  les 
apôtres,  au  travail  et,  —  qui  sait?  —  comme  le  Christ, 
à  la  souffrance,  au  calvaire.  » 

L'unanimité  de  cette  réception  méritait  d'autant  plus 
d'être  signalée  que  les  discordances  étaient  grandes 
dans  la  ville  au  point  de  vue  politique.  Ainsi,  pour  la 
seule  famille  où  l'état- major  du  régiment  prenait  ses 
repas,  —  dans  une  salle  somptueuse  toute  lambrissée 
de  dorures,  —  un  des  fils  était  réputé  royaliste,  on 
disait  les  autres  vénizélistes;  quant  aux  parents,  per- 
sonne ne  savait. 


En  pareille  capitale,  l'aumônier  avait  eu  le  choix 
entre  plusieurs  églises.  Et,  bien  entendu,  le  maintien 
du  prestige  de  la  France,  la  nécessité  de  «  faire  impres- 
sion ))  —  puisque  telle  était  la  consigne,  —  lui  avait 
imposé  de  choisir  la  cathédrale. 

Arrivé  en  tête  de  colonne,  le  Père  Lenoir  s'y  était 
présenté,  tandis  que  le  régiment  se  préparait  à  faire  en 
ville  une  entrée  sensationnelle.  Dès  qu'il  eut  exposé  sa 
requête,  grand  émoi  parmi  les  popes,  qui,  séance  tenante, 
se  réunissent  en  chapitre  et  invitent  l'aumônier  à  faire 
valoir  devant  tous  sa  demande  motivée.  Les  anciens 
opposèrent  cette  raison  péremptoire  que  cela  ne  s'était 
jamais  vu.  Les  jeunes,  plus  politiques,  semblaient  moins 
intransigeants.  Pensait -on,  par  ces  discussions,  inti- 
mider l'aumônier  français?  En  ce  cas,  tous  furent  bien 
trompés.  Leur  adversaire  aimait  passionnément  la  joute 


LOUIS  LENOIR  S.  J. 

et  ne  donnait  jamais  mieux  son  maximum  que  face  à  la 
contradiction.  Entremêlant  ses  phrases  de  quelques 
mots  grecs,  anciens  ou  modernes,  il  se  débarrassa  de 
toutes  les  arguties  et,  en  dialecticien  habile,  ramena 
sans  répit  son  argument,  le  seul  :  «  Mes  soldats  ont 
une  âme  à  sauver  et  des  devoirs  envers  Dieu.  »  Il  avait 
d'ailleurs,  dans  la  place,  un  fougueux  auxiliaire  :  un 
jeune  pope  qui,  ayant  eu  son  père  massacré  par  les 
Bulgares,  était  naturellement  tout  dévoué  aux  Fran- 
çais, tenus  pour  les  instruments  de  sa  vengeance.  Le 
parti  des  jeunes  l'emportait  déjà,  quand  la  fanfare  des 
cuivres  résonna  par  la  ville.  Le  chapitre  fut  suspendu 
et  tous  se  placèrent  sous  le  porche.  «  Quand  les  popes, 
écrit  un  témoin,  virent  passer  cette  masse  d'hommes 
bien  équipés,  bien  chaussés,  —  nos  chaussures  étaient 
dans  ces  contrées  le  plus  grand  objet  d'admiration,  — 
avec  mitrailleuses,  canons  de  37  et  le  reste,  ce  spectacle 
donna  immédiatement  à  la  requête  du  Père  Lenoir  une 
force  nouvelle;  les  dernières  objections  tombèrent  et 
l'autorisation  fut  donnée*.  » 

Quant  à  l'aumônier,  il  notait  simplement  :  «  J'y 
gagne  une  superbe  cathédrale.  L'archevêque,  royaliste 
ardent,  étant  en  prison  à  Salonique,  son  chapitre  m'a 
concédé  sans  trop  de  difficultés  l'occupation  de  l'église 
jour  et  nuit,  et  la  célébration  de  nos  offices  aux  heures 
qui  nous  convienuent.  Dieu  soit  béni  !   » 

La  neige  se  remit  à  tomber  le  1"  mars.  Lorsqu'on 
vit  le  prêtre  français  continuer  à  dormir,  la  nuit,  sur  le 
pavé  glacial  de  l'église,  les  récalcitrants  comprirent 
mieux  que  seul  un  zèle  très  pur  pour  la  gloire  de  Dieu 
l'avait  animé  dans  sa  démarche  ;  ils  regrettèrent  leur 
opposition.  Et  quand,  le  4  mars,  les  popes  eurent  as- 
sisté à  la  messe  militaire,  ils  ne  tarirent  plus  d'éloges 
sur  nos  cérémonies  et  sur  la  piété  catholique. 


^  Capitaine  Monnier,  25  avril. 


VERS  LA  VIEILLE  GRÈCE  459 

Le  fait  est  que  cet  office  dominical  avait  été  splen- 
dide.  La  brigade  de  chasseurs  d'Afrique  ainsi  que  les 
artilleurs  cantonnés  dans  le  pays  y  étaient  représen- 
tés,  en  sorte  qu'il  y  avait  foule  et  que  l'on  ne  savait 
comment  se  retourner.  Parmi  les  fresques  polychromes, 
les  icônes  et  les  sculptures  dorées  que  faisait  ressortir 
encore  la  teinte  uniforme  et  plus  douce  des  vêtements 
bleu  horizon ,  lorsque  du  sein  de  cette  multitude  entas- 
sée monta  vers  l'iconostase  le  chant  de  Catholique  et 
Français,  du  Credo  complet  avec  le  FiUoque ,  puis  du 
Pitié,  mon  Dieu,  on  put  dire  en  toute  vérité  que  cela  ne 
s'était  jamais  vu  sous  le  plafond  caissonné  de  la  cathé- 
drale de  Kozani...  et  que  cela  ne  s'y  reverrait  probable- 
ment jamais. 

Un  officier  présent  écrivait  le  soir  même  :  «  L'aumô- 
nier a  parlé  avec  une  ardeur  et  une  foi  qui  ont  enlevé 
l'assistance.  »  Le  dimanche  précédent,  —  on  s'en  sou- 
vient, —  le  Père  avait  «  rappelé  ce  que  Dieu  nous  en- 
seigne sur  Lui-même  ».  Il  rappela  ce  jour -là  «  ce  que 
Dieu  nous  enseigne  sur  l'homme,  sur  son  origine  et  sa 
destinée  ».  La  péroraison  fut  particulièrement  émou- 
vante. Après  avoir  longuement  insisté  sur  le  bonheur 
du  ciel,  qui  est,  dans  l'intention  divine,  «  le  but  de 
notre  création,  le  terme  de  notre  destinée  »,  il  venait 
d'entr'ouvrir  à  la  simple  lumière  de  l'Évangile,  «  sans 
aucune  imagination  fantaisiste  »,  les  abîmes  de  l'enfer, 
où  vivront,  «  maudits  de  Dieu,  dans  un  feu  éternel,  » 
ceux  qui  n'auront  pas  voulu  observer  la  loi  de  leur 
Créateur...  On  le  vit  s'arrêter  quelques  secondes, 
angoissé,  haletant. 


Dogme  effrayant,  reprit-il,  qui  déconcerterait,  s'il  n'était 
pas  affirmé  solennellement  par  Dieu  ;  dogme  qu'il  ne  faut  pas 
envisager  sans  nous  souvenir  qucTiul  ne  tombe  en  enfer, 
sinon  par  sa  faute,  et  jamais  sans  avoir  offensé  Dieu  grave- 
ment, et  cela,  malgré  les  avertissements  de  sa  conscience, 
malgré   les    sollicitations   de  la  grâce,   malgré  les  bienfaits 


460  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

divins,  malgré  Jésus-Christ  mort  sur  la  croix  pour  l'arracher 
à  cet  enter,  et  dont  il  a,  jusqu'au  bout,  méprisé  l'amour... 
Rappel  nécessaire  en  ce  temps  de  Carême  :  savoir  où  l'on  va, 
regarder  en  face  ce  qu'il  y  a  derrière  la  mort.  Insensés  qui 
courent  à  l'abîme,  les  yeux  bandés!  Un  jour,  —  bientôt,  — 
tous  nous  serons  d'un  côté  ou  de  l'autre...  Je  vous  supplie  de 
faire  aujourd'hui  les  sacrifices  nécessaires  pour  vous  retrou- 
ver tous  au  ciel ,  pour  y  reconstituer  vos  familles  et  notre 
régiment...  Le  4^  colonial  est  un  régiment  de  héros.  Ah!  s'il 
pouvait  être  aussi  un  régiment  de  saints!  Je  donnerais  ma 
vie  pour  cela.  Je  la  donnerais  pour  un  seul. 


Et  dans  le  manuscrit,  un  trait  vigoureux,  soulignant 
ces  deux  derniers  mots,  accuse  la  fermeté  de  la  résolu- 
tion. 

L'impression  fut  profonde.  Cinq  mois  après,  le  com- 
mandant Mury,  qui  pourtant  n'avait  pu  assister  à  la 
cérémonie,  en  évoquait  encore  le  souvenir,  d'après  les 
témoignages  de  nombreux  camarades  ^ 

Sous  le  coup  d'une  émotion  intense  et  dans  le  feu  de 
l'improvisation ,  il  arrive  que  des  cris  passionnés ,  plus 
ou  moins  réfléchis,  s'échappent  du  cœur.  Ici,  c'est  dans 
le  calme  de  la  méditation,  sans  aucune  surprise  oratoire, 
en  pleine  conscience,  que  le  Père  a  formulé  par  écrit, 
avant  de  le  livrer  à  la  foule,  le  souhait  le  plus  ardent 
de  son  cœur  d'apôtre.  A  mesure  que  le  terme  appro- 
chait, il  semble  que  Dieu  ait  voulu  mettre  de  plus  en 
plus  précise  sur  les  lèvres  de  son  prêtre  la  «  théorie  » 
motivée  de  l'acte  qu'il  devait  accomplir  le  9  mai.  Pour 
comprendre  sa  conduite  folle  de  ce  jour-là,  il  faudra 
nous  reporter  au  sermon  du  4  mars.  Aussi,  quand  l'au- 
mônier parlait  à  ses  parents  de  cette  «  messe  sensation- 
nelle qui  restera  historique  dans  la  région  »,  il  n'expri- 
mait, pensons-nous,  qu'une  partie  de  la  vérité,  celle  du 

1  Lettre  aux  parents  du  P.  Lenoir,  8  juillet  1917, 


VERS  LA  VIEILLE  GRÈCE  461 

dehors.  Hisforique ,  c'est  surtout  le  cri  final  de  l'allo- 
culion  qui  mérite  de  le  rester,  car  il  explique  la  vie  du 
Pèpe  Lenoir...  et  sa  mort. 

Nous  n'avons  nulle  peine  à  croire  que  le  lendemain, 
au  moment  du  départ,  les  popes  vinrent,  comme  on 
nous  Taflirme ,  mêler  «  leurs  compliments  et  leurs  re- 
grets »  à  ceux  des  autorités  civiles  et  de  la  population. 
Le  gouverneur,  Cretois  ardent,  ami  de  Venizélos,  donna 
à  tous  rendez-^ous...   à  Athènes,  prochainement. 


Le  4*  colonial  tournait  en  effet  de  plus  en  plus  le 
dos  à  Monastir.  «  Si  nous  passons  par  les  Thermo- 
pyles,  écrivait  l'ancien  professeur  à  Jacques  de  Thuy, 
un  de  ses  élèves  de  Marneffe,  je  vous  enverrai  un  cail- 
lou du  sentier  du  traître ,  ou  un  éclat  de  flèche  perse  ; 
mais  de  la  valeur  antique ,  il  ne  restera  certainement 
rien...  Pauvre  Léonidas  !  pauvres  Spartiates!  quelle 
chute!  »  Mais  les  Thermopyles  étaient  loin.  .  Du  reste, 
au  lieu  de  poursuivre  sur  Larissa,  on  inclinait  au  sud- 
ouest  vers  Grévena. 

Pour  éviter  toute  friction  entre  les  troupes  grecques 
royalistes  d'Athènes  et  les  troupes  grecques  nationales 
de  Macédoine,  on  avait  délimité  de  l'ouest  à  l'est, 
entre  le  Pinde  et  l'Olympe,  une  bande  large  de  dix  à 
vingt  kilomètres,  déclarée  zone  neutre.  Elle  devait  être 
occupée  par  les  Français  et  soumise  à  l'état  de  siège. 
Ville  la  plus  importante  de  cette  zone,  Grévena  mar- 
quait aussi  l'extrême  pointe  qu'elle  formait  au  sud. 

La  première  étape,  qui  comportait  simplement  une 
dizaine  de  kilomètres,  fut  vite  enlevée.  Dans  un  char- 
mant groupe  de  villages  turcs  répondant  au  nom  de 
Sahinlar,    en    montagne,    on    attendait    les    coloniaux 


4M  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

comme  des  libérateurs.  «  La  réception,  dit  le  Père  Le- 
noir,  m'a  rappelé  les  plus  touchants  épisodes  de  la 
Bible.  »  Toute  la  population  s'était  mise  en  fête  :  dans 
chaque  maison,  feu,  café,  sucreries  étaient  préparés.  Yas- 
sar-Hamed,  un  des  principaux  notables,  était  venu 
sur  son  petit  cheval  accueillir  le  colonel.  Il  considé- 
rait comme  une  faveur  du  ciel  de  le  nourrir  lui  et  sa 
famille,  —  entendez  :  son  état-major. 

Nulle  politesse  ne  fut  oubliée.  Un  serviteur  partit 
aussitôt  avec  l'ordre  de  tuer  dans  la  brousse  le  plus 
beau  lièvre  qu'il  pourrait  voir.  Dans  le  troupeau  voisin, 
le  notable  avait  lui-même  choisi  un  superbe  agneau  et, 
alors  que  Ton  payait  ces  bêtes  dix  francs,  il  en  avait 
mis  quarante  dans  la  main  du  berger.  D'un  geste  noble, 
celui-ci  s'était  récrié,  refusaiit  tout.  Mais  Yassar  aurait 
tenu  pour  honte  de  ne  pas  payer  seul  les  dépenses  de 
ses  hôtes  :  et,  sur  son  coup  d'œil  impératif,  le  pâtre 
avait  accepté  vingt  francs. 

Le  soir,  tous  les  hommes  de  la  maison  s'empressèrent 
autour  des  hôtes,  non  pour  manger  avec  eux,  mais 
pour  leur  faire  honneur.  Après  une  soupe  de  riz  sau- 
poudrée de  piments  noirs,  vint  Le  lièvre,  gros  comme 
deux  de  France,  tué  à  4  heures,  servi  à  6  et  pourtant 
cuit.  Ensuite  parut  l'agneau,  embroché  sur  un  pieu.  La 
perche  fut  appuyée  par  un  bout  contre  le  mur,  et  au- 
dessus  du  plat  de  grès  qui  recueillait  le  jus,  trois 
jeunes  Turcs  découpèrent  des  quartiers  énormes  pour 
chaque  convive.  Réclamait -on  contre  pareille  abon- 
dance ,  le  maître  de  la  maison  se  faisait  pressant  et 
persuasif.  D'ailleurs  l'agneau  était  si  tendre,  que  fînale- 
Bfient  il  disparut.  x\lors  on  vit  un  large  sourire  de  satis- 
faction illuminer  l'honnête  visage  de  Yassar. 

Après  cela,  le  reste  ne  fut  qu'un  jeu,  le  caillé  de 
chèvre  un  rafraîchissement,  le  gâteau  de  maïs  un  en- 
tremets, les  amandes  sèches  le  dessert.  Pour  finir  : 
café,  tabac.  Et,  par  politesse  pour  son  hôte,  ce  soir-là, 
le  Père  Lenoir  prit  une  cigarette. 


VERS  LA  VIEILLE  GRÈGE  463 

Les  convives,  à  qui  nous  devons  les  éléments  de  ce 
récit,  ont  oublié  de  préciser  si  l'onde  claire  de  la  fon- 
taine avait,  elle  seule,  à  la  mode  turque,  arrosé  ce 
dîner.  Mais  eùt-il  été  correct ,  sous  ce  toit  patriarcal  où 
n'entrait  goutte  de  boisson  fermentée,  de  prétendre 
jouir  à  la  fois  des  bienfaits  de  deux  civilisations? 

Nous  n'aurions  pas  raconté  cette  scène,  si  le  Père 
Lenoir,  préoccupé  de  prouver  à  ses  parents  que  sa  vie 
de  Macédoine  n'était  pas  une  vie  de  privations,  n'avait 
pris  plaisir  à  en  relater  les  principaux  détails. 

Habitué  à  coucher  sur  la  dure  et  dans  la  crudité 
d'une  atmosphère  humide,  il  fut  encore  plus  frappé  de 
ce  qui  suivit. 

Dans  nos  chambres,  une  belle  flambée  de  bois  et  des  lits 
faits  de  riches  tapis  et  de  coussins,  où  je  dormis  royalement, 
sous  la  g-arde  de  nos  hôtes  qui  ne  cessèrent  de  veiller.  Tant 
de  bien-être  nous  était  acceptable  parce  que  tous  nos  hommes 
étaient  reçus  avec  la  même  généreuse  hospitalité.  Mais  nous 
ne  pouvions  pas  ne  pas  songer,  avec  une  certaine  honte,  aux 
soulfrances  de  là-bas... 


Là-bas,  c'était  le  front  avec  sa  boue  et  ses  tor- 
pilles... 

Le  6,  il  faisait  un  temps  ravissant  et  les  montagnes 
étaieu't  encore  plus  engageantes  que  d'habitude.  Au 
bout  de  vingt  kilomètres,  on  atteignit  les  bords  de  la 
Vistritza,  gros  torrent  large  de  plus  de  trente  mètres, 
profondément  encaissé.  Dans  une  légère  ondulation 
dominant  la  gorge,  tentes  et  marabouts  furent  dressés 
à  l'abri  du  vent. 


Artillerie  et  cavalerie  nous  accompac:nent,  écrit  l'aumônier. 
Chez  les  envahisseurs  aussi,  quel  mélange  de  races!    Nous 


464  LOUIS  LExNOlR  S.  J. 

avons  avec  nous  des  Annamites,  des  Tunisiens,  des  Maro- 
cains, des  Sénég^alais,  des  Malgaches.  Plus  encore  que  nous, 
ceux-là  doivent  se  demander  ce  qu'ils  sont  venus  faire  ici. 


Ce  qu'on  allait  faire,  si  Ton  se  risquait  à  le  demander 
à  ceux  qui  d'ordinaire  étaient  mieux  renseignés,  ils  ré- 
pondaient, piteux  :  «  Je  n'en  sais  rien;  »  mais  comme 
excuse  ils  ajoutaient  :  «  Ceux  de  Salonique,  pas  davan- 
tage. » 

Il  n'est  rien  d'ondoyant  comme  la  diplomatie.  Ruser 
avec  un  renard  oblige  à  mille  va-et-vient.  Et  peut-être 
la  souplesse  qu'elle  exige,  les  espoirs  et  les  craintes 
qu'elle  suscite  sont  un  plaisir  de  jeu  pour  les  négocia- 
teurs. Mais  pour  les  agents  d'exécution  qui  en  subis- 
sent les  conséquences  sous  forme  d'ordres  et  de  contre- 
ordres,  l'agacement  n'est  pas  mince. 

Or  Salonique  négociait  toujours  avec  Constantin.  Le 
jour  même  où  le  4*  colonial  cantonnait  à  Sahinlar 
(5  mars),  la  presse  signalait  que  plusieurs  clauses  im- 
portantes de  l'ultimatum  accepté  le  16  janvier  par 
Athènes  continuaient  à  être  violées.  Nos  marsouins 
s'en  doutaient  bien.  Aussi  auraient-ils  préféré  une  dé- 
cision nette,  rapide,  et  frapper  de  beaux  coups. 

La  traversée  de  la  Vistritza  fut  malaisée.  A  perte  de 
souffle,  en  amont  comme  en  aval,  un  seul  pont,  datant 
de  plusieurs  siècles ,  le  pont  du  Pacha.  Le  sentier  de 
chèvres  pour  y  descendre  est  taillé  dans  la  falaise 
comme  une  corniche  et  surplombe  un  précipice 
impressionnant.  Des  sept  arches,  celle  du  milieu,  haute 
de  quinze  mètres,  pointe  tellement  en  bosse  qu'on 
croirait  le  pont  cassé,  comme  s'il  avait  cédé  au  centre 
sous  la  pression  des  parois  du  ravin.  Très  étroit,  bordé 
^  de  parapets  insignifiants,  il  est  parfaitement  infran- 
chissable pour  les  voitures.  Le  long  détour  que  le  Train 
de  combat  dut  faire  le  7  mars  pour  trouver  un  bac 
ne   compliqua  pas   peu   l'étape    très   dure   qu'il   fallait 


VERS  LA  VIEILLE  GRÈCE  46S 

fournir  pour  atteindre  Grévena,  Les  mulets  heureuse- 
ment s'en  tirèrent  avec  une  désinvolture  superbe.  L'un 
d'eux,  ayant  de  son  fier  sabot  fait  céder  un  pan  de 
roche ,  glissa ,  roula  avec  sa  charge  et  fut  retenu  par  un 
bloc  en  saillie  sur  l'abîme,  les  quatre  fers  en  l'air.  On 
le  supposait  en  fâcheux  état  :  n'allait -il  pas  se  porter 
malade?  Mais  quand  il  fut  de  nouveau  hissé  sur  la  cor- 
niche, débâté  et  à  peine  debout,  il  aperçut  entre  deux 
pierres  une  toufl'e  d'herbe  et  se  mit  à  la  brouter.  En 
vrai  marsouin,  ce  mulet  avait  appris  à  «  ne  pas  s'en 
faire  »  et  à  ne  «  rien  laisser  traîner  ». 

La  Vistritza  franchie,  on  se  trouvait  dans  la  zone 
neutre.  Le  sentier  grimpait,  dévalait,  traversait  à  gué 
de  petites  rivières,  regrimpait  sans  cesse.  Et  quand,  en 
consultant  la  carte,  on  espérait  avoir  fini  de  monter,  il 
fallait  redescendre,  pour  remonter  encore.  Sous  leurs 
sacs,  les  hommes  peinaient  terriblement,  d'autant  qu'il 
faisait  lourd.  Et  cependant,  tous  arrivèrent  au  Lout  de 
leurs  trente  kilomètres,  sans  un  traînard. 


La  consigne  était  de  faire  à  Grévena  une  entrée  im- 
posante. Nous  lisons  dans  les  feuilles  de  route  du 
capitaine  Monnier  :  «  Les  clairons  bien  groupés,  par  un 
sursaut  d'énergie  nos  marsouins  se  sont  redressés  sous 
le  sac,  ont  tapé  du  pied  pour  écraser  leurs  ampoules 
et  sont  entrés  le  front  haut,  crânement,  dans  cette 
petite  ville  qui  marque  l'extrême  limite  de  la  zone 
neutre.  » 

Grévena  avait  eu  plusieurs  fois  les  honneurs  de  la 
presse.  Vers  la  fin  de  novembre  1916,  dans  une  pro- 
testation élevée  contre  le  régime  de  terreur  des  tri- 
bunaux royaux  en  Thessalie.  Vénizélos  signalait  ce  foit 
que  quatorze  habitants  de   Grévena,  simplement  pour 


466  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

avoir  exprimé  leur  sympathie  au  mouvement  national, 
avaient  été  inculpés  de  haute  trahison  et  emprisonnés  ^ 
Depuis  lors,  malgré  la  présence  d'une  garnison  fran- 
çaise, ce  pays  n'avait  cessé  d'être  un  foyer  d'intrigues 
royalistes.  Au  sud  du  vallon  sauvage  qui  bordait  la 
ville,  s'agitaient  les  comitadjis.  L'accès  des  passerelles 
était  sévèrement  interdit  dans  les  deux  sens,  aux  mili- 
taires comme  aux  civils.  Tant  que  l'on  se  bornait  à 
échanger  d'un  bord  à  l'autre  des  regards  de  défi,  tout 
était  sauf,  et  de  jour  on  ne  se  permettait  guère  davan- 
tage. Mais  la  nuit,  il  n'y  avait  pas  de  sentinelles  tous 
les  dix  mètres,  et  le  pauvre  petit  Grévenitko,  qui  cou- 
lait dans  le  fond  du  ravin ,  était  bien  impuissant  à  em- 
pêcher d'autres  échanges.  La  contrebande  de  guerre  se 
multipliait.  On  disait  même  que  des  agents  d'Athènes 
se  rendaient  fréquemment  en  Autriche  pour  y  porter 
des  nouvelles  et  des  renseignements. 

Bien  à  tort,  écrit  le  Père  Lenoir,  on  nous  avait  annoncé 
une  population  valaque.  Toute  la  ville  est  grecque  royaliste, 
sauf  quelques  éléments  turcs  et  quelques  roumains  perclus 
ici  je  ne  sais  comment...  Je  suis  logé  dans  une  famille  grecque, 
très  prévenante. 

L'aumônier,  en  effet,  ne  s'était  pas  installé  à  l'église. 
Non  qu'il  ne  l'eût  fait  volontiers,  mais  les  conditions 
n'étaient  plus  les  mêmes  qu'à  Kozani  ou  à  Kaïlar.  Des 
autorités,  qui  n'étaient  nullement  du  4e  colonial,  esti- 
mèrent que  mieux  valait,  diplomatiquement,  éviter 
tout  ce  qui  risquait,  même  de  loin,  de  «  froisser  les 
idées  des  habitants  »  et  «  pourrait  être  utilisé  par  la 
presse  grecque  comme  une  arme  contre  nous  ».  (Mes- 
sage n°  148/R  réponse  à  244,  9  mars,  midi.) 

Pourquoi,  parmi  d'autres   messages   téléphonés   qui 

*  Journaux  français,  2S  et  24  nocambre  1916. 


VERS  LA  VIEILLE  GRECE  467 

durent  lui  être  transmis  au  cours  de  la  campagne,  le 
Père  Lenoir  n'a-t-il  mis  de  côté  que  celui-là?  Nous  ne 
savons  ;  mais  de  même  que  tant  d'officiers  ont  con- 
servé des  liasses  de  papiers  «  pour  se  couvrir  »  devant 
les  hommes,  il  garda,  pensons -nous,  ce  télégramme 
officiel  qui  lui  traçait  son  devoir,  pour  se  couvrir  éven- 
tuellement contre  les  blâmes  de  sa  conscience,  si  elle 
lui  reprochait  un  jour  ce  qu'il  estimait  une  demi-capitu- 
lation ou  tout  au  moins  un  manque  de  crànerie. 

Ainsi  couvert,  le  Père  sacrifia  donc,  à  son  vif  regret, 
les  réunions  du  soir. 

