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U dVof OTTAWA
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University of Toronto
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UN "PRENEUR ■> D'AMES
Louis LBNOIR S. J.
AUMONIER DES MARSOUINS
1914- 1917
DU MEME AUTEUR
LOUIS LENOIR, JÉSUITE, AUMONIER MILITAIRE,
édition abrégée crun « Preneur » d'âmes, avec
une étude de Georges Goyau 4 50
Pour le règne social du Christ. SI NOUS SAVIONS
AIMER. Préface de S. Em. le Caril. Maurin (Editions
Spes , 17, rue Soufllot, Paris.) 6 ))
LA POURSUITE VICTORIEUSE à l'aile gauche de
l'armée Gouraud (26 sept.-ll nov. 1918). Ouvrage
couronné par rAcadémie française 5 »
EN VIATIQUE. Impressions de guerre. (Collection
Hoslia, Apostolat de la prière, Toulouse.) Epuisé.
Le Syndicat dans ses rapports avec la hiérarchie catho-
lique. (Editions Spes, 17, rue Soufflot, Paris). . . 1 »
Un bel exemple de réalisations syndicales : Les
syndicats libres féminins de l'Isère. (Ibidem.) ... 1 »
Pour riionneur et Tintérêt de la France. NOTRE
AMBASSADE AU VATICAN. (Ibidem.) » 50
En collaboration :
LETTRES DE GUERRE A NOTRE-DAME, trouvées
dans l'Oratoire du Parc de Noulette, le 4 Juillet i 9 1 o.
Album de grand luxe, in-i** carré, avec reproductions
phototypiques des documents. Préface de S. G.
Me"" Julien Evoque d'Arras. (Editions Spes.). . , . 50 »
AU SUJET DU PÈRE LENOIR :
Un (( Preneur» d'âmes. Extraits, pour la propagande.
(Editions Spes.' » 25
Au fond des âmes. Récits du Père Lenoir sur Le Petit
Patrouilleur, Les Deux Marsouins de 1915, Un sui-
cidé, La Conversion du Juif. [Ikidem.) » 25
En préparation :
Cinquante années d'initiatives. LÉON HARMEL, le
« Bon Père » du Val des Bois.
u..-^^
/
COUROPÉ PAR L'ACADÉIIIE FRANÇAISE
Georges GUITTON S. J.
UN « PRENEUR >' D'AMES
Homines eris capiens (S. Luc, v)
AUMONIER DES MARSOUINS
1914-1917 ^^jgJl^
26« MILLE
J. DE GIGORD, Éditeur
15, UUK CASSETTE, 15'
PAKIS vie
ACTION POPULAIRE
" Éditions Spes "
17, HUE SODFFLOT, 17
PARIS Va
Propri(^té
de J. nE GIGORD.
Nihîl obstat.
Parisiis, die 5» octobris 1921.
II. DU Passage.
Imprimatur.
Parisiis, die 6» octobris 1921,
H. Odelin,
V. g.
■u
Copyri{çht hy J. hr GIGOHD
SECRETARIA DI STATO
Dal Vaticano, 26 juillet 1922.
DI SUA SANTITA
Moiv RÈvÉREyo Père,
Vous priant de vouloir bien excuser un retard
qui est cillé beaucoup au delà de mes prévisions,
je suis heureux de vous faire savoir c[ue Sa Sain-
teté ^ accueilli avec la plus grande bienveillance
l'homrhage filial de votre livre « Un preneur
d'âmes ».
Grâce à votre publication, cette belle figure de
religieux qui fut le Père Louis Lenoir va con-
tinuer sans doute, à travers la foule, sa noble
mission d^ apôtre, ramenant les uns à Jésus Christ
et appelant r attention des autres sur la seule chose
importante ici-bas, la préoccupation religieuse.
Il est donc juste que le Père commun des fidèles
vous félicite pour cette belle œuvre de charité et
forme pour elle et pour vous-même, mon Révérend
Père, ses meilleurs vœux, en même temps quil
vous envoie de tout cœur la Bénédiction Aposto-
lique,
Unissant mes vifs remerciements pour l'exem-
plaire que vous avez bien voulu me destiner, je
suis heureux de profiter de cette occasion pour
vous assurer, mon Révérend Père, de mes religieux
sentiments en Notre-Seicjneur .
Ir*, C, Gaspariu
LE GENERAL GOURAUD
Haut COMMissAiRt de la Répubui9ub
EN Syrie Cilic ie
CommT en Chef de l armée du levant
17 novembre 1919,
à bord du Waldeck-Rousseau.
... J*ai connu, comme tous les
Français, beaucoup d^admirables au-
môniers pendant la guerre. Mais je
crois qu'entre tous le Père Lenoir
était le premier, le plus grand par
la flamme de son action apostolique,
par son patriotisme et par son cou-
rage, même avant que l'auréole de
son sacrifice ne l'eût couronné...
^M^C</VV
1/
Extrait d'une lettre h Vaiiieur.
ÉVÊCIIÈ Ver;>diUes, le 7 mars 1922.
de
VERSAILLES
Mon cher Père,
Combien je félicite VAction Populaire, qui, de concert avec
M. de Gigord, a bien voulu se faire la coéditrice de V admi-
rable vie du Père Lenoir, aumônier des marsouins, « pre-
neur d'âmes » I Avec le sens chrétien et le sens social , la
g^rande maison de VAction Populaire possède éminemment
le sens de l'opportunité, et, à l'heure présente, el-le nous rend
le plus signalé service en dressant devant la France entière
la rayonnante figure du Père Lenoir.
Ce héros de la grande guerre appartient à la Compagnie
de Jésus, mais aussi il est un peu mon diocésain. Il a fait
une partie de ses études dans notre chère école Saint- Jean de
Versailles, et ses vénérés parents ont dans notre ville leur
résidence habituelle. L'Evêque de Versailles veut être des
premiers à saluer le Père Lenoir et à féliciter l'écrivain dis-
tingué qui vient d'écrire sa vie. Cela ne lui revient-il pas de
droit?
Que de leçons dans cette vie si courte et si pleine I
Voilà un homme, un prêtre, un jésuite qui a été en même
temps le plus humble religieux et l'aumônier le plus entre-
prenant, qui a su allier la plus parfaite obéissance aux plus
hardies initiatives. A l'heure même où nous célébrons le troi-
sième centenaire de la canonisation de saint Ignace, n'est-il
pas intéressant de constater que le fondateur de la Compa-
gnie de Jésus a trouvé le secret de former dans son Institut
des âmes également vaillantes et contenues, des héros et des
saints, qui se subordonnent librement à une règle austère
sans rien abdiquer de leur personnalité, qui décuplent leurs
qualités naturelles en les soumettant aux exigences de la
vocation religieuse?
\'oilà un homme, un prêtre, un jésuite qui, dans le tumulte
de la grande guerre et le fracas des batailles, a su veiller non
seulement à sa sanctification personnelle, mais encore à la
préservation et à la sanctification des jeunes séminaristes
qu'il a rencontrés et coudoyés à chaque pas dans les ambu-
lances et dans la tranchée. A Theure même où le recrutement
du clergé préoccupe vivement Topinion, où la question des
vocations sacerdotales est une question vitale, angoissante
pour le peuple chrétien, et pour les Évêques en particulier,
quoi de plus émouvant que Taffection du Père Lenoir pour
les jeunes séminaristes, que sa délicatesse à les protéger et
à les diriger?
Voilà un homme, un prêtre, un jésuite qui a mené de
front le service des âmes et le service de la patrie, qui a
aimé Dieu et la France jusqu'à en mourir, qui a été auprès
de nos soldats l'excitateur du courage militaire et l'apôtre de
l'Eucharistie. En présence d'une telle vie et d'une telle mort,
comment ne pas toucher du doigt Texcellence et la puissance
du divin Sacrement de nos autels, l'alliance de la bravoure
et de la foi, du patriotisme et de la religion, l'importance de
la sainteté pour le relèvement des âmes et pour le salut de
notre cher pays?
Mon cher Père, c'est à vous, c'est à votre plume évoca-
trice et séduisante, à votre cœur si profondément sacerdotal
et si ardemment apostolique, que nous devons tous ces ensei-
gnements.
Je vous remercie, je vous félicite et je bénis les éditions
successives de votre beau livre, qui vont continuer puissam-
ment l'apostolat du saint Père Lenoir.
Cordialement vôtre en N.-S.,
•j- Charles,
Evêque de Versailles.
AVANT-PROPOS
« Un soir du mois de mai 1917 , raconte M. l'abbé
Armand Thiébaud^, alors brancardier à V Armée
d'Orient, trois marsouins du 4^ colonial revenaient de
la cantine italienne. Pour se consoler des dangers
courus V avant-veille, ils avaient bu plus qu'il ne Jallait.
Une dispute s'engagea entre eux et quelques hommes
de notre formation. Le vin aidant, des menaces furent
proférées et des coups allaient être donnés. Je m'inter-
posai en face du plus bruyant des trois coloniaux.
Déjà il levait un litre de « cinzano » pour me le briser
sur le crâne, lorsque tout à coup son bras tomba, sa
colère disparut, ses yeux se remplirent de larmes :
« Pardon, monsieur l'abbé I Excusez-moi... Oh! le
« Père Lenoir ! notre aumônier ! un saint ! Vous le con-
« naissiez? Dire qu'ils l'ont tué! )) Au souvenir de son
aumônier, le loup était devenu agneau. Il oublia sa
querelle pour faire l'éloge de cet homme qui avait été
l'incarnation de la charité et regagna tranquillement le
bivouac. »
Le fait se passait dans un coin montagneux de l'ex-
trême Serbie, près du village en ruine qui fut Cégel.
Le souvenir que laissait le Père Lenoir continuait son
apostolat. Il le continue encore aujourd'hui.
Sa tombe, entretenue de fleurs et de couronnes, fut
longtemps un lieu de pèlerinage, où les coloniaux
venaient puiser, le plus souvent à genoux, la force de
« tenir ».
* Vicaire d'Olivet f Loiret), lettre du 3 janvier 1918,
L'oubli ne fanera point de si tôt les grâces de cette
tombe.
« Nous sommes en ligne, écrit, cinq mois après sa
mort, un de ses soldats, et nous pleurons encore notre
cher aumônier^. »
Offrant ses condoléances aux parents du Père, un capi-
taine d'état-major disait : « Si toutes les amitiés, toutes
les sympathies, toutes les reconnaissances qu'a laissées
parmi nous le Père Lenoir s'exprimaient, c'est par
centaines que se compteraient les lettres partant de Serbie
et de France à votre adresse. Mais le Père Lenoir
n'avait laissé cette adresse qu'à quelques amis^. »
Depuis lors, les témoignages de vénération se sont
accumulés , déconcertants. Ils sont venus de partout.
Celui qui figure en première page de ce livre est extrait
d'une longue lettre qui n'était nullement destinée, quand
elle nous fut écrite, à la publicité. Seule son affection
pour le Père Lenoir a fait accepter au général Gouraud
une brèche à sa réserve habituelle.
Combien d'autres, par correspondance ou de vive voix,
ont témoigné de nfiême ! Des généraux, comme le
Gouvern,eur militaire actuel de Paris % le chef de la
brigade coloniale de Toulon^, l'ancien commandant
de l'artillerie de la 4^ armée % des officiers de tous
grades, des médecins, des prêtres : on retrouvera leurs
jugements au cours de cet ouvrage. Mais plus signifi-
cative encore est l'admiration des simples soldats : pré-
cieuse est celle qui éclate, sous le choc des événements,
dans des lettres naïves adressées à leur aumônier^ ,' plus
' Soldat Pierre Villemenot, 7 septembre 1917.
* Commandant (alors capitaine) Mury, 8 juillet 1917.
3 Général Berdoulat.
< Général Pruneau , actuellement comd* la subdivision d'Orléans.
s Général Malcor.
6 Sur les instances de son oncle, le R. P. Vétillart, le Père Lenoir
conserva, à partir de novembre 1915, des lettres où se manifestait
plus particulièrement l'action de la grâce, et dont il pourrait après
la jj:ucrre, lui assurait-on, tirer de belles pages à la gloire de l'Eucha-
ristie
précieuse celle qui, ayant résisté à l'usure, se révèle
après plusieurs années, au hasard des circonstances.
Petits cultivateurs du Lot ou de la Loire, Jardiniers
de la banlieue de Marseille et de Toulon, coloniaux
inconnus rencontrés dans le Métro, prêtres ou sémina-
ristes de vingt diocèses, religieux de toute robe, em-
ployés de banque, pharmaciens, typographes, chauffeurs
de transatlantique, revendeur de meubles, mécaniciens,
concierge, soldats de Varmée du Bhin,... leurs déposi-
tions sont là, dans nos cartons, réclamant chacune un
tour de faveur pour échapper à l'obscurité.
Si nombreux sont les documents en notre possession,
que nous serions tenté de remercier les personnes qui, en
hésitant à nous communiquer ceux qu'elles possèdent, ont
bien voulu d'autant diminuer notre travail. Le motif de
leur refus, toujours le même, était encore un hom-
mage : «. Ces lettres nous sont trop précieuses, disaient-
elles j nous aurions si peur de les perdre!* »
Cette richesse documentaire a fait aussi notre tour-
ment. Malgré nos efforts, le volume est devenu gros,
bien gros pour une si courte vie. La faute en est aux
amis du Père Lenoir. Les coloniaux qui l'ont vu à
l'œuvre nous ont i^épété à l'envi : « Impossible de le
mettre en valeur sans reconstituer l'histoire du régi-
ment. Supprimer de votre récit les horreurs du cratère
de Massiges, du fortin de Beauséjour, des fondrières de
Biaches ou les étapes épuisantes de Macédoine, c'est
laisser notre aumônier en l'air. Pour faire du vrai, il
faudrait le peindre en pleine masse, au milieu d'une
fresque semblable à celles qui décorent les colonnades
des Invalides, »
' En fait, c'est à ceux qui ont bien voulu nous faire part de leurs
richesses que va notre reconnaissance. Leurs noms se trouvent dis-
persés dans les pages de ce volume. Qu'ils soient ici tous ensemble
remerciés.
Apprenant que plus de deux cent cinquante sermons
de guerre nous ont été conservés , — rédaction ou cane-
vas, — un officier écrit d'autre part : « Ces discours
font partie intégrante de la vie du régiment. Vous ne
pouvez vous dispenser de les citer largement. »
« Et n'oubliez pas ses lettres! nous dit-on de vingt
cotés. Sa prodigieuse correspondance était pour beaucoup
dans le prolongement de son influence. »
Pareillement, qui nous pardonnerait de négliger les
récits eucharistiques que le Père a publiés ?
Avec plus de raison encore, ses frères en religion
tiennent à ce que soit signalée, autrement qu'en passant,
l'intensité de vie intérieure qui alimentait une pareille
activité.
Nous avons pourtant fermé Voreille à bien des sug-
gestions. On nous a dit notamment : « Le Père Lenoir
fut aussi remarquable professeur — ou, pour mieux
dire, éducateur — qu'admirable aumônier. Les anciens
élèves de Marneffe n'admettraient pas que vous le
taisiez. » Bien volontiers nous proclamerons cette maî-
trise. Mais à trop insister sur le professeur, ne risque-
rions-nous pas d'être obligé de nous répéter ensuite?
Sauf l'adaptation nécessaire à la vie des camps, sa
méthode pour saisir les âmes et les grandir était tou-
jours la même.
Faut-il une dernière excuse pour l'épaisseur du
volume? Nous la prenons des lèvres du colonel Thiry :
« Le Père Lenoir était un homme exceptionnel, » Et il
ajoutait : « Quand on a rencontré dans sa vie un homme
pareil, on est sûr de n'en pas rencontrer un second. »
Exagération?... Peut-être, Du moins elle fixe l'impres-
sion produite par notre aumônier et la profondeur de
son influence. C'était tout le dessein de cet avant-propos.
En là fête de saint Pierre et saint Paul y 29 juin 1921.
AVANT-PROPOS
DE LA DEUXIÈME ÉDITION
Nous voudrions remercier ici tous tes amis, anciens et nou-
veaux, du Père Leiioir qui ont contribué à répandre cet
ouvrage.
Aux vc'érans du 4'^ colonial, il a suffi d'en connaître Van-
nonce pour qu'ils le réclament ; et, malgré son poids, le livre
s'est envolé rapidement même hors de France, jusqu'à Cons-
tantinople, Casablanca, le lac Tchad ou Shang-Haï.
Dans leurs lettres, quels témoignages d'affectueuse vénéra-
tion pour leur Père, pour leur Saint! En termes différents
tous répètent à l'envi : a On ne dira jamais assez de bien de
ce chrétien héroïque, de cet homme de cœur et de devoir. »
Quelqu'un ajoute : « Je conserve parmi mes meilleurs souve-
nirs de famille le portrait de ce grand Français. En le fixant
bien en face de temps en temps, on n'est jamais tenté de mal
faire. » (Gustave A., de Marseillan, Hérault.) — Un ancien offi-
cier : « Je n'ai pas rencontré pendant la guerre d'homme pour
qui faie ressenti plus d'admiration que l'abbé Lenoir et, bien
que protestant, fai eu avec lui les rapports personnels les plus
confiants... Votre livre m'a fait connaître de notre aumônier
des côtés et des traits qui rehaussent encore la vénération que
fai toujours éprouvée pour cet homme exceptionnel. » (C B.,
d'Hgères.) — Un jeune cheminot, à qui le Père Lenoir avait fait
faire sa première communion à Kaïlar, écrit : « Maintenant
il est là-haut, près du bon Dieu, contemplant de ses grands bons
yeux ses chers enfants laissés sur la terre. Il nous attend et
prie pour ceux d'entre nous qui péchons avec inconscience et
risquons de perdre à jamais ce beau paradis dont il nous
10
a tant parle. Il a dn gagner h paradis. Nou.'i devons Vîniiter
pour être heureux. » — Plusieurs disent avec les mêmes mots,
mais diversement orthographiés : « Lorsque j' ai ouvert ce livre,
que j'ai vu la photo de notre brave aumônier, des larmes me
soid venues aux yeux, car ça m'a rappelé tant de vieux sou-
venirs! » De même cet autre: « Je n'ai pu retenir mes larmes
à revivre certains passages de cette vie si admirable que j'ai
un peu vécue auprès de lui, vie intense pleine d'héroïsme et
d'abnégation... Je possède quelques lettres de ce Saint, lettres
que je conserve jalousement ; que de bonté, d'amour et de foi
se dégage de chaque mot ! » {Louis R., de Lyon.) — Et enfin, —
car nous n'en finirions pas de tout citer, — un ancien lieute-
nant, après avoir évoqué « la belle figure de celui que nous
pleurerions encore si nous n'avions la consolation de pouvoir
l'invoquer », ajoute : <( Je suis bien plus courageux et bien
plus fier de mon titre de chrétien depuis que fai lu ces belles
pages, relatant des faits que je connaissais déjà pour la plu-
part, mais sur lesquels on ne saurait trop revenir. » (Albert B.^.)
Les chefs parlent de même. A la veille de s'embarquer pour
le centre africain, le colonel Thiry, dont l'aide nous fut si
précieuse quand il était chef d'état-major du corps colonial
à Paris, nous redisait pour la dixième fois : « Si f avais, moi
laïque et profane, à choisir un titre pour votre livre, sans
hésiter je mettrais : Un Saint. » — Avant même d'avoir ouvert
le volume, le général Pruneau nous écrivait : « Laissez- moi
vous dire tout de suite ma joie presque naïve devant ce titre
et cette signature si connue, qui évoquent immédiatement en
moi tant de souvenirs de gloire et de misère. D — Enfin le gou-
verneur de Paris, le général Berdoiilat , terminait ainsi une
lettre du l^»' mars dernier : « Vous me faites l'honneur de citer
mon témoignage à plusieurs reprises; je ne puis que vous
renouveler ici l'expression de mon admiration émue pour la
noble figure du Père Lenoir, qui fut un des plus magnifiques
professeurs d'énergie que j'aie connus et qui, « ayant aimé nos
<i marsouins, les aima et se dévoua pour eux jusqu'à la fin. »
Chose plus étonnante : ceux même à qui le nom du Père
1 C'est en partie à l'obligeance de tous ces correspondants ciuc nous
devons les détails ajoutés ou précisés dans cette 2^ édition. Les
principales adOilions se trouvent aux pages suivantes: 209,233,
257, 280, 296, 304, 329, 351, 376, 503, 5U, 529, 534.
a
Lenoir était hier entièrement inconnu se sont intéressés à son
histoire. M. Maurice Blondel la considère comme un (( pré-
cieux traité d'héroïsme chrétien... Quelle surnaturelle chanson
de geste! ajoute-t-il ; il n'y a rien de plus beau. » — M. Georges
Goyau y voit (( l'avènement de Dieu dans un régiment de
France », et, dans le Correspondant du 10 février, il consa-
crait tout un article à détailler les merveilles opérées par
(( l'Hostie chez les coloniaux )) grâce à leur aumônier. En des
formules saisissantes, dont le relief s'incruste en la mémoire,
il disait : « Jésus, son Jésus- Hostie ^ sorti du tabernacle pour
reposer sur sa poitrine, voulait que cette poitrine fût ambu-
lante : Jésus- Hostie voulait aller de l'avant, descendre dans
les lignes; et le Père Lenoir y descendait , si étroitement iden-
tifié avec son Dieu, qu'on ne pouvait dire s'il le suivait ou s'il
le précédait... Sévère pour lui seul, il cheminait promeneur
de son Christ, et son Christ était le moteur; et les invisibles
impulsions qu'il subissait s'incarnaient, sous un aspect visible,
dans ses initiatives d'apôtre. »
Devant « cette histoire strictement vraie, mais dépassant les
homes du vraisemblable, conclut un autre écrivain, les incré-
dules s'arrêteront peut-être comme devant une énigme. Le
Père Lenoir en savait et en proclamait le mot véritable : il
n'était et ne voulait être que le docile et merveilleux instru-
ment de l'Eucharistie, » {R. P. du Passage, Etudes , 20 février
1922.)
A ceux qui, peines de voir la France chrétienne si mécon-
nue à l'étranger, se sont efforcés de répandre ce volume hois
de nos frontières, à ceux qui déjà travaillent à le faire tra-
duire, nous adressons un merci tout spécial. Souffrant de voir
notre pays jugé d'après une littérature grivoise où nous pre-
nons à tâche de nous calomnier nous-mêmes, ils ont eu plai-
sir, ainsi que le disait l'un d'eux, qui a longuement habité
l'Angleterre, à trouver « autour du Père Lenoir cette admi-
rable phalange de soldats et d'officiers chrétiens, ce petit
patrouilleur, ce capitaine Coville... Vraiment, ajoutait-il,
nous avons là un raccourci de la France durant la guerre
plus vrai que celui de Barbusse ».
A tous ces amis, dont la plupart ne nous sont connus que
par correspondance, nous recourons encore ; qu'ils nous aident
12
surfont à faire pénétrer cette biographie au foyer des anciens
coloniaux : ce sera rendre le Père à ses enfants.
Enfin ^ comment taire notre émotion en voyant des cardi-
naux^ malgré les soucis de leur charge, apporter aux ver-
tus du Père Lenoir le tribut de leur admiration ? De Rome
Fun d'eux daigne écrire que de cette « belle vie du preneur
d'àmes il va faire ses délices et son profit pendant le carême ».
Comme M^^^ l'archevêque de Cambrai, plusieurs évêques disent :
« J'ai à peine ouvert le livre, et déjà il m'a pris. » Le témoi-
gnage d'un ancien aumônier militaire, aussi perspicace que
i\i°'' Ruch, a une autorité toute spéciale; on comprendra que
nous l'ayons gardé pour finir :
« Un portrait fort réussi met face à face avec le héros, le
saint. La plus belle photographie, ce sont les lettres du glo-
rieux disparu. Elles sont superbes de vie, d'entrain et d'allure,
de foi, de piété et de sainte audace. L'âme y palpite tout
entière, pleine de vie, d'une vie puisée dans le cœur de Jésus
par la sainte Eucharistie. Quel que soit le poste occupé, tran-
chées, ambulance, calvaire, toujours, on le sent, le Père Lenoir
est — à la lettre — dans la Compagnie de Jésus. On ne peut
faire de lui plus bel éloge. Les incroyants, les mondains admi-
reront sans comprendre. Pour nous, le secret de sa force est
manifeste : il aime. Il aime ses soldats, il aime la France, il
aime son devoir, il aime la vertu, le sacrifice, et sans le savoir,
sans y penser, il aime l'héroïsme. Mais pour lui c'est tout un.
Il aime Jésus-Christ. »
Puisse, grâce à ce livre, l'aumônier des marsouins recom-
mencer ses tournées bienfaisantes et continuer à « prendre »
des âmes pour son divin Maître !
En ce 3« centenaire de la canonisation de S. Ignace et de
- S. François Xavier, 12 mars 1922.
Quels que soient les termes de vénération reproduits dans
celte biographie, nous déclarons, conformément au décret
d'UKBAiN VIII, ne les entendre que dans le sens autorisé par
la sainte Eglise.
INTRODUCTION
l'adolescent. — LE RELIGIEUX. l'ÉDUCATEUR
(1879-1914)
11 nous souvient d'une conversation d'août 1914, qui
peut se résumer ainsi :
(( Savez-vous que le Père Lenoir vient de s'engager
comme aumônier militaire?
— Lui! Non! Il ne tiendra pas quinze jours.
— Sûrement !
— C'est une folie. Si son provincial s'était trouvé à
Paris, il ne l'aurait pas laissé partir. »
Le fait est que Louis Lenoir ne réalisait pas le type
que certains se forgeaient à plaisir du prêtre pour sol-
dats, encore moins du prêtre pour marsouins : l'homme
taillé comme les héros de d'Esparbès, musclé, jovial,
fumant la pipe, diseur de bons mots, capable de pous-
ser des cris formidables en s'élançant à l'attaque et
d'en revenir avec un blessé sur chaque bras. Ceux qui
avaient approché le Père Lenoir durant ses études, aux
scolasticats de Jersey et de Hastings, avaient même
pris l'habitude de le considérer comme une petite santé.
Mais la lame en lui consolidait la gaine. « Ce n'est
pas Hercule qui fait le plus, a écrit Lacordaire ; une
âme généreuse dans un pauvre petit corps est la maî-
tresse du monde V »
' Flavigny, 31 mai 1852. (Lettres de Lacordaire, édition Perreyvc,
p. 172.)
14 LOUIS LENOIR S. J.
Une fois de plus se sont vérifiés les axiomes de
l'Evangile : « Si le grain meurt en terre, il porte beau-
coup de fruit... Qui s'humilie sera glorifié... Bienheu-
reux les doux, car ils posséderont le monde ! »
Ce n'est pas que Louis Lenoir fût humble et doux
par nature. Ces vertus avaient été acquises de haute
lutte.
Né le 14 février 1879 à Vendôme (Loir-et-Cher),
l'enfant eut pour parrain son grand-père maternel,
M. Marcel Vétillart, sénateur de la Sarthe. D'une
grande fermeté de décision, celui-ci éprouva une vraie
joie à voir se développer très tôt chez son petit-fils ce
qu'il tenait pour une caractéristique de sa famille :
l'énergie de la volonté.
'L'entêtement qui la manifesta tout d'abord réjouis-
sait moins ses parents. Le mot « je veux » fut un des
premiers que Louis sut prononcer, et il articulait ces
deux syllabes avec une obstination dont on n'avait pas
raison facilement. Pour obtenir une permission, il met-
tait tout en œuvre. Débouté, il restait tranquille, vrai-
ment soumis ; mais son idée le poursuivait et, à la pre-
mière occasion, elle se faisait jour sous une forme nou-
velle.
Heureusement, le cœur était aussi tendre que la tête
était dure. Très jeune, l'enfant eut l'ingéniosité de l'af-
fection et il montrait déjà, pour les anniversaires et les
fêtes, cette préoccupation de faire plaisir, qui restera
au milieu des soucis les plus absorbants, jusqu'au jour
de sa mort, un de ses attributs distinctifs.
De bonne heure il comprit que ce qu'il possédait
n'était pas pour lui seul. Il partageait volontiers son
goûter, ses jouets, sa science. Bambin de six ou sept
INTRODUCTlOiN \^
ans, quand il rentrait le soir de l'école Saint- Jean, ce
qu'il avait appris dans la journée, de sœur Constance, il
aimait à l'enseigner k son tour. Autoritaire, il réquisi-
tionnait d'office d'abord sa plus jeune sœur et son petit
frère, mais aussi les domestiques de la maison. L'igno-
rance de Caroline, brave campagnarde qui avait été sa
nourrice, le peinait particulièrement; il entreprit d'en
triompher. Spectacle peu banal que cet enfant marte-
lant le B. A - BA aux oreilles de cette femme, avec
le sérieux d'un homme fait, la stimulant avec des bons
points et des récompenses, inventant chaque jour un
moyen de vaincre ce cerveau rebelle. Mais, au lieu de
regarder l'ardoise, la nourrice extasiée mangeait des
yeux son nourrisson. « Monsieur Louis, s'écriait-elle,
que vous êtes donc savant!... » Et Caroline ne sut ja-
mais lire.
Dans l'enseignement du catéchisme et de l'histoire
sainte, le professeur eut plus de succès. Très exigeant,
il réclamait alors de tous ses auditeurs une attention
respectueuse. Quelqu'un se permettait -il de trouver
amusant le jeune prédicateur : « Il ne faut pas rire
ainsi, disait-il, quand on vous parle du bon Dieu. »
On devine assez que ce tempérament impérieux ne
favorisait pas toujours la bonne entente de Louis avec
ses frères et ses camarades de collège. C'est ainsi par-
fois que les chefs se révèlent. Cependant, à l'approche
de sa première communion, on le vit surveiller sa
fougue naturelle ; sous la direction d'une sœur aînée
<}ui devait aussi plus tard entendre l'appel de Dieu, il
s'entraînait à marquer des victoires.
La veille de ce grand jour, le H juin 1890, Louis
vint trouver sa mère : « Maman, me permettez -vous
demain de demander au bon Dieu d'être prêtre? »
M™* Lenoir ayant répondu oui et promis qu'elle ferait
la ^4me nrièrç, l'enfant témoigna une grande joie. Et
iAle fut sa ferveur le lendemain, que sa mère ne put
i«i LOUIS LENOTR S. J.
mettre en doute le résultat futur de leur commune
supplication.
Dès lors, Louis considéra la communion comme son
principal secours et en usa très fréquemment.
Vinrent néanmoins les années difficiles. Brillant
élève de seconde, le jeune, humaniste manifestait en
son jug-ement une contiance excessive. Voulant le ma-
ter, son professeur le contrecarrait parfois en présence
de ses camarades ; il s'ensuivait des discussions d'où
l'amour- propre de Télève sortait humilié... ou exalté.
On pensa que le régime de Tinternat lui serait plus
favorable. Louis le croyait aussi. Et justement, son
oncle, le R. P. Vétillart, était recteur au collège des
Jésuites de Tours. En mars 1893, il accepta sans
g-rand'peine d'y être envoyé.
A Saint-Grégoire, Louis se classa tout de suite en
tête de ses condisciples, si bien qu'à la fin de l'année,
pour éviter que le « tard- venu » ne découronnât les
anciens de leurs premiers prix, on dut le mettre à part
et lui décerner une mention « hors concours ».
Les années suivantes , le baccalauréat de rhétorique
et de philosophie ne fut qu'un jeu.
Cependant, le jeune collégien ne pensait aucunement
à se faire Jésuite. A en juger par un écrit destiné à sa
mère, il semble même que, durant les deux premières
années de Tours, l'idée de se faire prêtre ou « apôtre
des sauvages » eût entièrement disparu de ses préoc-
cupations. Plus tard, faisant allusion à cette époque, il
parlera gravement à quelques intimes, en hochant la
tête, de sa jeunesse orageuse. Du milieu de sa philoso-
phie date ce qu'il appelle sa conversion. « Alors il
m'arrivait de traverser des périodes de quelques jours,
ou seulement de quelques heures, où j'étais absolu-
ment dégoûté des choses de la terre et où je me tour-
nais vers Dieu. Il s'ensuivait presque toujours l'amour
INTRODUCTION 17
de la solitude et de la retraite ; et plusieurs fois je pen-
sai à me faire chartreux. »
Cette idée persista. Durant la retraite de fin d'an-
née l89o, « un matin, dit-il, comme je priais à la cha-
pelle, je fus terrassé par cette pensée que je devais me
donner tout à Dieu, complètement, parfaitement, et que
le moyen le plus parfait était de me consacrer à sa
louange vocale et à la contemplation )>. Mais en même
temps que se confirmait son élection pour l'ordre de
Saint-Bruno, il s'apercevait que tout se liguait à l'en-
contre : « son besoin d'activité, son imagination, sa
santé. »
C'était le temps des vacances. Durant le premier
mois, « je pensai aux Dominicains, chez qui l'extérieur
m'attirait beaucoup, puis je revins aux ordres contem-
platifs. Les Bénédictins, que je ne connaissais pas
exactement, m'attirèrent pendant plus d'un mois, jus-
qu'à ce que j'eus fait une retraite chez eux, ce qui suf-
fit pour me montrer que ce n'était pas ma voie. Alors
je me retournai du côté des Chartreux... »
Encore !
Rentré au collège pour suivre le cours de Sciences,
pendant près . d'un an il crut sincèrement qu'il serait
fils de Saint-Bruno. « Ce désir fut pour moi une source
de ferveur sensible... Il se peut que Jésus ait agi ainsi
pour me donner le goût de la contemplation, nécessaire
à tout religieux... Mais quelques jours avant la fête de
saint Louis de Gonzague (21 juin 1896), il se produisit
en moi un changement important. Jusque-là, chose
remarquable, j'avais une répulsion marquée pour la
Compagnie de Jésus et je ne voulais même pas exami-
ner si j'avais des aptitudes pour ce genre de vie. Peu
à peu, au milieu de juin, dans mes communions, aux
saluts du Saint Sacrement, à la chapelle en général,
cette répulsion s'effaça, pour faire place à l'indif-
férence, puis à la considération, enfin à l'admiration et
même à la pensée que là pourrait être ma voie, pensée
2
\% LOUIS LENOIH S- J.
qui tout d'abord m'eiTraya et m'altrista. Je priai beau-
coup. »
Le lendemain, la décision était prise : il serait
jésuite. « J'étais heureux, je sentais que j'avais trouvé;
et depuis je n'ai pas eu un instant de doute sur ma
vocation. La retraite que je viens de faire (à Cantor-
béry) a confirmé mes pensées. Je n'ai plus qu'un désir,
entrer le plus tôt possible... »
Ce compte de conscience filial est daté de sep-
tembre 1896.
Toutefois, les fluctuations précédentes faisaient
craindre un enthousiasme passager. L'adolescent con-
tinuait à montrer un goût très vif pour tous les
sports : gymnaste nerveux et svelte, partenaire envié
au tennis, il était habile au patinage et passionné
pour le cheval. De plus, fort soigneux de sa personne,
il ne dédaignait pas une certaine élégance et même,
d'après les témoignages les plus sûrs, « une recherche
un peu mondaine dans ses vêtements ».
M. Lenoir jugea prudent d'éprouver la persévérance
de son fils. Louis fut inscrit comme externe au lycée
de Versailles, au cours préparatoire de Polytechnique.
Cette année douloureuse lui fut bien adoucie par la
compagnie de sa sœur aînée, qui attendait aussi le
moment de se donner toute à Dieu. Leurs efforts furent
mis en commun. Si la sœur fournissait l'aide d'une
piété plus vive, le frère, en prévision du chant de l'of-
fice, enseignait à la future religieuse les éléments du
latin. Assis durant les vacances, à Trégastel, « dans le
creux d'une de ces roches fantastiques qui s'appellent
ou le Roi Gralon ou la Pierre qui tremble, nous pas-
sions, a raconté M"** Lenoir, des moments délicieux :
lui grave professeur et moi son élève , lui sachant don-
ner un véritable intérêt aux cas de la |?rammaire latine
INTRODUCTION 49
et moi pensant : Quel éminent professeur Louis sera
plus tard ! »
L'apôtre aussi se formait par les visites assidues qu'il
faisait aux pauvres. Confrère de Saint- Vincent-de-Paul,
déjà il s'entraînait à rappeler aux parents l'obligation
de veiller à Tinstruction religieuse de leurs fils. Et la
bonne grâce souriante de « ce jeune homme si comme
il faut, qui vous causait si gentiment », préludait aux
conquêtes de l'avenir.
Ainsi préparé, Louis entra au noviciat comrne de
plain-pied (28 septembre 1897). « De tous les jeunes
gens que j'eus la consolation de préparer à la vie reli-
gieuse_, écrit son recteur d'alors, il était non seulement
le premier- né, mais je crois le plus délicat. Je me
demande même si j'ai jamais rencontré pareille activité
naturelle et surnaturelle pour exploiter de très singu-
lières ressources d'intelligence et de cœur'. »
Une seule ambition est permise au novice : se sanc-
tifier. L'idéal proposé est sans mesure : « Soyez parfait
comme mon Père céleste lui-même est parfait. » Et
pour couper court à toute illusion, Jésus-Christ précise :
«Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renonce
lui-même et prenne sa croix. » Le frère Lenoir tendit
vers ce but toutes ses énergies, envieux de ne se lais-
ser surpasser par personne. Un jour il entend dire,
comme venant d'une très bonne source, qu'un de ses
frères « allait à la sainteté au pas de charge ». « A-t-il
rougi, blêmi, frémi? écrit un témoin, je ne sais plus.
Je me souviens seulement très bien qu'il laissa percer
avec une sorte de sainte jalousie le désir de ne pas se
* Lettre à M. Leuoir, 19 juin 1917.
20 LOUIS LENOIR S. J.
laisser distancer dans la perfection par un de ses jeunes
frères. »
Quand il relatera plus tard l'ascendant extraordinaire
de l'apôtre des marsouins, le commandant de Bélinay
dira excellemment : « 11 était clair que sa vive intelli-
gence et son exquise nature ne pouvaient suffire à
expliquer ce résultat. 11 avait mérité la fécondité de
son travail par une vie exemplaire et par des années
de fidélité scrupuleuse aux rites sans nombre de la
vie de communauté ^ »
Un tempérament aussi vif ne se pliait pas facile-
ment à la contrainte de la règle. Les bouillonnements
d'humeur qui dans le jeune humaniste avaient jadis
provoqué des explosions, s'ils ne se manifestaient plus,
grondaient toujours au dedans. « Quand il disait publi-
quement sa coulpe, remarque un de ses co-novices, le
frère Lenoir s'accusait constamment d'avoir manqué à
l'obéissance. Cela nous intriguait fort, car nous ne
constations aucun manquement^. » Plus tard au sco-
lasticat il lui arrivera encore de confier à ses intimes,
— en latin pour obéir à la règle, — ses orages inté-
rieurs : a Eram furiosus^n dira-t-il en souriant, légè-
rement honteux de lui-même. Mais de ses fureurs, au-
tour de lui, on ne se doutait guère.