Du  moins  la  messe  dominicale  du  11  mars  n'eut 
guère  à  souffrir.  Sur  une  pelouse  au  bord  du  Gréve- 
nitko,  face  à  l'Olympe  lointain,  les  sapeurs  avaient 
dressé  l'autel  ;  pour  l'orner,  des  habitants  avaient  prêté 
tapis  et  tentures.  Devant  un  auditoire  de  toutes  cou- 
leurs, où  se  mêlaient  Européens,  Africains  et  Asia- 
tiques, l'aumônier  sut  dire  le  mot  qu'il  fallait  pour  glo- 
rifier la  France  et  faire  impression  sur  les  Grecs. 


C'est  un  sujet  d'étonnement,  dit-il,  pour  la  population  de 
Grévena,  de  voir  ce  mélange  de  races  dans  notre  armée. 
Autour  d'eux,  on  est  incapable  de  réaliser  l'union  simple- 
ment entre  des  villages  voisins  de  Macédoine.  Tandis  que 
chez  nous  se  réalise  l'unité  entre  races  de  toutes  les  parties 
du  monde.  D'où  vient  cela? 


Et  l'orateur    en   trouvait   l'explication   d'abord   dans 
l'amour  commun  que  tous  portent  à  la  France  : 


Tous,  vous  l'aimez,  parce  qu'en  tout  pays  vous  avez  expé- 
rimenté ses  bienfaits,  parce  que  vous  l'avez  vue  agir,  non 
pas  dans  un  esprit  de  conquête  égoïste,  mais  pour  le  bien 
des  autres,  afin  d'être  la  libératrice  des  opprimés. 


468  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Il  faisait  ensuite  ressortir  la  force  qu'une  foi  com- 
mune donnait  en  plus  aux  catholiques  pour  cimenter 
cette  unité.  Sous  sa  parole  insinuante,  «  cette  messe 
célébrée  sur  la  frontière  grecque,  pour  des  gens  de 
toutes  nations,  à  l'heure  même  où  nos  familles  y  assis- 
taient en  France  et  où,  vêtus  d'ornements  de  même 
couleur,  parlant  la  même  langue,  des  milliers  de 
prêtres  récitaient  les  mêmes  prières  dans  toutes  les 
églises  catholiques  du  monde  entier  »,  puis  l'adjura- 
tion faite  à  tous  «  d'accentuer  encore  cette  unité  en 
devenant  plus  chrétiens  »,  tout  cela  prenait  un  sens  et 
une  grandeur  dont  quelques  protestants,  qui  comptaient 
parmi  les  auditeurs  de  Taumônier,  furent  profondément 
saisis... 


* 

«  * 


Comme  tout  le  monde,  Taumônier  se  demandait  si 
l'on  franchirait  la  rivière  tentatrice  du  Grévenitko.  Irait- 
on  voir  la  véritable  Grèce  avec  ses  couvents  juchés  sur 
des  rocs  et  ses  champs  d'asphodèles?  Le  fameux  mo- 
nastère du  Météore,  au  nord  de  Kalabaka,  n'était  plus 
qu'à  soixante  kilomètres.  L'opinion  générale  était  que 
l'on  mènerait  longtemps  encore  à  Grévena  la  vie  de 
garnison,  quand  subitement,  dans  la  nuit  du  15  au  16, 
arriva  Tordre  de  partir  en  colonne  pour  fouiller  la  région 
du  sud.  Siîir  un  front  de  près  de  cent  kilomètres, 
plusieurs  opérations  du  même  genre  devaient  sur- 
prendre les  comitadjis  dans  leurs  repaires  ou  leur  don- 
ner la  chasse  :  une  véritable  battue. 

La  colonne,  composée  d'un  régiment  de  spahis 
marocains,  du  2®  bataillon  du  4e  colonial,  sous  les  ordres 
de  Fadjudant-major  capitaine  Hardy,  et  d'une  batterie 
du  2*  de  montagne  (capitaine  Bousquet),  devait,  avant 
le  point  du  jour,  atteindre  Kipouiios,  à  vingt-cinq  kilo- 


VERS  LA  VIEILLE  GRECE  469 

mètres  au  sud,  l'un  des  centres  de  comitadjis  les  plus 
agressifs  et  les  mieux  fournis  en  armes  et  munition«s. 

«  La  riv:èr'='  n'est  pas  large,  avait  dit  le  Père  Lenoir 
en  terminant  son  sermon  du  11  mars;  mais  la  mon- 
tagne est  haute  et  bien  dénudée.  »  Il  ne  croyait  pas 
être  si  bon  prophète.  La  marche  épuisante  dans  la  nuit 
noire,  les  pierres  invisibles  où  les  pieds  butaient,  la 
boue  où  l'on  enfonçait  jusqu'à  mi-jambe,  la  difficulté 
des  sentiers  de  montagne,  telle  qu'il  fallut  entailler 
le  roc  pour  permettre  aux  mulets  de  passer,  les  trois 
torrents  que  Ton  franchit  en  se  mettant  à  Feau,  puis 
des  escalades  où  hommes  et  bêtes  glissaient  sous  la 
charge  et  roulaient  les  uns  eur  les  autres,  vingt  autres 
obstacles  firent  que  Ton  arriva  longtemps  après  le  jour. 

Le  village,  écrit  Tauniônier,  est  perché  en  nid  d'aigle  sur 
un  pic  d'où  il  domine  toute  la  région.  Nos  hommes  sont  à 
bout  de  forces.  S'il  y  a  là-haut  dans  cette  forteresse  naturelle, 
ou  au  détour  du  sentier  abrupt  qui  y  mène,  cent  hommes  déci- 
dés et  bien  armés,  notre  colonne  est  à  leur  merci...  Or  voici 
que  nos  avant-gardes  sont  accueillies,  non  pas  à  coups  de 
fusil,  mais  par  des  enfants,  qui  nous  offrent  en  souriant 
des  liasses  de  journaux  français,  vendus  la  veille  a  Trikkala, 
à  vingt-quatre  kilomètres  d'ici.  Bien  entendu,  personne  dans 
toute  la  région  ne  sait  le  français.  Ils  sont  donc  apportés, 
d'Athènes  peut-être,  tout  exprès  pour  nous...  L'ironie  est 
amère  *. 


Deux  jours  et  deux  nuits ,  on  continua  les  fouilles  et 
les  perquisitions  jusqu'à  quarante  kilomètres  de  la  zone 
neutre.  Çà  et  là ,  quelques  coups  de  fusil  ;  mais  par- 
tout les  comitadjis  prévenus  avaient  décampé  avec 
leurs  armes  et  leurs  cartouches.  C'était  un  nouvel  acte 
de  la  comédie  grecque  dans  le  style  des  précédents.  Il 

'  Tous  ces  détails  et  ceux  qui  suivent  sont  empruntés  surtout  à  troi«; 
lettres  du  Père  Lenoir,  du  17  mars  à  sa  famille,  du  21  mars  et  du  9 
avul  au  Père  JalabeiU 


470  LOUIS  LENOiri  S.  J. 

parut  aux  exécutants  que   Ton  s'était  une  fois  de  plus 
laissé  «  rouler  par  Constantin  ». 

Quel  fut  au  juste,  dans  cette  affaire,  le  jeu  du  cabi- 
net d'Athènes?  Les  archives  de  Tarmée  de  Salonique 
elles-mêmes  ne  le  révéleraient  peut-être  pas.  A  leur 
défaut,  la  suggestion  du  Père  Lenoir  ne  manque  pas 
d'une  psjcholog-ie  perspicace. 


Dans  Tétat  actuel  de  nos  relations  avec  la  Grèce,  je  ne 
puis  croire  que  nous  ayons  franchi  la  frontière  sans  l'assenti- 
ment préalable  du  roi,  tout  comme  au  l^""  décembre.  Il  nous 
avait  dit  alors  :  «  Venez,  les  dépôts  vous  seront  livrés  sans 
résistance,  inutile  d'y  venir  en  nombre.  «  Et  il  y  avait  eu 
résistance  et  massacre.  Cette  fois  le  jeu  est  autre  :  «  La  police 
contre  les  comitadjis?  Soit!  mais  alors  allez-y  en  force, 
venez-y  nombreux,  car  les  comitadjis  sont  puissants....  »  Et 
Ton  y  a  mis  beaucoup  de  monde;  mais  plus  on  en  a  mis, 
mieux  on  a  fait  le  jeu  de  Constantin,  si  heureux  de  nous 
couvrir  une  fois  encore  de  ridicule,  si  heureux  aussi  de  déri- 
ver vers  des  opérations  sans  résultat  les  forces  qui  mena- 
çaient ses  amis  sur  le  front  de  Monastir.  Les  comitadjis  ont 
dû  être  prévenus  par  lui  comme  ils  sont  par  lui  armés,  orga- 
nisés, commandés... 


Ces  impressions  «  griffonnées  »  d'abord  sur  place, 
dans  la  maison  abandonnée  d'un  bandit,  où  le  Père 
avait  eu  la  joie,  comme  il  le  dit,  «  d'installer  Notre - 
Seigneur  »,  furent  achevées  le  21  mars,  bien  loin  de 
Kipourios. 


CHAPITRE  XXVIIi 

MONASTIR 

RETOUR    A   MARCHES    FORCÉES 
PRÉPARATION    DES    DERNIÈRES    PAQUES 

(19  Mars  —  6  Avril  1917) 

Le  48  mars,  l'ordre  subit  était  arrivé  à  Grévena 
d'abandonner  l'expédition  en  Vieille  Grèce,  et  de 
remonter  vers  Monastir,  sans  délai.  Le  1^""  Chasseur 
d'Afrique  se  mit  en  route  le  jour  même. 

Deux  cavaliers  transmirent  tout  de  suite  la  nouvelle 
au  bataillon  de  Kipourios.  La  nuit  tombait,  quand  le 
Père  Lenoir  Papprit.  C'était  un  tête -à- queue  complet 
qu'il  fallait  effectuer.  Jaloux  comme  toujou'-s  d'être 
à  l'avant-garde,  il  ne  voulut  pas,  pour  partir,  attendre 
au  lendemain.  Certains  estimeront  qu'en  la  circonstance 
il  manqua  de  sang -froid;  sûrement  il  manqua  de  pru- 
dence. Mais  son  cœur  de  Père  était  ainsi.  Quand  ses 
enfants,  au  loin,  couraient  un  risque,  si  minime  fût-il, 
le  sol  lui  brûlait  sous  les  pieds. 

Je  partis  aussitôt,  escorté  de  deux  dragons  et  de  mon 
ordonnance,  et  dus  faire  dans  la  nuit  plus  de  trente  kilo- 
mètres par  les  fourrés  et  les  ravins  les  plus  sauvages.  Le 
guide  grec  que  j'avais  pris,  avec  oromesse  d'une  bonne 
récompense,  profita  de  la  nuit  noire  pour  nous  laisser  seuls 
après  quelques  kilomètres  :  nous  eûmes  vite  fait  de  nous 
perdre.  Pendant  des  heures,  il  fallut  nous  abîmer  pieds,  mains 
et  figure,  tirant  nos  chevaux,  roulant  avec  eux.  L'un  des  dra- 
gons tomba  ainsi  dans  un  précipice  de  cinquante  mètres  avec 


472  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

son  cheval  qu'il  ne  voulait  pas  lâcher  :  une  roche  les  empêcha 
de  rouler  plus  bas  encore  et  de  se  tuer.  Au  jour,  nous  pûmes 
enfin  nous  reconnaître,  et  à  8  heures  nous  avions  rejoint  le 
1""  bataillon  à  Grévena,  au  moment  où  il  partait  pour  une 
nouvelle  étape  de  trente  kilomètres*. 

C'était  la  fête  de  saint  Joseph.  Le  Père  prit  le  temps 
de  dire  sa  messe;  puis  de  nouveau,  en  selle! 

L'étape  fut  rude.  Les  mulets  se  montrèrent  plus 
énervés  qu'à  l'aller.  Leurs  flancs,  démesurément  élar- 
gis par  les  bâts  surchargés,  heurtaient  à  chaque  ins- 
tant les  parois  rocheuses ,  et  les  obligeaient  à  marcher 
sur  le  bord  extrême  du  précipice,  tant  et  si  bien  que 
l'un  d'eux,  en  repassant  au  ravin  du  Pacha,  renouvela 
l'expérience  du  looping ,  mais  roula  cette  fois  jusqu'au 
fond  et  se  tua. 

Un  marsouin  eut  la  simplicité  de  montrer  du  doigt 
la  pauvre  bête  à  l'aumônier,  comme  une  sorte  d'apo- 
logue, pour  lui  reprocher  son  imprudence  de  la  nuit. 
«  Vous  croyez  que...  moi  aussi...?  »  fit  le  Père,  tout 
réjoui  de  cette  naïve  bonhomie  et  sans  paraître  ému 
le  moins  du  monde.  Seule  la  feuille  d'examen  particu- 
lier, —  qui  fut  marquée  deux  fois  ce  jour -là  comme 
d'habitude,  —  enregistre  les  bouillonnements  intérieurs 
de  cette  nuit  terrible.  Alors,  en  effet,  que  les  trois  jours 
précédents  l'indice  numérique  était,  de  5,  3,  2,  il  accusa, 
le  19  mars,  le  chiffre  de  23  (15  le  matin,  8  le  soir), 
pour  retomber  les  jours  suivants  à  2,  4,  et  enfin  à 
zéro  le  22  mars*.  Par  cette  légère  indiscrétion,  que  le 
Père  Lenoir  certainement  nous  pardonne  puisqu'elle 
peut  être  utile  aux  âmes,  nous  apprenons  qu'il  ne  vivait 
pas  impassiblement  serein  sous  un  ciel  sans  tempête, 
mais  aussi  qu'après  l'orage,  il  savait,  par  la  maîtrise  de 
soi,  ramener  le  calme.  Pour  avoir  constaté  Tun  et 
l'autre,  les  bons  lutteurs  de  la  vie  spirituelle  ne  l'en 
aimeront  que  mieux. 

1  A  ses  parents,  22  mars.  —  2  Voir  la  feuille  hors  texte,  p.  436. 


MONASTIR  473 

Dans  la  lettre  citée  plus  haut,  le  Père  se  garde  bien 
de  relater  Fincident  du  mulet  ;  le  récit  de  la  journée  se 
termine  par  ces  mots  :  «  Mon  cheval  avait  les  sabots 
en  sang.  Il  fit  quand  même  la  route,  et  vaillamment.  » 

Son  maître  pouvait- il  être  moins  vaillant?  Quand 
on  fut  au  bivouac  de  la  Vistritza,  dans  le  niême  pli 
de  terrain  que  le  6  mars ,  raconte  Hugon ,  «  vous 
pensez  s'il  devait  être  fatigué  !  Mais  oublieux  de  se 
reposer,  le  soir,  dès  l'arrivée,  il  commence  à  tourner 
pour  visiter  les  poilus  qu'il  avait  laissés  pendant 
quelques  jours  et  pour  donner  des  nouvelles  des  cama- 
rades qui  avaient  accompli  leur  mission.  »  Décidément, 
ce  corps  fluet  était  d'acier. 


En  cours  d'étape,  on  avait  causé.  Quel  pouvait  être 
le  motif  d'un  rappel  si  brusque?  Chacun  se  perdait  en 
conjectures.  On  savait  seulement  que,  le  15  mars, 
avait  commencé  au  nord  de  Monastir  un  vigoureux 
elfort  pour  dégager  la  ville  de  l'étreinte  bulgare. 
Le  16,  l'attaque  de  la  cote  1248  avait  été  amorcée  par 
la  prise  des  mamelons  de  Snégovo  ;  le  17,  le  village 
lui-même  était  tombé;  et  la  veille  enfin,  —  le  18,  —  à 
midi,  la  fameuse  cote  venait  d'être  brillamment  enle- 
vée. Le  3e  bataillon  du  4e  colonial  (commandant 
Mignot)  avait  contribué  à  toutes  ces  affaires,  à  l'ouest, 
du  côté  de  Bratindol.  Pareils  succès  n'avaient  pu  évi- 
demment être  obtenus  sans  de  lourds  sacrifices  ;  et  les 
ennemis  ne  renonceraient  ^as  à  ces  positions  capitales, 
sans  de  violentes  contre-attaques.  Sans  doute  on  comp- 
tait sur  les  marsouins  pour  les  repousser. 

Mais  les  optimistes  attiraient  l'attention  sur  ce  qui 
se  passait  en  France  depuis  trois  jours  :  la  T.  S.  F. 
avait  appris  la  retraite  des  Allemands  dans  la  Somme 
et  dans  l'Oise,  Péronne  et  Noyon  réoccupées;  les  com- 


474  T.Oric!    T.FMOIR    S.   J. 

maniqués  donnaient  i  impression  que  lo  Roche  se 
repliait,  talonné  de  près  par  nos  cavaliers  ([ui  bouscu- 
laient ses  arrière -gardes.  Et  les  imaginations  s'échauf- 
fant  à  distance,  plusieurs  émettaient  Thypothèse,  —  qui 
trouvait  peu  de  contradicteurs,  —  que  les  Austro- 
Bulgares  se  retiraient  en  Serbie  comme  les  Allemands 
en  France  et  que  le  4e  colonial  allait  aider  à  leur  pour- 
suite. «  Que  Dieu  soit  avec  nous  !  »  conclut  laconique- 
ment l'aumônier  en  rapportant  ces  bruits.  Mais  il  ne 
partageait  pas  cet  optimisme.  Le  fond  de  sa  pensée, 
qui  perce  clairement  dans  sa  correspondance  avec  les 
intimes,  est  qu'il  n'y  aurait  pas  de  succès  pour  l'armée 
d'Orient,  tant  que  Ton  y  mettrait  Dieu  systématique- 
ment de  côté. 

En  attendant,  le  i"  bataillon  devait  remonter  vers 
Monastir,  à  grandes  enjambées. 

Le  20  mars,  on  doubla  les  étapes  de  l'aller,  ne 
s'arrêtant  qu'à  midi  chez  l'honnête  Yassgir-Hamed,^ 
pour  goûter  encore  de  ses  succulents  agneaux  ;  le  soir, 
on  couchait  à  Kozani.  Le  22,  cantonnement  à  Kaïlar, 
où  le  Père  trouvait  le  moyen,  dans  la  petite  église  tou- 
jours sans  pope,  de  faire  pour  ses  hommes  un  sermon 
sur  l'Evangile  du  jour  (oe  jeudi  de  Carême). 

Le  23,  on  revoyait,  à  Elcsissou,  le  camp  oii,  durant 
un  mois,  on  avait  gelé  sous  les  tentes,  et  le  25,  enfin, 
après  une  nuit  à  Sakoulévo,  le  régiment  parvenait  à 
Kanina,  peu  de  distance  au  sud  de  Monastir.  Depuis 
Kipourios ,  on  avait  fourni  200  kilomètres. 

Il  faut  avoir  sous  les  regards  le  détail  de  ces 
marches  forcées,  pour  apprécier  à  leur  juste  valeur 
certaines  délicatesses  du  Père  Lenoir.  Un  de  ses  amis 
venait  de  publier  dans  la  revue  des  Études  une  série 
d'articles  très  remarqués  sur  La  crise  grecque.  Pou.r 
lui  montrer  l'intérêt  qu'il  avait  trouvé  dans  cette 
lecture,  l'aumônier  entreprend  un  long  rapport,  dont 
le  brouillon,  surchargé  de  ratures  et  sans  nom  de  desti- 


MONASTIR  475 

nataire,  nous  intrigua  longtemps.  Il  lui  écrit  aimable- 
ment le  21  mars  : 


Une  occasion  unique  s'olîre  à  moi  de  vous  rendre  un  petit, 
oh  i  tout  petit  service,  du  moins  d'en  avoir  rillusion.  C'est  de 
vous  conter  les  incidents  de  ces  derniers  jours,  dans  Tespoir 
qu  ils  documenteront  un  peu  plus  encore  Thistorien  de  la 
crise  g-recque,  —  goutte  d'eau  dans  TOcéan... 

Et  cela  devint  le  récit  dont  nous  avons  cité  plus  haut 
quelques  extraits*. 


A  Kanina,  pour  se  reposer,  il  suffisait  d'ouvrir  les 
jeux  : 

Nous  sommes  dans  le  site  le  plus  féerique  qu'on  puisse 
rêver.  J'ai  dressé  ma  tente  sur  l'herbe,  entre  les  deux  bras 
du  torrent.  Le  fond  du  décor,  à  Touest,  est  dessiné  par  les 
neiges  du  Baba,  à  plus  de  2000  mètres  d'altitude,  à  7  ou 
8  kilomètres  de  nous.  Puis  le  cirque  se  resserre  en  des  roches 
à  pic,  jusqu'à  la  gorge  verte  où  nous  campons,  parmi  les 
cascades,  sous  les  amandiers  en  fleurs.  Devant  nous,  s'ouvre 
la  plaine  de  Monastir,  aux  marais  tachetés  de  cigognes.  Au 
delà,  vers  Test,  la  célèbre  masse  neigeuse  du  Kaïmackalan. 

*  Vingt  jours  après,  le  Père  Lenoir  recueillit  de  nouveaux  détails, 
et  craignit  d'avoir  donné  de  l'expédition  de  Kipourios  l'impression 
qu'elle  avait  été  sans  aucun  résultat.  Avec  ce  souci  d'exactitude  et 
de  probité  intellectuelle  qui  était  une  de  ses  marques,  il  y  revient 
encore  :  «  Nous  apprenons  qu'à  Kipourios,  le  lendemain  de  notre 
départ,  un  Grec  dénonça  aux  spahis  marocains  les  gendarmes  grecs 
qui  nous  avaient  si  courtoisement  accueillis,  et  l'on  trouva  chez  eux 
sept  cents  fusils,  avec  un  im{)ortant  dépôt  de  cartouches.  En  même 
temps,  était  dénoncé  et  saisi  chez  un  fonctionnaire  un  énorme  stock 
de  tabac  destiné  à  l'Allemagne.  La  presse  de  Salonique  a,  comme  de 
juste,  fait  grand  tapage  autour  de  ce  mince  succès.  »  (  Au  Père  Jala- 
bert,  9  avril  1917.)  La  7«  C'«  était  restée  à  Kipourios  jusqu'au  25  mars* 


476  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Planant  sur  le  tout,  des  vols  d'aig"les,  présag-es  de  victoire. 
Et  le  temps  est  idéal,  très  doux,  déjà  presque  trop  chaud 


Vision  délicieuse  pour  ces  premiers  jours  de  prin- 
temps... Mais  pas  plus  que  la  chaleur  ces  présages  ne 
dureront.  L'imprévu  est  la  loi  de  la  guerre. 

Un  régiment  n'éprouve,  en  général,  aucun  plaisir  à 
passer  temporairement  sous  les  ordres  d'un  autre 
corps,  surtout  commandé  par  un  officier  supérieur 
d'une  arme  différente.  Dans  le  cas  présent,  le  déplace- 
ment imprévu  du  4^  colonial  avait  été  réglé  de  façon 
si  «  cavalière  »  que,  durant  plusieurs  jours,  le  courrier 
postal,  qui  était  allé  le  chercher  à  Grévena,  ne  put  le 
rattraper...  La  satisfaction  fut  intense  de  se  retrouver 
sous  les  ordres  de  la  16^  division  coloniale.  Le  colonel 
n'eut  pas  de  peine  à  obtenir  du  général  Dessort,  avant 
de  remonter  en  ligne,  quarante -huit  heures  de  repos 
pour  ses  hommes. 

Car  on  allait  reprendre  les  tranchées,...  les  tranchées 
quittées  depuis  Biaches. 

Le  tragique  décor  de  la  guerre,  dont  on  avait  chassé 
depuis  sept  mois  la  douloureuse  vision,  de  nouveau 
s'imposait  aux  regards.  Du  vallon  surélevé  de  Kanina, 
on  découvrait  une  activité  considérable,  qui  rappelait 
assez,  sauf  pour  son  cadre  de  verdure,  l'arrière -front 
de  la  Somme  au  mois  de  juin  précédent.  Cette  plaine, 
où  le  Père  Lenoir  avait  surtout  aperçu  la  poésie  de  la 
nature,  apparaissait  à  un  officier,  tenu  par  ses  fonctions 
à  plus  de  réalisme,  comme  «  un  vaste  billard,  dont  le 
tapis  vert  est  moucheté  d'innombrables  bivouacs  ». 

Sur  la  ville  ouverte  de  Monastir  on  voyait  les 
canons  bulgares  s'acharner  avec  une  fureur  que  rien 
n'expliquait,  sinon  la  rage  de  détruire.  Ils  n'y  trouvaient 
même  plus  d'ambulance  à  bombarder.  Depuis  que  ^ady 


1 


MONASÏIR  4'?7 

Flarley,  sœur  du  maréchal  Frencb,  en  y  prodiguant  ses 
soins  aux  réfugiés  serbes  aiïamés,  avait  été  blessée 
mortellement,  on  avait  transporté  à  l'arrière  les  ser- 
vices de  la  Croix -Rouge.  Fuyant  les  obus,  les  habi- 
tants formaient  sur  les  routes  d'interminables  cortèges, 
avec  leurs  bardes  échafaudées  sur  des  ânes  maigres 
ou  sur  des  arabas  traînés  par  de  lentes  gamouses. 
Pourtant  le  plus  grand  nombre  n'avaient  pu  trouver 
place  dans  les  villages  encombrés  de  troupes.  Ils  res- 
taient, —  ou  bien  étaient  revenus,  —  dans  la  ville, 
résignés  à  leur  sort.  Et  chaque  jour  le  bilan  était  de 
q-uelques  femmes  ou  enfants  tués  et  d'une  dizaine  de 
maisons  éventrées  ou  abattues.  Les  pronostics  opti- 
mistes d'un  repli  austro- bulgare  ne  semblaient  pas  sur 
le  point  de  se  réaliser. 

Pour  préparer  les  âmes  aux  conséquences  de  ce 
déluge  de  fer,  le  Père  Lenoir  n'avait  que  quarante- 
huit  heures,  et  point  d'église,  aucun  lieu  de  réunion.  On 
était  à  Pavant-veille  de  remonter  en  ligne,  et  ces  deux 
journées  qui,  d'après  les  rigoristes,  constituaient  le 
seul  moment  où  l'on  avait  le  droit  de  donner  la  com- 
munion en  viatique,  étaient  des  journées  où  il  était 
impossible  de  le  faire  !  Rien  ne  causait  plus  de  tristesse 
à  l'aumônier  que  son  impuissance,  même  après  tant 
de  mois  d'efforts,  à  convaincre  des  confrères  timorés. 
Comment  quelqu'un ,  «  disant  la  messe  pour  un  régi- 
ment qui  allait  se  battre,  n'osait-il  pas  donner  la  sainte 
communion  à  ceux  qui  n'étaient  pas  à  jeun  ^»  ?  il  n'ar- 
rivait pas  à  le  concevoir. 


* 


Remonter  aux  tranchées...  Jamais,  pour  le  4c  colo- 
nial,  l'expression    traditionnelle    n'avait    été    si   juste. 