Entre novices, des discussions s'élevaient parfois,
comme il convient, sur le genre de mort que chacun
souhaitait d'avoir. Tel ou tel soutenait que se sentir
vieillir et diminuer, après de longues années de labeur,
assurait à l'âme un temps d'humiliation méritoire et de
recueille«ient inappréciable. Le frère Louis n'y contre-
disait point ; mais sa préférence allait à faire , au plus
vite, feu qui flambe et à mourir en plein travail.
* Frédéric de Bélinay, jésuite, commandant de chasseurs à pied : Sur
le sentier de la guerre, Beauchesne, 1920, pp. 73-74.
* R. P. Tenncson.
INTRODUCTION 21
Après ses premiers vœux (29 septembre 1899), il
consacra deux années, selon l'usage des jeunes jésuites,
à des études littéraires, sorte de rhétorique supérieure,
qu'il couronna par la licence ès-lettres. Son goût pour
la culture classique intégrale s'y affermit et dès lors il
rompra des lances pour la langue de Démosthène,
tout comme en faveur du latin. La thèse, que le grec
fait <irnver les bons esprits aussi vite et toujours plus
sûrement qye la spécialisation scientifique précoce,
était soutenue pir lui avec flamme et sans tenir compte
toujours des correctifs qu'y apportent des gens d'une
plus longue expé^-ience. Dès lors également, il caressait
« le rêve d'une résurrection de l'enseignement clas-
sique aux accords de la toujours jeune musique d'Ho-
mère, de Sophocle et de Platon* ». Et quand, profes-
seur à MarneiTe, il fera jouer Antlcjone en grec et
Alkestisy ce ne sera point par gageure de snobisme ou
caprice d'esthète. « C'est qu'il s'affligeait de la déca-
dence où il voyait sombrer l'esprit français , par suite
de l'abandon d'une formation à laquelle nous devons en
partie le génie d'un Racine. »
La philosophie vint ensuite. Remarquablement
prompt à saisir l'ensemble d'une question , Louis Le-
noir était néanmoins de ceux dont l'esprit a besoin,
pour donner toute sa mesure, de puiser dans l'action à
la fois un excitant et une détente. Déjà, au cours de
son noviciat, des fatigues de tête l'avaient contraint
d'aller se reposer quelques semaines en famille. Après
dix mois passés sur les problèmes de la connaissance et
de l'éthique naturelle, une interruption complète fut
jugée nécessaire. Comme on estimait qu'un change-
ment de climat lui serait favorable, le jeune philosophe
fut envoyé au collège de Beyrouth , où la surveillance
des moyens externes lui fut confiée.
^ Père Courbe, duns En. Famille, revue du collège de Marnefïe ,
octobre 1917
22 LOUIS LENOIR S. J.
Dans la pensée de son recteur, le R. P. Clerc, ce poste
devait lui permettre d'avoir ses nuits tranquilles et de.
se lever tard. Mais les diflicultés étaient f2^randes. Il
fiuccédait à des maîtres éminents, les R. Pères Dides'
et Bouyges, qui, ayant vécu plusieurs années en Syrie,
en connaissaient tout ce qui peut aider Péducateur h
comprendre et à i^ai;ner les esprits : coutumes, tempé-
raments, lois psychologiques, ressources morales. N.e
l)ouvait-on craindre que, nouveau venu dans ce pays
nouveau si riche en qualités mais si nuancé de races et
de religions, au milieu d'élèves dont beaucoup étaient
schismatiques et un certain nombre musulmans, le Père
Lenoii' ne lût long à s'adapter?
Les craintes, si elles existèrent, furent vite dissi-
pées.
D'emblée, le jeune surveillant acquit auprès de ce
petit monde « une emprise extraordinaire, s'en fai-
sant aimer et les conduisant à Dieu^ ». Chatouilleux
sur l'honneur de ses enfants, il avait à cœur « que per-
sonne n'eût des externes, par préjugé d'habitude, des
jugements peu favorables. 11 les défendait en toute occa-
sion et l'on fut bientôt forcé de rendre hommage à ce
qu'on les vit capables de valoir... Il devina les qualités
qui se cachaient sous les écorces les plus rudes et
s'appliqua de toute son âme à les mettre à profit. //
découvrit le moyen de faire appel 4 ^^wr cœur^ et beau-
coup comme moi furent émerveillés de la transforma-
tion qui s'opérait en eux^ ». « C'est un sorcier, disaient
de petits mulsumans, il a un charme. » Mais son rec-
teur, qui le connaissait mieux, condensait le secret de
sa sorcellerie en ce mot qui sera vrai de ses marsouins
comme de ses élèves : « Ces bons enfants donnaient
* Depuis, Supérieur général de la Mission des Jésuites en Syrie.
» K. P. Clerc.
3 Nous devons tous ces détails à roblif,^eance du Père Paul Rigaud,
qui fut à Beyrouth le collègue du Père Lenoir.
INTRODUCTION 23
toute leur confiance à celui qui leur donnait tout son
excellent cœur. »
Cette méthode d'éducation n'était point chez le Père
Lenoir le fait du hasard, elle était consciente et voulue.
Parmi les fiches de lectures qu'il prit au cours de la
guerre, nous avons relevé celle-ci, remarquable indice
des préoccupations qui le suivaient sous les obus :
« Éducation. Aimer. Sénèque, lettre 9 à Lucilius, de
Sapientis aniiçitia, édit. Aube, page 74, cite ce mot
d'Hécaton : Si vis amari, amaK » C'était déjà sa devise
à Beyrouth. Et le R. P. Clerc ajoute : « Plusieurs
de ses élèves lui sont restés très fidèlement attachés et
lui ont écrit longtemps pour lui demander conseil, ce
qu'auront peine à croire ceux qui se sont occupés des
externes de Beyrouth. »
Après avoir terminé sa philosophie à Jersey, le
Père Lenoir fit au collège français de Marnelfe, en Bel-
gique, durant trois ans, un premier stage de professo-
rat; nous y reviendrons. Et, en octobre 1908, il com-
mençait au scolasticat d'Ore Place, à Hastings, ses
études de théologie. C'était le portique du sacerdoce.
Dans le fond de la nef mystérieuse qu'il foulait enfin,
brillait l'autel où il avait la certitude de monter bien-
tôt, pour s'enrichir de Dieu chaque matin au bénéfice
des âmes. 11 y pénétrait à un âge où d'autres exercent
depuis longtemps le saint ministère. Mais ce retard était
largement compensé par un trésor d'expériences et
d'ardents désirs.
Les décrets de Pie X qui recommandaient la commu-
nion quotidienne étaient récents (1905-1906). Ils avaient
enthousiasmé l'âme ardente du religieux. « On ne peut
plus en douter, répétait-il dès lors, la communion quo-
tidienne est le régime normal du chrétien en état de
* « Si Lu veux cire aimé, -Hiinc. »
24 LOUIS LENOIR S. J.
pirâce. ); Foyer déjà de sa vie spirituelle, comme elle
l'est de la liturgie, l'Eucharistie allait devenir pendant
quatre ans le point de convergence de ses études. Et il
prendra si bien l'habitude de tout y ramener, que plus
tard, quel que soit le sujet de ses instructions, dogma-
tique ou moral, sans jamais lasser ses auditeurs, il les
conduira toujours à cette conclusion : Il faut commu-
nier.
Parmi ses confrères d'Ore Place, beaucoup pourraient
signer ces lignes du Père de La Messuzière^ :
... J'avais subi, comme tous ceux qui rapprochèrent, ce
charme irrésistible qui lui gagnait tous les cœurs. C'était chez
moi beaucoup plus que la sympathie fraternelle, si douce cepen-
dant, qui est déjà une part du « centuple » promis aux reli-
gieux. J'avais pour le Père Lenoir de la vénération, un respect
confiant, cordial : n'eût été la discrétion nécessaire, je lui
aurais en toute simplicité ouvert ma conscience. Ce qui me le
fit dès l'abord vénérer, c'est que j'avais senti un homme pro-
fondément surnaturel, une âme très sérieusement intérieure,
malgré une activité prodigieuse et notamment une correspon-
dance qui paraissait à d'aucuns excessive pour un jeune reli-
gieux. Il s'imposait à moi par le rayonnement de sa vertu. Plus
je réfléchis à cette influence suave et comme irrésistible, plus
j'en crois trouver le secret (outre des qualités de savoir-dire
et de savoir-faire exceptionnelles) dans l'exquise charité du
Père; et celte charité si universelle, si dévouée, si délicate,
était elle-même, ce me semble, l'épanouissement normal de
sa dévotion eucharistique. N'est-ce pas au soir du Jeudi Saint
que le Maître disait aux Douze : « Mandadim novum ... man-
datum meum : ui diligatis invicem"^. » Aussi le texte du
Souvenir de Première Communion du cher Père, si heureuse-
ment rappelé en têie de son image mortuaire, résume-t-il par
avance le caractère propre de sa sainteté : « Le disciple que
* Charles de La Messuzière, qui devait mourir au cours de la g-ucrrc,
passa avec le Père Lenoir à Ore Place Tannée 1911-1912, alors que
celui-ci, déjà prêtre, y faisait sa 4« année de théologrie.
2 « Le commandement nouveau.., mon commandement, c'est que
vous vous aimiez les uns les autres. »
INTRODUCTION 25
Jésus aimait reposa sur son cœur à la Cène, et il y puisa le
secret de Tamour. «
11 était tellement tout à tous, que nul ne le connaissait sans
avoir l'impression d'être de ses amis privilégiés, et on Tétait en
effet, si grande était sa puissance de fraternelle et de surna-
turelle affection.
Un aspect particulier de sa charité mérite d'être retenu.
« D'esprit trop sérieux pour être particulièrement
boute -en- train, écrit un de ses confrères, il n'avait
pourtant rien de gourmé et il s'amusait bonnement,
franchement, à cœur joie, des plaisanteries des autres.
Il s'en souvenait et les leur resservait de longues années
plus tard. Cette satisfaction qu'il éprouvait à se délecter
de l'esprit d'autrui plus qu'à briller hii-même, bien qu'il
ne dédaignât point de piquer à l'occasion son grain de
sel sur la conversation , me paraît avoir été un des
menus traits les plus agréés de sa physionomie
morale ^ »
Quoi d'étonnant si, toujours en quête d'un service à
rendre, le jeune religieux parut une fois ou l'autre avoir
un sourire contraint et des égards légèrement afTectés?
Ceux qui, nés sous une bonne étoile, sont habitués aux
prévenances, les vainqueurs de la vie, s'étonnent naï-
vement qu'on ait à faire le moindre effort pour être
aimable envers eux : n'est-il pas naturel qu'on soit à
leur dévotion? Mais les autres, les rougissants, qui
s'effarouchent d'être regardés aussi bien que de ne pas
l'être, les cœurs bretons, — et il s'en rencontre jusque
sur les bords de la Garonne, — qui broient du noir sans
savoir pourquoi, les timides, les susceptibles, les moins
entourés, les étrangers embarrassés de leur langue^,
* R. P. Teiineson.
2 Tout comme le collège de MarncfFc (en Belgique), le scolasticat
d'Ore Place (en Angleterre) était une maison française, exilée de
France par les lois persécutrices de 1901. Mais telle était sa réputa-
tion, qu'une trentaine de jeunes jésuites, appartenant à presque toutes
les nationalités de l'Ancien et du Nouveau Monde, y étaient accourus
pour se joindre aux étudiants de théologie.
26 LOUIS LENOIR S. i.
ceux-là étaient tout ensoleillés, quand le sourire même
un peu" forcé du Père Lenoir se posait sur eux. Or il
s'y posait souvent : nulles privautés, sinon en leur
faveur. Tous pourraient dire avec quel tact exquis il
savait les rencontrer à tel coin de corridor, les invitant
à passer avec lui la récréation, s'ingéniant à les mettre
en valeur, les faisant parler de sujets qui leur étaient
familiers ou spécialement agréables.
Les religieux chargés des oflices domestiques , —
appelés chez les Jésuites frères coadjuteurs, — n'ont
qu'une voix pour dire combien le Père Lenoir avait
d'attentions pour eux, comme il aimait à venir les ren-
seigner sur les événements du monde chrétien et les
conquêtes de nos missionnaires, comme il les accompa-
gnait en promenade le dimanche, et comme il s'ingé-
niait, les soirs de congés où chacun, très légitimement,
songe à son repos personnel, à les soulager dans leurs
plus humbles emplois. Y avait-il après le diner, — à
l'occasion d'un cinquantenaire ou d'une ordination de
prêtres, — une fête de famille, des chants, des illumi-
nations? On était sûr de voir le Père Lenoir, — sa
charge de « préfet de lectures » lui en donnait le droit,
— arriver au réfectoire alerte et souriant : « La séance
commence, disait- il aux frères, il faut que vous alliez
voir ça. Ne vous inquiétez pas de desservir. Le travail
sera fait, le couvert mis. J'ai une équipe. Je m'en charge. »
Et tout cela de si bonne grâce qu'on ne pouvait lui
résister... Menus faits, mais dont la multiplication
assure à la vie de communauté son charme très doux.
Les prédilections du Père Lenoir étaient aussi pour
les infirmes, surtout s'ils étaient âgés, plus encore s'ils
étaient prêtres. Et quand le service à leur rendre con-
cernait la sainte messe, — son rêve de demain ! — son
dévouement n'avait plus de bornes. Pour faciliter la
célébration quotidienne à un bon vieillard qui n'avait
plus toute sa lucidité et moins encore sa souplesse
INTRODUCTION 2"7
d'antan, le jeune théologien se fit son servant à des
heures tardives très gênantes, durant des trimestres et
même des semestres entiers. Après son diaconat, bien
que le règlement le dispensât de cet office, il poussa
l'abnégation jusqu'à le continuer longtemps encore.
Quelles que fussent ses occupations, il trouvait tou-
jours du temps pour le plaisir et la consolation des
autres.
Il y avait aussi, continue le Père de La Messuzière, les
âmes plus spéckdement eucharistiques, ceux qui demain
seraient prêtres et qui, enthousiastes des décrets sauveurs de
Pie X, entendaient bien en être les propag-ateurs éclairés et
fervents. Gomme alors le cher Père se prodiguait, donnant de
sa science théologique, de son temps, de son cœur! Je n'ou-
blierai jamais nos longues causeries, dans le bois de pins du
scolasticat, sur nos projets d'apostolat par la communion fré-
quente. Je ne crois pas profaner le texte sacré en appliquant
à ces conversations saintes le mot des disciples d'Emmaûs :
« Nonne cor noslriim ardens erat duni loqueretur in via^ !... »
Je dis qu'il se prodiguait. Nous habitions au 3° étage,
presque porte à porte. Un jour, il me lit une lettre d'Arménie.
Un de nos missionnaires lui narrait les résultats très conso-
lants obtenus par la communion fréquente et quotidienne,
comment parmi nos élèves schisma tiques plusieurs désiraient
se convertir uniquement pour pouvoir recevoir plus souvent
le corps du Seigneur. Le missionnaire ajoutait que, pour
encourager les bonnes volontés et vaincre les résistances, il
recherchait les textes les plus importants des Pères cappado-
ciens sur la communion fréquente : ce serait un argument
puissant, pour ces Orientaux si traditionnels, de leur montrer
que la doctrine eucharistique de Pie X était celle même de
leurs Pères dans la foi. Le Père déplorait en terminant que sa
bibliothèque patristique fût bien mal montée. Deux ou trois
jours après, le Père Lenoir m'apportait un travail considé-
rable, qui a paru quelques mois plus tard dans le 7 rail d'Union:
il avait fouillé les collections de Migne et relevé, depuis la
* « Notre cœur ue brûlait -il pas, tandis qu'il nous parlait sur la
route ? •
28 LOUIS LKNOIR S. J.
Atoa/-/] jusqu'aux derniers Pères du v^ siècle, les textes prin-
cipaux relatifs à la communion quotidienne. Le manuscrit,
— 8 ou 10 pages de références ou de textes, — prenait le
lendemain la roule d'Arménie.
La revue le Trait d'Union^ dont on vient de parler,
avait été aussi un fruit de la charité intelligente du
Père Lenoir, lors de son premier séjour à Marnefîe. 11
la fonda, raconte le R. P.' de Vallois, recteur de la
maison, « sur un simple désir que je lui exprimais un
jour. Trois semaines après (janvier 1907), le premier
numéro paraissait. Il continua sans interruption cette
œuvre, qui n'avait d'autre but que de renseigner les
professeurs et surveillants de nos autres collèges sur
les ouvrages, lectures, jeux, industries, pouvant leur
être utiles. La petite revue fut très critiquée et à l'inté-
rieur de Marneffe et à l'extérieur. On prédisait sa mort
à brève échéance. « Ne me lâchez pas ! » disait le
Père... Le Recteur n'en avait nulle envie ; il obtint
même de Rome, pour l'œuvre et l'ouvrier, une bénédic-
tion spéciale. Et la petite revue grandit.
Du scolasticat, le Père Lenoir continua souvent d'y
collaborer, sans nuire en rien à ses chères études théo-
logiques, mais pour s'en délasser. Un jour de congé, où
la pluie l'avait empêché de sortir, il composa ainsi « tout
un article sur l'orthographe; une autre fois, le résumé
de tout un rapport sur l'utilité des études classiques et
une remarquable partie documentaire de pages élevantes
sur la force oui témoigne d'immenses lectures* ».
Au mois d'août 1912, le Père Lenoir, prêtre depuis
un an, recevait une seconde fois son affectation pour
1 Note du Père L. Dauchcx, qui dirigea le Trait d'Union pendant
la théologie du Père Lenoir.
INTRODUCTION 29
Marnefre. Bien qu'il dût arriver de nuit et que la pro-
priété soit à quatorze kilomètres de la gare de Huy :
(( Ne m'envoyez pas la voiture, écrivait-il au R. P.
Recteur; je reviendrais par le raccourci, les yeux fer-
més. »
Son cher Marneffe ! C'était un collège qui n'avait
assurément rien de commun avec cette « vraye geaule
de jeunesse captive » dont parle Montaigne.
Tous les éducateurs, sauf peut-être certains extré-
mistes, ont prôné, pour la formation des caractères,
une heureuse alliance — chez le maître — d'affec-
tion et de rigueur et — chez le disciple — d'initia-
tive et de discipline. Mais, suivant les époques, les
pays ou les systèmes, les dosages ont varié. Les liens
de confiance et d'amitié sont partout nécessaires; mais
dans les collèges dexil, où Ton avait à compenser l'éloi-
gnement du foyer familial et à faire Funité entre
jeunes gens accourus des provinces françaises les plus
disparates, l'obligation de resserrer ces liens s'imposait
plus qu'ailleurs'. Ce n'est pas au hasard que, pour la
revue destinée à rendre compte des événements du col-
lège de Marneffe, on avait choisi ce titre : en famille.
Personnellement, le Père Lenoir était un fils trop
fidèle de saint Ignace pour ne pas croire, en matière
d'éducation, à l'efficacité de l'obéissance. Mais, précisé-
ment parce qu'il avait souvent médité et pénétré à fond
la fameuse lettre de son bienheureux Père, il ne s'en
tenait pas au résumé que certains prétendent en faire,
quand ils détachent ridiculement de son contexte
l'expression hyperbolique Perinde ac cadaver. « Tarte
* Sous ce rapport, il y av^ait une certaine ressemblance entre Mar-
nefTe pt l'ancien collè§:e que les Jésuites dirigèrent à Fribourg: (Suisse)
durant le second quart du xix* siècle. Dans la biographie du /?. P. Bar-
relle , qui fut une des physionomies marquantes de cette maison, l'on
retrouverait sans peine bien des manifestations de cet esprit de
famille qui était si cher au Père Lenoir. (Voir la vie du P. Barrelle,
par le R. P. de Chazournes, 2 in-12, Pion, 1870.)
30 LOUIS LENOIR S. J.
à la crème » n'est pas une explication qui suffise à
tout. Il savait (jue, pour saint Ij^nace, l'obéissance
féconde n'est pas du tout l'obéissance d'exécution.
« Se borner à exécuter les ordres, dit en effet le fonda-j
teur des Jésuites, est une obéissance infime et très
imparfaite qui nest même pas diyne du nom de cette\
vertu. Mais il faut nous élever à ce second degré, qui
fait de la volonté du supérieur la nôtre; il faut nous
harmoniser si bien avec lui, que ses ordres ne soient pas
seulement effectivement exécutés^ mais encore affectueu-
sement consentis K »
Formé à cette école, le Père Lenoir louait en éduca-
tion l'efficacité de la règle, mais de la règle acceptée,
non pas subie. Et il estimait que son effort d'éducateur
devait être d'abord d'obtenir cette soumission consen-
tie. Plutôt que de violenter une volonté, il préférait
attendre avec patience... Oh! non pas qu'il capitulât;
ce n'était guère dans îa nature de celui qui jadis, à peine
sevré, avait articulé « Je veux ». Mais quand un jeune
entêté regimbait, le Père se gardait bien de le po'usser
à bout, craignant peut-être de voir un de «es élèves
renouveler le mauvais exemple qu'il avait donné lui-
même à ses camarades d'humanités en 1893. Maintenant
toutefois sa décision, il avait assez confiance dans le
bien -fondé de l'ordre qu'il donnait, assez confiance, —
pourquoi le tairais-je? — dans son ascendant moral
aidé de la grâce divine, pour espérer qu'il triompherait
des plus obstinés par la persuasion.
C'est bien ainsi que le Préfet des études d'alors à
Marneffe, le R. P. d'Ambrières, caractérise « les
idées et les méthodes du Père Lenoir » : « L'éducation
plus par l'ascendant moral du maître que par le cadre
* ... Vl non solum in effecln exseculio uppnreat, verum etiam in
affeclii consensio. On a beaucoup écrit sur cette question. A ceux
qu'elle intéresse nous recommandons volontiers la lecture des Pré-
ceples et Jugements du Maréchal Foch, par le commandant Grasset
(Bei-ger-Levrault). Cf. dans les Etudes du 5 octobre 1917 : Initiative et
discipline, d'après le maréchal Foch.
INTRODUCTION 31
et la co-ntrainte du règlement; le développement de la
conscience et de la personnalité chez l'enfant, en lui
faisant mieux comprendre le devoir qu'il a de s'éduquer
lui-même et d'apporter son initiative à l'organisation
de la discipline*. »
Aux yeux du Père Lenoir, le premier but était donc
d'inspirer la confiance. Mais, pour l'obtenir, il faut
livrer un peu de son âme ; et dès lors le danger est
évident : se laisser pénétrer par le disciple avant de le
pénétrer lui-même, ce qui suffît parfois pour tout com-
promettre et pour que
Une maille rompue emporte tout l'ouvrage.
En face d'une collectivité quelconque, — atelier,
bataillon ou classe, — le chef désigné,- nouveau venu,
ne doit rien risquer qui compromette son autorité, et
pour cela il lui sera peut-être nécessaire de se cuirasser
un certain temps de l'air impénétrable du sphinx. Le
Père Lenoir, pour son compte, brûlait cet intermé-
diaire, — avec l'autorisation de ses supérieurs, nous
pouvons l'affirmer; — à tout le moins, il le rangeait
parmi les « mesures pour rien », utiles seulement à des
orchestres mal disciplinés.
Veut-on savoir quel fut son premier contact avec sa
première classe de Marneffe en 1905? Un de ses col-
lègues le raconte ainsi : « D'avance il étudia sur une
photographie les têtes de ses futurs élèves de quatrième,
et à leur grande surprise, le jour de la rentrée, il leur
donna leurs places, en les appelant uniquement par
leurs prénoms^. » Cette étude minutieuse, méthodique,
cette prévenance affectueuse, ces noms de baptême,
voilà qui est tout à fait du Père Lenoir; mais, de grâce,
n'allons pas, pour les traiter de mièvres, les séparer de
leur contexte. Ils font partie d'un ensemble.
* Lettre du 14 août 1917.
' Père Datin, leUre du 4 décembre 1917.
3a LOUIS LENOIR S. J.
L'emprise était souvent immédiate. Parler de coup
de foudre serait inexact, car la douceur était extrême;
mais il y avait du moins Féclair. Pour le faire sentir,
rien ne vaut le témoignage de ceux qui l'ont éprouvé.
« Dans les premiers jours d'octobre 1913, a écrit
l'un d'eux ^, sur le quai de la gare du Nord, on aurait
pu voir un jeune nouveau perdu dans la foule des Mar-
neffiens. Ah! oui, triste, je l'étais un peu; mais voici
qu'au moment de monter en wagon, je me trouve nez
à nez avec le Père Lenoir. Oh ! cher Père Lenoir, je
n'ai pas été long à vous deviner. Du premier coup j'ai
senti qu'il y avait en vous quelque chose de plus beau,
de plus grand que dans l'âme des directeurs du collège
dont je venais, quasi renvoyé d'ailleurs. Je me rappelle
parfaitement l'impression que j'ai eue. Je venais de
rencontrer quelqu'un qui devait m'enthousiasmer plus
et mille fois plus que tous... J'ai senti nettement la
présence d'un apôtre. Je ne m'étais pas trompé. Nous
filions déjà à toute allure dans les plaines du Nord,
lorsque le bon Père, après avoir terminé tout ce que sa
charité lui avait fait entreprendre pour le soulagement
des autres vint me trouver. Notre conversation, la pre-
mière (je ne parle pas des quelques mots échangés
à la gare du Nord), commença d'une manière toute
banale. Nous passions dans la plaine où César battit les
Belges. Tout naturellement le Père Lenoir me raconta
la bataille... Puis, de fil en aiguille, j'arrivai aux con-
fidences et je lui racontai toute ma vie et comment
j'étais venu échouer à Marneffe. Il m'avait inspiré con-
fiance et tout naturellement Je lui avais tout raconté.
Il me regardait avec ses grands yeux si bons et si purs
et, dès ce moment, je me suis mis à l'aimer immensé-
ment et à l'admirer sans trop savoir pourquoi. Après
avoir fini mon histoire, je lui ai dit : « Mon père, je
* C'est le jeune homme dont nous parlons plus loin, sous le nom
de Toty, cf. ch. xvi, p. 292.
INTRODUCTION 33
« vais me meltre à communier trois fois par semaine;
« mais pas plus, parce que je n'en suis pas digne. »
Aussitôt il sourit très doucement et il me parla en de
tels termes de la communion et de la sainte Eucharistie
que dès ce moment-là je me suis senti tout désireux de
ne jamais manquer une communion... »
Et la déposition se poursuit du même ton durant de
longues pages.
Est-ce que je m'abuse? Mais, à lire ces confidences,
un nom ne surgit- il pas à l'esprit, pour caractériser le
jeune professeur, celui dont les pharisiens dépités pré-
tendaient ternir la mémoire de Jésus et que la postérité
chrétienne a recueilli comme un splendide hommage.:
Seductor ille...? Du moins, le Père Lenoir réalisait à
la lettre la mission dont le Sauveur avait chargé saint
Pierre : « Tu prendras des âmes : Ilomines erli
caplens. »
On gagne la confiance en la témoignant. A l'envi,
les élèves du Père ont déclaré qu'il avait en eux une
confiance « absolue ». Je crois volontiers qu'ils S3
vantent et qu'on doit a^ porter à ce mot un juste tem-
pérament. Cependant, voici qui est assez clair pour
indiquer les tendances réfléchies du professeur; c'est
encore une fiche de lecture des premiers temps de
guerre et empruntée, comme l'autre, à Sénèque :
'c Education. Témoigner confiance. Sénèque^ lettre 3 à
Lucilius, édit. Aube, page 48 : Fidelera si putaveris
faciès. Natn c/uidam fallcre docuerunt, dum timent
fallij et illi jus peccandi suspicando fecerunt\ »
Reste qu'il y a telles marques de confiance que l'on
peut donner individuellement à trente enfants et que la
prudence interdit de leur accorder s'ils se trouvent tous
réunis. Comment résoudre l'antinomie? Où sera le juste
^ « En croyant à la fidélité, vous la faites. Car certains ont enseigné
à tromper en craignant de l'être; par leur soupçon, ils ont donné le
droit de commettre une faute. »
34 LOUIS LENOIR S. J.
milieu? Impossible de répondre, sans consulter d'abord
la puissance d'autorité de l'éducateur. Mais, comme en
cette matière l'illusion — hélas! — est facile, pour
trouver le juste milieu, il n'y aura pas d'autre res-
source que les conseils d'un ami sûr ou d'un supérieur.
11 serait assez naïf de penser que le Père Lenoir ne
s'aperçût pas de l'ascendant qu'il exerçait. L'humilité
ne consiste pas à nier les dons de Dieu. Il en avait
conscience, et même, comme l'écrit un de ses meilleurs
amis, « il aimait son influence et, s'il eut à lutter, ce fut
pour y garder un absolu surnaturel et ne rien rapporter
à soi*. » De cette influence il ne voulait se servir que
pour persuader d'aller au devoir, ou, — pour parler
de façon moins austère, — d'aller à Jésus-Christ.
Ayant quitté le collège , un de ses anciens , qui conti-
nuait à lui écrire fréquemment, s'obstinait, malgré
son affection pour le Père, à refuser un sacrifice que
celui-ci jugeait nécessaire. Enfin, après dix lettres, où
une habileté digne de Gorgias avait échoué devant la
critique implacable du directeur, le jeune homme
obsédé, à bout de souffle, avait jeté ce cri : « Eh bien!
soit, je fais ce sacriflce,... mais uniquement parce que
c'est vous. » Du tac au tac il s'attira le billet suivant :
Alors, Bob, je n'en veux pas. Vous allez vous récrier, dire
que je me contredis, que je déraisonne. Libre à vous; mais
je ne puis ni ne dois vous demander de sacrifice pour la seule
fm de m'être agréable. Faites -le parce que Notre-Seigneur
vous le demande (pour sa gloire, pour le salut de votre âme,
pour votre vocation, pour le salut de beaucoup d'autres âmes),
ou ne le. faites pas du tout. Voilà une lettre bien dure encore,
mon pauvre enfant. Mais le mal est profond^ et il faut que le
bistouri pénètre douloureusement.
On le voit, le Père Lenoir ne se contentait pas du
coup de foudre initial. Du sermon sur la montagne et
* R. P. Tenneson.
INTRODUCTION 35
du reniement de saint Pierre, il avait appris que la for-
mation, même des meilleurs, est une longue patience
et qu'elle s'obtient surtout par l'action individuelle,
prolong-ée, du maître sur l'élève.
Sans doute i^ avait trop le sens social pour n'avoir
pas constaté, en éducation, l'utilité du groupement.
Au frottement mutuel du collège, miniature du monde
où l'on vivra demain, des ano'les s'arrondissent ou
se rentrent, des caractères se révèlent; on apprend à
respecter les droits d'autrui, comme à faire respecter
les siens ; à revendiquer sa place au soleil, mais sans
morgue; à disputer le prix, mais sans envie jalouse; à
triompher, mais sans orgueil; à être battu, mais sans
abattement. On s'enhardit à vivre sa foi avec fierté et
l'on s'initie à ce qu'un ancien maître de Marneffe a si
bien appelé : l'apostolat de l'amitié ^
Mais le Père Lenoir n'avait pas la simplicité, — ou
la paresse j — de supposer que le groupement a une
efficacité suffisante par lui-même. Pour que l'enfant
profite de tous ces avantages, il faut que quelqu'un
l'éclairé, l'avertisse, le modère, le pousse, le relève;
suivant le mot cher au Ratio studiorum des Jésuites,
les maîtres doivent être des récents. Et c'est à quoi
le jeune religieux excellait : plus que professeur, mieux
que docteur, il fut surtout, pour les initiatives qu'il
avait le don de stimuler, un guide admirable.
Aussi, quel zèle pour l'avancement de ses disciples!
« Correction soignée des copies, compositions multiples
de plans de travail, de textes de devoirs, de notes
explicatives, d'abrégés de grammaires et de petits
lexiques usuels. Le Père était, en l'espèce, un difficile,
difficile à l'excès. Il ne se satisfaisait guère avec les
ouvrages mis entre les mains de ses élèves. Il leur
composait, à frais nouveaux pour lui, des éléments de
* Le Père de Pully, dans une série d'articles de Frères d'Armes et
d'autres revues, par exemple dans Les Jeunes du 22 mai 1921,
36 LOUIS LENOIK S. J.
travail à sa fî\çon ; c'était une partie des labeurs où
disparaissaient ses temps libres et pour lesf{uels il s'usait
en des veilles prolongées ^.. » Il y eut, en cette année
1912-1913, une période de vie intense où, « de son
propre aveu, avant que son recteur n'y mît bon ordre,
la petite aiguille faisait parfois le double tour du
cadran sans qu'il se couchât^. »
Excès assurément, mais qui montre jusqu'où le pro-
fesseur poussait la conscience de son devoir détat.
Ce qui le caractérise encore davantage, c'est la mé-
thode pédagogique rigoureuse qu'il y apportait. Comme
Aristote classant les idées, il avait plaisir, après une
minutieuse analyse, à ordonner ses élèves par « caté-
gories » , afin que, les connaissant mieux, il pût non
seulement les stimuler avec plus de fruit, mais aussi
les faire s'entr'aider les uns les autres suivant leurs
alïinités, leurs tempéraments et leurs goûts'. Tel ou tel
ne parvenait pas toujours à se ranger dans ses cadres ;
comme à la Chambre, il y avait des « sauvages ». On
voyait alors le jeune régent frapper à la porte du Père
Préfet. « Je n'arrive pas, disait-il, à comprendre ce qui se
passe en cette tête. Ça ne va pas. C'est pourtant un excel-
lent enfant. (Le professeur avait toujours, — qu'on le
remarque, — un éloge à faire de ses élèves les plus
médiocres.) 11 écoute, il fait des efforts, et ne réussit
pas... Si vous le permettez, je le prendrai tous les soirs
pendant l'étude. Nous travaillerons dans la même salle.
Pendant que je préparerai de mon côté ma classe du
lendemain, je lui demanderai de réfléchir à haute voix,
afin de me rendre compte où est l'hiatus : si c'est la
mémoire, l'intelligence, l'ignorance... 11 faut que je le
* Père Courbe, dans En Famille, octobre i9f7, p. 26.
* R. P. Tenneson.
3 L'enseignement et l'apostolat mutuels étaient une industrie chère au
Père Lenoir; tel article du Trait d'Union représente bien sur ce point
sa méthode (1907, p. 140); il y trouvait, outre une économie de temps,
un rendement apostolique multiplié. Ainsi ayira-t-il avec ses mar-
souins, en les faisant, comme il le dit, « se racoler » entre eux.
INTRODUCTION 37
désarticule. » Et il s'acharnait ainsi sur le même, sans
d'ailleurs négliger les autres, des semaines entières.
« Pour un jeune enfant, de nature un peu fillette, je l'ai
vu employer cette méthode vingt minutes par jour,
tous les jours, pendant un an. « Je ne sais si cela rendra,
« disait-il; mais il faut essayer. » En nous contant cela,
l'ancien Préfet hochait la tête et scandait sa phrase :
« Vingt minutes par jour ! »
Somme toute, le Père Lenoir avait, pour l'avance-
ment de ses élèves, un zèle communicatif. Il s^en mon-
trait si passionné, et tous le sentaient si bien, que le
plus apathique recevait l'étincelle et finissait aussi par
désirer son progrès. Sainte rivalité dont le religieux
avait trouvé l'exemplaire dans la jalousie que Dieu lui-
même a pour le progrès de nos âmes.
Fort de son ascendant, le jeune professeur avait,
pour le développement intellectuel de tous, de grandes
audaces.
Que l'on songe, par exemple, au montage à' Anti-
gone, et aux circonstances où il présenta cette tragédie :
non pas à l'occasion d'une fête, mais un 26 février 1907,
au milieu de la marche des cours ; car, loin de pré-
tendre interrompre le mouvement des études, il ne
voulait que le renforcer. Sa classe de troisième avait
assumé, avec la tâche de l'exécution, celle dune tra-
duction, qui figura au libretto artistique à l'aide duquel
les profanes suivirent le spectacle. Mieux encore, il
trouva le moyen, lui qui n'était pas encore prêtre, d'in-
téresser à la chose le collège entier. « Dans les classes
supérieures d'Humanités et de Rhétorique, écrit le R. P.
de Vallois, on étudia avec passion Anligone, pour être
à même d'en comprendre l'exécution. Seul le Père Le-
noir pouvait s'atteler à une pareille entreprise, qui eut
un merveilleux succès. »
A l'intérieur de sa classe, une vraie petite république
36 LOUIS LF,\OIR S. J.,
à la romaine, il osait plus encore. Convaincu que
(( rien ne paralyse autant chez la jeunesse le zèle au
travail que la monotonie* », il s'appliquait, suivant le
conseil de ses règles, à « varier le plus possible les
exercices scolaires » et à entretenir entre ses élèves
« cette honnête émulation qui est, au dire du Batio, un
si grand stimulant à l'étude ». Ne risqua-t-il pas, dans
l'application de ces méthodes, ce qui pour d'autres,
moins doués du lluide impératif, eût été téméraire?
Certains de ses meilleurs amis l'ont pensé. Leur opi-
nion, mise en vedette ici, éclaire singulièrement par
avance tel ou tel aspect des années de guerre qui vont
suivre, et elle explique pourquoi le Père Lenoir fut tout
à la fois passionnément aimé de la grande masse et
passablement critiqué de quelques-uns.
Nous avons parlé de république... Qu'on ne s'y mé-
prenne pas : tout son petit monde lui obéissait au doigt
et à l'œil; le maître n'avait aucune envie de perdre
une parcelle de son autorité : il était né chef. Cepen-
dant, il affectait de ne pas jouer au monarque. Tout lui
était bon pour rompre avec les routines et favoriser les
initiatives.
Mieux vaut, sur ce sujet, prêter l'oreille à ses
élèves :
(( J'ai un souvenir très net de ses classes, nous écrit
l'un d'eux-. Mon Dieu, quelles classes! Beaucoup y
1 Ce sont les expressions mêmes du Ratio, règle 23^ des prnfpssem'S
des classes inférieures. (A noter que ce terme classes inférieures
inclut, pour le Ratio, tout ce qui est en dessous de la Philosophie, y
compris même la Rhétorique.) Voici comment s'exprime la règle 31^ :
« 11 faut faire grand cas de la concertation et l'employer dans toute
la mesure du possible, afin d'entretenir cette honnête émulation qui
est un si grand stimulant à l'étude. On suscitera des engaj^ements soit
individuels soit collectifs, surtout parmi ceux qui occupent des
charges. Ou bien encore un seul en harcèlera plusieurs. Les simples
citoyens se provoqueront entre eux et de même les magisti-ats. Par-
fois même un citoyen attaquera un magistrat et, s'il a le dessus, on
pourra lui donner sa charge... >> Ce talîlean , où le Ratio propose un
idéal à poursuivre, n'est pas précisément celui d'une classe où Ton dort...
^ Robert du Parc.