*  Lettre  au  Carrnel  de  X**%  i)  avril  J9i7, 


478  LOUIS  LENOIR  S. 

L'altitude  en  gare  de  Monastir  est  de  601  mètres,  et 
l'on  devait  monter  à  la  cote  1248,  non  pas  tout  de  suite 
aux  sommets  extrêmes,  puisque  l'on  serait  d'abord  en 
réserve,  mais  pourtant  sur  les  flancs  élevés  de  la  mon- 
tagne. Qu'étaient  la  cote  304  ou  celle  du  Mort-Homme, 
—  si  dures  par  ailleurs,  —  à  côté  de  ce  chiffre? 

La  relève  eut  lieu  le  27,  à  la  tombée  du  jour.  Toute 
la  soirée,  malgré  quelques  rayons  de  soleil,  le  ciel 
avait  été  menaçant  :  «  C'est  un  bain  qui  chauffe,  » 
disaient  les  malins.  De  fait,  on  venait  à  peine  de  partir 
qu'une  averse  torrentielle  se  mit  à  tomber,  fouettant 
les  visages,  alourdissant  les  sacs,  transformant  les 
bas- fonds  en  fondrières,  ravinant  les  sentiers,  affolant 
les  mulets...  Et,  comme  conséquence,  une  nuit  noire 
à  ne  pas  voir  celui  qu'on  touche.  On  grimpait  avec  les 
mains  autant  qu'avec  les  pieds  ;  et  lorsqu'il  fallait 
dévaler  un  talus,  l'unique  ressource  était  de  s'asseoir  et  "^1 
de  glisser  ainsi  sur  la  boue.  Vraiment,  pour  une  pre- 
mière ^  les  tranchées  d'Orient  ne  s'étaient  pas  mises  en 
frais. 

La  relève  ne  se  termina  pas  sans  la  chute  de  plu- 
sieurs mulets  dans  les  ravins.  Et  parvenus  aux  posi- 
tions, les  marsouins  mirent  encore  plus  d'une  heure 
pour  trouver,  à  tâtons ,  l'entrée  de  leurs  abris. 

Sur  les  dix  jours  passés  à  la  cote  1248,  —  que  le 
Père  Lenoir  résumait  ainsi  :  «  Là  encore,  que  de  désil- 
lusions et  de  rages  intérieures  !  *  »  —  nous  sommes 
moins  renseignés  que  de  coutume.  Le  torpillage  d'un 
transport  les  premiers  jours  d'avril  nous  a  privés, 
pour  cette  période,  des  lettres  de  nos  informateurs 
habituels.  Mais  les  témoignages  oraux  abondent.  On 
était  au  temps  de  la  Passion;  ce  fut,  comme  en  1916, 
bien  qu'avec  plus  de  difficultés,  «  les  Pâques  au  cré- 
neau ». 

*  Au  Père  Jalabert,  9  avril» 


MONASTIR  470 

Comme  toujours,  Faumônier  s'ingénie  à  obtenir  des 
âmes  qui  lui  sont  confiées  le  maximum  de  rendement. 
Le  4  avril,  d'urgence,  il  réclame  au  Père  Courbe  «  un 
bouquin  quelconque,  jeune  ou  vieux,  théorique  ou  pra- 
tique, pour  apprendre  le  latin  à  un  nouveau  converti  ». 

Les  circonstances  extraordinaires  de  sa  conversion,  le  mois 
dernier,  les  plus  merveilleuses  que  j'aie  encore  rencontrées, 
et  la  rapidité,  extraordinaire  aussi,  de  sa  sanctification,  — 
comme  le  fait  même  de  sa  vocation  religieuse  dans  les  senti- 
ments d'amour  divin  et  de  zèle  apostolique  les  plus  affinés,  — 
me  font  supposer  que  Notre- Seigneur  ne  tardera  pas  à  lui 
donner  le  Ciel.  Cependant  espérons  quand  même  l'autre  solu- 
tion ,  et  suivant  son  ardent  désir,  je  vais  tout  de  suite  le 
mettre  au  latin. 

Qu'importent  de  nouvelles  fatigues,  pourvu  que  le 
règne  de  Dieu  soit  mieux  procuré  ! 

Le  Père  eût  souhaité  notamment  donner  de  Téclat 
aux  cérémonies  de  la  Semaine  Sainte,  si  propres  à 
réveiller  dans  les  esprits  les  souvenirs  d'enfance.  On 
fît  du  mieux  possible.  Il  s'excuse  auprès  de  plusieurs 
intimes  de  ne  pas  leur  envoyer,  selon  son  habitude, 
du  buis  bénit  le  dimanche  des  Rameaux,  sa  messe 
ayant  eu  lieu  au  fond  d'une  sape,  sans  palmes  ni 
feuillage  quelconque.  Mais  le  Jeudi  Saint,  la  sape  fut 
transformée  en  reposoir  et  un  grand  nombre  de  ceux 
qui  se  trouvaient  en  seconde  ligne  vinrent  y  faire  la 
traditionnelle  «  visite  des  églises  ».  Le  Vendredi  Saint, 
on  eut  encore,  dans  la  sape,  l'office  «  simple  et  rapide, 
mais  complet  ».  Ce  fut  la  clôture  de  cette  période  de 
tranchées. 


* 


Depuis  dix  jours,  il  apparaissait  de  plus  en  plus  que 
les  Austru- Bulgares  se  cramponnaient.  Par  suite,  pousser 


480  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

l'attaque  au  nord  de  Monastir  sans  mener  parallèlement 
une  action  vigoureuse  à  gauche  et  à  droite,  était  une 
tentative  vaine  et  dangereuse.  Plus  on  progressait  au 
centre,  —  les  ailes  ne  bougeant  pas,  —  plus  les  vail- 
lants de  1248  étaient  encerclés  par  le  bombardement. 
Ils  recevaient  à  la  fois  du  nord  les  loO  de  Kukuret- 
chani,  de  l'ouest  ceux  de  Magarévo,  et  les  obus  de 
l'artillerie  longue  de  l'autre  rive  de  la  Tcherna  ;  si 
bien  que  les  pauvres  fantassins  se  perdaient  en  protes- 
tations contre  les  artilleurs  français  qui,  prétendaient- 
ils,  leur  tiraient  dans  le  dos. 

La  16e  division  coloniale,  dont  la  valeur  était  connue, 
fut  donc  destinée  à  une  mission  plus  délicate.  Au  lieu 
de  continuer  devant  Monastir,  elle  irait  prêter  main 
forte  à  l'est  aux  Italiens  et  aux  Russes,  dont  L'ardeur 
mollissait  et  qui  ne  pouvaient,  en  tout  cas,  conduire 
seuls  l'offensive  que  l'on  projetait  à  l'aile  droite.  Les 
marsouins  reçurent  l'ordre  de  passer  la  Tcherna  au 
plus  tôt. 

Il  fallait  pour  cela  redescendre  vers  le  sud.  Sur  une 
largeur  d'au  moins  cinq  kilomètres,  —  que  doublait  par, 
endroits  la  fonte  des  neiges,  —  le  lit  de  la  rivière 
entre  Monastir  et  Kénali  n'était  qu'un  vaste  marécage 
infranchissable.  Le  19  novembre  dernier,  des  cavaliers 
serbes  l'avaient  bien,  il  est  vrai,  traversé  à  la  nage. 
Mais  cette  prouesse,  qu'expliquait  l'amour-propre  natio- 
nal, jaloux  de  ne  pas  laisser  les  Français  seuls  entrer 
dans  la  première  ville  serbe  délivrée,  aurait  été,  en 
d'autres  circonstances,  une  folie.  Les  régiments  devaient 
franchir  la  Tcherna  en  son  point  méridional  extrême,  à 
Brod,  là  où  les  montagnes  commencent  à  l'endiguer, 
avant  de  la  rejeter  définitivement  au  nord. 


CHAPITRE  XXIX 

CÉGEL 

JOIES    EUCHARISTIQUES.    SUPRÊMES  BECOMM  AN  DATIONS 

(7-15  Avril  1917) 

Ceux  qui  avaient  passé  en  marches  les  fêtes  de  Noël 
allaient  donc  avoir  la  même  malchance  pour  Pâques.  Le 
Père  Lenoir  décida  de  faire  l'impossible  pour  ne  pas 
les  laisser  ce  jour-là  sans  office. 

Dès  le  Samedi  Saint,  il  prit  les  devants  avec  la 
petite  équipe  de  sapeurs,  désignée  pour  aménager  le 
campement  de  Sakoulévo.  Le  régiment  devait  y  arriver 
le  lendemain  dans  la  matinée.  Le  dimanche,  en  l'atten- 
dant, Taumônier  apprend  que  l'autre  régiment  de  la 
brigade,  le  8e,  était  dans  les  environs;  et,  tout  naturel- 
lement, par  suite  de  la  réglementation  étrange  qui 
attachait  les  aumôniers  aux  G.  B.  D.,  il  allait,  le  jour 
de  Pâques,  se  trouver  sans  messe.  A  la  grande  joie  de 
ceux  qui  n'avaient  plus  revu  le  Père  depuis  Biaches, 
le  colonel  Savy  le  fait  inviter  ;  le  temps  de  monter  un 
autel  et  de  prévenir  les  hommes,  ce  ne  fut  pas  long. 
A  son  habitude  ,  l'aumônier  proposa  la  sainte  commu- 
nion, même  à  ceux  qui  n'étaient  pas  à  jeun. 

Bien  lui  en  prit  d'avoir  eu  cette  initiative.  Car,  le 
seul  prêtre-soldat  du  régiment,  le  vaillant  abbé  Penna- 
vayre,  ayant  été  blessé  à  la  cote  1248*,  il  n'y  eut  plus 

*  Disciple  et  imitateur  du  Père  Lenoir  dans  son  de^vouement  aux 
marsouins,  l'abbé  Pennavayre  fut  tué  quelques  mois  plus  tard, 

3i 


482  LOUIS  LENOIR  S.  J 

pour  les  marsouins  du  8e  colonial,  avant  l'attaque 
du  9  mai,  une  seule  occasion  d'assister  à  la  messe  ni 
de  faire  leurs  Pâques.  Un  jeune  Jésuite,  qui  avait  eu  la 
joie  inespérée  de  cette  fête  pascale,  Gabriel  Régis, 
écrivait  ttois  semaines  plus  tard  à  l'un  de  ses  supé- 
rieurs : 


Je  souffre  actuellement,  moralement,  comme  je  n'ai  jamais 
souffert  depuis  le  début  de  la  guerre...  Tempêtes  du  cœur  et 
isolement  de  Fâme.  Absence  complète  de  secours  religieux, 
nous  sommes  sans  aumônier.  J'ai  pu,  en  faisant  du  chemin, 
voir  une  ou  deux  fois  le  Père  Lenoir,  mais,  la  plupart  du 
temps,  impossible  de  quitter  mon  poste,  et  cependant  je  sens 
un  besoin  intense  de  Notre -Seigneur,  au  milieu  de  la  tour- 
mente des  pensées... 


Quelques  jours  après,  il  sollicitait  par  écrit  de  son 
capitaine  la  faveur  de  «  conduire  la  vague  d'éclaireurs 
d'attaque  »,  à  la  place  d'un  sergent,  père  de  famille, 
qui  venait  d'être  désigné  :  héroïque  demande,  qui  lui 
valait  le  ciel  quelques  heures  avant  le  Père  Lenoir*. 

Mais  en  s'occupant  ainsi  du  8*  colonial,  l'aumônier 
avait  manqué  à  la  sorte  d'engagement  qu'il  avait  pris 
au  départ  de  Sommereux,  de  ne  pas  s'occuper  des 
régiments  autres  que  le  4e.  Sans  lui  reprocher  nettement 
ce  fait,  —  ce  qui  eût  été  par  trop  odieux,  —  certains  en 
profitèrent  pour  laisser  entendre  que  le  Père  Lenoir 
était  encombrant,  qu'il  faisait  du  zèle,  et  qu'il  gagne- 
rait à  rester  chez  lui.  Ce  furent  ces  plaintes, 
semble- t-il,  qui,  amplifiées  par  des  caquetages  de  for- 
mations sanitaires,  attirèrent  l'attention  de  Salonique 
sur  la  situation  réglementairement  irrégulière  du  Père 
Lenoir.  Une  niutation  s'ensuivit,  qui  aurait,  le  10  mai, 

*  Gabriel  RégiSf  notice,  chez  Beauchesne, cf.  pp.  110-115, 


CÉGEL  *«J 

envoyé  dans  un  G.  B.   D.   l'aumônier   du  4^  colonial, 
si  la  mort  ne  lui  avait  épargné  ce  brisement  de  cœur. 

Lorsque ,  très  tard  dans  la  matinée  de  Pâques ,  le 
Père  Lenoir  vit  arriver  à  Sakoulévo  le  4e,  —  son  4^!  — 
il  n'était  plus  possible  de  dire  une  seconde  messe.  Par 
crainte  des  avions,  les  attroupements  furent  interdits 
durant  tout  le  cours  de  la  journée.  Or,  on  devait 
franchir  la  Tcherna  durant  la  nuit,  et,  d'après  les 
ordres  en  voie  d'exécution,  d'après  la  hâte  que  Ton 
mettait  à  doubler  les  étapes,  le  Père  pensait  qu'il 
n'aurait  pas,  avant  le  combat,  d'autre  occasion  de 
procurer  le  viatique  à  ses  hommes.  Motif  suffisant  pour 
renouveler,  à  la  tombée  du  jour,  ce  qu'il  avait  déjà  fait 
en  1915  devant  la  Alain  de  Massiges  :  dire  une  messe, 
comme  il  Técrit  lui-même,  ad  conficienduni  viaticum. 

Dans  le  bivouac  d'Hasan-Oba,  au  nord  de  Sakoulévo, 
sur  la  partie  haute  d'une  prairie  en  pente  douce, 
tandis  que  le  soleil  couché  dorait  encore  quelques 
sommets  neigeux  très  loin ,  les  marsouins ,  malgré  la 
marche  de  la  matinée  et  le  départ  de  minuit  en  per- 
spective, accoururent  nombreux.  Entourant  l'autel,  en 
forme  de  déambulatoire,  les  banderoles  tricolores  qui, 
depuis  «  la  sainte  Jeanne  d'Arc  »  de  Hans,  avaient 
claqué  au  vent  pour  tant  de  fêtes ,  réveillaient  au  fond 
des  cœurs  bien  des  émotions.  Mais,  dans  le  calme  très 
doux  de  cette  nuit  orientale,  rien  ne  fut  impressionnant 
comme  le  discours  de  l'aumônier  : 

En  ce  jour  de  Pâques  finissant,  là-bas  chez  vous,  les 
cloches  ont  recommencé  de  sonner  à  toutes  volées,  comme  ce 
matin.  Comme  ce  matin,  vos  mères,  vos  femmes,  vos  fian- 
cées, dans  leur  parure  des  plus  [grands  jours,  sont  retournées 
à  réalise,  prier  pour  vous  ;  et,  bien  que  les  hommes  soient  à 
la  g-uerre,  même  dans  les  yeux  où  la  mort  a  mis  le  plus  de 
larmes,  il  y  a  en  ce  moment  un  peu  àe  joie,  il  y  a  de  Tespoir, 
parce  que  c'est  Pâques,  la  résurrection  de  Notre -Seigneur 
Jésus-Christ... 


484  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Après  avoir  raconté  la  journée  de  la  première  Pâque 
chrétienne,  et  rappelé  le  mot  du  Sauveur  aux  disciples 
d'Emmaûs  :  «  Ne  saviez-vous  donc  pas  que  le  Christ 
devait  soud'rir  avant  d'entrer  dans  sa  gloire?  »  il  con- 
tinuait ainsi  : 


La  leçon  de  ce  jour  est  que  par  la  soa/france  et  la  morl  on 
arrive  à  la  vie.  C'est  une  leçon  d'espérance. 

Par  la  souflPrance,  une  sorte  de  mort  dans  le  sol,  le  j^rain 
de  blé  g"erme  et  fructifie. 

Par  la  soulîrance,  les  âmes  se  virilisent... 

Par  la  souffrance  aussi  parfois  les  peuples  se  relèvent. 
Pâques  de  1917  est  Taurore  de  la  résurrection  delà  France... 
Ils  la  croyaient  morte.  Dans  un  trou  de  huit  cents  kilomètres 
de  long",  ils  lui  avaient  creusé  sa  tombe,  qu'ils  avaient  scellée  de 
fils  de  fer  et  gardée  par  des  mitrailleuses.  Non  pas  trois  jours, 
mais  trois  ans,  elle  est  restée  là,  sa  vie  semblant  s'épuiser 
g-outte  à  goutte  par  toutes  ses  blessures.  Et  nous-mêmes 
peut-être,  —  sans  douter  d'elle  pourtant,  —  ne  pensions-nous 
pas,  à  certaines  heures  noires,  que  la  pierre  du  sépulcre  était 
trop  lourde  pour  être  jamais  soulevée?  ...  Or,  voici  qu'enfin 
l'heure  a  sonné  où,  vivante,  glorieuse,  la  France  là-bas  sort 
de  ces  tranchées  de  mort.  Depuis  trois  semaines ,  aux  bords 
de  l'Aisne  et  de  l'Oise,  elle  en  sort  peu  à  peu,  villag-e  par 
villag-e,  les  journaux  nous  l'apprennent...  La  résurrection 
s'étend  de  proche  en  proche,  et  bientôt,  sur  nos  g-ardiens 
terrassés,  nous  chanterons  l'alleluia  de  notre  complète  résur- 
rection.. 

Pourf«[uoi?  Parce  que  vous,  vous  avez  souffert. 

Si  la  France  sort  vivante  et  glorieuse  de  ces  tranchées  de 
la  Somme  et  de  la  Champagne,  c'est  parce  que,  dans  ces 
mêmes  tranchées  de  Somme  et  de  Champagne,  vous  avez 
passé  des  jours  et  des  mois  dans  la  boue,  sans  dormir,  sans 
manger,  risquant  la  mort  à  chaque  instant;...  parce  que 
là-bas,  vos  camarades,  vos  frères  sont  morts  pour  les  empê- 
cher de  passer  ou  pour  reconquérir  quelques  mètres  du  sol 
sacré  de  la  patrie.  Ah!  ces  glorieux  morts  du  4™®  colonial, 
ceux  de  Jaulnay,  de  Massiges,  de  Beauséjour,  d'Herbé- 
court,   de  Biaches  et  ceux  qui  sont  tombés  ces  jours-ci,  à 


CÉGEL  485 

Eksissou*  et  devant  Monastir,  en  cette  fête  de  la  résurrec- 
tion nous  leur  devons  un  hommage  de  reconnaissance  :  car 
c'est  de  leur  mort  que  nous  vivons... 


Le  manuscrit,  que  l'aumônier  avait  encore,  on  ne 
sait  comment,  trouvé  le  temps  de  rédiger,  indique 
même  les  particularités  utilisées  le  matin  pour  le 
8^  colonial  :  par  exemple,  le  nom  —  rendu  par  lui  glo- 
rieux —  de  La  Maisonnette"-,  au  lieu  du  nom  de  Biaches. 

En  terminant,  Torateur  empruntait  la  voix  des  morts 
pour  exhorter  les  survivants  à  continuer  leur  tâche  et 
à  réaliser  enfin  «  cette  paix  qu'ils  rêvaient  tous  dans  le 
soulagement  du  pays  délivré,  une  vie  de  famille  plus 
douce  auprès  des  berceaux  plus  nombreux...  »  Au  reste, 
pour  les  soutenir  dans  les  souffrances,  nécessaires  encore 
à  cette  victoire,  «  la  force  était  là,  dans  TEucharistie , 
dans  le  devoir  pascal  ». 

Bien  avant  que  le  sermon  fût  fini,  les  dernières 
teintes  du  soleil  avaient  disparu  des  montagnes.  Mais 
la  lune  montait  dans  le  ciel  clair,  et  sa  lumière,  assez 
discrète  pour  bannir  des.  cœurs  le  respect  humain  qui 
paralyse,  suffît  à  guider  vers  Ta-utel  les  files  de  commu- 
niants. Sur  TefTectif  des  deux  S3uls  bataillons  présents  à 
Sakoulévo,  plus  de  cinq  cents  hommes  s'approchèrent 
ainsi,  tandis  que  violonistes  et  chanteurs  lançaient  vers 
les  étoiles  leurs  symphonies  et  leurs  cantiques. 


•  « 


Ayant  passé  la  Tcherna  en  pleine  nuit,  les  coloniaux 
ne  se  rendirent  pas  compte  de  la  sauvagerie  du  pays 
où  ils  entraient.  Mais  quand,  après  quelques  heures  de 
sommeil,  le  jour  venu,  ils  regardèrent  autour  d'eux,  la 

^  Lors  d'un  bombardement  par  avion  sur  le  2«  bataillon,  le  1«'' avril 
'  Voir  plus  haut,  ch.  xx,  p.  361. 


4«(3  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

stupeur  fut  grande.  On  eût  difficilement  imaginé  con- 
traste plus  accusé  entre  la  plaine  riante  de  Monastir  et 
cette  région  désolée. 

Le  bivouac  de  Gégel  ne  fit  qu^accentuer  cette 
impression.  Gégel  est  moins  un  hameau  ruiné  qu'un 
nom  géographique  pour  désigner  une  sorte  de  paysage 
lunaire,  chaotique,  un  vrai  désert.  A  peine  ici  ou  là 
quelques  vestiges  de  murs  en  terre  battue,  qui,  au 
temps  de  leur  splendeur,  avaient  dû  s'appeler  tanières 
plutôt  que  maisons.  Tout  autour,  la  perfection  de 
Taridité,  des  cailloux  et  de  la  poussière.  «  Vous  n'en 
aurez  pas  de  meilleure  idée,  a  écrit  un  officier*,  qu'en 
vous  représentant  les  causses  de  la  région  du  Tarn, 
avec  cette  différence  que,  dans  le  voisinage  de  Gégel, 
il  n'y  a  pas  un  arbre ,  pas  un  buisson ,  pas  un  brin  de 
verdure  dans  un  rayon  de  dix  kilomètres.  » 

G'était  à  se  demander  si  l'on  n'était  pas  le  jouet  d'un 
mauvais  rêve...  Hier  encore  la  nature  était  si  belle, 
avec  ses  bourgeons  qui  éclataient  pleins  de  sève  au 
bout  des  branches  de  mûriers  !  Serait-ce  le  privilège  de 
la  rivière  Noire,  —  la  plupart  des  marsouins  con- 
naissaient déjà  cette  signification  du  mot  Tcherna,  — 
d'étouffer  entre  ses  deux  bras,  dans  la  fameuse  boucle, 
tout  germe  de  vie? 

Pour  tuer  le  cafard,  on  avait  bien,  il  est  vrai, 
l'animation  du  camp,  où  «  la  salade  des  peuples  »  était 
plus  complète  que  jamais.  En  plus  des  contingents 
habituels,  à  côté  des  Indo-Ghinois  et  des  Malgaches, 
des  Marocains  et  des  Sénégalais ,  on  y  rencontrait  des 
Italiens,  des  Serbes  et  des  Russes.  Il  ne  manquait  que 
les  Britanniques.  Malgré  cela,  et  bien  que  l'installation 
dans  un  ravin  sauvage  du  nord  de  Gégel  fût  excellente, 
l'impression  première  fut  sans  charmes. 

Plus  que  jamais,  le  Père  Lenoir  se  dépensa  pour 
répandre  un  peu  de  joie. 

^  M.  Joieph  Gautheria. 


GEGEL  487 

Manger,  fumer,  lire,  écrivait-il  à  cette  époque  au  Père 
Courbe,  voilà  les  trois  besoins  perpétuels  et  perpétuellement 
inassouvis  de  nos  hommes.  Les  satisfaire  un  peu,  c'est  leur 
plaire  beaucoup;  et  Notre -Seigneur  y  gagne,  vous  le  devinez 
bien  :  nous  ne  sommes  pas  de  purs  esprits...  Je  fais  venir  de 
France  quelques  petites  choses  :  Sed  quid  hœc  inler  tantos^? 

Et,  remerciant  son  correspondant  d'un  colis  de 
lectures  récemment  envoyé,  il  se  déclarait  disposé  à 
mettre,  en  livres  du  même  genre,  «  cent  ou  deux 
cents  francs  de  sa  solde  par  mois  ». 

Mais  sa  grande  préoccupation  fut  de  faciliter  aux 
retardataires,  spécialement  pour  le  bataillon  absent  de 
Sakoulévo  le  dimanche  précédent,  l'accomplissement 
du  devoir  pascal.  «  Tout  le  jour,  note- 1- il  le  16  avril, 
depuis  notre  arrêt  ici,  confessions  et  communions  sous 
ma  tente ,  dressée  au  bord  du  ravin.  »  Et  ce  souci 
primait  tellement  le  reste,  qu'il  lui  sacrifiait  même  les 
joies  les  plus  légitimes  de  l'amitié. 

Un  de  ses  anciens  compagnons  d'études  théologiques 
eut  l'occasion  de  s'en  édifier.  Lieutenant  d'artillerie 
dans  une  batterie  voisine,  il  venait  d'être  blessé,  et 
attendait  à  son  échelon,  dans  les  environs  de  Cégel, 
d'être  évacué  sur  Salonique.  Le  Père  Lenoir  l'apprit. 
La  blessure  de  son  confrère  était  un  motif  qui  auto- 
risait une  petite  gourmandise  d'amitié.  Il  se  rendit 
auprès  de  lui  vers  11  heures,  au  moment  où,  les  hommes 
mangeant  la  soupe,  sa  tente  était  moins  assiégée. 
On  évoqua  les  souvenirs  d'exil,  de  Jersey  et  d'Ore 
Place...  Une  demi-heure  passa  comme  un  charme, 
et  volontiers  le  Père  Lenoir  l'eût  prolongée.  Le 
lieutenant  qui  aimait  aussi  les  douces  causeries,  —  il 
était  de  Marseille,  —  essaya  bien  de  le  retenir;  mais  ce 
fut  en  vain  :  il  ne  fallait  pas  qu'un  marsouin  pût 
dire  :  «  J'ai  fa-illi  attendre.  »  A  midi  30,  l'aumônier 
devait  avoir  déjeuné  et  se  trouver  au  poste,   fidèle  à  la 

1  Mais  qu'est-ce  qus  cela  pour  un  si  grand  nombre? 


488  LOUIS  LENOIR  S.  J, 

consigne  qu'il  s'était  imposée  publiquement  en  inscri- 
vant sur  les  panneaux  de  sa  tente  les  heures  où  ion 
était  sûr  de  l'y  rencontrer.  «  Vous  comprenez,  dit- il 
avec  un  sourire  en  prenant  congé,  les  marsouins,  ce 
n'est  pas  comme  nous  en  théologie  ;  s'ils  ne  trouvent 
pas  leur  Père  spirituel  une  fois,  ils  risquent  de  ne  plus 
revenir.  » 

Exactitude  minutieuse.  C'est  de  mille  riens  sem- 
blables qu'était  faite  la  méthode  qui  permettait  au 
Père  Lenoir  de  multiplier  son  temps,  de  faire  son 
oraison  et  ses  examens  de  conscience,  d'écrire  ses  ser- 
mons, de  visiter  les  malades,  de  confesser,  de  diriger, 
de  consoler,  et  de  mener  de  front  une  si  prodigieuse 
correspondance. 