INTRODUCTION 39
allaient avec bien plus de joie qu'à une partie de foot-
ball, et j'étais de ce nombre. Il y avait une émulation
extraordinaire. Au lieu des deux camps traditionnels,
le Père nous divisait en sept ou huit gentes, avec un
sénateur pour chef, un chevalier et un tribun. Deux
sénateurs étaient consuls. Alors, le samedi, c'étaient des
^\'^ tailler, terribles pour garder le consulat ; on se pro-
voquait avec fureur. Et puis, chaque dimanche, réunion
du sénat et du tribun de la plèbe armé du droit de
veto. Chaque gens avait aussi son aéroplane qui avan-
çait... »
Mais avant de nous lancer dans l'espace, écoutons le
Père Préfet de MarnefTe préciser quelques points des
Pandectes spéciaux à la classe de troisième : « Le sé-
nat faisait des lois, c'est-à-dire qu'il avait le droit
d'interpréter certains points du règlement et de la disci-
pline générale. Ainsi avait- il établi que l'on aurait
toujours le droit de parler pour soutenir sa gens. Il
arriva que... » Ici, je rends la parole au disciple, témoin
plus immédiat des événements :
(( Dans les prélections , c'étaient des hurlements de
toute la classe,... tellement que les élèves d'Humanités
se plaignaient à nous, au réfectoire, que grâce à ce
tapage ils n'arrivaient plus à s'entendre. Oh ! que ces
classes étaient délicieuses! » Cependant, le tribun de
la plèbe, chargé de revendiquer le respect de tous les
droits opprimés, fit une motion auprès du sénat, qui,
après une chaude discussion présidée par le fin sourire
du professeur, statua « qu'il serait mieux désormais de
garder le silence, sauf, toutefois, pendant la prélection
pour dire — et non pas hurler : — Père ! Père ! Père ! »
... Ainsi la licence, aurait dit Montesquieu, se trouva
corrigée par ses excès mêmes... L'histoire n'ajoute
pas si les humanistes se déclarèrent satisfaits.
Le sénat se réunissait pour bien d'autres affaires.
Dans une lettre du 13 juin 1914, à un élève que sa
santé venait d'éloigner de Marneiïe, je relève ce détail :
40 LOUIS LENOIR S. J.
« Hier, congé des académiciens [sans doute encore
des humanistes]. Les petits troisièmes n'y ont pas
droit, naturellement. J'ai quand même réuni le sénat;
on a décidé des courses aux obstacles pour les leçons... »
L'ingéniosité du professeur, — pardon! du sénat, —
multipliait en effet les industries. Le mot « aéroplane »,
cité plus haut, fait allusion à un concours amusant
de 1914. Durant plusieurs semaines, le ciel de la classe
fut tendu d'un réseau de fils blancs, sur lequel avan-
çaient et reculaient des avions de papier aux couleurs
de la gens Boberla, de la gens Thuya ^ ou Georgia, ou
Veuillolina... On devine si cela fit sensation.
Au reste, les élèves ne se méprenaient nullement
sur la portée pédagogique de ces méthodes attrayantes.
« Petites choses, note fort bien Robert du Parc, mais
qui nous faisaient travailler à fond. »
Cette république s'était bien gardée de voter la
séparation de l'Eglise et de l'Etat, a Le Sénat a
décidé, écrit le Père le 10 juin 1914, que la neuvaine
de communions promise le Samedi Saint se ferait du
41 au 19, de demain Fête-Dieu au vendredi de la
fête du Sacré-Cœur. » Six semaines auparavant, il
avait arrêté que, « pour célébrer le mois de Marie,
chacun devrait parler à tour de rôle, au début de la
classe, de Tune des gloires de la Sainte Vierge ». Le
témoin qui rapporte le fait a beau ajouter : « Je me
rappelle même avoir séché piteusement sur Stella
matutlna. » cela ne l'empêche pas de rebondir pour
s'écrier : « Ces classes étaient si pieuses!... Chaque
fois que la moindre occasion de parler du sujet préféré
— communion fréquente — se présentait, elle n'était
pas manquée. Et peu à peu l'idée entrait... Personne
jamais ne m'a parlé de l'Eucharistie dans des termes
pareils. Ce n'est pas que ce qu'il disait fût extraordi-
naire. C'était la manière de le dire. On le sentait telle-
ment plein de son sujet, tellement brûlant d'amour
pour Notre-Seigneur au Saint Sacrement!... »
INTRODUCTION 41
L'idée entrait si bien, — notons ce détail qui fait
sentir la puissance d'expansion du zèle du professeur, —
qu'un de ses élèves a pu écrire : « C'est grâce à lui
que j'ai vu, dans ma famille, ma sœur et moi aller
communier à une heure de l'après-midi plutôt que de
manquer une communion; grâce à lui en grande partie
que tous mes frères (qui ne furent jamais élèves de
Marneffe) se sont mis à la communion fréquente... Ah!
que je pourrais en dire long à ce sujet!... »
Inutile d'ajouter que cette piété s'appuyait sur une
instruction religieuse solide. Celle-ci se complétait
par ce que le Père Lenoir appelait des « cas de cons-
cience » : manière vivante d'habituer cette jeunesse à
ne pas laisser flotter dans les nuées de la spéculation
les enseignements recuis. Veut- on un exemple?
« Hier matin, cas de conscience... J'en ai donné un
très triste et malheureusement vécu... » Suit la longue
histoire d'un Arménien converti, que le Père avait connu
à Beyrouth, et qui, actuellement à Paris, était tombé
dans la misère noire, lui et sa petite famille, à la suite
d'un accident de travail...
Il cherche en vain une place... Mais les derniers sous sont
partis. Alors il a dû mendier..., quêtant les restes d'une
grande cuisine et entendant derrière lui les moqueries des
domestiques. Or, ce pauvre garçon a été élevé, non pas dans
Taisance, mais dans le luxe ; son père est un des plus riches
commerçants que j'aie connus en Orient, mais schismatiquc
fanatique. Aux lettres de son fils, il répond invariablement :
« Renonce au catholicisme et je te rends tout. » — « Gar-
dez votre argent, lui répond le brave jeune homme, je garde
ma foi. X) ... Malheureusement, il a sa petite famille à sauver
et vous voyez d'ici ses souffrances atroces, physiques et
morales !... Le cas consiste à répondre à un homme qui, dans
ces conditions, murmurerait contre la Providence et, déses-
péré, voudrait en finir avec la vie.
On voit que le i^ère Lenoir n'hésitait pas à mettre
42 LOUIS LENOIR 8. J.
des enfants de 14 ans en face des plus graves problèmes.
C' m ne cela tranche avec l'irréel et la banalité de cer-
tains sujets de composition proposés par les manuels !
Par tout cet ensemble, les disciples sentaient que
leur professeur possédait vraiment la pleine autorité,
Tautorité elliciente, celle qui ne se contente pas de
se déclarer « de droit divin », mais qui se fait accepter
par le dévouement, la compétence et le savoir-faire.
Avec tous les travaux d'une classe ainsi comprise,
avec la direction du Trait d'Union^ alors métamor-
phosé en un périodique polyglotte abondant, très
digne de figurer dans le monde des revues, le Père
Lcnoir devait être, pensera-t-on, suiïlsamment occupé.
Pourtant son activité s'exer<;ait de bien d'autres
manières.
D'abord, comme toujours, au soin des malades. Un
de ses élèves des plus ardents, neris surexcités et tête
fatiguée, avait reçu en mai 1914 Tordre d'un repos
complet.
Oh! que j'ai bien su en ces jours-là, écrit-il, la charité
extrême du bon Père ! Malgré ses innombrables occupations,
il a passé avec moi des après-midi entières de 1 heure à
6 heures, à se promener dans le parc en causant de choses
et d'autres et tâchant de me calmer. Il canotait avec moi
sur les étang-s ; il cueillait avec moi des fleurs pour la
statue de la sainte Vierj^e de notre classe. Ou bien, assis près
de moi sur un banc, il me lisait un passage de TP^vangile,
avec la même voix, la même profondeur de sentiment dont
il disait le Pater à la messe et dont Notre-Seigneur devait
parler aux apôlres sur la Montagne...
La fatigue persista et l'enfant, au moment où
allaient commencer les compositions de prix, dut,
le cœur gros, anticiper ses vacances. Mais le Pèro
Lenoir ne l'oublia pas. Durant ces deux derniers mois,
IMUOULCliu.N 43
nialp^ré la surcharge inhérente à toute fin d'année
scolaire, il lui écrivit plus de dix fois, et non pas de
simples billets : le 30 mai, sept pages; le 2 juin, quatre ;
le 4 juin, douze; le 10, six; le 13, huit; le 24, quatre;
le 29, huit; et durant le mois de juillet, encore une
vingtaine : en tout soixante-neuf pages. Et nous
avons des raisons de croire que notre collection est
incomplète.
Comment ne pas noter également ce trait si évan-
gélique de sa carrièrç d'homme de collège? « Nommé
professeur à Marneffe, écrit le R. P. Tenneson,.il
me dit de son ton triomphal et convaincu : « Et puis,
« ce qui me fait le plus de plaisir, c'est que je suis
« chargé des domestiques. » Du même ton il me dit, au
carême de 1914, qu'il apprenait le flamand pour mieux
les entendre et les confesser. » Non content de leur
faire le catéchiisme, « il avait organisé pour eux de
petits cours du soir, une bibliothèque, une salle de jeux
tranquilles et des matches de foot-ball. La plus
précieuse des récompenses ne tarda pas à en revenir à
ce bon prêtre selon Pie X : il vit ces humbles, ces
rétifs, se mettre d'eux-mêmes à la communion quoti-
dienne*. »
Grâce à Dieu, les dévouements ne sont pas rares
parmi les chrétiens. Les intelligences sympathiques aux
initiatives d'autrui le sont davantage. Il faut, pour dis-
tinguer l'ivraie du froment, tant de pénétration, et
surtout il faut tant de modestie pour accepter seulement
la pensée que d'autres osent bien tenter « quelque
chose qui ne s'est jamais fait » ! Le Père Lenoir avait
admirablement l'un et l'autre et avec la meilleure grâce
il se mettait au service de tous, supérieurs, égaux
ou inférieurs, pour les aider à mettre sur pied leur
projet.
* Alexis DccouL, dans la Hevuc jjratique d'apoloijétiquc, 15 août 1020.
4i LOUTS LENOIR S. J.
La première fois qu'un Père de V Apostolat de la
Prière vint à MarnelTe parler aux élèves de cette ligue
à la fois si souple et si stimulante, il y eut, au cours de
la réunion professorale qui suivit, un instant .d hési-
tation ; non point que tous ne fussent chaudement
sympathiques à lidée, mais on ne voyait pas les
moyens efficaces d'insérer les pratiques de cette asso-
ciation dans la vie du collège. Ce fut le Père Lenoir
qui rompit le silence et, lui qui vivait si intensément
dans sa prière comme dans ses actes la vie d'apôtre, il
n'eut pas de peine à montrer que, pour exciter des
cœurs à la vertu, au travail, à la correction des défauts,
la pensée de zèle préconisée par Y Apostolat de la Prière
avait un souverain pouvoir.
11 fournit de même son concours à la fondation et au
fonctionnement des conférences de Saint-Vincent de
Paul. A- l'intention des jeunes confrères, « il rédigeait
des résumés catéchétiques pour les cours d'instruction
religieuse qu'avec les humanistes ils donnaient h
quelque quarante enfants de la paroisse d'Oteppe. Ou
bien, lorsqu'un aperçu d'ordre social s'ouvrait à
l'horizon d'un exercice scolaire, il en profitait, dans
des causeries familières, pour incliner le cœur de ses
élèves vers les petits paysans auxquels ils s'intéres-
saient avec tant de plaisir et d'animation. Procédant
par éloges, il félicitait les apôtres en herbe des rap-
ports de fraternité que ces conférences nouaient entre
eux et leurs pupilles; il insistait sur le Vse divitihus!
et sur le Beau pauperes! dans l'espoir que tel ou tel
de ses auditeurs se laisserait séduire par un appel
divin plus spécial'. »
Il ne dédaignait pas de prendre une part, même
active, à leurs kermesses charitables.
Fête d'hier tout à fait réussie [en 2® division], écrit-il le
29 juin 191 4... Vous y étiez sans doute par la prière et c'est
* Père Courbe, article cité, pp. 38-3'j.
ÎNTRODUCTÎONf 45
peut-être ce qui aura mis tant de charité au cœur des confé-
renciers, tant de soleil sur la pelouse et tant de joie dans les
veux des petits pauvres... D'abord distribution des prix au
théâtre. De P*** taisait un Père Préfet de poigne et de coup
d'œil : admirable ! Orchestre insensé sous la direction de D***.
Chaque catéchiste va ensuite faire couronner son petit. Puis
kermesse.
Le grand ami de son correspondant tenant la
buvette, le Père alla Taider quelque peu, « pour
essayer de combler un vide impossible à combler ».
(( Du moins, ajoute -t-il avec une pointe de malice, les
bouteilles de sirop ont été bien moins entamées que si
Vautre avait été là... » Suit toute une description :
Deux épiciers, un bazar, la police faite par H***, qui en
même temps règle l'ordre des exercices ; d'abord guignol,
d'autant plus de succès que c'est plus bête, puis les altrac-
lions..., le baquet d'eau, le baquet de farine, le baquet de
son, les farces tenues par « Petit Bébé », le jeu de massacre
évidemment confié à de M*** et F***, un superbe distributeur
automatique invention G***, l'homme à la perche par de P***.
Ensuite le mât de cocagne, les pots à casser, les sacs à percer
et M*** marchand ambulant. Enfin, courses et concours, et la
journée se termine devant Notre- Seigneur en le remerciant.
Ainsi le Père Lenoir faisait participer aux fêtes de
famille du collège ceux qui en étaient momentanément
séparés. Dans l'œuvre très haute et complexe de Tédu-
cation, il ne tenait pas ces petites joies pour négli-
geables
Resterait à dire que jamais, quand il en était prié,
il ne refusait de prêcher aux réunions de congrégation
ou à la chapelle les jours de solennité. Resterait sur-
tout à parler de sa piété. Mais ne la devine-t-on pas à
travers chacune de nos lignes? C'est à son insistance,
sinon à son initiative, que se rattache cette institution
46 f.nrTc; rF.voTR ?. .1.
de la dernière année de Marnelïe, de la visite du soir
au Saint Sacrement, facultative pour tous les élèves
Quant à lui, non contenu d'ajouter à ses exercices
ordinaires de religieux le chemin de croix quotidien,
— nous savons qu'il y fut fidèle même aux temps de
plus grande presse*, — il aimait à venir passer encore
de longs moments auprès du tabernacle. Un de ses
amis, dont le nom reparaîtra fréquemment dans ces
pages et à qui serait revenue la joie d'écrire la vie du
Père Lenoir, si la mort ne l'avait enlevé aussi-, a dit
« avec quel amour de bon pasteur il portait avec soi
dans son cœur toute sa bergerie aux pieds du divin
Maître; comme il détaillait à Celui-ci les besoins, les
lacunes, les peines de ses brebis! ce qu'il répandait de
prière fervente et de chagrin réel devant Dieu, si, par
quelque fissure, une brebis s'était échappée du bercail!
A voir son attitude devant le Saint Sacrement, il était
manifeste que son âme ne divaguait point, qu'elle se
ramassait toute sur son objet et s'entretenait avec ]e
Père des Cieux de la multitude des commissions,
petites et grandes, dont on l'avait chargé pour Lui. »
Par la prière seule l'apôtre donnait à son zèle l'ex-
tension qu'il ambitionnait.
Mais une heure sonnait déjà, pour laquelle, à son
insu et contre toute vraisemblance, Dieu l'avait
préparé. « Plutôt que de jouir en paix dune œuvre
fondée par moi, disait-il un jour, je préférerais passer
ïna vie à l'établir ailleurs. » Il ne pensait pas être pris
aussi strictement au pied de la lettre. Celui qui ne
trouvait jamais qu'on lui taillât la besogne assez large
* Témoi^na^e du R. Père Teniieson et d'autres.
2 Le Père Courbe, dans l'article d'En Famille, déjà cité.
INTRODUCTION 47
allait voir s'ouvrir un champ illimité, bien digne de
son tempérament missionnaire et conquérant. « Non
pas, note un de ses annalistes, que ce fm scholar et ce
jardinier de jeunes âmes fût belliqueux par caractère...
Quelques jours avant la déclaration de guerre, Thorizon
étant déjà très sombre, il se jugea autorisé à célébrer
par dévotion la messe votive de la Paix ; et c'est en
pacifiste convaincu qu'il en vantait les beautés, avec
une sorte de gourmandise liturgique ^ »
Comme tous les Français de 1914. le Père Lenoir
était prêt à tout pour éviter à son pays Je fléau que
l'Eglise range dans ses litanies à côfé « de la peste et
de la famine », à tout, saut' à la perte de l'honneur.
*. Alexis Décout, article cité.
1
PREMIERE PARTIE
LA GUERRE DE MOUVEMENT
LA CHAMPAGNE
CHAPITRE 1
L'ENRÔLEMENT
UNE PREMIÈRE VICTOIRE LE SACRIFICE ENTREVU
(3-10 Août 1914)
Lorsque la guerre éclata, le Père Lenoir se trouvait
à Marnefîe, où l'année scolaire venait de s'achever*.
Ce furent des jours de perplexité. La plupart des reli-
gieux étaient d'âge mobilisable. Nul d'entre eux ne son-
geait à profiter de sa condition d'exilé. Chacun s'in-
quiétait seulement de la manière d'eiTectuer son retour
en France. L invasion s'était produite en surprise. Les
vagues allemandes déferlaient avec une furie d'enfer sur
les coteaux de la Meuse. Le plateau de la Hesbaye, sur
lequel se dresse bien en vue Marneffe, et les bois d'alen-
tour recevaient déjà la visite des uhlans. Des bandes de
fuyards se ruaient en cohues affolées vers les gares.
S'en aller n'était pas chose aisée.
Le Père Lenoir réussit à prendre place dans un des
derniers trains qui reçût encore des voyageurs. Ce fut
un exode lamentable. Les voies ferrées étaient encom-
brées. L'on stoppait à tout bout de champ. Bien avant
* Il (Hait venu à Paris la semaine précédente pour donnera Clamart
une retraite à déjeunes séminaristes. Mais"sitôt ces exercices achevés,
le, hmdi ',oir, 27 juillet, il était reparti pour son cher collège, où l'ut-
tcH'-laient d'iauumbiables « travaux de vacances »,
52 , LOUIS LENOIR S. J.
la frontière, Ton s'arrêtait et, pour trouver une station
française, il fallait faire un long trajet à pied jusqu'à
Jeumont ou au delà.
Parti d'Huccorgne, au petit jour, le 3 août 1914,
le Père Lenoir n'arrivait à Paris qu'à la nuit.
Vers 10 heures, il était chez les siens, à Versailles,
sans nul bagage, cxpcditus, auraient dit les
Anciens, chargé de ses seuls projets généreux et du
feu sacré de son âme.
Son recteur, le R. Père Desforges, qui n'avait pu
Tembrasser à son départ, l'avait rejoint par une lettre
où il le remerciait de son « inlassable dévouement » et
le suppliait de le faire « durer encore un peu ».
Conseil paternel touchant, mais assez vain. Le Père
Lenoir, docile à tout autre avis, n'entendait plus
quand on lui parlait de se ménager. Etait-ce pour cela,
du reste, qu'il avait risqué ce difficile voj^age? Affecté
aux services auxiliaires, rien ne l'obligeait à partir dès
les premiers jours. Mais la voix du tocsin avait remué
profondément son âme et il accourait, avant son
heure, pour servir.
Pour servir au plus tôt et de son mieux.
Occuper immédiatement un rang aux armées, l'occu-
per à des conditions onéreuses où il aurait à paver de
sa personne, peut-être de son sang, l'occuper en qua-
lité de prêtre de Jésus-Christ, tels étaient les motifs qui
l'avaient déterminé à devancer l'appel et à briguer le
titre d'aumônier.
Notons dès maintenant cette impatience d'atteindre
le but, si caractéristique du Père Lenoir. Dès le
lendemain de son arrivée à Versailles, il entreprit
ses démarches et pas un instant « il ne se laissa décou-
rager par des refus semi- officiels qui ne paraissaient
lui accorder aucun espoir* ».
Hardiesse d'initiatives et volonté tenace, mais dou-
* Lettre de M, Lenoir au P. Courbe.
L'ENROLEMENT 53
blées d'un merveilleux sens pratique des moyens
d'action... Apôtre impétueux à concevoir, et calcula-
teur d'une méticuleuse prévoyance pour réaliser ; tel il
sera durant toute sa « carrière militaire ». Remarquable
alliance de ces deux qualités de la race française : la
fougue et l'ordre.
Du côté de l'autorité ecclésiastique, tout alla de soi.
La famille du Père Lenoir était hautement estimée à
révêché de Versailles; et lui-même y avait un renom
personnel de vertu, ainsi qu'en témoigne la lettre sui-
vante de M. le vicaire général Leblanc. Ces lignes
élogieuses furent écrites en mars 1915, lorsque le Pèro
reçut la croix de chevalier de la Légion d'honneur.
Madame,
Vous m'avez fait le plus çrand plaisir en me communi-
quant la citation de l'Officiel. Je savais le courage du cher
Père; l'héroïsme ne lui coûte pas; j'allais dire qu il lui est
comme naturel, si je ne savais à quelle source il va puiser
la force de l'abnégation la plus absolue. Je me rappelle
encore avec émotion sa dernière lettre, dans laquelle il
m'annonçait la réussite de ses efforts pour être aumônier...
Il s'attendait à travailler dur et cette prévision l'enchantait...
L'autorité militaire se montrerait-elle aussi empressée?
Le service de l'aumônerie en temps de guerre était,
de tous, le moins prévu. Sans la vertu de l'Union
Sacrée, toute bouillonnante alors de sève jeune, sur-
tout sans l'initiative méritoire de certains chefs, il est
probable que nos soldats n'auraient eu qu'un ravi-
taillement religieux très maigre.
Le Père Lenoir se heurtait à un obstacle de sur-
croît. Il venait tard. De nombreux compétiteurs, sur
place, l'avaient devancé. Leurs noms, inscrits, au
Gouvernement de Paris, sur des pancartes pendues
54 LOUIS LENOm S. J.
dans les bureaux du Service de Santé, attendaient leur
tour de rôle. Quand le candidat armé de son auto-
risation éplscopale se présenta, le samedi 8 août,
alerte et sûr de lui, aux Invalides, ce ne fut pas sans
une moue de mclancolicjue déception qu'il considéra
ces listes.
*
Sur les premiers mois de la vie militaire du Père
i^enoir, on aurait fort peu de détails, si la chance ne
nous avait fait découvrir un témoin précieux entre tous :
le petit agenda où il notait avec une précision minu-
tieuse les moindres événements de ses journées ; vrais
hiéroglyphes, écrits avec la fine pointe d'un crayon, et
qu'il faut deviner plutôt que lire ; mais témoin de pre-
mière valeur, où se retrouvent les préoccupations quoti-
diennes de l'apôtre et, — dans une simple exclamation
souvent ou dans son intention de messe, — le fond le
plus intime des secrètes pensées.
Dès le 7 août, il avait enregistré une promesse de
dix messes d'action de grâces, s'il obtenait « une
réponse favorable du général ».
Le 9 août, il sent en lui une telle volonté de triom-
pher des obstacles, que, sûr du succès, il entreprend
une tournée d'achats en vue du départ. La feuille de
route obtenue, il ne sera plus temps de différer, même
de vingt-quatre heures. Dans cette liste, qui comporte
plus de soixante objets, tout est prévu, jusqu'à du papier
d'Arménie et de l'eau-de-mélisse, pour les blessés. Si
l'on ne savait combien le souci de la propreté avait été
transformé par le Père Lenoir en vertu, on sourirait du
soin ([u'il meta noter, après « la benzine », certain savon
merveilleux, — auquel je ne veux pas faire, en livrant
L'ENROLEMENT 55
son nom, une réclame peut-être injustifiée, — qui enlève
toutes les taches, quand on n'a pas peur de « frotter
avec force »...
Le 10, toujours dans la certitude d'une réponse favo-
rable, autre genre de préparatifs : il inscrit sur Tag-enda
tout un vocabulaire des mots allemands usuels qui
expriment les conditions nécessaires au pécheur pour
obtenir le pardon de Dieu : contrition, absolution,
grâce, prière, douleur, etc.
« Je venais, raconte le Père Courbe, de le rencontrer
pour la première fois depuis que je l'avais quitté a
MarnelTe, ne soupçonnant pas que nous ne nous rever-
rions jamais plus dans ce lieu béni de notre commun
labeur.
(( En ces journées de tragiques émois où se jouait
la fortune de la France, Paris flambait de soleil, d'un
sourire de circonstance, ironie et sourire à la fois. Les
choses, les âmes aussi, semblaient imbibées de sa
splendide lumière. Tout paraissait beau; tous parais-
saient bons. Les sentiments s'exaltaient, et la ren-
contre d'un ami devenait une joie sans analogue en
d'autres temps. Hélas ! on ne se rencontrait guère
alors que pour des séparations nouvelles et souvent
définitives.
« Je revoyais le Père Lenoir. Deux jours encore et
je ne le reverrais plus.
« Il était radieux. Il avait eu, me confiait-il, quelques
mécomptes jusqu'à ce jour. Cette fois, il en avait le
pressentiment, il forcerait le sort. »
Pour quelle raison? II n'était pas plus connu que ses
concurrents et son certificat n'était pas en meilleure
forme que les leurs. Un excellent ami de sa famille,
très bien disposé pour lui et occupant une haute situa-
tion dans l'armée, avait pris la peine de lui écrire une
longue lettre pour le dissuader d'insister. Il avait insisté
néanmoins.
<< Soit! avait répondu le capitaine -préposé au recru-
56 LOUIS LENOIR S J.
temenl des aumôniers ; mais trouvez un général qui
vous agrée. »
Qu'à cela ne tienne ! Paris ne manquait pas de géné-
raux : parmi eux, le général Colonna de Giovellina,
commandant supérieur des dépôts coloniaux. C'est à
lui qu'après avoir essayé ailleurs sans succès, le Père
Lenoir avait adressé sa requête. De l'audience obtenue
le 10 août, il sortait aumônier titulaire au l*"" corps
colonial. Il Pavait emporté d'assaut après une très
courte conversation. La franchise manifeste de son
zèle, sa bonne grâce unique, son argumentation
imperturbable avaient été dans la circonstance, comme
elles furent toujours dans la suite, des armes irrésis-
tibles.
En avertissant son supérieur, il donnait ce détail
qu'il avait cru devoir cacher à tout autre : « Le poste
est dangereux. En me remettant ce soir mes instruc-
tions, l'on m'a prévenu que les troupes auxquelles j'étais
aiïecté étaient sacrifiées d'avance ^ »
« Un quart d'heure après son entretien avec le géné-
ral Colonna, écrit encore le Père Courbe, le Père
Lenoir recevait sa feuille de service. Précieux papier qui
lui conférait un titre et une solde dont il se réjouissait
de faire des instruments de grâces, qui furent, en fait,
prodigieuses. Je revois le cher Père saisissant ce papier
avec l'enchantement d'un enfant à qui l'on viendrait de
remettre entre les mains le jouet de son plus beau rêve.
Tout un ciel de visions divines passa sur son front et
dans l'éclair de son regard. Il sourit et s'esquiva, m'en*
traînant à sa suite, comme si nous eussions volé de
l'or. »
Se reprenant au réel , avec ce sens pratique qui ne le
quittait pas, il se mit sur-le-champ en quête d'une
« chapelle portative » ; puis il s'en retourna à Versailles
annoncer la bonne nouvelle : bonne nouvelle qui ferait
* Au R. Père de Boynes, 10 août.
L'ENROLEMENT 57
descendre sur le « nid » familial une telle gloire, mais
aussi quel deuil immense !
Dans les nombreux billets qu'il écrivit au cours de
cette nuit, son allégresse passe tout entière. A l'un de
ses élèves de MarnefTe, il disait :
Mon cher petit Jacques \
Ce que n'avaient pu faire les plus gros personnages du
ministère de la Guerre, votre prière Ta fait. Combien je vous
suis reconnaissant! Je pars demain matin pour TAlsace
comme aumônier des troupes coloniales.
Je comptais passer chez vous tout à l'heure, en revenant
de Paris, vous montrer ma joie et mes insignes d'aumônier
de corps d'armée; mais un déraillement de train m'a fait
rentrer un peu tard : à 10 heures. Il ne me reste donc que
la ressource de vous écrire, de vous embrasser de loin et de
vous charger de mes commissions pour votre entourage...
Si je reviens vivant, vous aurez un morceau (pas trop
lourd) de poteau-frontière.
Le missionnaire ne s'attarde pas en de longs adieux.
Du moment que le Maître lui a signifié de venir,
ainsi que Matthieu, il se lève, quitte tout et s'en va.
Le Père Louis fît très courtes les heures des elTusions
dernières. Le lendemain matin, il août, il partait.
A cette date , le carnet de route porte en grosses
lettres le mot DEPART, suivi d'une grande croix et
l'offrande de tout « au Cœur sacré de Jésus-Hostie, par le
Cœur immaculé de Marie, saint Joseph et saint Ignace ».
Singulière coïncidence : la maxime imprimée sur
l'agenda en tête de cette page du 11 août est la sui-
vante : « Quelque court que soit le temps, il est tou-
jours assez long, puisqu'il suffit à conduire l'homme
à son immortel avenir, qui sera ce qu'il l'aura fait. »
Si, comme il est probable, le Père Lenoir lut cette
• Jacques de Thuy.
58 LOUIS I.ENOIR S. J.
phrase, intercalée entre son « intention de messe » du
matin, inscrite au-dessus, et le mot « départ » au-des-
sous, j'aime à croire qu'il lui sourit comme à un rappel
aimable de la Providence. Pensait-il qu'une fois de plus
cette maxime allait se vérifier par son exemple ?
Sur quel ton s'épanchèrent les âmes en ces instants
suprêmes? Une lettre maternelle nous en dira le mys-
tère de foi patriotique et chrétienne.
• ... Louis est dans TEst... Et maintenant, c'est le silence.'
Saurons-nous jamais où est notre cher enfant?
11 m'a semblé que je lui disais un dernier adieu en
l'embrassant mardi matin. Et, ce faisant, je me répétais celle
charmante réflexion de notre pelile Marguerite, qui me
demandait l'année dernière ce que voulaient dire ces mots
qu'elle lisait sur une plaque commémoralive : « Mort au
Champ d'honneur. » Après avoir écouté ma réponse, elle
me dit : « C'est bien beau, mais c'est bien triste pour les
parents... » Demandons à Dieu que tant de souffrances et
de sacrifices rendent notre chère France victorieuse et plus
chrétienne*.
Jamais le cœur de la mère ne se permettra les retours
d'un égoïsme pourtant légitime : le fils était donné. Elle
se contentera de le suivre au jour le jour, par la pensée
et la correspondance, dans les exploits et les souffrances
de son ministère, fière, attentive à ses besoins et à ses
désirs, secondant son apostolat de toutes ses ressources.
C'est lui, l'enfant, l'enfant sacrifié tout entier, qui aura
dans ses lettres les accents du regret et formulera les
espérances du revoir.
Car ses lettres seront nombreuses... Sans cesser d'être
la propriété plénière de ses soldats, il trouvera le moyen
de ne passer presque aucun jour sans revenir au foyer
en des lettres charmantes, toujours discrètes sur les opé-
rations militaires, mais riches en détails sur son minis-
tère, remplies de confiance et débordantes d'affection.
» Au R. Père VéLillart, 13 aoù^
L'ENROLEMENT 59
Cherchant plus tard le secret de cette prodigalité
merveilleuse qui permettait à l'apôtre d'appartenir tout
entier à ses « enfants » sans négliger aucun de ceux
qu'il avait quittés, le Père Courbe émettait cette
réflexion, par laquelle il conclut les trop courtes pages
f[u'il nous a laissées :
(( Pour arroser au loin les campagnes en de mul-
tiples ruisseaux, les fleuves ne tarissent point : leur
source les approvisionne sans cesse. L'amour divin jail-
lissait surabondant du cœur du Père Lenoir, qui pou-
vait le distribuer avec largesse et sans diminution
L'aumônier, dans le don de soi le plus prodigue à ses
soldats, demeura u le plus respectueux et afîectionné
des fils )). Il demeura aussi l'ami fidèle, et nul de ceux
qui recoururent à lui ne pourrait dire : « Il était trop
occupé pour penser à moi. »
CHAPITRE 11
GUERRE DE MOUVEMENT
REVIGNY LA BELGIQUE VITI5Y- LE -FRANÇOIS
(15 Août — 5 Septembre 1914)
Parti de Versailles le 11 août, le Père Lenoir rejoi-
gnait le lendemain, dans l'Est, le corps colonial, englobe
alors dans la IV^ armée.
Cette journée et cette moitié de nuit dans le train
s'étaient écoulées en compagnie de troupes qui se ren-
daient au front. Déjà Fâme hospitalière de l'aumônier
avait établi le contact entre elle et le monde des sol-
dats. Déjà ses paroles commençaient à répandre cette
atm.osphère de bonne humeur et d'optimisme où des
milliers de combattants viendraient pendant de longs
mois retremper à loisir leurs énergies. Ne. le pressent-on
pas dans cet allègre billet de route, le premier message
du Père Louis aux siens ?
Le moral des homm'es était parfait. Je n'ai entendu que
deux sortes de récriminations, les unes contre les retards qui
ne nous mettraient pas assez vite en face de Fennemi, les
autres contre les chefs de g^are qui ne changeaient pas assez
souvent les bouillottes. 11 faisait une chaleur torride.
GUERRE DE MOUVEMENT
(12 Août - 5 Sept^CM914-)
2É->,E DIVISION COLONIALE
Neufchâteau\à 7 km
'■./'■ ■■^■BossignoC
- * ^'d'Oryal'.'- '.'•%;.'■• .é"
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Échelle
5 lo 20 sÔkms
GUERRE DE MOUVEMENT (j.i
Ces billets du mois d'août sont extrêmement laco-
niques ; très respectueux des consignes, ils ne ren-
ferment aucun nom d'oflîciers ni de localités. Heureu-
sement, les notes de l'agenda vont nous permettre de
suivre le Père au jour le jour. Les premières expériences
sont souvent décisives au seuil d'une vie nouvelle.
Arrivé à Revigny au milieu de la nuit du 11 au 12,
il erre, avec M. l'abbé Souris, son compagnon, à la
recherche d'un billet de logement. Des « civils » qui
rôdent dans les U r.èbres , cela paraît louche ; pris pour
des espions, ils sont arrêtés... Mais tout se termine par
un gîte convenable à l'hôtel du Lion d'Or. Le 12 au
matin, en route! par un vicinal, ^uis à pied, jusqu'à
Vaubécourt, où l'état- major du l^r corps colonial
(général Lefèvre) leur fait un accueil très sympathique.
Tout de suite, le Père Lenoir est affecté à la 2e divi-
sion, commandée par le général Leblois, et, aux termes
du règlement concernant les aumôniuis, il est envoyé
au Groupe des Brancardiers divisionnaires (G, B.D.).
C'est à Nubécourt, — « patrie et maison de Poincaré » ,
note-t-il, — qu'il rejoint sa formation. M. le médecin-chef
Léger et ses collègues le reçoivent si cordialement que,
dès cette première entrevue, il se sent en confiance et
peut écrire : « Enfin, famille au complet !* » Son sourire
commença»it à lui gagner les cœurs.
Tout est au mieux, déclâre-t-il à ses parents... Si vous
apprenez dans quelques jours une grande bataille, dites-vous
que j'y étais, protégé comme toujours. Ce sera une victoire.
l*'spérons-la décisive et que bientôt vos quatre fils la fêtent
ensemble autour de leurs chers séparés 1
Victoire décisive! ... Déjà! Nous sourions de ces
espoirs ; mais ils faisaient alors partie de Tallégresse
commune. Ils faisaient surtout partie de l'âme vibrante
* Les passages, ici et dans la suite, notes entre guillemets sans
aucune référence sont empruntés à l'a^jenda.
64 LOUIS LENOIR S. J.
du Père Lenoir; même aux moments les plus sombres,
pas un instant ils ne Tabandonneront ; malgré la teinte
légère d'illusion qui les nuança, ils ne seront pas indif-
férents à la confiance dont l'aumônier saura se faire
rinconfusible semeur.
En prévision de cette bataille, dès le lendemain
15 août, on faisait en avant un bond gigantesque.
Après avoir longé le cours de TAire par Fleury, Froi-
dos et Rarécourt, les colonnes, laissant à gauche Cler-
mont-en-Argonne, s'enfoncèrent sous les ombrages de
la forêt de Hesse. Ayant passé au pied de la cote 304
et du Mort- Homme, alors encore sans gloire, elles
atteignirent Malancourt vers 14 heures. Malgré ces
quarante- deux kilomètres d'étape, le Père se mit aus-
sitôt en devoir de dire la messe, — car c'était fête de
l'Assomption, — seulement « pas en public, car les
soldats étaient éreintés ». Nullement entraîné aux
marches, l'aumônier devait Têtre aussi; mais déjà cela
ne comptait pas... Et « le soir à 5 heures et demie,
les hommes ayant fait auprès des officiers supérieurs
une réclamation pour que le 15 août ne fût pas sans
office, on organisa un grand salut. Beaucoup de com-
munions le soir jusqu'à 8 heures et confessions tout le
temps . »
Le 16, on s'avance par Montfaucon jusqu'à Nantillois.
Auparavant, les habitants des villages traversés se con-
tentaient, par précaution, d'enterrer leurs provisions;
ici « ils se terrent eux-mêmes et font les récalcitrants ».
Pour améliorer l'ordinaire, à prix d'argent 'bien enten-
du, on doit organiser des chasses dans les basses-
cours. Spectacles banaux de la vie des camps, que
bientôt Taumônier ne songera plus à noter ; mais
actuellement tout lui est nouveau, il regarde à pleins
yeux; et de ces mille observations se formait peu à
peu ce langage pittoresque où il excella.
Le soir, à peine était-il étendu sur la paille, qu'il fallut
GUERRE DE MOUVEMENT «5
se relever. Le 17, on cantonne à Dun-sur-Meuse, et le
18 à Baalon, auprès de Stenay. Nous comprenons que,
ce jour-là, il puisse écrire : « Chers parents, les jours
et les nuits sont très pleins... » Mais il ajoute aussi-
tôt : « Bien que la vie de guerre soit très fatigante, les
consolations immenses de mon ministère me donnent
des forces... »
Quelles étaient ces consolations? Huit mots, écrits
et plusieurs fois soulignés sur l'agenda au départ de
Malancourt, le matin de l'Assomption, nous les font
entrevoir : « Jésus-Hostie avec moi : force, vie, salut,
VICTOIRE. » Le 19 août, il s'en explique nettement
dans une lettre. Dès lors, il a compris la nécessité de
porter constamment sur lui la Sainte Eucharistie. Il
ouvre sa custode de vermeil « plus de dix fois par jour
pour nourrir les âmes ». Voilà ce qui le console, bien
plus que r « empressement du 22® colonial, qui, pour
avoir des médailles, a failli l'étouffer ».