Au  reste,  cette  entrevue  se  passait  le  samedi,  veille 
de  Quasimodo.  Et  pour  compléter  l'œuvre  pascale  de 
Sakoulévo,  il  devait,  ce  soir-là,  confesser  plus  encore 
que  d'habitude. 

Le  lendemain,  15  avril,  lorsqu'il  prit  la  parole  sur  la 
crête  qui  domine  le  bivouac  de  Cégel,  plusieurs  eurent 
le  pressentiment  qu'ils  entendaient  leur  aumônier  pour 
la  dernière  fois. 


Ce  dimanche  de  Quasimodo,  rappela-t-il  tout  d'abord,  avait 
dans  l'ancienne  liturgie  une  souveraine  importance.  Pendant 
le  carême  avait  eu  lieu  Finstruction  des  catéchumènes,  le 
Samedi  Saint  et  le  jour  de  Pâques  leur  baptême  et  leur  pre- 
mière communion.  Durant  toute  une  semaine,  les  néophytes 
avaient  conservé  la  tunique  blanche,  pour  attester  leur 
volonté  de  renaître  à  une  vie  nouvelle.  En  ce  premier 
dimanche  après  Pâques,  se  terminait  leur  instruction.  L'évéque 
leur  adressait  ses  derniers  conseils  :  «  La  préparation  est 
finie,  disait-il,  mais  la  bataille  commence...  Car  la  vie  chré- 
tienne est  un  combat  perpétuel...  » 

Et  Paumônier  reprenait  le  même  thème. 


GEGEL  489 

En  cette  Quasimodo  de  1917,  vous  avez  fait  vos  Pâques, 
ou  vous  allez  les  l'aire...  Ne  croyez  pas  que  vos  devoirs  de 
chrétiens  soient  finis  par  là...,  ils  recommancent  seulement. 
Pour  conserver  la  vie  chrétienne  retrouvée  ou  alYermie ,  la 
bataille  intérieure  est  nécessaire...  Et  cela,  malgré  l'orgueil 
et  la  sensualité,  malgré  la  souffrance  qui  aigrit,  qui  rend 
égoïste,  qui  fait  mal  juger  les  chefs,...  malgré  les  séductions 
du  dehors,  les  faux  honneurs,  les  plaisirs  défendus,...  mal- 
gré les  camarades  qui  raillent,  et  le  respect  humain,...  malgré 
les  tentations  du  démon  qui  veut  perdre  votre  âme  etTentraî- 
nor  en  enfer. 


Puis,  montrant  le  nord,  il  ajoutait  : 

Une  autre  bataille  aussi  s'apprête.  Finie  la  longue  prépara- 
lion.  Bientôt  la  canonnade  et  les  baïonnettes.  Là  aussi,  vous 
devez  être  victorieux...  Il  y  a  deux  ans,  le  23  avril,  quand  au 
Fortin  de  Beauséjour  la  mine  allemande  fît  explosion,  ce  fut 
la  gloire  de  la  8«  compagnie  d'avoir  sauté  dans  le  cratère 
fumant,  pour  en  couronner  les  bords,  au  chant  de  la  Marseil- 
laise... La  plupart  de  ceux  qui  réalisèrent  ce  prodige  me 
disaient  ensuite  :  a  Jamais  je  n'y  étais  allé  avec  tant  de  cœur, 
parce  que  j'avais  fait  mes  Pâques,  et  qu'ayant  le  bon  Dieu 
avec  moi,  je  me  sentais  plus  fort  que  tout.  » 

Comme  eux,  vous  ferez  vos  Pâques.  Je  vous  le  demande, 
—  au  nom  de  Dieu  d'abord,  dont  c'est  le  précepte  formel  en 
ces  fêtes  de  Pâques;  —  au  nom  de  la  France  aussi,  car  la 
communion  vous  rendra  plus  forts  pour  mieux  là  servir;  — 
enfin  au  nom  de  vos  mères,  dont  c'est  le  vœu  le  plus  ardent, 
car  elles  savent  que  c'est  nécessaire  pour  sauver  votre  âme 
et  pour  votre  vrai  bonheur. 


Telle  fut  la  supplication  dernière  que  le  4e  colonial 
recueillit  des  lèvres  de  son  aumônier  :  «  Dieu,  —  la 
France,  —  vos  mères,  »  trois  amours  auxquels  il  en 
avait  continuellement  appelé  dans  les  moments  dif- 
ficiles pour  remonter  les  cœurs. 

Des   avions    ennemis  passaient    en    ce    moment   sur 


4Î0  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

l'assistance.  Personne  ne  parut  s'en  émouvoir.  A  la 
suite  de  son  vibrant  appel,  le  Père  vit  encore  cinq 
cents  de  ses  marsouins  s'approcher  de  la  sainte  table. 
«  Au  total,  écrivait -il  le  lendemain,  un  peu  plus  de 
mille  ont  fait  leurs  Pâques.  »  C'était  un  chiffre.  Pour- 
tant, loin  d'y  trouver  un  motif  de  repos,  le  vaillant 
preneur  d'hommes  jetait  plus  avant  ses  regards  : 


Pour  ceux-là  remercions  beaucoup  Notre -Seigneur.  Mais 
les  deux  mille  autres!...  Les  jours  qui  viennent  vont  être 
sans  doute  très  propices  à  la  pêche  k  la  ligne  des  réfractaires, 
dans  les  trous  de  rochers  où  ils  s^abriteront  des  balles  bul- 
gares ;  que  vos  prières  y  achèvent  l'œuvre  qu'elles  ont  com- 
mencée M 


Pour  prêcher  et  convertir,  il  ne  restait  plus  au  Père 
Lenoir  que  ses  actes.  Gomme  son  maître  Jésus -Christ, 
c'est  par  là  qu'il  avait  commencé.  Et  c'est  aussi  par 
là  qu'il  devait  achever  sa  tâche. 

*  Au  Carmel  d-e  X***,  16  avril  1917. 


CHAPITRE  XXX 

LE   SECTEUR    DU    PITON    JAUNE 

TROIS    SEMAINES    HÉROÏQUES,     l' AGONIE     AVANT    LE     CALVAIRE 
(16  Avril  —  7  Mai  1917) 

On  était  au  16  avril.  En  France,  malgré  la  dure 
leçon  reçue  à  Saint- Quentin  trois  jours  auparavant, 
quand  sur  des  lignes  formidablement  retranchées 
s'étaient  brisées  des  divisions  héroïques,  les  cœurs 
étaient  tout  à  Tespoir.  Beaucoup,  qui  connaissaient  les 
préparatifs  accumulés  entre  Reims  et  Soissons,  pen- 
saient que  l'élan  sur  Craonne  serait  irrésistible. 

Sur  le  théâtre  plus  modeste  du  front  de  Monastir 
régnaient  les  mêmes  illusions.  Une  fièvre  d'attaque  était 
dans  l'air.  Et  peut-être,  de  part  et  d'autre,  la  même 
cause  psychologique  en  avait  hâté  prématurément  la 
crise  :  le  désir  de  satisfaire  aux  impatiences  de  l'opi- 
nion publique. 

Avait-on  assez  amèrement  raillé,  des  deux  côtés  de 
la  Manche ,  les  troupes  inertes  de  Salonique ,  sans 
toujours  peser  les  difficultés  qu'elles  avaient  à  résoudre, 
ni  les  moyens  parcimonieusement  limités  dont  elles 
disposaient  !  Sous  la  vive  impulsion  du  général  Gros- 
setti,  Tarmée  de  Monastir  ne  pouvait  tarder  davantage. 
Des  opérations  qui  se  préparaient,  certains  se  haus- 
saient à  espérer  le  craquement  du  front  bulgare. 

Quinze  à  seize  kilomètres  séparaient  Cégel  de  nos 


402  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

premières  lignes.  Un  bataillon  du  4^  colonial  devait 
y  monter  le  17  avril.  Dès  que  le  Père  Lenoir  Tapprit, 
et  bien  que  la  masse  du  régiment  restât  encore  cinq 
jours  à  l'arrière,  il  décida  de  monter  aussi.  N'avait- il 
pas  affirmé  que  la  place  de  laumônier  dans  l'ordre 
de  bataille  devait  être  «  toujours  à  l'endroit  le  plus 
exposé  »  ? 

Ses  premières  impressions  ne  se  font  pas  attendre. 
Le  19,  il  écrit  :  «  Les  mille  difficultés  de  ces  mon- 
tagnes, plus  sauvages  et  plus  abruptes  que  toutes  celles 
que  nous  connaissions  déjà,  retardent  nos  préparatifs... 
Impossible  de  se  montrer  de  jour » 

Sous  peine  de  ne  rien  comprendre  aux  journées  qui 
vont  suivre,  il  nous  faut  insister  sur  ces  difficultés  du 
secteur. 


« 


La  ligne  de  crêtes  à  laquelle  se  cramponnaient  les 
Bulgares,  avait,  en  face  de  la  16^  division  coloniale, 
une  altitude  moyenne  dépassant  900  mètres,  et  courait 
du  nord-est  au  sud-ouest  sur  près  de  5  kilomètres  de 
longueur.  Dominée  en  son  centre  par  le  Piton  Jaune 
qui  marquait  la  cote  1035,  elle  s'infléchissait  lentement 
de  part  et  d'autre,  par  des  contreforts  successifs,  jus- 
qu'à deux  cols,  celui  de  Mojno  à  droite,  celui  de 
Grnicani,  moins  accusé,  à  gauche,  puis  rebondissait 
vivement  et  atteignait  aux  deux  bouts  presque  la 
hauteur  du  piton  central.  Chance  vraiment  extraordi- 
naire pour  le  défenseur,  ces  extrémités,  déjà  très  fortes 
du  fait  de  leur  élévation,  formaient  des  saillants  pro- 
noncés s'avançant  comme  des  promontoires  pour  sur- 
veiller et  battre  tout  le  terrain.  C'était,  au  nord,  le 
Mamelon  des  Tranchées  Bouges,  puissamment  orga- 
nisé, et,  au  sud,  les  trois  Pitons  Rocheux,  plus  escarpés 
encore  que  le  Piton  Jaune. 


f 


LE  SECTEUR  DU  PITON  JAUNE  495 

Un  officier  supérieur,  se  représentant  cette  crête 
comme  un  élément  de  la  vaste  forteresse  où  se  retran- 
chaient les  Bulgares,  l'assimilait  à  une  longue  courtine 
flanquée  de  deux  bastions.  Comme  pour  rendre  plus 
exacte  cette  évocation  de  citadelle,  toutes  les  cimes 
étaient  couronnées  de  créneaux  naturels,  mesurant  par- 
fois plusieurs  mètres  de  hauteur,  blocs  granitiques 
paraissant  surgis  du  sol  comme  des  dents  grises  et 
offrant  aux  tireurs  des  abris  plus  résistants  que  le  plus 
dur  ciment  boche.  Sur  toute  leur  longueur,  du  reste, 
ces  sommets  étaient  organisés  au  moyen  de  tranchées 
en  crémaillère,  dont  les  rentrants  formaient  des  flan- 
quements  excellents  pour  la  défense.  Les  nids  de 
mitrailleuses  perchaient  partout;  et,  au  furet  à  mesure 
de  leur  repérage,  le  Canevas  de  tir  les  affublait  de  tous 
les  noms  de  bêtes  indésirables,  classées  selon  l'usage 
par  séries  alphabétiques.  Ainsi  dans  un  seul  coin 
réservé  aux  appellations  chuintantes,  se  trouvaient 
accumulés  le  nid  de  Chenilles,  le  nid  de  Charançons, 
le  nid  de  Chats-huants,  le  nid  de  Chevêches ,  le  nid  de 
Chacals,  tous  infiniment  plus  redoutables  que  les  plus 
malfaisants  de  ces  animaux. 

Devant  cette  position  formidable,  quelle  était  notre 
situation? 

Nous  étions  dominés  partout  et  de  partout.  En  face 
de  la  cote  1055  du  Piton  Jaune,  notre  point  culminant 
atteignait  péniblement  920  mètres  :  encore  ce  monticule 
pointant  au  nord  en  éperon,  était-il  environné  par  le 
demi-cercle  des  tranchées  ennemies  et  se  trouvait  battu 
de  toute  part.  Nos  prédécesseurs  s'y  étaient  accrochés 
de  leur  mieux,  l'avaient  organisé  vaille  que  vaille;  et 
après  leur  départ,  on  continua  de  l'appeler,  en  mémoire 
d'eux,  Piton  des  Italiens.  Il  se  reliait  au  sud-ouest  avec 
une  protubérance  dénommée  Rocher  Intermédiaire.  Et 
rien  ne  montrera  mieux  notre  infériorité  que  cette 
simple  remarque  :  ce  rocher,  considéré  comme  le  prin- 


496  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

cipal  point  d'appui  de  notre  position,  était  dominé  de 
3o  mèties  par  le  point  le  plus  bas  de  la  ligne  bulgare, 
le  col  de  Crnicani. 

Quant  aux  tranchées,  elles  étaient,  à  la  mi- avril,  à 
peu  près  inexistantes.  Soit  en  raison  de  la  nature 
rocheuse  du  terrain,  soit  par  suite  de  l'espoir  sans 
cesse  entretenu  de  la  marche  en  avant,  les  Italiens 
s'étaient  contentés  de  relier  ces  deux  proéminences  par 
une  série  d'alvéoles,  creusées  un  peu  au  hasard  là  où 
le  sol  s'était  montré  moins  rebelle,  et  réunies  ensuite 
par  des  parapets  en  sacs  à  terre  et  sans  parados. 

Donc,  pas  de  lignes  à  proprement  parler,  du 
moins  continues,  aucun  abri  autre  que  les  niches  indi- 
viduelles ou  des  appentis  protégeant  contre  la  pluie  ; 
à  plus  forte  raison,  aucune  tranchée  de  soutien, 
aucun  boyau  de  communication.  Il  fallut  se  mettre  à 
l'ouvrage  énergiquement,  pour  tout  improviser,  mais 
la  nuit,  puisque  le  jour  on  ne  pouvait  se  montrer. 

Autre  point  noir,  plus  imprévu  encore  :  les  sautes 
de  température.  Le  lendemain  même  de  son  arrivée  en 
secteur,  le  Père  écrit  :  «  A  des  chaleurs  torrides  suc- 
cèdent brusquement  des  tempêtes  de  neige...  »  Il  en 
fut  ainsi  jusqu'à  la  fin  d'avril.  Le  21 ,  il  note  :  5  à 
6  centimètres  de  neige;  le  23,  un  peu  moins;  le  27, 
de  20  à  25  centimètres,  et  temps  épouvantable. 

On  devine  les  souffrances  de  ses  chers  marsouins  ; 
chacune  de  ses  lettres  les  détaille.  Il  ne  pense  qu'à  eux. 
Obligés  de  rester  tassés  sur  eux-mêmes,  les  jambes 
gourdes,  sans  remuer  de  peur  d'être  pris  pour  cibles, 
grelottants,  glacés,  sans  cagnas,  sans  feu,  «  presque 
sans  nourriture  à  cause  des  difficultés  terribles  du  ravi- 
taillement » ,  ils  n'avaient  même  pas  la  satisfaction ,  si 
minime,  de  manger  une  soupe  chaude.  «  Je  suis  désolé 
de  ne  pouvoir  soulager  leurs  misères.  Il  faudrait  pou- 
voir, au  jour  le  jour,  vous  demander  télégraphiquement 
et  recevoir  aussi  vite  les  mille  ressources  de  première 


LE  SECTUER  DU  PITON  JAUNE  497 

nécessité  qu'on  ne  trouve  pas  ici,  mais  dont  la  nature 
varie  d'une  semaine  à  l'autre  avec  la  température  et 
les  lieux  ^  » 


Dans  une  pareille  situation,  qu'allait-il  faire?  La  cir- 
culation de  jour  est  interdite..  Eh  bien!  c'est  tout 
simple,  il  circulera  de  nuit!  et  non  pas  trois  ou  quatre 
heures,  mais  la  nuit  entière,  depuis  sept  heures  du  soir 
jusqu'à  l'aube.  Dès  le  premier  instant,  le  18  avril,  sa 
résolution  est  prise,  et  il  commence^  Il  s'apercevra 
bientôt  des  difficultés  du  terrain  :  les  pistes  mêmes  sont 
coupées  de  ravineaux,  de  tourbières  et  de  ruisseaux, 
la  haute  Makovka  est  très  marécageuse.  On  lui  objecte 
que,  seul  ainsi,  il  se  tuera,  que  du  moins  il  glissera, 
tombera  dans  des  trous,  qu'il  s'enlisera,  se  perdra,  que 
des  officiers  expérimentés  ont  eu  parfois  des  difficultés 
à  retrouver  leur  P.  G.  Il  écoute  avec  un  fin  sourire, 
hoche  la  tête,  remercie,  mais  ne  modifie  pas  sa  déci- 
sion :  «  Les  Bulgares,  dit-il,  se  chargent  de  l'éclairage; 
ils  ont  des  fusées,  —  sûrement  boches,  —  qui  illuminent 
magnifiquement.  »  Si  bien,  que,  malgré  les  objurga- 
tions les  plus  vives  âe  l'amitié,  durant  vingt  et  une 
nuits  de  suite ,  il  reste  obstinément  fidèle  à  son  genre 
de  vie,  «  rentrant  même  parfois  après  le  lever  du 
soleil,  et  sous  les  balles  ennemies^  »  ;  donnant  à  tous 
eniin ,  lui  qu'on  avait  constamment  tenu ,  au  cours  de 
ses  études  théologiques,  pour  une  petite  santé,  un 
exemple  de  résistance,  qui  émerveillera  les  coloniaux 
les  plus  durs. 

Je   le    connaissais,   a    écrit   son   colonel,  depuis   le    mois 

*  A  ses  parents,  27  avril. 
'  Lettre  du  19  avril. 

*  Capitaine  Monnier,  lettre  du  6  Juiilel  1917  à  M.  Lcnoir. 

32 


408  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

d'août  1916,  et  de  réputation  bien  longtemps  avant,  mais 
jamais  je  ne  l'ai  tant  admiré  que  pendant  les  quelques 
semaines  qui  ont  prc'cédé  l'attaque  du  9  mai*.,. 


Plusieurs  fois,  le  colonel  Thiry  nous  a  parlé  de  ces 
semaines  héroïques  : 

En  avant  de  la  ligne  des  tranchées  que  l'on  était  en  train 
de  creuser,  racontait-il,  en  avant  des  fils  de  fer  que  Ton 
posait,  —  au  prix  de  quelles  fatigues  I  —  j'avais  établi  toute 
une  série  de  petits  postes  pour  surveiller  ce  qui  se  passait  en 
avant  et,  au  besoin,  donner  l'alarme.  Les  guetteurs,  au  bout 
de  ces  antennes,  étaient  très  isolés  et  ne  se  sentaient  pas  à 
Taise.  Le  pays  était  si  propre  aux  embuscades!  Eh  bien! 
chaque  nuit,  le  Père  Lenoir  allait  les  voir.  Toutes  les  nuits, 
il  visitait  tous  les  petits  postes,  en  général  de  la  gauche  à  la 
droite,  tous  sans  exception,  portant  aux  hommes  pastilles  de 
menthe,  cigarettes  ou  chocolat,  causant,  consolant,  tuant  le 
caFard.  Les  poilus  trouvaient  cela  très  bien,  et  ne  s'en  éton- 
naient plus.  Mais  le  Père  était  épuisé  au  bout  de  huit  jours. 
J'avais  à  mon  régiment  des  marsouins  solides,  des  types  qui 
avaient  fait  la  brousse.  Pas  un  n'eût  été  capable  de  faire  ce 
que  faisait  l'aumônier,  sans  sommeil,  sans  repos,  sous  la 
pluie,  dans  la  neige,  dans  la  boue...  Et  lorsqu'à  11  heures 
il  se  présentait  pour  déjeuner,  il  était  toujours  brossé,  ciré, 
aussi  propre  que  le  plus  soigné  d'entre  nous,  et  toujours 
a:issi  calme  et  souriant  que  s'il  avait  passé  la  nuit  dans  un 
lit*. 

Je  l'ai  vu  parfois  bien  fatigué.  Un  matin  que  j'allais  aux 
tranchées,  au  petit  jour,  j'aperçus  au  bord  de  la  piste,  à 


*  25  juillet  1917.  Dans  cette  longue  lettre  du  colonel  Thiry,  comme 
dans  celle  précédemment  citée  du  capitaine  Monnier,  se  trouvent 
consignés  la  plupart  des  détails  qui  vont  suivre. 

*  Ainsi  le  Père  Lenoir  savait  allier  la  vertu  de  propreté  à  celle  de 
pauvreté.  Naturellement  élégant  et  soigné  de  sa  personne,  il  avait 
dû,  comme  tout  le  monde,  renoncer  à  être  tout  à  fait  propre.  Mais 
il  faisait  de  son  mieux  et  rangeait  la  pratique  de  cette  vertu  parmi 
les  petits  devoirs  --  nullement  méprisables  I  —  de  l'apostolat. 


LE  SECTEUR  DU  PITON  JAUNE  499 

quelques  centaines  de  mètres  de  mon  poste,  un  soldat  qui 
somnolait,  la  tête  appuyée  sur  son  bâton.  Le  capitaine  Mury, 
qui  m'accompagnait,  fit  cette  réflexion  :  «  Faut-il  que  ce 
pauvre  homme  soit  éreinté  pour  s'être  endormi  ainsi  à  deux 
pas  du  poste  !  »  Je  m'approchai  et  reconnus  notre  aumônier, 
vêtu  comme  souvent  aux  tranchées  en  simple  soldat.  Brisé 
de  latigue,  il  s'était  assis  avant  de  monter  la  dernière  côte,  le 
sommeil  l'avait  terrassé*.  Je  lui  frappai  doucement  sur 
l'épaule  en  l'appelant.  Il  ouvrit  les  yeux,  eut  un  instant  de 
surprise  de  se  trouver  là,  puis  tout  de  suite  son  bon  sourire... 
Oh  !  ce  sourire  du  Père  Lenoir  !...  Eh  bien  !  même  ce  jour-là, 
je  n'ai  pu  Tempêcher  de  retourner  le  soir  aux  tranchées;  et 
pourtant  nous  nous  y  étions  tous  mis  pour  Vén  dissuader, 
une  vraie  conspiration.  Jamais  je  ne  l'ai  pu,  jamais;  il  aurait 
fallu  rattacher,.. 


Hugon,  de  son  côté,  n'eut  pas  plus  âe  succès.  Et 
après  l'admiration  du  chef,  je  ne  sais  rien  de  plus 
touchant  que  le  témoignage  de  l'ordonnance,  un  de 
ces  compagnons  de  détail,  pour  lesquels,  au  dire  du 
proverbe  fameux,  «  il  n'y  a  point  de  grand  homme  » 
parce  qu'ils  voient  de  trop  près. 


Commo  le  secteur  était  mauvais  et  que  Ton  pouvait  navi- 
guer que  de  nuit,  eh  bien,  il  partait  tous  les  soirs  vers 
7  heures  avec  une  musette  bien  garnie  de  cigarettes,  de 
journaux,  son  petit  livre  et  quelques  provisions  et  tout  ce  qu'il 
pouvait  avoir.  Le  matin  il  arrivait  tout  blanc  de  neige.  Un 
jour,  je  lui  dis  :  «  Mais,  monsieur  l'aumônier,  reposez-vous 
un  soir;  vous  irez  demain.  Vous  tomberez  malade  si  vous  con- 
tinuez. »  Alors  il  me  dit  :  h  On  dormira  au  repos.  J'ai  besoin 
de  voir  les  hommes  ces  temps-ci.  »  Puis  un  autre  jour  il  me 
dit  :  «  J'ai  fait  faire  la  première  communion  à  un  jeune  soldat 
de  la  classe  16  et  il  fut  tué  quelques  jours  après.  Vous  voyez, 
me  dit-il,  les  mauvais,  s'ils  l'avaient  su,  ils  auraient  dit  c'est  pas 

1  Cette  scène  est  également  racontée  par  le  commandant  Mury 
dans  une  lettre  du  8  juillet  1917  à  M.  Lenoir. 


500  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

îa  peine.   Et  me  répond  pauvres  innocents  quMls  sont  !  Au 
moins,  il  est  au  ciel*.  » 


Voilà  bien,  en  effet,  l'explication  dernière  de  ces 
courses  insensées,  le  motif  de  ces  entêtements  divins  : 
sauver  des  âmes.  En  mes  «  promenades  nocturnes, 
écrivait-il,  de  sentinelle  en  sentinelle,  c'est  la  grâce 
qui  passe,  avec  Tabsolution  et  la  communion^  ».  Et 
à  Tun  de  ses  anciens  compagnons  de  noviciat,  le  Père 
de  Champs  de  Saint- Léger,  il  révélait  à  nouveau,  huit 
jours  avant  de  mourir,  tout  son  secret  :  «  Ici,  dangers 
et  plus  encore  privations.  Mais  la  grâce  continue  de 
travailler,  —  merveilleusement ,  —  dans  les  âmes  ;  et 
ces  rédemptions  divines  ne  sauraient  se  payer  trop 
cher.  »  C'est  toujours  le  même  son  que  le  cri  final  du 
4  mars. 


* 


Telles  furent  les  nuits  du  Père  Lenoir  durant  les 
trois  dernières  semaines  de  sa  vie.  Que  furent  ses 
journées?  Il  avait  son  domicile  avec  la  compagnie  hors- 
î^ang y  un  kilomètre  en  arrière  de  la  ligne,  dans  un 
ravin  que  l'on  avait  pris  l'habitude,  à  cause  de  la 
proximité  du  poste  de  commandement,  d'appeler  le 
Ravin  du  colonel.  Des  blocs  énormes,  peut-être  de 
lave  refroidie,  servaient  de  boucliers.  C'était  sauvage, 
encaissé,  «  un  vrai  repaire  pour  bandits  calabrais  ». 
Quelques  cavernes  étaient  aménagées  en  logement. 
Cependant,  jamais  le  Père  ne  voulut  en  accepter  une 
pour  lui.  «  Oh!  non  pas  par  fanfaronnade,  remarque 
judicieusement  le  lieutenant  Bédier  ;  car  il  n'y  avait 
pas    moins  bravache    que  lui;  et  quand  on  lui  disait 

*  Récit  de  Joseph  ITiigon ,  folio  10. 
2  Au  P.  Courbe    23  avril. 