Comme il y a cependant à Baalon un arrêt dans la
marche, sachant combien l'inaction est démoralisante,
l'aumônier projette sans retard d'y remédier, en se
constituant imprésario. Et justement le lieutenant du
Train du G. B. D., M. Dropsy, connu dans le monde
des lettres sous le nom de Jean de Nodes, est l'auteur
d'une émouvante pièce patriotique en vers « La relique
des aïeux ». Bien volontiers il accepterait qu'on la
jouât...
« Mais où trouverez-vous des acteurs? » demande-t-il
au Père Lenoir.
L'objection n'était pas pour déconcerter l'habile met-
teur en scène à! Antigone et à'Alcesle,
« Mais des gens sans barbe , insista quelqu'un , où
les prendre... pour les rôles de femmes ? Allez-vous les
jouer, vous?
— Moi? »
On dut sourire ; et lui tout le premier, puisq^io
&
66 LOUIS LENOIR S. J.
V agenda enregistre fidèlement ce « Moi? » de surprisse.
A ce trait de bonhomie, les intimes du Père Lenoir
n'auront pas de peine à le reconnaître. « Après tout,
se disait-il, pourquoi pas, si les âme,s doivent en
bénélicier? »
C'est à Baalon que 1 aumônier eut un premier con-
tact avec le 4^ colonial, dans des circonstances où se
révèlent déjà ses méthodes apostoliques. On connaît
l'épisode de Bazeilles en 4870. N'ayant plus de car-
touches et sur le point d'être pris, quelques marsouins
du 4^ , pour empêcher que leur drapeau ne subît la
honte des ovations prussiennes, le mirent en pièces, et
chacun emporta un de ces lambeaux comme compagnon
de captivité. Au retour, la glorieuse mosaïque fut
reconstituée, et aujourd'hui elle est conservée sous verre
à Toulon.
Or dans l'église de Baalon, l'autel de la Sainte
Vierge est surmonté d'un vitrail dédié à Notre-Dame
des Armées. C'en fut assez. Certains, croyant peut-être
se trouver à Balan près de Bazeilles, virent dans ce
vitrail un ex-voto commémoratif de la fameuse
prouesse. Et justement le 4^ colonial venait d'arriver^
le 21 août, à Baalon. Dans un village oii les distractions
n'abondaient pas, on juge du défilé. Les plus malins
faisaient bien remarquer que pas un seul des soldats
entourant la Madone n'avait la veste ni l'ancre colo-
niales; hussards, dragons, cuirassiers, chasseurs à pied
et à cheval, biffîns, artilleurs, zouaves et marins, tous
étaient représentés, sauf les marsouins. Mais qu'impor-
tait! Un lascar qui, parce qu'il avait fait campagne au
Tonkin , passait pour bien connaître la géographie des
Ardennes, avait dit : « C'est un souvenir de Bazeilles;
faut voir ça! » Et l'on suivait comme des moutons...
Le Père Lenoir avait déjà commencé, dans les vil-
lages, à faire de l'église son séjour habituel. Il était
là près de l'autel de la Sainte Vierge. Et voici la petite
GUERRE DE MOUVEMENT 61
scène qui s'y déroula. Nous la transcrivons textuelle-
ment dans le style télégraphique de lagenda :
« Ils viennent voir ce vitrail... Piège de Kotre-Sei-
gneur pour la confession. Beaucoup y sont pris Quel-
ques-uns d'abord : « Non, » puis cèdent et disent:
w Bien content! »
* *
Hâtons-nous de sourire; demain, il n'en sera plus
temps. Déjà en Lorraine de graves échecs ont eu lieu
à Sarrebourg etMorhange, qui vont avoir de si cruelles
répercussions.
On ne s'en doute pas à Baalon, o\i Ton parle couram-
ment de la démoralisation des Allemands et de leur
pain, que « le général a vu, pire que le pain du siège
de Paris ». Le 21, le 3® chasseurs d'Afrique pousse
une vive reconnaissance et ramène comme butin des
casques à pointe et des lances. On devine les hourras;
c'est un avant-goût!
Le 22, brusquement, marche épuisante de quarante
kilomètres. C'est au cours de cette étape, — entre Baa-
lon et Pin, — qu'il faut situer cette rencontre rapportée
longtemps après dans une lettre au Père Courbe :
J'ai eu îa consolation de recevoir la dernière confession
de cette belle âme de Psichari, la veille ou l'avant- veille de
sa mort, la nuit, en traversant un village de Belgique. Il sen-
tait venir le dernier sacrifice. Voilà une de ces innombrables
vocations, — et qui s'annonçaient combien fécondes ! — sur
lesquelles j'ai pleuré sans comprendre : Viœ meœ non sunt
viae vesLrx^.»,
Le 2^ d'artillerie coloniale, auquel apparten^ait le
lieutenant Psichari, devait appuyer la 3° division colo-
* Au Père Courbe, S Janvier 1916.
08
LOUIS LENOIU S J
niale, qui formait 1 aile droite du corps d'armée. Le
22 août, dès laube, le 1*' colonial, ayant franchi la
Semoy et dépassé Rossignol, avait pénétré dans la forêt
de Neufchâteau, sans que l'ennemi décelât sa présence.
Quand, vers 8 heures, lattaque de (lanc se produisit
soudain, 1 artillerie formée en colonne de route put très
difficilement mettre en batterie et subit de lourdes
pertes. La lutte fut terrible Les éléments d'infanterie
des \^^ et 2« coloniaux, complètement entourés, renou-
velèrent les plus beaux exploits de notre histoire.
Généraux et officiers, sauvant 1 honneur des armes,
tombèrent le fusil à la main. Ainsi périrent les géné-
raux Haffenel et Rondony et le colonel Gallois.
Le général Montignault , atteint de quatre blessures
graves, resta sur le champ de bataille. Quant aux artil-
leurs, après avoir tiré leurs derniers projectiles, ils
combattirent sur leurs pièces à coups de mousquetons.
Mais le soir, de cette belle artillerie divisionnaire, « il
ne restait plus qu'un charnier^ ». Au premier rang
des victimes était le petit-fils de Renan, tué d'une
balle à la tempe, ayant autour du poignet son chapelet
enroulé.
Pour la 2^ division, la situation était critique. Et cette
soirée du 22, où la population de Pin, en Belgique,
avait fait au groupe des brancardiers, à 7 heures du
soir, un accueil parfait, s'achevait subitement par l'ar-
rivée de deux ou trois cents blessés dans Téglise.
Les grandes horreurs de la guerre commençaient.
Elles s'ouvrirent, pour le Père Lenoir, — dans la
sacristie de l'église de Pin, — par un prélude de mots
héroïques échappés aux blessés. Soigneusement, ce
pieux ami des âmes les recueille et les note : c Pansez-
moi Vite, que je retourne me battre! — Je n'ai rien,...
' Expression d un témoin cilé par Henri Massis, Vje de Psichari,
p 61. Voir A.- M. Goichon, Ernesi Psichari, p. 355-362.
GUERRE DE MOUVEMENT 69
simplement le bras cassé; je recommencerai demain. —
C'est honteux de tomber à la première bataille ; laissez-
moi repartir! » Plusieurs, en buvant, s'arrêtent: « C'est
assez, il en faut pour les camarades. »
Attendre les blessés ne suffit pas au bon Samaritain.
Dès l'aube, sans s'accorder la consolation de dire la
messe, — un dimanche pourtant! — le Père Lenoir est
sur le champ de bataille de Jamoigne et, pour la pre-
mière fois, il contemple ces scènes affreuses, — poi-
trines, gorges, mâchoires ouvertes, — qui vont pendant
trente mois devenir pour ses yeux un spectacle trop
ordinaire. Il y reste, faisant connaissance avec les
obus, tant que l'ordre de départ n'est pas donné; puis
il se replie par Pin et Orval, jusqu'à Margut, où des
gens dévoués le recueillent pour la nuit.
11 avait dû se contenter ce jour-là de se communier
sur le bord d'un fossé. Le 24, il compense et ce fut
grande joie; car, malgré des préoccupations de toute
sorte, malgré sa formation sanitaire perdue, il n'a garde
d'oublier que c'est le troisième anniversaire de son sacer-
doce, source des richesses dont il est l'heureux dispen-
sateur. Après les soins aux blessés du village, devoir
professionnel qui prime tout, il célèbre cet anniversaire
par une messe à peu près solitaire; et sa pensée le
reporte à ce 24 août 1911 d'Ore Place : « Quelle desti-
nation la Providence réservait aux pouvoirs que je rece-
vais alors ! Et quel contraste avec la paix délicieuse de
notre réunion d'Hastings ! »
Mais le temps n'est guère aux méditations. Il faut
ramener les blessés à l'arrière. Car déjà la retraite se
prépare, ce grand repli « lamentable, mais en ordre »,
suite de combats ininterrompus, que l'on ne savait pas
devoir aboutir au soleil de la Marne...
70 LOUIS LËiNOlK S. J.
Cette retraite se fit, pour la 2* division coloniale, en
trois stades principaux, marqués par les noms respectifs
de Meuse, Aisne et Marne.
Durant quatre jours d'abord (25-28 août), les colo-
niaux firent front, entre Stenay et Beaumont, dans la
forêt de Jaulnay, pour permettre à la IV^ armée de
repasser sur la rive gauche de la Meuse et d'en faire,
le 26, sauter les ponts. Ce soir-là, les brancardiers
divisionnaires sont en lisière sud -ouest de la forêt de
Dieulet, à la Forg-e. Les deux journées suivantes se
passent, pour le Père Lenoir, de Taube à la nuit, dans
les bois de Jaulnay à relever les blessés et à les
absoudre : « Scènes affreuses, écrit-il, cris, larmes, effu-
sions, blessures, crânes ouverts ou en deux morceaux,
entrailles, jambes seules. Cris affreux des abandon-
nés, o Mais il alla trop loin. Malgré son brassard et son
mouchoir pourtant bien mis en évidence, et tandis qu'il
traversait les champs de blessés allemands , catholiques
pour la plupart \ une patrouille prussienne lui tira six
balles, à cent mètres; une seule l'atteignit^ traversant
soutane et chemise au bras droit : « à la peau une éra-
flure à peine sensible ». Dès ce jour commençait à
s'implanter en lui cette conviction, qui devint très vite
celle de tous : « Les balles et les obus semblent bien
décidés à m'épargner. »
Un ami, allié de sa famille, M. Roger Graffin, qui
avec une charité toute chrétienne saccageait son magni-
fique château de BelvaP pour y recevoir nos blessés,
eut la joie de le rencontrer le soir du 27 août et de le
^ Détail précisé dans deux lettres du 20 septembre 1914 au Père
Courbe et du 29 septembre 1914, au R. P. de Boynes.
2 A sept kilomètres environ au sud-ouést de la forêt de Jaulnay.
GUERRE DE MOUVEMENT 71
restaurer un peu. Le Père Louis, écrit -il, était « exté-
nué, et Ton ne pouvait supposer qu'un tempérament
si délicat pût résister longtemps aux fatigues et aux
émotions ».
L'aumônier lui-même, au matin du 29, confie à son
agenda cet aveu : « Je suis à bout. » Et pourtant, dès
4 heures du matin, une alerte s'étant produite, il faut
partir. Non pas que les Allemands aient forcé la Meuse
sur le front du corps colonial ; bien au contraire , ils
avaient été culbutés dans le fleuve, le 27, par de vigou-
reuses et sanglantes contre-attaques^. Mais la situation
générale entraînait le repli de la IV^ armée sur l'Aisne.
Les marsouins avaient mission de la protéger.
Dans un mouvement de ce genre, il n'est pas facile
d'assigner aux brancardiers divisionnaires leur place
de bataille. S'ils restent à l'arrière-garde, comment les
blessés seront -ils évacués en avant, vers l'intérieur du
pays? Pourtant, l'on n'a pas le droit de se désinté-
resser de cet arrière, où traînent les épuisés et les
malades. Un perpétuel va-et-vient s'impose, qui a bien
vite « vidé » les muscles les plus durs.
Ainsi s'expliquent en partie les mouvements oscilla-
toires imposés au G. B. D. en ces journées terribles.
Pour établir leur base d'évacuation en avant des troupes
en retraite, les brancardiers divisionnaires doivent
faire, le 29, une pointe de 30 kilomètres au sud -ouest,
jusqu'à Longwé; puis ils remontent, le 30, à Boult-
aux-Bois; le 31, encore au nord, jusqu'à Belleville-
sur-Bar, d'où ils assistent anxieux au duel d'artillerie
d'Authe, épisode de la grande bataille livrée ce jour-là
entre la Meuse et Rethel. « Nos malheureuses troupes,
porte l'agenda, luttent désespérément sous un soleil
lorride. » Un instant on a pu croire au succès: « Une
' Le 4* colonial joua un g:rand rôle dans ce combat. Le nom de
Janlnay reviendra fréquemment dans les discours du Père Lenoir
comme celui d'une victoire.
72 LOUIS LENOIR S. J.
série d'avions nous ont survolés; des autos d'état-rhajor
ont passé à toute allure. »
Et, de fait, les documents officiels nous apprennent
que, le 30 août, le général de Langle de Cary a obtenu
Tautorisation de suspendre la retraite de la IV® armée.
L'ennemi paraît s'être avancé prématurément sur la
rive ouest de la Meuse. Mais après avoir poussé jusqu'au
delà de Châtillon et de BrieuUes, notre contre-oiïensive
est arrêtée ; elle a coûté la vie au chef de la 4* brigade
coloniale, le colonel Boudonnet.
Le Père Lenoir est entraîné par le repli « jusqu'à la
Croix- aux -Bois. On dîne dans la nuit, sur l'herbe. On
couche entassés dans une maison abandonnée... Les
brancardiers n'ont que deux sujets de conversation :
bouffer et critiquer les chefs... Chacun, s'il commandait
l'armée, ferait autrement mieux!... Ils regrettent le
temps où les moines faisaient ce service d'ambulance. »
Mais les causeries doivent s'interrompre.
Un troisième recul est jugé nécessaire. Dès le l®' sep-
tembre, il est marqué par une marche intermittente de
vingt-deux heures. Première halte à Senuc, où « je
puis, écrit le Père, prier quelque temps à l'église,
chose bien rare depuis le début de la campagne : prière
pour la guerre, prière pour le conclave, prière pour
tous les miens, parents, élèves et soldats ». Deuxième
halte à Condé-lez-Autrj, « chez un curé charmant, où
ie me lave corps et âme ». Enfin à Rouvro.y, où « je
trouve un accueil parfait chez l'instituteur, M. Lecour-
tier ».
Les anciens de Marneffe ne liront pas sans émo-
tion ce mot d' « élèves » parmi les intentions de prière
en un pareil moment. Le Père Lenoir se considère
toujours comme professeur : la guerre ne durera, pense-
t-il, que le temps des vacances. S'il en réchappe, il ne
faut pas qu'il soit rouillé. z\ussi, ayant trouvé à Rou-
vroy un exemplaire d'Hérodote, il relit, le 2 septembre,
GUERRE DE MOUVEMENT 73
pour se délasser de l'étape, l'expédition de Xerxès et, la
comparant à l'ambition de l'empereur Guillaume , il
note : « Même puissance, môme orgueil, espérons
même chute. »
En attendant, l'ennemi continue sa poursuite. Le 3 à
minuit, il faut partir en direction de la Marne ; on fera ce
jour-là près de soixante kilomètres. Heureusement, pris
de pitié, le lieutenant du Train a prêté un cheval à Fau-
mônier...
Pour atteindre Saint-Rémy, au sud-est du camp de
Châlons, les coloniaux passèrent bien près de Mas-
siges et de Beauséjour. Mais il faisait nuit encore... et
personne ne se doutait qu'o/i y reviendrait... « En route,
M. Boussenot, médecin, député — de la Réunion, je
crois, — me fait partager un bout de saucisson... Vers
2 heures du soir, je vais à l'église (de Saint-Rémy) con-
sommer les saintes espèces. Détonations; le village est
bombardé. Déroute navrante, traînards... Fuite jusqu'à
Somme- Vesles , où nous soignons et évacuons quelques
blessés, puis jusqu'à Moivre, où j'assiste encore des
mourants dans l'église. »
Ce jour-là les Allemands avaient pénétré à Suippes
et à Château-Thierry, et le Gouvernement français s'était
transporté à Bordeaux.
Après de pareilles fatigues, encore accrues le 4 sep-
tembre, par une rude étape de Moivre à Bassu, et
le o, de Bassu à Luxémont, au sud-est de Vitry-le-
.François, on est étonné qu'une carte du Père Louis à
ses parents puisse débuter par ces mots : « Toujours
en bon état, meilleur même... » J'imagine qu'après
avoir écrit cette ligne, il dut s'arrêter et se prendre en
flagrant délit d'inexactitude. Car il précise immédiate-
ment : «... meilleur même, en ce sens que je m'habitue
peu à peu à ces alertes de toutes les nuits, à ces repos
de deux ou trois heures pris sur la paille, à ces repas
de (juelques bouchées grossières pris en selle ou dans
les fermes abandonnées... Heureuse vie, si elle nous
74 LOUIS LENOIR S. J.
donne la victoire! » Pour lui, même à cette heure où
Ton étoulîait d'angoisse, il ne doute pas du résultat
final. A peine si son robuste optimisme avait subi
quelques instants une légère éclipse : « Après les pre-
miers éionnemenis , je crois enfin comprendre et suis
tout à l'espoir. »
Les parents qui reçurent cette lettre, sans nulle indi-
cation sur les événements qv.i l'avaient occasionnée,
soupçonnèrent-ils toute l'acuité des étonnements qu'elle
mentionnait?...
Ils attendirent des explications. Mais les explications
ne vinrent pas. Trois jours se passèrent, puis quatre...
Point de lettre. Jamais leur fils ne les avait encore
laissés si longtemps sans nouvelles. Quand on annonça
la victoire de l-a Marne, ils constatèrent que l'opti-
misme de Louis avait vu juste. Mais quelle anxiété!
Les balles et les obus auraient-ils failli à leur « résolu-
tion » de l'épargner?
Deux jours encore et soudain arrive une lettre datée
du il septembre, débutant ainsi : « Enfin me voici
évadé! » Le Père avait été fait prisonnier le o, en reve-
nant du champ de batailie avec des blessés. « Ces jours
de captivité ont été assez durs de tout point de vue.
Il me faudrait des heures pour vous en conter les
détails. »
CHAPITRE III
PRISONNIER I
UN ÉPISODE DE LA BATAILLE DE LA MARNE
(5-11 Septembre 1914)
Les heures nécessaires pour conter ces détails par
écrit, le Père Lenoir ne les eût jamais trouvées, si, seize
mois plus tard , sa troisième blessure ne l'avait ramené
précisément dans cette ville de Vitry, où il avait été
captif.
Cédant aux instances de M. le chanoine Nottin, qui
avait déjà publié des pag-es émouvantes sur l'occupation
allemande de Vitry -le- François \ il accepta de rédiger
ses souvenirs pour le Bulletin paroissial ; ils y parurent
en mars 1916. Ces pages, longtemps ignorées du grand
public, furent reproduites en larges extraits deux ans
plus tard, et présentées comme « un curieux aspect épi-
sodique de notre immortelle victoire de la Marne- » .
C'est le récit du Bulletin paroissial que nous suivrons
ici , mais en le précisant de deux manières : par les notes,
plus fidèles encore, de l'agenda, écrites au soir même
* L. Nottin, V il r y rie -François , pendant la bataille de la, Marne.