LE  SECTEUR  DU  PITON  JAUNE  501 

qu'un  endroit  était  dangereux ,  il  ne  s'y  aventurait  pas 
sans  nécessité...  Mais  les  cavernes  n'étaient  pas  suffi- 
santes pour  abriter  tous  les  hommes,  et  il  se  serait 
fait  scrupule  qu'on  lui  réservât  même  la  plus  petite, 
sans  que  chacun  fût  en  sécurité  d'abord.  » 

Il  s'installa  donc  sous  la  tente ,  auprès  d'un  gros 
rocher,  qu'on  surnomma,  en  raison  de  sa  forme, 
la  Cathédrale.  C'est  là  que,  chaque  matin,  en  ren- 
trant de  sa  tournée,  il  célébrait  la  messe,  t<  bien 
heureux,  comme  il  l'écrit  au  Père  Courbe,  d'offrir 
en  action  de  grâces,  pour  toutes  ces  âmes  rendues 
à  la  vie.  Celui  qui  leur  a  ménagé  cette  résurrection, 
et  qui  les  attend  avec  son  infini  bonheur,  derrière  la 
mort  du  corps,  toute  proche  ». 

Après  sa  messe^  il  dormait  quelques  heures.  Une  fois, 
tandis  qu'il  reposait  ainsi,  un  éclat  d'obus  traversa  la 
toile  de  tente  et  vint  frapper  près  de  sa  tête.  Le  lieu- 
tenant Bédier  profita  de  cette  occasion  pour  l'inviter  à 
plus  de  prudence.  «  Comme  réponse,  l'aumônier  me 
montra  le  Saint -Sacrement  :  C'est  lui  qui  veille  sur 
moi,  dit-il  simplement.  » 

«  Il  prétend  dormir  dans  la  journée,  écrit  un  autre 
officier,  mais  je  le  soupçonne  de  passer  le  plus  clair  de 
son  temps  à  écrire  et  à  recevoir  les  hommes  des  com- 
pagnies de  réserve*.  »  Ces  soupçons  n'étaient  que  trop 
justifiés.  Le  fidèle  Hugon  avait  beau  monter  la  garde, 
comme  il  disait,  «  pour  défendre  son  maître  »  contre 
les  indiscrets;  cependant,  par  crainte  de  se  «  faire 
attraper  »,  comme  à  Kaïlar,  il  n'osait  pas  trop  enfreindre 
la  consigne,  et  la  consigne  donnée  par  le  Père  était 
de  toujours  le  réveiller  quand  on  le  demanderait.  Or, 
on  le  demandait  souvent;  parfois  pour  des  inhuma- 
tions, et  cela  ne  pouvait  attendre,  Hugon  le  compre- 
nait, mais  aussi  pour  des  babioles  qui  n'étaient  point 
urgentes  :  réclamer  un  livre,  montrer  une  lettre,  rece- 

*  Capitaine  Monaier,  iS  uvriU 


502  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

voir  un  conseil,  ou  tout  simplement...  pour  rien,  pour 
causer.  Il  est  vrai  que  la  causerie  se  terminait  rarement 
sans  une  bonne  communion. 

Néanmoins,  môme  parmi  les  visiteurs,  il  y  avait 
quelquefois  des  récalcitrants.  C'était  Tépoque  où  «  des 
mesures  absurdes,  dites  d'humanitarisme  »,  avaient 
prétendu  infuser,  surtout  aux  régiments  de  marsouins, 
«  comme  sang  nouveau ,  celui  des  repris  de  justice,  et 
il  suffisait  de  l'un  d'eux  pour  contaminer  toute  une 
section  *  ». 

Extérieurement,  de  la  part  de  l'aumônier,  jamais  la 
moindre  diflérence  envers  ceux  qu'il  savait  lui  être 
hostiles.  Et  parfois  on  ne  fut  pas  médiocrement  surpris 
de  voir  tel  ou  tel  qui  se  vantait  d'avoir,  m.ême  au  petit 
poste,  refusé  les  offres  du  curé,  s'avancer  dans  un 
groupe  pour  lui  serrer  la  main  comme  les  autres;  et 
poui  cet  enfant  prodigue,  le  «  curé  »  n'en  avait  qu'une 
étreinte  plus  chaude  et  un  sourire  meilleur. 

Mais,  dans  l'intime  du  cœur,  au  sujet  de  ces  refus, 
quelles  souffrances,  quelles  agonies!...  A  certaines 
réticences  de  ses  lettres ,  on  les  devine  sans  trop  de 
peine.  Pour  en  juger  pleinement,  il  faudrait  avoir 
pénétré  dans  le  «  jardin  fermé  »  de  ses  prières.  Celui 
qui  publiquement  s'était  écrié  :  «  Je  donnerais  ma  vie 
pour  un  seul,  »  quels  cris  d'intense  supplication  ne 
devait-il  pas  pousser,  dans  le  secret  du  cœur  à  cœur, 
auprès  de  son  bon  Maître?  Sa  vie,  pour  la  conversion 
des  brebis  égarées,  il  n'avait  aucune  peine  à  l'offrir... 

Et  parfois  il  lui  semblait  qu'il  était  exaucé. 

Beaucoup,  dans  son  entourage,  ont  noté  ces  pressen- 
timents de  mort.  Le  17  novembre,  disant  adieu  dans  la 
sacristie   de   Fourvière   à   un   colonial  lyonnais,    Louis 

*  Au  P.  Courbe.  :2S  aurt'l. 


LE  SECTEUR  DU  PITON  JAUNE  503 

Roux,  retenu  en  France  par  sa  santé,  il  lui  avait  remis 
une  image.  «  J'y  ai  inscrit  en  souvenir,  dit-il,  les  dates 
de  nos  trois  rencontres  principales.  »  Le  jeune  homme 
prit  le  mémento,  et  lut,  tout  saisi  : 

,     Mai  1915    __       Novembre  1916        _  L'éternité 
"■"       H  ans  Meximieax,  Fourvière  le  ciel 


«  Je  protestai ,  raconte-t-il  :  <r  Mais ,  Père ,  nous  nous 
reverrons  avant!  —  Non,  Louis,  je  vous  certifie,  pas 
avant.  »  Cela  fut  prononcé  avec  une  assurance  grave  et 
recueillie  qui  me  bouleversa.  » 

Et  tout  récemment,  à  Cégel,  comme  un  jeune 
Jésuite,  le  frère  Riou,  lui  demandait  s'il  avait  fait  son 
troisième  an\  il  avait  répondu,  joyeux  :  «  Mon  troisième 
an,  je  le  ferai  au  ciel.  »  Le  témoignage  de  Hugon,  dans 
son  réalisme  naïf,  est  encore  plus  touchant  :  «  Un  jour, 
on  parlait,  alors  il  me  dit  :  La  semaine  prochaine,  nous 
serons  peut-être  au  ciel.  Et  le  pauvre,  il  s'était  pas 
trompé.  » 


1  On  appelle  ainsi  une  3«  année  de  noviciat,  imposée  aux  reli- 
gieux de  la  C'e  de  Jésus  après  leurs  études  de  théologie  et  leurs 
premiers  essais  apostoliques,  avant  l'émission  des  derniers  vœux. 
Voir  à  ce  sujet  la  biographie  du  Père  de  Maumigny  qui  exerça 
durant  26  années  (de  1887  à  1913)  )a  charge  d'instructeur  du  3"  au  ; 
vie  par  le  P.  Hamon,  Beauchesne,  1921. 


CHAPITRE  XXXI 

LE  CHAMP  DE  BLÉ 

DEENIÈRES  JOURNÉES.    —  LES  PRÉFÉRENXES  DE  L  ESPRIT-SAIMT 

(7-9  Mai  1917) 


Le  7  mai,  un  ami  du  Père  Lenoir  écrivait  : 
«  Depuis  trois  jours,  nous  vivons  sous  la  voûte  d'acier 
dont  parlent  les  jouiiialistes  de  mauvais  goût.  C'est 
par  milliers  que  les  obus  passent  au-dessus  de  nos 
têtes,  et  cela  fait  une  jolie  musique.  Dans  ma  cag-na, 
chaque  coup  se  traduit  par  une  secousse,  et  j'ai 
l'impression  d'être  dans  un  wagon  qui  passerait  per- 
pétuellement sur  une  plaque  tournante.  Nous  tassons 
sur  la  tête  des  Bocho- Bulgares  quelque  chose  de 
soigné...  » 

C'était  un  tour  de  force  d'avoir  pu  amener  dans  ces 
montagnes  un  tel  nombre  de  projectiles.  Et  cependant, 
ils  ne  pouvaient  avoir  la  prétention  de  détruire  les 
abris  sous  roches,  organisés  par  l'ennemi.  Pour  cela,  il 
eût  fallu  plus  gros  que  les  loo.  Le  but  de  la  préparation 
d'artillerie  était  simplement  de  bouleverser  les  tranchées 
de  première  ligne,  afin  de  les  rendre  inutilisables  le 
jour  de  l'attaque  et  de  frayer,  par  avance,  aux  assail- 
lants, des  brèches  dans  les  fils  de  fer. 

Le  temps  était  redevenu  splendide,  facilitant  les 
observations  et  les  réglages.  Mais  tandis  que  le  prin- 
temps, mettant  à  profit  le  bon  soleil  pour  réparer  les 
deuils  de  l'hiver,  élaborait  un  peu  de  vie  jusque  dans 


LE  CHAMP  DE  BLÉ  S05 

ces  vallons  sauvages,  on  éprouvait  de  la  tristesse  à 
considérer  ces  jeunes  hommes  vigoureux,  dont  plusieurs, 
dans  trois  jours,  seraient  étendus  morts  sur  les  pentes 
du  Piton  Jaune. 

Car  les  exécutants  ne  se  faisaient  guère  d'illusion.  On 
leur  avait  bien  dit  d'abord  que  Tofiensive  principale 
serait  poussée  fortement  à  droite,  par  les  Serbes,  et  que 
les  Français  ne  devaient  agir  qu'en  soutien.  Mais,  assez 
vite,  les  affirmations  avaient  été  moins  nettes.  On 
devina  que  l'attaque  serbe  n'avait  pu  se  monter  ;  ce  qui 
n'empêchait  pas  l'ordre  d'être  maintenu  pour  les 
Français...  Il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  vécu  au 
milieu  de  la  troupe  des  journées  semblables,  pour 
deviner  les  réflexions  qui  s'échangeaient  même  parmi 
les  plus  braves,  même  parmi  les  moins  pessimistes, 
même  parmi  ceux  qui  étaient  les  plus  décidés  à  y  laisser 
leur  peau.  Sans  aucune  contradiction,  les  mêmes  qui 
avaient  entonné  la  Marseillaise  dans  le  cratère  de 
Beauséjour,  aujourd'hui  en  face  de  ces  pentes  abruptes 
dont  ils  devraient  tenter  l'escalade  sous  les  feux  croisés 
des  mitrailleuses,  auraient  chanté  tout  autre  chose. 
«  Autant  vouloir,  dira  quelqu'un,  monter  au  pas  de 
charge  à  la  pyramide  de  Chéops.  » 

Cet  état  d'esprit,  que  seuls  ceux  qui  n'ont  pas  fait 
la  guerre  peuvent  confondre  avec  le  défaitisme,  il  nous 
serait  aisé,  d'après  de  multiples  conversations,  de  le 
décrire  longuement  en  toute  exactitude. 

Le  Père  Lenoir  eut  la  confidence  de  toutes  ces 
angoisses,  et  son  cœur  en  était  broyé.  Avant  son  cal- 
vaire, il  trouva  là  vraiment  ses  heures  d'agonie.  Sous 
peine  de  dissimuler  ce  qui  fut  souvent,  dans  la  tâche 
militaire  des  aumôniers,  l'aspect  le  plus  douloureux, 
il  était  nécessaire  de  le  signaler. 

Sans  être  strâtégiste,  comment  ne  lui  serait-il  pas 
apparu  qu'une  attaque  sur  un  à  pic  et  dans  un  ren- 
trant n'était  pas  le  comble  de  la  logique,  et  qu'elle 
ne  pourrait,  en  mettant  les  choses  au  mieux,  réussir 


506  LOUIS  LENOIR  S-  J. 

sans  de  grosses  pertes  ?  A  moins  de  s'arracher  les 
yeux,  le  Père  Lenoir  ne  pouvait  pas  ne  pas  voir;  à 
nrioins  de  s'enlever  tout  crédit,  il  ne  pouvait  nier  l'évi- 
dence. Pourtant,  par  obligation  professionnelle,  il  devait 
au  pays  de  s'employer  à  calmer  les  inquiétudes  des 
autres,  et  à  maintenir  les  cœurs  au  niveau  du  redoutable 
devoir.  C'est  en  de  pareils  moments  surtout  qu'apparaît 
la  profonde  vérité  de  la  parole  de  ses  chefs  :  «  Le 
commandement  n'eut  jamais  de  plus  précieux  auxiliaire.» 
Et  quand,  après  quinze  jours  d'efforts,  à  la  veille  même 
de  l'attaque,  l'aumônier  affirmera  que  «  jamais  le  moral 
n'avait  été  plus  haut*  »,  il  sera  le  seul  à  ne  pas  soup- 
çonner à  qui  surtout  en  revenait  le  mérite. 

Ces  perspectives,  en  effet,  n'enlevaient  point  aux 
coloniaux  l'espoir  de  réussir.  Ce  serait  un  coup  dur, 
soit!  mais  on  avancerait.  Dans  une  lettre  du  7  mai, 
un  marsouin  remerciait  ainsi  sa  mère  d'une  boîte  de 
friandises  :  «  Les  chocolats  ont  fait  ce  matin  les  délices 
de  la  popote  ;  et  nous  les  finirons  ce  soir,  pour  n'avoir 
pas  à  les  transporter...  »  Merveilleux  souci  de  ne  pas 
s'encombrer...  Puis  il  ajoutait  :  «  J'espère  que ,  sous  peu , 
le  communiqué  de  l'armée  d'Orient  vous  satisfera  : 
nous  ferons  tout  notre  possible,  avec  l'aide  du  ciel, 
pour  qu'on  soit  content  de  nous.  » 


Au  début  de  la  préparation  d'artillerie,  les  Bulgares, 
non  entraînés  à  recevoir  tant  de  marmites  en  si  peu  de 
temps,  n'avaient  guère  réagi.  Mais  le  6  mai,  quand  les 
premières  patrouilles  sortirent  pour  exécuter  un  simu- 
lacre d'attaque  et  vérifier  de  près  les  brèches  ouvertes 
dans  les  fils  de  fer,  ce  fut  un  beau  tapage.   Non  seule- 

*  Témoignage  du  capitaine  Monnier,  lettre  du  iO  mai  1917, 


LE  CHAMP  DE  BLÉ  î>07 

ment  nos  détachements  furent  accueillis  par  un  feu 
violent  d'infanterie  et  de  mitrailleuses,  mais  sur  toute 
la  région  du  Rocker  Intermédiaire  se  concentra  une 
avalanche  d'obus  de  gros  calibre.  Et  quand,  vers  le 
milieu  de  la  journée,  du  haut  du  Ravin  du  Colonel,  nos 
bombardes  de  240  entrèrent  en  action,  le  ravin  fut  sou- 
mis à  un  terrible  tir  de  représailles  par  150  et  210.  Malgré 
les  recommandations  réitérées  de  ne  pas  rester  dehors, 
quelques  hommes  furent  surpris,  plusieurs  blessés. 
L'adjudant  Bonot,  de  la  6e  compagnie,  fut  tué,  le 
médecin  chef  du  régiment,  le  docteur  Mercier,  blessé 
mortellement.  «  Eh  bien!  pendant  toute  cette  soirée, 
nous  a  raconté  le  lieutenant  Bédier,  j'ai  vu  le  Père 
Lenoir  circuler  seul  dans  le  ravin ,  sous  le  bombarde- 
ment, tranquille,  comme  vous  circuleriez  dans  votre 
chambre.  Pas  un  brancardier  ne  l'aurait  fait,  et  cepen- 
dant, je  vous  assure,  nos  brancardiers  étaient  coura- 
geux. »  Hugon,  qui  raconte  le  môme  fait,  ajoute  :  «  Il 
voulait  être  tout  près,  pour  voir  s'il  n'y  aurait  pas 
d'autres  blessés.  »  Après  une  pareille  soirée,  il  n'en 
repartit  pas  moins,  comme  d'ordinaire,  pour  sa  «  pro- 
menade nocturne  ». 

Primitivement  fixée  au  8,  l'attaque  avait  été  remise 
au  lendemain,  pour  permettre  aux  artilleurs  d'achever 
leur  travail.  Durant  ces  deux  vigiles,  qui  préludaient 
pour  lui  au  sacrifice,  le  Père  Lenoir,  trouvant  que  les 
nuits  ne  suffisaient  plus  à  son  apostolat,  passa  encore 
dans  les  lignes  une  partie  de  ses  journées.  Où  prenait- 
il  le  temps  de  dormir? 

Le  récit  de  Joseph  Hugon  est  ici  plus  précieux  que 
jamais.  Aucun  lecteur  ne  nous  reprochera  de  le  repro- 
duire intégralement  : 

Enfin  nous  arrivons  aux  deux  derniers  jours.  Le  matin 
(7  mai)  en  disant  sa  messe  il  fléchit  sur  ses  jambes,  delà  fati^j-ue. 
On  voyait  qu'il  sommeillait.  11  se  ressaisit  et  reprend.  Il  liait 


508  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

et  se  repose,  et  vers  les  9  heures  on  le  demande  pour  deux 
enterrements.  Il  se  lève  et  puis  il  ne  s'est  pas  recouché.  Et 
ce  jour- là  comme  il  y  avait  un  semblant  d'attaque  (les 
patrouilles,  comme  la  veille),  l'après-midi  il  partit  aux  tran- 
chées. En  revenant  il  me  dit  :  «  Je  ne  sais  pas  comment  nous 
ne  sommes  pas  en  bouillie.  Où  nous  étions,  nous  avons  eu 
une  pluie  d'obus.  Enfin,  il  n'y  a  pas  eu  d'accident.  »  Il  dîne 
et  repart  aux  tranchées,  car  l'attaque  était  retardée  de 
24  heures.  Je  lui  dis  :  «  Mais  reposez -vous  un  peu.  »  Il 
me  dit  :  «  Il  faut  bien  que  je  voie  les  hommes.  »  Le  lende- 
main (8  mai)  toute  la  matinée,  après  sa  messe,  il  s'est  occupé 
de  sa  correspondance.  Il  déjeune  à  11  heures  et  de  suite 
après  le  voilà  reparti  aux  tranchées.  Il  revient  pour  dîner.  Il 
se  fait  donner  un  petit  déjeuner  froid,  il  prend  la  valeur  d'un 
quart  de  pinard  et  un  petit  bout  de  pain.  Il  met  le  tout  dans 
la  poche  de  la  capote  et  il  me  dit  :  «  Si  ça  sert  pas  pour  moi, 
ça  servira  pour  les  camarades.  »  Mais  jamais  je  ne  pensais  à 
ce  malheur.  Car  je  savais  son  bon  cœur  et  je  croyais  qu'il 
disait  qu'il  donnera  ça  à  quelqu'un  qui  a  faim.  Il  prend  aussi 
un  bidon  de  taco*  pour  les  hommes. 

Enfin  il  est  occupé  par  les  soldats  qui  viennent  le  voir 
dans  la  chapelle  jusqu'à  10  heures  du  soir,  puis  il  me  donne 
quelques  exphcations  sur  ses  affaires  en  cas  de  malheur. 
Enfin,  une  fois  toutes  ces  affaires  en  ordre,  il  prend  le  Saint 
Sacrement  sur  lui,  il  fait  une  prière,  prend  sa  canne  et  le 
bidon  de  taco,  et  il  me  dit  :  «  Bonsoir.  »  Et  je  lui  dis  : 
«  Bonne  nuit,  n  II  fait  deux  pas  et  se  retourne  pour  me  dire  : 
«  Je  ne  sais  pas  quand  je  vous  reverrai.  Merci  bien,  Joseph,  de 
tout  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  et  la  chapelle.  Et  le  bon 
Dieu  vous  le  rendra.  »  Voilà  ses  dernières  paroles  qu'il  me  dit 
et  que  ça  m'a  serré  le  cœur... 

NV  a-t-il  pas  quelque  part,  dans  la  chanson  de 
geste  d'un  vieux  trouvère,  un  récit  d'adieux  semblable 
à  celui-là? 

Ce  même  soir,  le  lieutenant  Monnier  avait  été  bien 
surpris  d'entendre  le  Père  Lenoir  lui  demander  conseil 
pour  son  costume  du  lendemain  ;  valait-il  mieux  aller  à 

1  Eau -de -vie. 


LE  CHAMP  DE  BLÉ  509 

l'attaque  en  soutane  ou  en  capote?...  Pourquoi  cette 
question  ?  aux  précédents  combats ,  quand  le  terrain 
était  en  vue  et  que  la  soutane  risquait  d'attirer  l'attention 
sur  les  groupes,  toujours  Taumônier  s'était  mis  en 
capote.  Or,  jamais  terrain  n'avait  été  dominé  comme 
cette  fois...  Plus  tard  seulement,  l'officier  comprit  que 
rintention  manifestée  par  le  Père  de  se  mettre  en 
soutane,  provenait  du  désir  qu'il  aurait  eu  de  con- 
sommer son  sacrifice  dans  son  uniforme  de  prêtre ,  en 
grande  tenue.  Mais,  pour  les  mêmes  raisons  qui  en 
avaient  décidé  d'autres  à  renoncer  au  casoar  et  aux 
gants  blancs,  il  s'était  privé  de  cette  suprême  conso- 
lation. 


Le  9  mai  ramenait  l'anniversaire  des  cérémonies 
célébrées  en  1913  à  Hans,  en  l'honneur  de  sainte  Jeanne 
d'Arc,  «  apothéose  religieuse  du  régiment,  au  dire  de 
nombreux  témoins,  et  jamais  égalée  depuis  ».  Une 
apothéose  se  préparait,  qui  rendrait  cette  date  autre- 
ment mémorable. 

Le  4e  colonial  avait  à  sa  gauche  le  8^,  puis  des 
Italiens,  à  sa  droite  le  37e,  puis  des  Russes.  Son  front 
d'attaque  s'étendait,  au  sud- ouest,  200  mètres  au  delà 
du  col  de  Crnicani  et  remontait,  au  nord-est,  400  mètres 
au  delà  du  sommet  du  Piton  Jaune  :  ce  qui  représentait 
environ  2  kilomètres  200.  900  mètres  séparaient  les 
tranchées  françaises  des  crêtes  bulgares,  que  les  com- 
pagnies devaient  occuper  du  premier  bond,  avant  de 
pousser  jusqu'à  Mojno  Morihovo.  On  ne  pouvait  espérer 
franchir  pareil  espace  d'un  seul  élan.  Chargé  de  grenades 
et  de  fusils-mitrailleurs,  l'assaillant  ne  serait  arrivé  aux 
cimes  qu'à  bout  de  souffle  et  sans  force. 

Aussi  devait-on,  durant  la  nuit  précédant  l'assaut, 
aménager   sommairement,  le  plus   en   avant  possible, 


510  LOUIS  LENOm  S.  J. 

des  parallèles  de  départ.  Le  2e  bataillon,  qui  attaquait 
à  gauche,  parvint  à  creuser  deux  lignes  d'alvéoles,  dont 
une  à  moins  de  400  mètres  des  fils  de  fer  bulgares.  Au 
ier  bataillon,  à  droite,  la  pelle-bêche  n'arrivant  pas  sans 
bruit  à  mordre  le  sol,  le  capitaine  Humbert  utilisa, 
pour  placer  la  l^e  compagnie,  des  alvéoles  serbes 
préexistantes;  plus  au  nord,  le  capitaine  Legros,  de  la 
3e  compagnie,  avait  reconnu  des  ravineaux  défilés  aux 
vues  et  le  haut  d'un  thalweg  en  angle  mort,  qui  suf- 
firent à  ranger  ses  hommes.  La  7e  compagnie  à  gauche, 
un  peloton  de  la  2e  à  droite,  et  tout  le  3e  bataillon 
étaient  en  réserve. 

«  Un  peu  avant  Taurore,  écrit  Joseph  Alaux,  qui 
appartenait  à  la  2e  compagnie,  je  fus  réveillé  par  le 
Révérend  Père,  qui  me  dit  :  «  Mon  cher  petit,  je  viens 
t'apporter  Notre-Seigneur,  afin  qu'il  te  donne  le 
courage  d'accomplir  vaillamment  ton  devoir  de  soldat 
chrétien  et  qu'il  te  reçoive  directement  au  ciel  s'il 
veut  que  tu  tombes  dans  cette  attaque.  Ne  dis  rien  à 
tes  camarades  pour  ne  pas  les  décourager;  mais  on 
ne  réussira  pas...  Tous  sont  unanimes  à  reconnaître 
que  la  préparation  est  insuffisante...  Fais  tout  de 
même  tout  ton  devoir  ;  montre  que  tu  es  soldat  du 
Christ.  Je  te  dis  adieu,  car  peut-être  nous  ne  nous 
reverrons  qu'au  ciel.  Je  pars  rejoindre  les  compagnies 
d'attaque;  je  veux  monter  avec  elles.  »  Là-dessus,  il 
partit,  calme  et  souriant,  vers  les  premières  lignes.  » 


* 


Le  départ  fut  impressionnant.  A  l'instant  où,  sur  les 
montres  minutieusement  réglées,  la  grande  aiguille 
atteignit  six  heures  trente,  sans  aucun  signal,  d'un 
même  bond,  toutes  les  vagues  d'assaut  jaillirent  de 
leu^'s  trous,  et,  dans  un  ordre  impeccable,  commencèrent 
à   monter    dans  l'éclatement  des   obus.    Minutes    trop 


LE  CHAMP  DE  BLÉ  511 

courtes  ;  car,  sitôt  que  Tartillerie  française,  pour  ne  pas 
tirer  sur  nos  grenadiers-éclaireurs,  dut  allong^er  son  tir, 
libérant  du  même  coup  la  première  ligne  ennemie,  les 
Austro-Bulgares  sortirent  des  repaires  où  ils  étaient 
tapis,  et,  de  partout,  crépita  le  tac-tac  des  mitrailleuses. 
Tout  de  suite,  les  crêtes  apparurent  plus  fortement 
organisées  qu'on  ne  l'avait  même  soupçonné.  De  hardis 
marsouins  s'approchèrent  assez  près  des  tranchées  pour 
voir  que  des  créneaux  étaient  creusés  jusque  dans 
l'épaisseur  de  la  pierre. 

Du  haut  de  l'observatoire  central ,  on  avait ,  à  perte 
de  vue,  sous  les  yeux,  un  spectacle  tragique.  Des 
croupes  dénudées,  revêtues  de  fumées  épaisses  ;  par 
moments,  dans  une  éclaircie,  des  vagues  humaines 
escaladant  péniblement  une  pente,  puis,  contraintes  au 
repli,  la  dévalant  au  pas  de  course,  laissant  des  morts. 
Les  Bulgares  avaient  la  partie  belle.  Sur  la  droite,  on 
en  vit  un  groupe  de  cinq  ou  six ,  debout  sur  leur 
tranchée,  tenir  tête  aisément  à  des  Russes  dix  fois  plus 
nombreux,  mais  épuisés  par  l'escalade,  et  les  forcer  à 
redescendre. 

Bien  vite,  le  4*  colonial,  à  qui  l'on  avait  confié,  au 
centre  de  cet  amphithéâtre  de  feu,  le  poste  d'honneur, 
compta  de  lourdes  pertes.  En  moins  d'un  quart  d'heure, 
sur  les  quatre  capitaines  des  compagnies  d'assaut,  trois 
étaient  tués. 

A  droite,  la  vague  avait  à  peine  atteint  la  crête 
dominant  le  sommet  du  thalweg,  qu'elle  était  fauchée 
par  des  feux  concentriques,  en  même  temps  qu'une 
pièce  de  campagne  tirant  de  derrière  les  Tranchées 
Bouges  la  prenait  d'écharpe.  Le  capitaine  Legros 
tombait  dès  les  premiers  pas  ;  le  sous-lieutenant  Sénesse 
était  mortellement  blessé,  et  les  survivants  devaient  se 
blottir,  tant  bien  que  mal,  dans  les  plis  du  terrain,  sans 
pouvoir  ni  avancer  ni  reculer.  La  compagnie  Humbert 
eut  le  même  sort  :  progression  énergique  tout  de  suite 
entravée,  et  perte  de  son  capitaine. 


512  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

Néanmoins,  juste  au  sud  de  la  cote  1055,  deux 
sections  audacieuses  commandées  par  les  sous- lieute- 
nants Jacquez  (de  la  l'®  compagnie)  et  Montfolet  (de  la 
2e)  parvinrent  jusqu'à  de&  sortes  de  cromlechs  solidement 
plantés  dans  le  sol  ;  et,  relativement  à  l'abri  derrière  ces 
boucliers,  ravitaillés  par  de  hardis  coureurs  de  la 
IQe  compagnie,  qui  leur  passaient  des  boîtes  de  muni- 
tions à  bout  de  câbles,  harcelèrent  toute  la  journée 
Tennemi  à  coups  de  fusil  et  de  grenades  V  B.  En 
détournant  ainsi,  crânement,  l'attention  sur  eux,  ils 
sauvèrent  la  vie  à  nombre  de  leurs  camarades  accrochés 
auic  pentes... 

Au  bataillon  de  gauche,  pour  qui  l'escalade  était 
moins  rude,  une  bonne  partie  de  la  5^  compagnie  attei- 
gnit aussi  des  escarpements  rocheux  où  elle  batailla 
rageusement.  Le  sous-lieutenant  R-agot  entraîna  même 
quelques  grenadiers  jusqu'aux  brèches  des  réseaux  bul- 
gares, mais  s'y  fît  tuer  au  milieu  de  sa  section,  A  la 
6^  compagnie,  le  sous-lieutenant  Mougin  tombait,  dans 
tes  mêmes  conditions,  à  quelques  mètres  des  fils  de 
fer  ;  quant  au  capitaine  Maestracci ,  il  avait  imprimé  à 
sa  troupe  un  tel  élan,  si  loin  de  nos  lignes,  que,  porté 
disparu  au  soir  éa  combat,  on  ne  put  ramener  son  corps 
que  plusieurs  mois  plus  tard.  Mais  pour  l'ensemble  de 
ces  deux  compagnies,  qui  marchaient  sur  un  glacis  sans 
aucun  défilement,  ce  fut,  dès  le  départ,  l'arrêt  brutal. 
La  6^  surtout,  qui  marquait  l'extrême  gauche  du  régi- 
ment, prise  de  front  et  de  flanc  et  même  à  revers  par 
le  bastion  extrême  du  Piton  Rocheax,  fut  littéralement 
environnée  par  un  cercle  de  mitrailleuses.  Et  c'est  là, 
tout  d'abord,  qu'il  y  eut  les  pertes  les  plus  fortes 


*  * 


Est-ce  parce  que  le   Père  Lenoir,    avec   sa  parfaite 
connaissance  du  secteur  d'attaque,  avait  prévu  qu'il  y 


LE  CHAMP  DE  BLÉ  513 

aurait  de  ce  côté  plus  de  travail,  ou  bien  avait-il  voulu, 
vers  la  fin  de  la  nuit,  aller  une  dernière  fois  au  8^  colo- 
nial, à  Touest,  nourrir  de  la  Sainte  Eucharistie  son 
jeune  confrère  Gabriel  Régis?  Toujours  est-il  qu'au 
déclanchement  de  Tattaque,  il  était  là,  et  qu'il  se  dépensa 
plusieurs  heures  parmi  les  mourants  du  2^  bataillon. 

Du  haut  des  observatoires,  on  vit  longtemps  une 
petite  tache  bleue ,  un  agent  de  liaison  sans  doute ,  qui 
courait  de  groupe  en  groupe,  se  blottissait  un  instant 
auprès  d'autres  taches  de  même  couleur  sans  mouve- 
ment, semblant  mort  lui  aussi,  puis  qui  se  relevait  inlas- 
sable, courait  encore,  s'aplatissait,  rampait  et  repar- 
tait, paraissant  se  moquer  des  balles...  Agent  de  liaison, 
en  elFet,  messager  divin,  qui  se  hâtait  d'achever  son 
œuvre;  car,  déjà,  les  anges  apprêtaient  sa  récompense... 

Un  peu  avant  2  heures,  le  Père  Lenoir  arrivait 
à  l'extrême  droite  du  secteur  d'attaque,  dans  le  thal- 
weg d'où  la  l'*e  compagnie,  à  6  heures  30,  était 
partie.  «  Sa  physionomie,  écrit  Joseph  Alaux,  révélait 
la  tristesse  et  la  désolation.  M'ayant  aperçu,  il  vint 
s'asseoir  à  mes  côtés.  «  J'arrive,  me  dit-il,  du  2^  batail- 
((  Ion.  Mais  c'est  affreux  ;  tout  près  des  lignes  ennemies 
«  gisent  des  blessés  qu'on  ne  peut  secourir  et  qui  sont 
«  voués  à  une  journée  d'horribles  souffrances.  D'autres 
«  sont  là -haut,  derrière  les  quelques  rochers  isolés... 
«  Deux  fois  je  suis  descendu  et  remonté  avec  des  bidons 
((  pour  porter  à  boire  à  ceux  qui  me  le  réclamaient. 
«  Maintenant  il  faut  que  j'aille  vers  les  l^e  et  3c  compa- 
«  gnies...  » 

11  savait  que  le  sous-lieutenant  Sénesse  était  blessé 
et  voulut  le  voir.  On  lui  indiqua  la  direction,  au  nord^ 

«  Et  la  section  Gréau?  demanda-t-il  ensuite. 


*  Blesse  à  plusieurs  reprises,  en  dernier  lieu  par  un  canon -revol- 
ver, le  sous -lieutenant  Sénesse  était  déjà  mort  probablement.  Mais, 
du  ravineau  où  se  tenait  cette  conversation,  on  ne  pouvait  l'apei-ce- 
voir.  (Témoignage  du  soldat  Vie,  ordonnance  de  l'oflicier,  qui  resta 
auprès  de  son  corps  jusqu'à  la  nuit.^ 

33 


f)14  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

—  Là-haut,  sur  les  pentes,  répondit  un  soldat.  Mais 
n'y  allez  pas  :  vous  êtes  un  homme  mort.  » 

L'adjudant-chef  Masson  joignit  ses  instances  à  celles 
du  marsouin  :  le  terrain  qu'il  faudrait  traverser  était 
absolument  découvert,  constamment  battu. 

«  Alors,  vous  croyez  que  pour  moi  aussi?...  »  inter- 
rogea l'aumônier  avec  son  sourire  habituel.  Tant  de  fois, 
depuis  le  matin,  il  avait  déjà  échappé  à  la  mort!... 

Cependant  le  Père  semble  abandonner  son  projet  et 
descend  à  une  source.  On  espère  l'avoir  décidé.  Mais 
après  avoir  écouté  les  hommes,  il  est  allé  simplement, 
à  l'écart,  prêter  l'oreille  à  la  voix  plus  intime  qu'il  a 
coutume  de  consulter.  Quelques  jours  auparavant,  il 
écrivait  à  l'un  de  ses  amis  :  «  Demandez  au  bon  Maître 
de  m'envoyer  son  Esprit-Saint,  avec  sa  lumière  pour 
m^  nnontrer  la  meilleure  utilisation  des  circonstances, 
et  sa  force  pour  réaliser  généreusement  ses  moindres 
préférences V,,,  »  Maintenant  il  se  recueille  pour  s'assu- 
rer de  Ja  préférence  du  divin  Esprit. 

Parmi  ceux  qui  sont  là-haut,  blesses,  il  en  est  un 
—  le  Père  Lenoir  en  avait  soulfert  pl^ls  que  tout 
autre  —  dont  les  sentiments  antireligieux  sont  connus, 
Vwn.  des  très  rares  du  régiment  qui  ait  parfois  contrecarré 
les  .oUiees  du  dimanche.  Son  âme  n'est-elle  pas  dans 
une  indigence  spéciale  et  n'y  a-t-il  pas  des  brebis  per- 
dues pour  qui  le  bon  pasteur  donne  sa  vie?...  Dès  lors 
la  résolution  du  prêtre  est  arrêtée,  définitive. 

Quand  il  revient  de  la  source,  ayant  rempli  son 
bidon  d'eau  fraîche,  sur  son  visage  très  calme  on  lit 
la  décision  prise.  Le  sous -lieutenant  Gros  le  supplie 
encore  de  ne  pas  tenter  l'impossible.  C'est  en  vain.  Il 
avait  dit  :  «  Pour  faire  du  4^  colonial  un  régiment  de 
saints  je  donnerais  ma  vie.  Je  la  donnerais  pour  un 
seul.  »  Le  moment  lui  semblait  venu  de  tenir  parole. 

Il  remet  à    l'officier  présent    sa   canne   et  le   bidon 

1  Au  P.  Courbe,  23  avril. 


LE  CHAMP  DE  BLÈ  517 

d'eau -de -vie  qui  l'embarrassent;  et  il  part.  Au  som- 
met du  thalweg-,  sur  le  point  d'entrer  dans  la  zone 
découverte,  le  voilà  qui  s'agenouille  et  se  glisse,  moitié 
rampant,  dans  un  champ  de  blé  vert. 

C'est  alors  que  des  pentes  du  Piton  Jaune  l'aspirant 
Gréau  l'aperçut.  «  Sans  nouvelle  de  ma  compagnie, 
puisque  la  deuxième  vague  avait  dû  s'arrêter  bien  en 
arrière  de  la  section,  je  guettais  anxieusement  un  agent 
de  liaison  m'apportant  des  ordres.  Vers  2  heures  de 
l'après-midi,  je  vis  pointer  un  casque  dans  les  blés  à 
une  soixantaine  de  mètres  de  ma  ligne.  Le  couvre- 
casque  ressortait  très  distinctement  parmi  les  épis  verts. 
Aussi,  immédiatement,  une  mitrailleuse  crépita,  fau- 
chant les  herbes  autour  de  l'imprudent.  L'homme  se 
recula ,  sans  avoir  été  touché ,  pour  reparaître  deux 
minutes  plus  tard,  quelques  mètres  à  gauche.  Cette 
fois,  la  mitrailleuse  qui  était  déjà' pointée,  le  serra  de 
près  dès  les  premiers  coups.  Au  quatrième  ou  cin- 
quième, je  vis  celui  que  je  supposais  un  agent  de  liai- 
son tomber  sur  le  côLé  gauche,  et  rester  immobile  les 
mains  croisées  sur  la  poitrine,  en  même  temps  que 
sa  tête  s'inclinait  lentement,  comme  dans  un  geste 
d'ardente  prière.  Cette  scène  est  restée  profondément 
gravée  dans  ma  mémoire;  j'en  garantis  l'authenticité, 
d'autant  qu'elle  s'est  passée  dans  un  moment  d'accal- 
mie où  j'avais  tout  le  loisir  d'observer...  Avec  mes 
jumelles  je  cherchai  à  reconnaître  celui  qui  venait  de 
tomber,  mais  je  ne  pus  y  parvenir ^..  » 

D'en  bas,  on  eut  le  même  spectacle.  Il  sembla  seu- 
lement que  la  première  rafale  de  mitrailleuse  avait 
blessé  le  Père  à  l'épaule  et  qu'il  s'était  arrêté  un  ins- 
tant pour  éponger  sa  plaie.  Mais  qu'importe  !  le  sacri- 
fice était  consommé. 

*  Extrait  d'un  rapport  du  lieutenant  Gréau  (alors  aspirant),  du 
27  mai  1917,  confirmé  et  complété  par  une  longue  lettre  du  9  no- 
vembre 1920. 


518  LOUIS  LENOIK  S.  J. 

Une  chose  parut  merveilleuse  :  c'est  que,  pour  cet 
achèvement,  Dieu  eût  voulu,  dans  ce  coin  des  montagnes 
désolées,  la  présence  symbolique  de  quelques  épis.  Le 
bon  ouvrier  s'était  étendu,  la  face  sur  le  sillon,  dans 
la  moisson  verte,  Tapôtre  de  la  communion  parmi  les 
blés  eucharistiques... 

C'était,  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  y  com- 
pris le  Père  Gabriel  Régis ,  tué  le  matin  même  danâ 
les  tranchées  conquises  du  Piton  Rocheux'^,  le  cent 
trente  et  unième  Jésuite  qui  mourait  pour  la  France^. 

*  Que  les  coloniaux,  à  qui  ce  livre  est  dédié,  nous  pardonnent  dt 
rapprocher  le  souvenir  de  ces  deux  religieux  qui  furent  unis  dans 
la  mort.  Le  P.  Lenoii"  eût  aimé  à  partager  ainsi  sa  gloire.  Au 
reste,  Régis  était  un  vrai  marsouin.  Qu'on  en  juge  par  le  texte  de  sa 
dernière  citation  à  l'ordre  de  Tarmée  :  «  Rkgis  (Gabriel) ,  sous-officier 
d'élite,  superbe  d'allant  et  d'esprit  de  sacrifice.  Deux  fois  volontaire 
pour  conduire  les  patrouilles  chargées  de  vérifier  les  destructions. 
A  l'assaut  du  9  mai,  réclame  l'honneur  de  commander  les  grenadiers 
précédant  la  première  vague,  entraîne  son  groupe  sous  un  barrage 
violent  de  mitrailleuses  et  d'artillerie,  entre  le  premier  dans  la  tran 
chée  allemande,  enlève  ses  hommes  à  l'attaque  de  la  deuxième  tran» 
cliée.  Arrêté  par  une  mitrailleuse,  tente  de  la  neutraliser  lui-mêma 
à  coups  de  grenades,  tombe  mortellement  frappé,  appelle  son  capi- 
taine et  lui  indique  l'emplacement  de  la  mitrailleuse  avant  de  mou- 
rir. »  Signé  :  Grossetti. 

'^  Il  devait  y  en  avoir  encore  34  ;  en  tout  165  sur  855  mobilisés. 


CHAPITRE  XXXII 

"  JE  VOUS  ATTENDS  " 
L*EUCHARISTIE    GARDIENNE   DEUX    LETTRES    d'aDIEU 

Anxieux,  Joseph  Hiigon  guettait  au  Ravin  du  Colonel 
le  retour  du  Père  Lenoir.  Vaine  attente.  Et  pourtant 
«  la  bataille  était  sur  place,  dit-il...  Quand  je  trou- 
vais quelqu'un  qui  venait  de  là-haut,  je  demandais  si 
on  ne  l'avait  pas  vu  de  la  matinée...,  je  me  disais  :  Il 
va  bien.  Quand  le  soir,  un  capitaine  me  dit  :  «  Alors 
monsieur  l'aumonier  a  fini,  il  a  été  tué  vers  les 
2  heures.  » 

La  nouvelle  s'en  était  déjà  répandue.  Ce  fut  une  cons- 
ternation. On  s'était  si  bien  habitué  à  le  voir  passer 
toujours  au  travers  des  balles  ! 

Non  pas  qu'on  le  plaignît.  C'est  ainsi,  tous  le  savaient, 
qu'il  désirait  mourir,  en  prêtre  et  en  soldat  :  pénétrant 
tout  le  sublime  de  ce  sacrifice  offert  en  pleine  cons- 
cience, certains  parlaient  déjà  comme  le  fera  dans 
quelques  semaines  un  de  ses  maîtres  les  plus  aimés  : 
«  Pouvait-il  mieux  finir?  On  oserait  presque  dire  que 
pareille  fin  lui  était  due^..  »  Le  mot  de  l'abbé  Perreyve 
s'était -il  trouvé  souvent  mieux  réalisé  :  «  Les  prêtres 
doivent  regarder  la  mort  comme  une  des  fonctions  de 
leur  sacerdoce.  Elle  est  leur  dernière  messe  »? 

Ceux  qui  savaient  qu'une  mutation  était  sur  le  point 
de  l'enlever  au  4^  pour  le  placer,  selon  la  lettre  du 
règlement,  dans  un  groupe  de  brancardiers,  ne  purent 

*  Lettre  du  H.  P.  Longhaye  à  M.  Lenoir. 


520  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

s'empêcher  de  relever  la  coïncidence  :  «  Quelle  peine 
lui  aurait  faite  ce  changement,  après  ces  trois  années 
bientôt  passées  dans  ce  régiment  auquel  il  s'était  donné 
tout  entier!...  »  Si,  comme  certains  l'ont  pensé,  le 
Père  connut  ou  pressentit  cette  mutation ,  il  dut  avoir 
moins  de  peine  à  mourir.  Sa  mission  était  terminée*... 
Mais  quel  vide  tout  à  coup  dans  les  cœurs  !  «  Que  sera 
le  4c  sans  le  Père  Lenoir?  »  s'écriaient  plusieurs.  Et  un 
officier  incroyant,  qu'une  trop  courte  fréquentation  de 
raumônier  n'avait  pas  encore  rapproché  de  la  foi, 
disait  :  «  Vous  verrez  :  nos  poilus,  quels  qu'ils  soient, 
oublieront  leurs  propres  misères  pour  pleurer  ce  saint.  » 

Toutefois,  le  Père  n'était  officiellement  que  disparu. 
Le  soir  tombé,  l'aspirant  Gréau,  à  la  lueur  d'une  fusée 
éclairante,  avait  bien  pu  identifier  le  corps.  Mais  traî- 
nant un  blessé  qui  réclamait  des  soins  immédiats,  il 
n'avait  pu  le  ramener.  Deux  nuits  durant,  des  équipes 
de  brancardiers  fouillèrent  sans  succès  les  blés  et  les 
avoines.  Les  Bulgares  étaient  venus  ramasser  des 
cadavres  français  et  les  enterraient  bien  ostensible- 
ment là -haut  sur  leurs  tranchées,  dans  l'espoir  que 
cela  nous  empêcherait  de  tirer.  Le  12,  on  n'avait  plus 
^rand  espoir  de  retrouver  le  corps. 

Malgré  le  danger,  l'aspirant  Gréau  sollicita  la  faveur 
de  faire  une  nouvelle  tentative.  Sans  peine,  il  obtint, 
pour  l'aider,  quatre  volontaires  et  deux  brancardiers-. 
On  rechercherait  en  même  temps  le   capitaine   Legros 

1  Commandant  M...,  lettre  du  8  juillet  1917  ;  détails  confirmés  par 
le  capitaine  Monnier. 

2  Le  P.  Lenoir  eût  aimé  à  ce  que  les  noms  de  ces  braves  fussent 
conserves.  Les  voici  :  Ginestet,  Minier,  Molinier,  Pierre.  Les  bran- 
cardiers s'appelaient  Guérin  et  Bouât.  A  une  lettre  de  remerciement, 
ce  dernier  répondait  quelques  semaines  plus  tard  :  «  Ce  que  j'ai  fait, 
qui  ne  l'eût  fait  au  4e?  J'ai  été  un  favorisé  de  pouvoir  accomplir  ce 
pieux  devoir.  Sa  mémoire  reste  vivante  en  nous  et  cependant  son 
départ  a  fait  un  si  grand  vide.  "Mais  là  où  le  corps  n'est  plus,  i'àme 
a  laissé  une  empreinte  inelTavablc...  « 


I 


*'  JE  VOUS  ATTENDS  "  521 

et  le  lieutenant  Sénesse.  «  Puisque  nous  savions  où  ils 
étaient  tombés,  écrit-il  simplement,  nous  avions  plus 
de  chance  de  les  retrouver  que  n'importe  qui.  »  En 
eiVet,  sans  détour,  ils  y  parvinrent.  Les  corps  des  offi- 
ciers et  des  hommes  tués  près  d'eux  avaient  disparu. 
Seul,  Taumônier  était  là.  «  Il  n'avait  pas  été  fouillé  :  je 
retrouvai  toutes  ses  affaires  dans  ses  poches,  mais  il 
avait  été  remué.  Je  l'avais  laissé  sur  le  côté  gauche,  le 
casque  près  de  la  tête  et  le  crucifix  dans  sa  capote, 
comme  il  le  portait  toujours.  Je  le  retrouvai  presque 
sur  le  dos,  le  casque  à  une  trentaine  de  centimètres  de 
la  tête,  et  le  crucifix  hors  de  la  poitrine.  Tout  me  fait 
supposer  qu'ayant  reconnu  un  prêtre  dans  M.  l'aumô- 
nier on  n'osa  pas  y  toucher  par  respect.  » 

A  l'adresse  de  ceux  qui  s'étonnaient  de  le  voir  si 
souvent  porter  sur  lui  la  Sainte  Eucharistie,  le  Père 
Lenoir,  on  s'en  souvient,  avait  écrit  :  «  En  cas  de 
mort...?  Notre -Seigneur  s'arrangera  pour  faire  passer 
par  là  quelqu'un  d'intelligent  qui  comprendra  et  se 
tirera  d'affaire*.  »  Dieu  le  prit  au  mot  et  ne  voulut  pas, 
après  le  sacriOce  accompli,  infliger  le  moindre  blâme 
à  ses  audaces  eucharistiques.  Le  prêtre  qui  devant  les 
hommes  avait  procuré  tant  d'honneur  à  Jésus-Hostie, 
fut  préservé,  par  l'hostie  même  qu'il  portait  sur  lui,  du 
déshonneur  de  l'inhumation  schismatique ,  et,  deux 
mois  plus  tard,  l'abbé  Thibon  parlera  encore  avec 
admiration  de  «  la  custode  qui  a  si  visiblement  gardée 
le  corps  aimé  du  Révérend  Père-  ». 

Entourant  cette  custode  comme  autant  de  linges 
sacrés,  plus  précieux  sans  doute  au  cœur  du  divin 
Maître  que  la  plus  fine  batiste,  se  trouvaient  trois 
documents,  —  trois  reliques,  —  imprégnés  de  sang  : 
d'abord  son  contrat  d'alliance  avec  Dieu,  les  résolutions 

1  Voir  fin  du  chapitre  xix,  p.  346. 

2  LcLlrc  à  Madame  Lenoir,  17  juillet  1917, 


522  LOUIS  LENOIR  S._  J. 

de  retraite  de  Noël  1915  héroïquement  gardées:  nous 
en  parlons  ailleurs*  ;  ensuite,  pour  sa  famille,  une  lettre 
d'adieu;  enfin,  pour  son  régiment,  un  «  au  revoir  » 
suprême,  que  le  colonel  ouvrit  très  ému  et  s'empressa 
de  transmettre  par  la  voie  du  rapport. 

4"   COLONIAL 
ORDRE    DU    RÉGIMENT 

Le  14  mai  1917. 

((  Le  lieutenant- colonel  communique  au  régiment  la 
note  suivante,  trouvée  dans  les  papiers  du  Père  Lenoir, 
aumônier  militaire,  tombé  au  champ  d'honneur  le 
9  mai  1917,  victime  de  son  dévouement  aux  blessés, 
après  avoir,  durant  trente  mois,  fait  l'admiration  de  tous 
par  sa  bonté,  sa  foi  patriotique,  la  sainteté  de  sa  vie. 

«  Il  laisse  parmi  nous  un  souvenir  impérissable. 

«  C'est  avec  la  plus  respectueuse  et  la  plus  doulou- 
reuse émotion  que  nous  nous  inclinons  devant  la 
dépouille  mortelle  de  celui  qui  fut  l'ami,  le  confident, 
le  consolateur,  le  bienfaiteur  de  tous  les  braves  du 
régiment.  » 

Le  lieutenant- colonel, 

A.    TlIIRY. 

€  EN  CAS  DE  MORT  s> 

Je  dis  «  au  revoir  »  à  tous  mes  enfants  bien- aimés 
du  4^  colonial.  Je  les  remercie  de  l'affectueuse  sympa- 
thie et  de  la  confiance  qu'ils  m'ont  toujours  témoignée  ; 
et  si  parfois,  sans  le  vouloir,  fai  fait  de  la  peine  à 
quelques-uns,je  leur  endemande  bien  sincèrement  pardon. 

De  tout  mon  cœur  de  Français,  je  leur  demande  de 
continuer  à  faire  vaillamment  leur  devoir,  à  maintenir 
les  traditions  d'héroïsme  du  régiment,  à  lutter  et  à 
souffrir  tant  qu'il  faudra,  sans  faiblir,  pour  la  déli- 
vrance du  pays,  avec  une  foi  inconfusible  dans  les  des- 
tinées de  la  France, 

1  Voir  plus  haut,  p.  276. 


JE  VOUS  ATTENDS  "  ^23 


C        eu-,       c^*< 


524  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

De  tout  mon  cœur  de  Prêtre  et  d'ami,  je  les  supplie 
d'assurer  le  salut  éternel  de  leurs  âmes,  en  restant  fidèles 
à  Notre-Seigneur  Jésus-Christ  et  à  Sa  loi,  en  se  puri- 
fiant de  leurs  fautes,  en  s'unissânt  à  Lui  dans  la  sainte 
Communion  aussi  souvent  quils  le  pourront. 

Et  je  leur  donne  à  tous  rendez-vous  au  Ciel,  où  nous 
nous  retrouverons  pour  toujours  dans  la  vraie  vie,  la 
seule  heureuse,  pour  laquelle  Dieu  nous  a  faits. 

Pour  eux  y  à  cette  intention,  j'offre  joyeusement  à 
notre  Divin  Maître  Jésus -Christ  le  sacrifice  de  ma  vie. 

Vive  Dieu!  Vive  la  France!  Vive  le  4^  colonial! 

Un  soldat  écrivait  quelques  jours  après  :  «  A  la  lec- 
ture de  cet  au  revoir,  si  français,  si  chrétien,  la  plupart 
des  coloniaux  du  4^  ont,  —  beaucoup  pour  la  première 
fois    depuis  trois  ans,  —  pleuré  comme  des  gosses  \  » 

Et  nous  savons  que,  parmi  les  ofïiciers  d'état-major, 
même  de  ceux  qui  connaissaient  fort  peu  le  Père  Lenoir, 
plusieurs  aussi  ne  purent  dissimuler  leurs  larmes. 

Les  sapeurs  du  régiment,  qui  avaient  si  souvent  dressé 
l'autel  de  leur  aumônier,  firent  son  cercueil  et  l'y 
enfermèrent.  L'endroit  étant  vu  des  Bulgares,  tout 
rassemblement  était  impossible  :  quelques  amis  seule- 
ment. L'abbé  Thibon,  infirmier  du  régiment,  lut  dans 
le  petit  Livre  du  Soldat  Catholique  les  prières  des 
morts,  puis  le  testament,  et  le  cercueil  chargé  sur  un 
mulet  partit  pour  Cégel,  où  l'inhumation  eut  lieu  le 
matin  même. 

Quatre  frères  en  religion  du  Père  Lenoir  s'y  trou- 
vaient providentiellement  réunis  ;  parmi  eux,  le  Père 
Chauffert,  aumônier  volontaire  de  la  16e  division  colo- 
niale, qui  devait  mourir  quelques  mois  plus  tard.  Le 
colonel  Pruneau^,  l'ami  des  temps  héroïques  de  Beau- 
séjour  et  de  Massiges,  était  là,  rappelant  par  sa  pré- 


*  Pierre  Fau,  lettre  à  la  Croix  de  l'Aveyron,  mai  1917. 
2  Depuis  g^cnéral ,  il  commandait  alors  la  32^  brigade  coloniale,  qui 
avec  la  4^  brigade  formait  Va  16«  division  coloniale. 


''  JE  VOUS  ATTEiNDS  "  525 

sence  auprès  de  cette  tombe  Tune  des  plus  triomphales 
jovu^nées  du  4e  colonial,  la  victoire  d'Herbécourt.  La 
foule  qui  suivait  le  corps  était  faite  surtout  des  blessés 
eu  traitement  à  l'ambulance  alpine  n°  il  ;  plusieurs  se 
traînaient  avec  peine,  appuyés  sur  une  canne.  Mêlés 
aux  marsouins ,  des  olliciers ,  la  poitrine  barrée  de 
décorations,  entre  autres  le  commandant  Defoort, 
dont  le  départ  du  4e,  au  début  du  mois,  avait  si 
vivement  alTecté  le  Père  Lenoir. 

Sur  le  cercueil  reposait  le  grand  drapeau  du  Sacré- 
Cœur,  portant  ces  mots  :  4e  régiment  colonial  et  les 
noms  de  ses  batailles  inscrits  en  or  sur  la  soie  rouge. 
L  aumônier  fut  placé  tout  à  côté  de  l'endroit  où 
reposait,  depuis  cinq  jours,  le  docteur  Mercier,  médecin- 
chef  du  régiment,  l'un  et  l'autre  symbolisant  le  Ser- 
vice de  Santé,  unis  dans  la  mort  comme  ils  l'avaient 
été  dans  le  dévouement  professionnel.  «  Près  de  la 
fosse,  le  commandement  de  :  Portez  armes!  retentit. 
On  donna  l'absoute.  11  n'y  eut  pas  de  discours  :  1  émo- 
tion était  trop  vive.  Lui  seul  parlait  \  » 

Parmi  les  coloniaux  que  la  mort  du  Père  Lenoir 
avait  plus  vivement  atfectés,  se  trouvait  un  jeune  sémi- 
nariste, Jacques  Terrel.  Dans  son  carnet  de  campagne 
il  écrivait  à  cette  date  une  longue  prière  qui  débutait 
ainsi  :  «  Mon  divin  Maître ,  aidez-moi  à  me  recueillir  et  à 
méditer  en  votre  présence.  Mon  âme  désemparée  par  le 
coup  qui  l'a  frappée  veut  se  réfugier  en  vous  et  vous 
demander  aide  et  secours...  d  Le  matin  du  d7  mai, 
avec  une  des  hosties  restant  dans  la  custode  de  son 
aumônier  il  communiait  encore  ;  puis  il  sortait  en  tête 
de  sa  section  pour  la  conduire  à  l'assaut.  Mais  dès  les 
premiers  pas  il  tombait,  frappé  d'une  balle  au  front. 
Le  disciple  rejoignait  son  maître. 

Quand  le  4^  fut  redescendu  des   lignes ,  on  suppléa 

*  P.  FontoynonL,  lettre  au  U.  P.  Chanteui-,  15  mat  1917 


526  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

par  une  messe  solennelle  à  ce  qui  n'avait  pu  se  faire. 
Mais  o*n  ne  chanta  pas  l'office  des  morts.  C'était  le 
dimanche  de  Pentecôte.  Un  marsouin  expliqua  naïve- 
ment le  sens  de  la  cérémonie  par  ces  paroles  :  «  Gomme 
on  est  sûr  qu'il  n'a  pas  besoin  de  nos  prières,  il  en  fera 
profiter  là-haut  ceux  qui  en  ont  le  plus  besoin,  selon 
son  habitude  sur  terrée  » 

«  Les  soldats  étaient  nombreux,  ajoute  un  officier  ;  et 
pas  mal,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  eu  le  vibrant  appel  à  la 
communion  qui  terminait  tous  les  sermons  du  Père 
Lenoir,  se  sont  approchés  de  la  sainte  table.  J'aime 
à  me  le  représenter  assistant  à  cette  messe,  du  haut  du 
ciel,  entouré  de  ceux  qu'il  y  a  fait  monter  avant  lui  et 
qui  forment  là-haut  le  régiment  reconstitué,  comme  il 
aimait  à  le  dire.  Il  a  dû  penser  que  les  fidèles  étaient 
trop  peu  nombreux,  car  ici-bas  il  trouvait  qu'il  n'y 
avait  jamais  assez  de  communions,  et  il  remarquait 
beaucoup  mieux  les  absents  que  les  présents.  Je 
m'imagine  aussi  un  dialogue  familier  entre  le  bon  Dieu 
et  lui,  dans  le  style  des  mystères  :  le  boa  Père  Lenoir 
s'excusant  de  n'avoir  j^as  fait  mieux  et  le  bon  Dieu  le 
rassurant  en  lui  montrant  d'un  geste  large  la  foule 
des  élus  qui  lui  doivent  leur  salut.  A  la  suite  de  quoi, 
l'un  et  l'autre  font  pleuvoir  une  foule  de  grâces  sur 
le  4-e.  Mon  imagination  n'est  peut-être  pas  re>spectueuse, 
mais  je  la  crois  conforme  à  la  réalité^...  » 

Témoignage  touchant  :  «  Chaque  marsouin  fit  part 
à  ses  parents  de  la  mort  de  l'aumônier  comme  d'un 
deuil  de  famille ,  et  les  réponses  témoignèrent  combien 
il  était  connu  et  aimé  jusque  dans  les  foyers  les  plus 
indifférents  à  l'idée  catholique^.  » 

Dès  lors,  les  soldats  prirent  l'habitude  de  «  partir 
chaque  soir  nombreux  sur  la  tombe  du  Père  »,  Comme 
l'écrira  l'un  d'eux  longtemps  après,  «  au  cimetière  du 

^  Joseph  Hugon,  lettre  à  M.  et  M""^  Lenoir, 

2  Capitaine  Monnier,  lettre  du  28  mai  1917. 

3  Abbé  Thibon,  lettre  du  17  juillet  1917 


'•  JE  VOUS  ATTENDS  "  S27 

col  de  la  Wratta  où  il  répose,  Ton  voit  souvent  ses 
anciens  poilus  lui  aller  faire  visite  et  prières.  Et  pour 
la  Toussaint,  on  lui  avait  bien  orné  sa  tombe,  et  je 
pense  que  Ton  mettra  au  Sacré -Coeur  de  Montmartre 
une  plaque  en  son  souvenir,  que  ses  enfants  lui  ont 
oiTerte.  » 

Ainsi  se  terminent  les  vingt  pages  si  simples  et  si 
merveilleusement  exactes  de  Joseph  Hugon  à  la 
mémoire , de  son  u  cher  maître  ». 

Les  derniers  mots  font  allusion  à  un  projet  qui 
témoigne  de  la  vénération  dont  tous  entouraient  leur 
Père.  Les  coloniaux  du  4^  avaient  tenu  à  se  cotiser  pour 
acheter  une  couronne.  Bien  que  le  maximum  des  ver- 
sements eût  été  fixé  à  cinquante  centimes,  on  recueillit 
près  de  huit  cents  francs.  La  plus  belle  couronne 
trouvée  à  Salonique  ne  coûta  pas  le  douzième  de  cette 
somme.  Que  faire  du  reste?  Le  génie  avait  fourni  le 
ciment  qui  recouvrait  la  fosse,  en  forme  de  pierre 
tombale.  Et  quand  on  eut  orné  la  croix  d'une  lame  de 
cuivre  indiquant  les  noms  de  Taumônier,  il  restait 
environ  sept  cents  francs.  «  Nous  avons  pensé  qu'ils 
pourraient  servir  à  faire  poser  une  plaque  commémo- 
ra tive  à  la  basilique  de  Montmartre,  dans  ce  sanctuaire 
qu'il  aimait  tant.  Les  hommes  qui  l'ont  connu  trou- 
veraient ainsi,  à  leur  retour  en  France,  un  coin  où 
concrétiser  leurs  prières,  et  peut-être  sera-ce  pour 
certains  un  motif  de  faire  un  pèlerinage  qu'ils  n'accom- 
pliraient pas  sans  ça...  Une  plaque  suffisamment  grande 
pour  contenir  les  adieux  au  régiment  constituerait  pour 
les  catholiques  un  document  précieux  et  fécond ^..  » 

Sans  doute ,  la  commission  de  Montmartre  craignit 
d'être  débordée  par  des  demandes  du  môme  genre.  Le 
projet  tel  quel  fut  écarté.  Aujourd'hui,  dans  le  sanctuaire 

*  Capitaine  Monnier   lettre  du  30  juillet  \911, 


528  LOUIS    LENOm  S.  J 

national,  le  souvenir  de  Tapôtre  est  simplement  conservé 
par  une  courte  inscription,  portant  son  nom,  son  titre 
d'aumônier  militaire  et  la  date  de  sa  mort  ;  la  plaquette 
est  à  gauche  du  chœur,  entre  la  statue  de  saint  Antoine 
de  Padoue  et  une  porte  basse  conduisant  à  l'entrepôt 
des  bannières.  Le  coin  est  obscur  ;  si  l'on  avait  pu  consul- 
ter le  Père  Lenoir,  il  l'aurait  choisi. 


Le  21  juin  1917,  le  général  commandant  l'armée 
française  d'Orient  sanctionnait  les  témoignages  de 
l'admiration  populaire  en  signant  cette  citation  à  Tordre 
de  l'armée  : 

LENOIR  Louis,  aumônier  du  G.  B.  D/i6,  détaché 
au  4^  régiment  d'Infanterie  coloniale. 

((  Après  avoir  durant  30  mois  passé  ses  jours  et  ses 
nuits  à  faire  pénétrer  dans  les  cœurs  son  ardente  foi 
patriotique  et  à  réconforter  ceux  qui  souffraient  j  après 
avoir  accompagné  les  vagues  d'assaut  à  toutes  les  opé- 
rathns  du  régiment ^  adoré  et  admiré  de  tous,  est 
tombé  mortellement  atteint  au  cours  d'une  attaque,  en 
se  rendant,  au  mépris  du  danger,  en  plein  jour  et 
à  découvert,  auprès  des  survivants  d'une  fraction 
avancée,  soumise  à  un  feu  violent  de  mitrailleuses.  j> 

Le  Général  commandant  l'A.  F.  0., 
Signé  :  GROSSE  TTI. 

N'attachons  pas,  je  le  veux  bien,  trop  d'importance 
aux  éloges  des  ordres  du  jour.  lis  furent  parfois  gal- 
vaudés et  l'on  y  abusa  peut-être  de  l'hyperbole...  Ici,  le 
langage  officiel  fut  encore  dépassé  par  les  attestations 
privées.  On  ose  à  peine  en  relever  certaines  expres- 
sions. 

Le   colonel  Thiry  n'a    pas  peur  d'affirmer  ;  «  Votre 


''  JE  VOUS  ATTENDS  "  529 

fils  était  un  homme  exceptionnel,  tel  que  je  n'en  ai 
jamais  rencontré.  Si  sa  mort  a  été  celle  d'un  martyr, 
sa  vie  était  d'un  sainte  » 

Un  ami  de  l'apôtre  écrit  dans  le  même  sens  :  «  Dieu 
l'avait  doué  d'une  manière  qui  surpasse  le  commun,  et 
le  mot  «  prodigieux  »  est  celui  que  j'ai  entendu  pro- 
noncer le  plus  souvent  à  son  occasion  durant  cette 
guerre  ^.  » 

Enfin  cette  parole,  rapportée  par  un  jeune  infirmier  : 
«  Il  y  a  trois  jours,  en  priant  sur  la  tombe  du  Père 
Lenoir,  un  sous-lieutenant  du  4e  colonial  m'a  dit  :  «  En 
«  perdant  notre  aumônier,  nous  avons  perdu  le  plus 
«  grand  homme  d'Orient.  C'était  un  Saint.  Des  hommes 
«  comme  celui-là  ne  devraient  jamais  mourir  ^  » 

Aussi  bien,  des  hommes  comme  celui-là  ne  meurent- 
ils  pas  entièrement  «  Nous  conservons  de  notre 
aumônier,  ajoute  le  colonel  Thiry,  un  souvenir  si 
précis  et  si  doux  qu'il  nous  semble  toujours  vivant, 
éloigné  de  nous  seulement  pour  un  temps.  » 

L'agenda  de  poche  retrouvé  sur  le  Père  Lenoir  atteste 
merveilleusement  la  conscience  avec  laquelle  l'ami 
incomparable  avait  accompli  jusqu'au  bout  les  consignes 
qu'il  s'était  tracées.  Les  pages  des  sept  premiers  jours 
de  mai  sont  complètement  couvertes  de  noms  suivis 
d'indications  telles  que  celles-ci  :  communion  à  porter 
à  telle  escouade,  adresses  de  familles,  menus  cadeaux 
à  offrir  (chocolat,  bougies,  papier  à  lettres,  etc.,  arrivés 
récemment  de  Versailles). 

Le  8  mai,  en  dessous  de  Fintention  de  messe  marquée 
comme  d'habitude  en  haut  de  la  page  :  a.  V^  com- 
munion d'Anita  P.  de  L.  »  (la  fillette  d'un  marsouin),  — 
on  lit  une  seule  ligne ,  le  rappel  d'une  commission  dont 
le  bon  serviteur  n'avait  pu  s'acquitter  la  veille  :  «  pierre 

ï  Lettie  du  25  juillet  1917. 

2  A.  T.,  lellre  du  5  juin  1917. 

2  François  Riou,  IcLlrc  du  G  septembre  1917, 

34 


!i30  LOUIS  LENOIR  S.  J. 

à  briquet  Chèze.  »  Dernier  témoignage  de  ces  mille  riens 
d'amitié  par  où  souvent  il  gagnait  une  âme.  Le  9  mai, 
le  saint  Sacrifice  n'ayant  évidemment  pas  pu  se  célébrer 
à  cause  de  l'attaque,  l'intention  de  messe  inscrite 
d'avance  est  soigneusement  barrée  et  reportée  au  len- 
demain. Enfin,  constatation  bien  émouvante  :  même  les 
pages  qui  suivent  la  mort  ne  sont  pas  entièrement 
blanches.  Au  27  mai,  je  relève  l'indication  de  deux 
lettres  à  écrire  pour  un  Henri  dont  l'anniversaire  sur- 
venait le  18  juin  et  pour  un  confrère  dont  la  fête  était 
le  21  juin;  une  semaine  plus  tard  quatre  lettres  sont 
encore  prévues  à  l'adresse  de  quatre  personnes  dont  la 
fête  tombait  à  la  fin  du  mois  pour  saint  Pierre  ou  saint 
Paul.  Quand  on  songe  aux  circonstances  tragiques  où 
tout  cela  fut  écrit,  quand  on  se  rappelle  aussi  que 
l'examen  particulier  fut  marqué  jusqu'au  dernier  jour, 
on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la  méthode  et  la  maî- 
trise de  soi  que  supposent  ces  simples  détails.  Et  vrai- 
ment un  cœur  qui  avait  sur  terre  de  telles  prévenances 
pourrait- il  au  ciel  oublier  des  amis  qui  peinent  encore? 


* 


Cependant,  à  Versailles,  les  lettres  de  sympathie 
attristée  affluaient.  Entre  toutes,  le  fils  très  aimant  eût 
fait,  croyons-nous,  une  place  à  part  à  celle  du  petit 
caporal  blessé  qui  était  devenu  à  Autun  le  filleul  de 
guerre  de  Mme  Lenoir.  Il  y  aurait  retrouvé  le  reflet  de 
cette  confiance  naïve  qu'il  savait  si  bien  inspirer. 


Le  31  mai  1917. 
Pauvre  bonne  maman, 

Je  viens  pleurer  avec  vous  la  mort  de  mon  brave  aumô- 
nier. Hélas  I  mes  lamentations  jointes  aux  vôtres  ne  pourront 
pas  le  faire  revenir.  Je  voudrais  être  plus  instruit  que  je  ne 


**  JE  VOUS  ATTENDS  "  531 

le  suis  pour  vous  écrire  une  belle  lettre  de  condoléances  ; 
mais  peut-être  elle  ne  vaudrait  pas  la  simple  lettre  que  je 
vous  écris  avec  mon  cœur. 

Je  suis  bien  peiné,  je  vous  le  jure,  et  un  grand  remords 
me  ronge  de  n'avoir  pas  été  toujours  ce  que  j'aurais  dû  être 
envers  M.  l'aumônier  et  de  ne  pas  avoir  toujours  suivi  ses 
conseils;  mais  maintenant  qu'il  est  au  ciel,  et  qu'il  voit  tout 
ce  que  je  fais,  je  vais  être  bien  sage  pour  lui  prouver  que 
Bon  Victor  Taime  toujours  et  qu'un  jour  il  ira  le  retrouver 
là-haut. 

Je  voudrais  vous  plaindre,  bonne  maman  Lenoir;  mais  je 
ne  le  peux  pas,  car  pas  une  plainte  n'a  été  prononcée  dans 
votre  lettre.  Si  je  me  suis  révolté  au  premier  moment  contre 
fe  bon  Dieu,  maintenant  je  trouve  qu'il  a  bien  fait  de  rappe- 
ler M.  l'aumônier  à  lui,  car  M.  l'aumônier  en  avait  fait  assez 
sur  cette  terre  et  c'était  bien  son  tour  d'aller  se  reposer  au 
ciel.  Et  dire,  bonne  maman,  si  j'avais  été  tué  le  25  septembre 
à  Massiges,  je  serais  avec  lui  maintenant  et  avec  les  anciens 
amis  du  4«,  tandis  que  maintenant,  à  savoir  si  j'y  grimperai 
là-haut... 

Ici  le  Père  Lenoir  serait  intervenu  pour  dire  : 
«  Gela  dépend  de  nous  ;  car  à  qui  lait  son  possible, 
Dieu  ne  refuse  jamais  sa  grâce.   » 

Au  «  nid  familial  »  une  autre  lettre  était  parvenue, 
relique  suprême,  dont  nous  n'aurions  même  pas  osé 
solliciter  la  communication,  s'il  ne  s'agissait  de 
répondre  à  une  calomnie  assez  répandue  contre  la  vie 
religieuse.  A  ceux  qui  renoncent  aux  joies  de  la  famille 
pour  le  suivre,  Jésus  dans  son  Evangile  promet  le  cen- 
tuple. Quand  les  parents  sont  assez  chrétiens  pour 
consentir  généreusement,  quoi  qu'il  leur  en  coûte,  au 
sacrifice  de  leur  enfant,  cette  promesse  se  réalise  aussi 
pour  eux.  A  propos  de  l'entrée  de  son  fils  au  noviciat, 
Mnie  Lenoir  a  écrit  :  «  Il  savait  que,  dans  la  nou- 
velle vie  où  il  allait  entrer,  tous  les  sacrifices  lui  seraient 
demandés,  sauf  celui  de  l'amour  filial  et  que  l'amour 
de  Dieu  pourrait  l'augmenter  encore  en  l'épurant  et  le 


532  LOUIS  LEiNOIR  S.  J. 

sanctifiant.  De  fait,  pendant  les  vin^t  années  qu'il 
devait  vivre  encore,  avançant  de  plus  en  plus  dans  la 
voie  du  parfait  amour  de  Dieu,  Louis  resta  pour  son 
père  et  sa  mère  le  fils  le  plus  tendre  et  le  plus  aimant, 
pour  ses  frères  et  ses  sœurs  le  frère  le  plus  affectueux 
et  le  plus  délicat.  C'est  en  toute  vérité  qu'il  leur  don- 
nait encore,  par  écrit,  à  la  veille  de  sa  mort,  l'assu- 
rance de  son  «  a/fection  si  profonde ,  que  la  vie  reli' 
gieuse.  loin  de  détruire,  avait  encore  avivée  ». 

De  cette  lettre  d'adieu,  —  et  si  réservées  que  soient 
ces  fleurs  de  famille  —  nous  avons  obtenu  de  citer  du 
moins  un  extrait.  Sans  un  petit  jour  entr'ouvert  sur  ce 
jardin  fermé,  le  portrait  du  Père  Lenoir  resterait  incom- 
plet ;  et,  plus  encore,  son  apostolat  posthume  se  verrait 
frustré,  pensons -nous,  d'une  partie  de  ses  fruits. 


Mes  parents  bien- aimés, 

Si  cette  lettre  vous  parvient,  c'est  que  notre  Divin 
Maître  vous  aura  fait  un  très  grand  honneur  :  après 
avoir  donné  à  votre  fils  les  grâces  de  la  vocation  reli- 
gieuse et  du  sacerdoce.  Il  lui  aura  donné  de  mourir  en 
servant  à  la  fois  Dieu  et  la  France. 

Remerciez- Le  avec  moi  de  cette  dernière  marque  de 
prédilection  et  ne  pleurez  pas. 

Je  suis  au  ciel  avec  tous  les  membres  de  la  famille 
qui  vous  ont  déjà  quittés  et  qui,  comme  vous,  m'avaient 
montré  le  chemin  de  l'honneur.  Près  d'eux,  Je  vous 
attends...  Vos  souffrances  de  la  terre  passeront  vite  et 
vous  nous  rejoindrez  dans  le  bonheur  parfait,  définitif, 
que  Dieu  nous  a  préparé  et  que  nous  vivrons  ensemble, 
en  reprenant  pour  toujours  notre  délicieuse  vie  de  famille 
infiniment  plus  douce  encore  qu'au  «  nid  »  d'ici-bas. 

Courage.  Souffrir  passe...  En  souffrant,  nous  méri- 
tons le  ciel,  et  le  ciel  est  si  beau!... 


à 


JE  VOUS  ATTENDS  '*  533 


Ces  deux  lettres  d'adieu  du  Père  Lenoir  —  à  son  4" 
et  à  sa  famille  —  ne  concluent  pas  seulement  sa  vie  ; 
elles  la  résument. 

Les  réalités  de  l'au-delà,  qui  pour  tout  chrétien  sont 
infiniment  plus  précieuses  que  les  autres,  lui  apparais- 
saient dépouillées  de  l'épaisse  matérialité  qui  nous  les 
voilent  trop  souvent.  Dégagé  par  une  longue  ascèse 
de  ces  brouillards  qui  montent  des  vallées  basses  de 
l'amour-propre  et  de  la  sensualité,  il  allait,  sans  détour, 
le  regard  invariablement  fixé  sur  une  splendide  lumière. 
Notre  passage  sur  terre  était  vraiment  pour  lui  un  très 
simple  épisode  de  voyage,  épisode  d'une  souveraine 
importance  néanmoins,  puisqu'on  y  prend  l'aiguillage 
sur  le  bonheur  qui  ne  finira  pas. 

Des  enseignements  si  nombreux  qui  s'élèvent  de  cette 
existence  d'apôtre,  le  principal,  si  je  ne  me  trompe, 
est  celur-là  même  qui  se  trouve  renfermé  dans  les  pre- 
mières lignes  du  catéchisme  :  «  Pourquoi  êtes- vous 
créé  et  mis  au  monde?  »  demande-t-on  à  l'enfant. 
Et  celui-ci  de  répondre  :  «  Pour  connaître,  aimer  et 
servir  Dieu  et,  moyennant  cela,  acquérir  la  vie  éter- 
nelle. »  Saint  Ignace ,  en  tête  de  ses  Exercices  Spiri- 
tuels, invite  son  retraitant  à  s'imprégner  longuement 
de  cette  vérité  fondamentale.  Le  Père  Lenoir  en  avait 
fait  le  centre  de  sa  vie.  Aimant  Dieu  par-dessus  toute 
chose,  il  n'eut  pas  d'autre  ambition  que  de  le  faire 
aimer  de  même  par  tous  ceux  qui  l'entouraient.  Tâche 
difficile,  impossible  au  seul  effort  humain  ;  mais  comme 
il  l'avait  écrit  :  «  Jésus -Hostie  avec  moi  :  Force,  Vie, 
Salut,  Victoire.  j>  Dès  lors,  plus  de  crainte  :  «  Pour 
faire  des  saints,  Je  donnerais  ma  vie.  Je  la  donnerais 
pour  un  seul.  » 


534 


LOUIS  LENOIR  S.  J. 


Voilà  tout  le  Père  Lenoir.  Et  ce  livre,  qui  a  si  lon- 
guement parlé  de  lui,  mériterait  sa  réprobation,  s'il  ne 
visait  aussi  à  élever  les  âmes  vers  ces  hauteurs 
sereines.  Tant  d'hommes  courent  ici-bas  après  le  bon- 
heur sans  jamais  l'atteindre  !  Il  ne  se  trouve  que  là. 

Le  cimetière  de  Cégel  ne  posséda  guère  plus  de  deux  ans  les  restes 
du  Père  Lenoir.  Transférés  d'al^ord  à  No\ak  près  de  Monastir,  ils 
ont  été  ramenés  en  France  en  1922.  Le  28  août,  après  un  servies  reli- 
gieux, où  le  général  Berdoulat,  gouverneur  de  Paris,  avait  tenu  à  venir 
apporter  encore  une  fois  à  l'aumônier  des  coloniaux  l'hommage  de  son 
admiration,  le  corps  fut  inhumé  au  cimetière  du  Père-Lachnise  dans 
une  sépulture  de  famille.  Les  amis  du  Père  Lenoir,  qui  voudraient 
aller  prier  auprès  de  lui  comme  ils  le  faisaient  dans  le  désert  du  col 
de  la  Wratta,  retrouveront  aisément  sa  tombe  en  remontant  le  che- 
min, Bion  qui  sépare  la  59«  division  de  la  60*.  Le  caveau  est  le  33«  à 
droite,  eu  bordure  de  la  59"  division. 


Mélropc 
^Pere  ' 


evard 


^"^^'"onfant 


■•"Tombe  du  Père  Lenoir. 


APPENDICE  A 


Projet  d'examen  particulier  sur  les  devoirs  d'état. 
—  <(  Directives  écrites  par  le  Père  Lenoir  au  cours  d'un 
entretien  dans  la  sacristie  de  Sommereux  [Oise),  fin 
octobre  ou  commencement  de  novembre  1916  ^  (Sous- 
lieutenant  Antoine  G.). 

Cf.  plus  haut,  p.  298,  43^5  sq.,  472. 

But  :  Remplir  le  mieux  possible  mon  devoir  d'officier,  tel  que 
Notre-Seigneur  Fenlend,  pour  sa  gloire,  pour  la  sanctification 
de  mon  âme  et  le  salut  éternel  de  toutes  les  âmes  qui  me  sont 
confiées. 

Moyen  :  Chercher  toutes  les  occasions  de  former  mes  hommes 
(mililairement,  physiquement,  intellectuellement,  moralement, 
religieusement),  et  pour  cela  : 

1°  Les  connaître  individuellement  (caractères,  antécédents, 
familles,  besoins,  souffrances  actuelles,  relations  de  camaraderie). 

2°  Leur  procurer  tout  le  bien-être  possible. 

3°  Chercher  toutes  les  occasions  de  former  leurs  idées  (soit  en 
particulier,  soit  en  groupe). 

Pratique  de  l'examen  : 

1*^  Le  matin,  au  réveil,  me  rappeler  cette  tâche  que  Notre- 
Seigneur  me  donne  pour  la  journée.  Lui  demander  son  aide  et 
prévoir  les  occasions.  Si  j'en  ai  le  temps,  relire  avec  attention  la 
liste  de  mes  hommes,  en  me  demandant  ce  que  je  pourrai  faire 
aujourd'hui  pour  chacun. 

2°  Dans  le  courant  de  la  journée,  invoquer  le  plus  souvent 
possible  Notre- Seigneur  et  la  Sainte  Vierge  pour  leur  demander 
lunnère  et  force. 

3°  Le  soir,  examiner  la  journée  sur  les  trois  points  fixés  (si 
j'en  ai  le  temps,  à  Taide  de  la  hste  de  mes  hommes).  Me  donner 
une  note  appréciative  et  l'écrire.  Remercier  Dieu  en  lui  deman- 
dant pardon. 

(Noie  éciile  de  La  inaiii  du  Père  Lenoir. ^^ 


APPENDICE  B 


Note  du  Père  Lenoir  sur  la  communion  en  vlatlffue, 
trarismise  à  Borne  par  M^^  Ruch  (juin  1916,  cf.  p.  334)  : 

Voulant  appliquer  le  plus  exactement  possible  le  décret 
de  la  S.  Congrégation  des  Sacrements,  en  date  du  dl  févr.  1915, 
relatif  à  la  communion  en  viatique  des  soldats  sur  le  front,  les 
aumôniers  militaires  de  la  2"^  div.  coloniale,  ainsi  que  plusieurs 
autres,  ont  adopté  une  manière  d'agir  que,  dans  les  difficultés  pré- 
sentes, ils  s'empressent  de  soumettre  à  Tautorité  ecclésiastique. 

Leurs  régiments  passent,  alternativement  a)  quelques  jours 
aux  tranchées,  dans  des  secteurs  dangereux,  où  chaque  jour  voit 
plusieurs  tués  et  blessés,  sans  compter  les  attaques  imprévues 
qui,  à  maintes  reprises,  font  tomber  des  centaines  et  des  mil- 
liers d'hommes;  b)  quelques  jours  dans  les  cantonnements; 
dits  de  repos ,  qui  sont  assez  fréquemment  bombardés  par 
l'ennemi. 

Dans  ces  cantonnements,  ils  sont  tous  les  jours  soit  occupés 
à  des  exercices  ou  corvées  obligatoires,  soit  consignés  jusqu'au 
soir,  de  telle  sorte  qu'il  leur  est  impossible  de  se  rendre  à  l'église 
le  matin.  Même  le  soir,  tous  ne  sont  pas  libres  le  même  jour  : 
ainsi,  chacun  de  ces  soirs  de  repos,  des  hommes  assistent  à  la 
cérémonie  qui,  sans  le  prévoir,  ne  pourront  plus  revenir  à  l'église 
avant  daller  à  la  mort. 

Dans  ces  conditions,  —  étant  donné,  d'une  part,  le  danger 
de  mort  certain  et  prochain  dans  le  séjour  aux  tranchées  qui 
suivra  tout  prochainement,  le  danger  de  mort  certain  et  plus  ou 
moins  prochain  dans  les  attaques  soit  françaises  soit  allemandes, 
le  danger  de  mort  plus  ou  moins  certain  par  le  bombardement 
du  cantonnement;  —  étant  donné,  d'autre  part,  l'impossibilité 
absolue  où  sont  les  hommes  de  communier  à  jeun,  si  bien  que 
oour  eux  il  n'v  a  qu'une  alternative  :  copimunier  non  à  j'eyn  ou 


APPENDICE  537 

ne  jamais  communier,  —  leurs  aumôniers  ont  cru  se  conformer 
au  décret  de  la  S.  Congr.  en  organisant  le  soir,  à  la  seule  heure 
où  les  soldats  sont  libres,  des  saluts  solennels  du  Saint  Sacre- 
ment, où,  après  les  chants  et  les  prières  liturgiques,  suivis  d'un 
sermon,  ils  distribuent  la  sainte  communion  en  viatique. 

Avant  et  après  cette  communion,  les  actes  sont  récités  à  haute 
voix;  et  cet  ensemble  de  prières,  de  chants,  d'instruction,  de 
solennité,  en  môme  temps  qu'il  sauvegarde  le  respect  dû  au 
Saint  Sacrement,  apprend  à  chacun  les  sentiments  de  ferveur 
avec  lesquels  il  doit  en  user. 

Beaucoup  de  soldats  n'étant  libres  qu'à  des  jours  différents 
les  uns  des  autres,  ces  saluts  avec  communions  sont  répétés 
tous  les  soirs  durant  les  quelques  jours  passés  au  cantonnement. 

L'expérience  de  tous  ces  aumôniers  accumule  des  merveilles 
de  salut  et  de  sanctification  opérées  par  ces  communions  fré- 
quentes. Aussi  voient- ils  avec  angoisse  que  certains  confrères, 
ignorant  les  conditions  matérielles  et  morales  dont  nous  par- 
lions tout  à  l'heure,  essaient  de  les  entraver  et  leur  reprochent 
une  manière  d'agir  qu'ils  déclarent  en  opposition  avec  les  lois 
de  l'Église. 

C'est  pourquoi,  soucieux  de  &auver  ces  milliers  d'âmes  sur  le 
point  de  paraître  devant  Dieu,  mais  ne  voulant  le  faire  que  dans 
une  soumission  entière  aux  directions  de  l'Autorité  ecclésias- 
tique, ces  aumôniers  demandent  humblement  s'ils  peuvent,  en 
toute  sûreté  de  conscience,  continuer  à  donner  ainsi  tous  les 
jours,  dans  les  conditions  énoncées  plus  haut,  la  sainte  commu- 
nion en  viatique  à  leurs  soldats,  qui  ne  peuvent  la  recevoir  autre- 
ment et  qui  sont  tous,  plus  ou  moins,  en  danger  tfès  prochain 
de  mort. 


Extrait  d'une  lettre  du  Père  Lenoir  à  propos  du  tract 

«  En  Viatique  ». 

Quand  il  eut  parcouru  le  manuscrit  du  tract  En  Viatique  y 
dont  il  est  question  à  la  page  340,  le  Père  Lenoir  écrivait  à 
l'auteur,  le  31  août  1916: 

Peut-être  pourriez-vous  faire  ressortir  plus  encore  les  deux 
arguments  capitaux  : 

1°  L'imposslbililé  pour  le  soldat,  mâ-me  au  repos,  de  communier  à 

Jeun.  —  Votre  série  d'excuses  (alléguées  parles  hommes  pour  ne 

pas  venir  à  l'église  le  matin)  est  prise  sur  le  vif;  mais  peut-être 

est -elle  encore  en  dessous  de  la  vérité.  Chez  nous,  il  n'y  a  pas 

34* 


538  APPENDICE 

«  grande  difficulté  »,  mais  «  impossibilité  »  ^  La  plupart  du 
temps,  le  matin,  les  hommes  ou  bien  sont  à  l'exercice  ou  bien 
n'ont  pas  le  droit  de  quitter  leur  grange.  Si  certains  gradés 
laissent  sortir,  reste  toujours  la  menace  constante  de  quelque 
appel  pour  revue  de  détail,  ou  rapport,  ou  renseignement  quel- 
conque. Aussi  quand  par  hasard,  un  matin  de  repos,  les  hommes 
ne  sont  pas  à  l'exercice,  en  faire  venir  un  à  l'église  pour  dix 
minutes,  c'est  l'exposer  à  être  gravement  puni.  —  Exception 
-faite  pour  le  dimanche  ;  mais  si  l'on  veut  que  le  grand  nombre 
puisse  assister  à  la  messe  ce  jour- là,  il  faut  choisir  une  heure 
trop  tardive  pour  que  les  communiants  soient  à  jeun,  surtout 
après  l'exercice  du  matin. 

2°  La  menace  toujours  présente  d'un  départ  subit  au  danger.  — 
Nous  voici  au  repos  pour  la  quatrième  fois  depuis  le  début  de  la 
guerre.  Les  trois  autres  fois,  nous  avons  été  subitement  enlevés 
à  notre  tranquillité  au  bout  de  quelques  jours  pour  aller  nous 
battre.  —  C'est  le  cas  que  vous  présentez  au  début  de  votre 
article,  mais  qui  peut-être  y  semble  un  peu  trop  exceptionnel. 
11  est  presque  normal  pour  mes  coloniaux. 


APPENDICE    C 

Au  sujet  de  Tintervention  du  Père  Lenoir  le  95  sep- 
tembre iii,I5  à  la  Main  de  Massiges  (Cf.  p.  232-233)  : 

A  la  suite  d'une  soigneuse  enquête  auprès  des  survivants  que 
nous  avons  pu  rencontrer,  nous  devons  constater  : 

1°  Qu'aucun  des  officiers  supérieurs  que  nous  avons  interrogés 
n'a  eu  une  connaissance  précise  de  cet  incident; 

2o  Que,  parmi  les  officiers  ou  soldats  qui  ont  rapporté  le  fait 
par  ouï-dire,  aucun  n'a  fait  mention  du  brassard  arraché.  Le 
capitaine  Duchamp,  qui  recueillit  les  témoignages  de  plusieurs 
anciens  du  4e,  écrit  formellement  :  «  Je  n'ai  jamais  entendu  parler 
de  l'enlèvement  du  brassard  ».  (Lettre  du  9  mai  1922).  Il  reste 
donc  que  ce  détail  doit  être  une  invention  de  journaliste. 


1  Pour  corroborer  celle  affirmation ,  nous  ne  croyons  pas  mulile  d'apporter 
Ici  le  témoignage  d'un  jeune  clerc  minoré,  l'abbé  Jules  Avril,  qui  passa  au 
A*  colonial  toute  la  guerre,  depuis  le  mois  de  mai  1916:  «  Ceux  qui  se  sont 
permis  de  critiquer  le  Père  Lenoir  ont,  en  général,  peu  connu  la  détresse  des 
rr^r-nç  pf  (jps;  qnies  pp  cpt'e  hntiiMf»  gnerre.  Pratiquement,  quand  nous  étions 
au  repos,  aucun  soldat  ne  pouvait  assister  à  la  messe  en  semaine.  »  {Rapport, 
pages  16  et  17.) 


TABLE    ANALYTIQUE 


Abnégation:  121,144,261,280, 
498.  Cf.  Don  de  soi,  Énergie. 

Absolutions  collectives  :  110- 
113,  142.  Cf.  Confessions. 

Action  populaire  de  Reims  :  123. 

Activité  :  20,  126,  130-134,  154, 
240,  244. 

Afîection  des  coloniaux  pour  le 
P.  Lenoir:8  sq.,  91,  96,  125, 
136,  159,  187,  192,  206,  249- 
254,  274,  289,  322  sq.,  376, 
389,  520,  522,  526,  529. 

Aide  apportée  au  Commande- 
ment: 168,  209-220,  226,  310, 
312,  362,  505. 

«  Apaches  »  :  314-317,  32C  sq. 

Apôtre:  5,  19,  164,  202-205, 
238,  243,  250,  255,  276,  278, 
316,  396,  432,  452,  460,  492, 
498-503,  527.  Cf.  Zèle. 

Aumônerie  militaire  : 

a)  Déficits:  105,  114,  139, 

392,  482,  519; 
6)  Plan  de  réorganisation  : 
161  sq.,  312,  403-408. 

Benoit  XV  :  145  sq. 
Berdoulat  (Gai)  :   8,   10,  96, 

185,  210,  271,  448. 
Blessures  :  70,  144,  147,  233, 

259,  Î85. 


;<  Blessure  heureuse  »  :  182. 
Bonne  humeur  :  45,  60,  65,  87, 

118,261,472. 
Bonté  :  122,  247,  261,  273,  287, 

322,   376,   435.   Cf.   Charité, 

Don  de  soi. 

Carmélites  :  378-383. 
Catéchiste  :  41,  154,  194,  371- 

376. 
Charité  :  14,  25-28,  42,  272,  275, 

287,    329,    475.    Cf.    Bonté, 

Don  de  soi. 
Coloniaux  :  96,   169,  207,  315. 
Confessions  :  64-67,  95-97,  110, 

343  sq.,  487,  500. 
Conversions  :  110,  118-121,  139, 

149-153, 157, 164, 169, 313, 

321,  380,  408,  437,  479. 
Correspondance  :  24,  43,  123, 

240,  254,  285  sq.,  432,  455. 
Courage  :  77, 135,  233,  329,  351, 

364,  376,  407,  507  sq. 

Désintéressement   :    163,    261, 

304,  417.  Cf.  Bonté. 
«  Deux  marsouins  de  1915  »  : 

172,  247. 
Directeur  :    34,    290-296.    Cf. 

Correspondance, 
Don   de   soi  :  37,  69,  98,  271, 

344.353.  360.  388,402,416, 


HO 


TABLE  ANALYTIQUE 


427,431,  473,  487,  492,  497- 

500,  513-517. 
Éducateur  :  22-47,  100,412. 
Énergie  :  13,  455,  497,  502.  Cf. 

Abnégation,  Volonté. 
Eucharistie  : 

a)  Amour  pour  F  :  23,  27, 

40,  88,  209,  217,  222, 
252,  327,  485,  536. 

b)  Honneurs  rendus  à  Y  : 

177,  190,200,326,  402, 
457,  459.  Cf.  «  Messes 
triomphantes  ». 

c)  En  Viatique  :  94-97, 111- 

113,  188-190,  330-344, 
360,434,477,  481,510. 

d)  Port  de  r  :  65,  91,  160, 

345. 

e)  Effets  merveilleux  de  Y  : 

150,170,174,  313,521. 
Cf.  Conversions. 
Examen  particulier  :  298,  435, 
437,  472,  535. 

FocH  (Mal)  :  218,  280. 
Famille   (Affections   de)   :    58, 
241-245,  393-396,  398,  531. 

GOURAUD    (Gai)    ;     1^    Ig^  ^    479^ 

185,  210. 

Humilité  :   91,   119,  161,  204, 
246,  260-263,  277,  425. 

Ledôchowski  (R.  p.)  :   155. 
Lettré  :  21,  101,  107,  179.  Cf. 

Éducateur. 
Liturgie  :  299,  317  sq.,  372, 441, 

479,  488. 
Livre    de    Prières    du    Soldat 

catholique    :     154,    263-266, 

303-305,  382,  395. 

Marneffe  :  29  sq.,  72,  99-101. 
K  Messes  triomphantes  »  :  163, 


177,201,  312,433,442,453, 
459,467,483. 
Mortification  :  191,  240, 443, 458. 

Obéissance  et  Initiatives  :  29- 

30,218,  280,332. 
Orateur:  154,  185-198,  211    328 

367,  388,  390,  cf.  Sermons' 

«  Pâques  au  créneau  »  :  319  sq. 
<(  Petit  Patrouilleur  »  :  118-137. 
Preneur  d'âmes  :   24,    33,    96* 

101,  185,257,273,289,367! 
388. 

Prêtres    et    Séminaristes    :    7, 

115,  161-163,  187,  260-263* 

300-302,396,481,525,  536, 
538. 

Prévenances  :  14,  122,  329,  529. 
Cf.  Bonté,  Correspondance. 
Protestants  :  187,  268. 
Pruneau  (Gai)  :  lo,  H5,   209 

228,249,253,256,304,369,' 
524. 

PsiCHARi  :  67,  290. 

Ré^cits  du  P.  Lenoir  :  Captivité, 
76-89.  —  Le  caporal  Jugon, 
93.  —  Premières  impressions 
de  guerre,  96.  —  Un  suicidé, 
150,  153.  —   Types  de  mar- 
souins, 169.  -—  Le  fortin  de 
Beauséjour,  171, 173.  —  Tris- 
tesse d'apôtre,  204,   207.    — 
«  Toilette  pour  le  bon  Dieu  » 
326.  —  Serment  sous  la  tente, 
436.  —  En  vieille  Grèce,  469 
sq. 
Rucif  (M?--)  :  12,  334,  336. 

Sainteté  :  7,  24,  166,  187,  267- 

271,  275,528.  Cf.  Abnégation, 
Don  de  soi. 

Saluts  du  soir  :  328,  330,  533. 

Sermons  :  de  Pâques,  165,  483; 


TABLE  ANALYTIQUE 


541 


—  sur  S'fi  Jeanne  d'Arc,  178; 

—  sur  le  Précieux  Sang,  102; 

—  contre  le  découragement, 
310  ;  —  avant  et  après  la  vic- 
toire d'Herbécourt ,  350,  354; 

—  pour  le  14  juillet,  357  ;  — 
«  Dieu  le  veut!  »  391;  — 
pour  la  Dédicace  des  Eglises, 
397  ;  —  sur  Ste  Cécile,  398  ;  — 
sur  Dieu,  372,  433;  —  sur  la 
parabole  du  Semeur,  447;  — 
pour  la  liberté  des  âmes,  450  ; 

—  contre  le  respect  humain, 
451  ;  —  sur  les  fins  dernières ^ 


459;  —  pour  le  dimanche  de 

Quasimodo,  488. 
Nombre  des  sermons  :  111,  371. 
Thiry  (Colonel)  :   8,  10,   185, 

267,   273,  370,   426,  498  sq. 

522,  528. 
Volonté  tenace  :  14,  52-56,  84, 

269.  Cf.  Energie. 
Vocation:  i6  sq.,  245. 
Zèle  :  15,  43-46,  55,  150,  164, 

316,  335,  421,  460,-467,  479, 

502,  525.  Cf.  Apôtre. 


A''.  JB.  —  JLes  prmcipaux  clian^'-ements  apportés  à  partir  de  la 
2«  édilion  se  trouvent  aux  pafres  suivantes  :  22,  93,  209,  233, 
257,  280,  296,  304,  329,  351,  376,  503,  514,  529,  535. 


TABLE   DES   CARTES 


Guerre  de  mouvement  de  la  2e  division  coloniale 61 

Environs  de  Vitry-le-François 77 

Secteur  de  Massiges  et  de  Beauséjour 127 

Cantonnements'de  repos  (1915) 489 

La  Main  de  Massiges 223 

Secteur  des  coloniaux  dans  la  Somme 307 

Cantonnements  de  repos  (1916) 360 

De  Salonique  à  Monastir 410 

Le  secteur  du  Piton  Jaune 493 


TABLE    DES    MATIERES 


Introduction.  —    L'adolescent.    Le    religieux.    L'éducateur 

(1879-1914) 13 


PREAilERE    PARTIE 
LA    GUERRE    DE    MOUVEMENT    —    LA    CHAMPAGNE 

1914 

CiiAP.  L  L'Enrôlement.  Une  pre- 
mière victoire.  Le  sacrifice 
entrevu 3-10  août.  .     ,       51 

Chap.  il  Guerre      de     mouvement. 

Revigny,  la   Belgique,   Vi- 

Iry-le-François.     .     ,.     .     .     11  août- 5  sopt.       60 

CnAP,  III.  Prisonnier!  Un  épisode  de 

la  bataille  de  la  Marne   .     .     5-11  sept.    .     ,       75 

CuAP.  IV.  Au    service    des    blessés. 

Quelques  jours  de  pour- 
suite. Bilans  et  Souvenirs.      11-30  sept.      .       90 

Chap.  V.  Avec  les  combattants.  Pre- 

mier apostolat  eucharis- 
tique. L'aumônier  se  dé- 
gage du  G.   B.   D.     .     .     .     oct.-9  nov.      .     103 

Chap.  VI.  '  Aux  tranchées.  Le  Petit 
Patrouilleur,  Joies  et  deuils 
de  Noël 9  nov. -31   dèc.     117 


544 


TABLE  DES  MATIÈRES 


1915 

Chap.  VII.  Massiges.  Deuxième  bles- 
sure. L'inaction  d'un  apôtre,     janv.,  févr.      .     138 

CiiAP.  VIII.  Avec  le  4e  Colonial.  La  Lé- 
sion d'honneur.  Les  fêtes 
de  Pâques mars -5  avr.     .     156 

CuAP.  IX.  Le   fortin   de    Beauséjour. 

Fête  de  la  Bienheureuse 
Jeanne  d'Arc.  La  «  blessure 
heureuse  '> avril,  mai.       .     171 

Chap.  X.  Une  mission  vagabonde. 
Dons  oratoires  du  Père  Le- 
noir.  Champag-ne- Picardie 
a.ller  et  retour ji^i^j  juillet.     .     184 

Chap.  XI.  Avant  la  bataille  de  Cham- 
pagne. Le  «  cafard  »  d'un 
apôtre.  Préparation  morale 
du  soldat août,  sept.   .     .     199 

Chap,  XII.  L'assaut  de  la  Main  de 
Massiges.  Le  Bastion  de 
l'Annulaire,  Troisième  bles- 
sure  25  sept.     ,     .     222 


DEUXIEME   PARTIE 


APOSTOLAT   D'AMBULANCE  —   LA  SOMME 


Chap.  XIII.  A  Autun.  Affections  de  fa- 
mille. La  nostalgie  du  front.     26  sept.-12  nov.     237 

Chap.  XIV.       D'une  ambulance  à  l'autre. 

Imprudence  «  providen- 
tielle ».  Le  Livre  de  prières 
du  soldat  catholique  . 

Chap.  XV.  En  retraite.  Le  don  de  soi- 
même.  La  vie  intérieure  du 
religieux fin  décembre. 


13  nov.-16  déc.    2:;G 


267 


TABLE  DES  MATIÈRES  545 

1916 

CiiAP.  XVI.       Vitry  pour  la  seconde  fois. 

L'épistolier.    Le    directeur 

de  conscience janvier.  .     #     .     283 

Chap.  XVII.  Dans  la  Somme.  Hiver  et 
printemps.  Les  âmes  qui 
s'éveillent.    ..,-..     févr.,  mars.      .     306 

Chap.  XVIII.    Fontaine  -  lès  -  Gappy.     Les 

Pâques  au  créneau.   .     .     .     avril,  mai.  .     .     319 

CuAP.  XIX.  Pour  la  Cause  eucharis- 
tique. Deux  plaidoyers  en 
faveur  des  marsouins.     .     .     juin.      ,      .     .     330 

CuAp.  XX.         La  bataille  de  la  Somme. 

L'enthousiasme  d'Herbé- 
court.  Les  horreurs  de 
Biaches juin-22  août  348 

Chap,  XXI.  Au  grand  repos.  Période 
d'  «  instructions  ».  Mar- 
raines et  Carmélites .     .     .     23  août- 11  cet.     3C6 


TROISIÈME   PARTIE 


VERS  L'ORIENT  —  LA  MACEDOINE 


Chap.  XXII,  Dans  l'attente  de  Salo- 
nique.  Comme  les  Cheva- 
liers de  Malte.  Fourvière 
et  N.-D.  de  la  Garde.     .     .     12  oct.-26  nov.     387 

Cuap.  XXIII.  En  Méditerranée.  Lettre 
sur  Taumônerie  militaire. 
Le    guet-apens   d'Athènes.     27  nov.- 19  déc.     401 

Chap.  XXIV,     Salonique.    Rudes   étapes   à 

travers  la  Macédoine.     .     .     10-31   déc.      .     413 


54  6  TABLE  DES  MATiPJIES 

1917 
CnAP.  XXV.      Eksissou,  Hivernage  sous  la 

tente janvier.       .     .     427 

Chap.  XXVI.    Kaïlar.    Un   mois   dans   une 

église   grecque,    parmi   les 

Turcs février.  .     .     .     439 

Chap.  XXVII.  Vers  la  Vieille  Grèce.  A  la 

recherche    des    comitadjis 

royalistes 1<=''-18  mars.    .     455 

Chap.  XXVIII.  Monastir.  Retour  à  marches 

forcées.     Préparation     des 

dernières  Pâques .     .     .     .     19  mars-6  avril.     471 

Chap.  XXIX.  Cégel.  Joies  eucharistiques. 
Suprêmes  recommanda- 
tions    7-15  avril.  .     .     481 

Chap,  XXX.      Le  secteur  du  Piton  Jaune. 

Trois  semaines  héroïques. 

L'agonie  avant  le  Calvaire.     16  avr.-6  mai.     491 

Chap.  XXXI.  Le  champ  de  blé.  Dernières 
journées.  Les  préférences 
de  l'Esprit- Saint  ....     7-9  mai.     .     .     504 

Chap.  XXXII.  «   Je   vous    attends.    »    L'Eucharistie  gar- 
dienne. Deux  lettres  d'adieu. 519 

Appendice  A.  —  A  "propos  de  l'examen  particulier .535 

—  B.  —  Deux   documents    sur    la   Communion   en 

viatique 536 

—  C.  —  Sur  l'intervention  du   P.    Lenoir  à  la  Main 

de  Massiges. 538 


40  0'(f^.    —  TOîjn?,    îMpn. 


M  AME 


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D         622  «GS  1922 

GUITTOIMl  GEORGES» 

UN  PRENEUR  DvPHIES* 


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COO       GUIirCN,     GEO    UN    "PRtsNEUR" 

ACC?5^     1057<)57 


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U  D'  /  OF  OTTAWA 


COLL  ROW  MODULE  SHELF   BOX   POS    C 
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