0 Mon Carnet de guerre. » ( Vitry-le-François, Imprimerie Centrale.)
2 Lectures poub tous, du 1*' mai 1918, dans un article intitvilé
L'auiaônier de la Coloniale.
76 LOUIS LENOIR S. J.
des évéHemenls, et par le témoignage d'un compagnon
de captivité, le R. P. Gabriel Picard.
Le samedi soir, 5 septembre, vers 6 heures et demie,
tandis que nos troupes se repliaient au sud de Vitry-le-
François, le Père Lenoir était remonté au nord, vers
Vitry-en-Perthois, avec des voitures et cinq ou six
brancardiers . pour recueillir les derniers blessés.
Recherche dif.icile, car la nuit tombait, et partout le
silence... Ils rencontrent enfin quelques soldats du
4^ colonial portant trois camarades grièvement atteints,
que Ton met en voiture. Des civils, « espions ^ans
doute, » entraînent le petit convoi trop loin, jusqu'à
mille mètres au nord de Vitry-en-Perthois. Il faut reve-
nir sans avoir trouvé personne.
*
En arrivant à Marolles, vers 21 heures, au débouché
de la grand'route de Saint- Dizier, « nous apercevons,
écrit l'aumônier, à dix mètrt*5 devant nous, un groupe
de uhlans... »
Aussitôt ils se précipitent, nous encerclent avec des hur-
lements de joie, menaçant chacun de leurs lances et de leurs
revolvers. Ils sont une cinquantaine. Je proteste en mon-
trant le drapeau de la Croix de Genève sur nos voitures et
nos brassards. L'officier hésite un instant, puis dit: « Vous
vous expliquerez avec le commandant; ça ne me reg:arde
pas. Vous êtes prisonniers. »
Encadrés de cyclistes et de cavaliers, nous sommes con-
duits à Vilry -le -François.
Sur la place, un groupe d'officiers. Notre guide explique
le cas à l'un d'eux, qui, une lampe électrique à la main,
nous dévisage. Je proteste à nouveau. Il ne m'écoute pas;
mais, s'adressant à tous : « Où sont les Français? Dans
quelle direction sont-ils partis? »
PRISONNIER !
Indig-né, je lui réponds que Ton n'insulte pas ainsi des
Fi-ançais, après les avoir injustement arrêtés : « Pour qui
nous prenez- vous, de nous poser pareilles questions? »
Un peu interloqué, Tofticier demande à son voisin de lui
traduire mes paroles. Alors, sortant son revolver, il me le
'---,
Echelle
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^Soulanges \ g ^
/ ^^>^'<°i-s .Gravêï'tnes"%
^vM'dela Fouçphe
MaiSOnSisn Cf,^ .vpag
»*-.-•* V" •■
■"<. '''«.V?^ .
'•''i" ">•• * Friçnicourf>n
met sur la tempe : « Je vous demande dans quelle direction
sont partis les Français. Ne savez-vous pas ou ne voulez-vous
pas répondre? — Je ne veux pas. »
Racontant la scène plus tard à son ami Gries, le bri-
gadier Hamelin, l'un des prisonniers, exprimait ainsi son
émotion : « Ça y est, pensait-il en lui-même. Les
carottes sont cuites; notre compte est bon*. »
Cependant roffîcier bésite, puis abaisse son arme et,
faisant le salut militaire : « C'est bien. Si j'étais votre
prisonnier, j'aurais répondu la même chose. » Puis il
donne des ordres, et les cyclistes emmènent les prison-
niers dans la direction de Ghâlons.
* Extrait d'une lettre de M. Gries, publiée par le Messager de la
Creuse, 14 janvier 1915.
78 LOUIS LEiNOIR S. J.
Sur la ^rand'route, continue le Père Le-noir, cohue des
envahisseurs. Ils exultent bruyamment : « Nach Paris!
Nach Paj^is! » La route est encombrée par deux et même
trois colonnes parallèles, à travers lesquelles nous défilons
péniblement, un à un. Chez presque tous, attitude correcte.
Parmi les milliers d'hommes que nous croisons ainsi, j'en
entends seulement quatre ou cinq nous injurier de loin :
« Schwein! » — aussitôt rappelés à Tordre, et violem-
ment, par les gradés. Un homme, que je frôle, ne me
remarque qu'au moment où je le dépasse; aussitôt il me
prend par le bras pour me faire détourner la tête et me dévi-
sager. Un officier accourt en bousculant les rangs et lui
administre en abondance gifles et coups de pied. — Procédés
habituels dans le corps d'armée que nous traversons.
A chaque instant nous assistons à des scènes de brutalité,
à des commandements rogues et injurieux, appuyés de coups
de botte ou de cravache.
A Gravelînes, on nous fait entrer dans une écurie, à droite
de la route. Quelques soldats allemands y dorment déjà.
Des stalles danimaux y sont encore libres ; on nous permet
de nous y étendre, entassés, après avoir jeté un peu de
paille sur le fumier. Un sous-officier, appelé comme inter-
prète, et qui parle le français sans autre accent que celui des
faubourgs parisiens, nous avertit que la moindre tentative
d'évasion sera punie de mort pour tous.
Sommeil jusqu'à 5 heures du matin, mais un peu froi-
dement, car pour la première fois je m'étais séparé de mon
sac et de mon manteau. Combien surtout je regrette ma
chapelle !
Le dimanche matin au petit jour, entre un sous-officier de
gendarmerie, rogue, brutaL II plaisante grossièrement et
longuement, puis nous fouille. Nos couteaux de poche sont
l'occasion de scènes grotesques : il veut nous faire croire que
nous allons être fusillés et en fait le simulacre, parce que,
malgré le brassard de la Croix de Genève, nous avons des
armes.
Je demande à aller dire la messe dans une église voisine.
On me répond poliment qu'il n'y a pas d'église dans les envi-
rons.
Des soldats allemands parlementent avec un gardien et
PRISONNIER ! 10
obliennent l'autorisation de nous donner du pain et du café.
Un tout jeune, qui me regarde avec attention depuis le
matin, profite d'un moment où le sous -officier s'était éloigné
pour m'attirer dans l'écurie voisine, où il a préparé pour
moi un quart de chocolat a-u lait. C'est un Polonais catho-
lique, il me montre son chapelet, ses médailles, la photogra-
phie de sa mère et me demande de prier pour qu'il lui soit
rendu.
Ses compagnons sont chiargés de creuser la fosse d'un
civil fusillé la veille au soir. C'est un vieillard. On me per-
met, non sans peine, d'aller réciter sur lui les prières de
l'Eglise.
Puis on nous prévient qu'un blessé français est sur la
route du côté de Vitry, que nous pouvons aller le chercher.
Sous la conduite de deux cyclistes, je pars avec deux de
nos brancardiers, à qui l'on donne une brouetté pour rame-
ner le blessé.
A un kilomètre environ, nous trouvons, en effet, le long
de la route, un soldat très grièvement atteint à la poitrine.
On l'a étendu avec soin sur des capotes. Il me dit que les
Allemands, après l'avoir pansé, lui ont donné à boire et à
manger, et ont laissé à sa portée un bidon d'eau. Je lui donne
les derniers sacrements et, avec l'aide soigneuse de nos
cyclistes, nous l'installons sur la brouette.
De tous côtés, dans les champs, des débris du combat :
sacs, vêtements, armes; beaucoup de livrets militaires
épars : que sont devenus les corps?... Passe une charrette,
avec un peu de paille. Le conducteur accepte de prendre le
blessé et nous avec lui. Nous revenons à notre écurie.
Mais en cette journée du 6 septembre, les envahis-
seurs commencent à trouver de la résistance. Devant
le Père Lenoir, « un officier se lamente sur la guerre,
en bon français » , et prétend même que a les Alle-
mands reculent ». De fait, vers 11 heures, ils font
évacuer par leurs prisonniers la ferme de Gravelines
pour les reporter plus au nord.
La route est atroce. On nous fait marcher très vite, malgré
la chaleur accablante. Après quelques kilomètres, nous
80 LOUIS LENOIR S. J.
demandons à faire une halte : refus rogue, — à ralentir le
pas : même réponse.
Près d'une grande ferme, occupée par les troupes, nos
gardiens s'arrêtent pour boire. Sur l'offre des soldats qui
sont là, ils permettent qu'on nous fasse manger un peu sur
la route pain et fromage. Puis nous sommes réquisitionnés
pour creuser la fosse d'un cheval crevé. Le travail fait, nous
reparlons.
Tout le long du chemin, quand nous croisons des officiers
supérieurs, je leur expose l'illégalité de notre arrestation. Ils
répondent poliment qu'ils n'y peuvent rien , les uns ajoutant
qu'on avait le droit de nous arrêter, d'autres le niant.
Toute là journée, le Père Lenoir ne cessera de protes-
ter ainsi. Le soir, deux officiers s'étonneront qu'il soit
là : (( On ne devait pas vous arrêter ; on doit vous relâ-
cher. Mais c'est l'affaire du général commandant le
corps d'armée ; il vous verra ce soir ou demain. »
Entre temps, on était parvenu à La Chaussée. Là un
nouveau genre de soufTrances attendait l'aumônier. On
introduit les nouveaux venus dans une ferme où se
trouvent déjà cent vingt-cinq prisonniers, dont la plu-
part assurément sont des braves qui ont vaillamment
fait leur devoir. Mais il y en a d'autres, victimes des
propagandes mauvaises d'avant-guerre, qui se vantent
bruyamment d'avoir levé la crosse en l'air, et quelques-
uns de s'être rendus, sur l'ordre d'un sous -officier.
« Contact odieux, égoïsme et lâcheté, » qui provoquent
un douloureux étonnement dans l'âme du prêtre. Au
reste, « même écœurement dans notre petit groupe de
brancardiers; tous ont hâte de sortir d'ici ».
Nos gardiens s'excusent de ne pouvoir nous donner à
manger, u Leur ravitaillement n'arrive pas, parce qu'ils ont
marché trop vite. »
Cependant on nous apporte un sac de pommes de terre et
un mouton que l'on nous permet de tuer et de faire cuire.
Dans un coin, nous découvrons un sac de son ; de quoi faire
PRISONNIER I 81
un semblant de pain, un peu dur, car nous n'avons rien pour
le faire lever.
Le 7 septembre se passe dans les mêmes granges de
La Chaussée y au bruit d'une canonnade de plus en plus
intense.
A Vitrj, on avait l'impression d'être enserré dans un
cercle de fer et de feu. C'est le jour où, dans cette
ville, les Allemands réquisitionnent successivement,
pour le service des blessés, la vaste et superbe église,
la Caisse d'épargne, le pensionnat de l'Immaculée-Con-
ception, l'école libre, puis le collège des jeunes filles
et l'école maternelle... Sans arrêt, d'innombrables files
de voitures d'ambulance viennent y déverser leurs char-
gements de misères. Les Allemands ne s'attendaient
pas à une bataille si sanglante. Chirurgiens et infir-
miers manquaient*.
Par crainte du bombardement, un certain nombre de
personnes s'étaient réfugiées dans les caves du calori-
fère de l'église. Mais, comme les fourgons à croix
rouge arrivaient toujours, et que les blessés gémis-
saient pour avoir nourriture et pansement, le vénérable
archiprêtre, oubliant que ces malheureux étaient la
veille encore des ennemis, courut au soupirail et cria :
« Remontez; venez dans les ambulances; là, je vous
l'assure , vous n'entendrez plus le canon ! » Ce qui fut
fait. Et les Allemands se gardèrent bien de refuser le
renfort qui leur arrivait pour soigner leurs blessés.
Personne ne songeait encore à faire appel aux bran-
cardiers français de La Chaussée.
Au matin du 8 septembre, le Père Lenoir réclame
avec plus d'instance que la veille et l'avant-veille la
permission d'aller dire la messe : c'est la fête de la
Nativité de la sainte Vierge... Même refus implacable.
Triste fête, écrit-il. Mais Jésus est là présent dans ma
* L. NoTTiN, op. cit., p. 71 et suivantca.
0
82 LOUIS LENOIR S. J.
custode. Après m'etre communié comme les jours précédcnL,
j'ai la consolation de confesser et de communier deux de
mes compag^nons de captivité...
A-utre joie, mais plus austère : il peut consoler et assis-
ter deux Français moribonds. Puis on le ramène dans
une cour, au milieu des infirmiers allemands.
Je constate chez tous, hommes et officiers, l'esprit que
j'ai remarqué déjà chez nos gardiens : l'orgueil, l'infatuation
de la victoire et de la supériorité nationale. « UAllemUgne
est grande, me répètent-ils sans cesse, V Allemagne est
forte, personne ne peut lui résister, seule elle tient tête à
toute l'Europe. » Quelqu'un ajoute : « Dieu est avec nous,
car nous l'invoquons. Avant la bataille, le capitaine fait
mettre tous les soldats à genoux et prier. » Tous accusent la
France et l'Angleterre d'avoir déclaré la guerre à la pacifique
Allemagne.
Ils maudissent la guerre qui les a enlevés aux douceurs
du foyer; mais il leur fallait bien se battre pour se défendre
contre nous qui les attaquions. — D'ailleurs la guerre ne
sera pas longue, elle est déjà presque terminée; une armée
allemande vient d'occuper Londres et le Kronprinz est à
Paris. « Nach Paris! Folies -Bergères! » C'est le refrain
joyeux de tous les groupes. Paris est tout près : ils y entre-
ront demain ou après-demain. De Vitry à Paris, il y a quinze
à vingt kilomètres. A preuve, une petite carte polycopiée
que les officiers leur distribuent, où sont portées les prin-
cipales étapes du corps d'armée, depuis la frontière germano-
belge et où l'on voit Châlons et Vitry tout à côté de Paris.
— Puis c'est la critique de tous les détails de notre arme-
ment, de notre équipement, de notre organisation, avec le
mépris profond de tout ce qui est français et l'éloge dithy-
rambique de tout ce qui porte la marque allemande.
Les blessés sont moins arrogants.
On nous fait déjeuner avec eux. Ils sont très complai-
sants, nous prêtent gamelle ou quart, et nous offrent leurs
bonbons, ayant soin de dire : « Vous voyez comme noua
PRISONNIER! 83
traitons bien nos prisonniers. » Mais ils se lamentent sur la
guerre.
Cependant, à Vitry, Taffluence des blessés dépassait
toutes les prévisions. Les files de voitures sanitaires
arrivaient sans cesse. Plus de place nulle part.
Les deux ambulances qui sont ouvertes ce jour-là dans
le vaste local du collège des jeunes filles et dans Técole
maternelle sont envahies en un instant. Et pour soigner
les blessés qu'on amène toujours, « pas un médecin,
pas un infirmier* ».
Cet état de choses eut son contre-coup sur les prison-
niers de La Chaussée,
*
Dans la soirée, un officier supérieur, très hautain, nous
fait aligner. Il examine un à un nos brassards de la Croix de
Genève. Ceux qui portent l'estampille du ministère de la
Guerre sont déclarés authentiques; les autres faux. Leurs
porteurs, constitués prisonniers de guerre, resteront dans
celte ferme jusqu'à nouvel ordre. Nous qui, par un hasard
providentiel, avons le privilège du bon tampon, nous serons
ramenés à Vitry, où les ambulances, nous dit-on, so-nt encom-
brées de blessés. Nous y rendrons service jusqu'à la fin de la
bataille ; après quoi nous serons déportés en Allemagne, dans
quelque hôpital, où nous continuerons nos services sanitaires
ou religieux. Et pas d'explication à demander!
La nuit est tombée déjà quand nous apercevons Vitry
et la vallée de la Marne tout embrasée par les lueurs de
Tartillerie. On nous mène au Service de Santé. Les médecins
s'étonnent, déclarant bien haut que Ton doit respecter notre
Croix de Genève et nous relâcher. Mais les ordres supérieurs
i-orit là : an nous conduit à l'Hôpital général.
Le médecin-chef Herr Schmitz est appelé. Rogue, brutal,
* L. NoTriK, op. cit., p. 87
84 LOUIS LENOIR S. J.
il déclare que nous aiderons les infirmiers, mais que si un
seul d'entre nous franchit la porte de Thôpital , nous serons
tous fusillés.
Nous passons devant lui. Il me remarque, m'arrête aus-
sitôt et, d'un air furieux, donne Tordre de m'enfermer :
pourquoi? Je ne vois d'autre explication à cet acte de bruta-
lité qu'un accès de haine anticléricale.
Le sous-officier cycliste qui nous conduit fait remarquer
que nous n'aA'ons pas mangé et demande que j'aille d'abord
avec les autres à la cuisine. L'autorisation est donnée, mais
à la condition qu'un soldat restera près de moi et au premier
mot me fusillera.
A la cuisine, les sœurs nous font un accueil exquis.
Quel soulagement de retrouver des Françaises et des reli-
gieuses !
Malgré l'ordre du médecin-chef croquemitaine, je puis
en ce premier soir échanger avec elles quelques mots : mes
gardiens sentent le ridicule de l'ordre donné et en paraissent
quelque peu honteux...
J'arrive même, dans le va-et-vient de la cuisine, à glisser
un mot à l'aumônier de l'hôpital. Quelle bonne surprise!
C'est un jésuite, le Père Gabriel Picard.
Au sortir de la cuisine, six hommes, baïonnette au canon,
m'escortent jusqu'à l'écurie de l'hôtel de la Cloche, où ils
se livrent d'abord à des plaisanteries grossières, à des
menaces ridicules, et finalement m'autorisent à m'étendre
sur un sommier brisé, plein d'angles de fer et de puces,
véritable instrument de torture.
Le 9 septembre, aux demandes réitérées cTaller dire
la messe, les gardiens opposent un nouveau refus,
accompagné de moqueries ; mais cette fois on ne peut
prétexter qu'il n'y a pas à proximité d'église ni de
prêtre. Le Père Lenoir s'impatiente, d'autant plus que,
dès 5 heures, la canonnade a repris, violente et scan-
dant son chant de mort. Il pense aux victimes qui
auraient, là-bas dans nos lignes, tant besoin de son
ministère. Lui, si endurant quand son intérêt seul est
en jeu, va le prendre de très haut.
PRlSOxNNIER ! ^5
A un sous-officier dont je connaissais les bonnes dispo-
sitions, je déclare exiger que Ton me conduise immédiate-
ment à qui de droit, pour obtenir ma mise en liberté. Le
brave homme finit par céder : il commande un autre cycliste
et je pars entre eux deux.
Pour me tromper sur la direction, on me fait faire deux
fois et demie le tour de la ville et, finalement, nous prenons
la route de Châlons; après avoir passé la Saulx, nous mon-
tons à travers champs, jusqu'au grand arbre du Mont-de-
Fourche qui domine toute la plaine. Le commandant du
corps d'armée — ou de l'armée — (von Hœssler, me disent
mes gardiens) est là, sur un pliant, une carte sur les genoux,
la lorgnette aux yeux, donnant des ordres que, derrière lui,
on répète au téléphone. Tout auprès un jeune prince de la
famille impériale et une vingtaine d'officiers d'état-major.
A deux cents mètres, tout un monde d'autos, de chevaux,
d'ordonnances, de cuisiniers.
On me regarde avec surprise, politesse, mais avec un
mécontentement non dissimulé de me voir là.
Le chef d'état-major me conduit un peu à l'écart, me
prie de tourner le dos à la bataille, — que, de là, on domine
admirablement, — et examine mes papiers. Avec des excuses,
il me demande mon carnet, l'ouvre au hasard, à la page où
j'ai noté quelques expressions allemandes pour m'aider, en
cas de besoin, à confesser les blessés allemands*.
11 sourit et ne m'en demande pas plus.
Puis il m'explique que la Convention de Genève laisse
le droit d'arrêter infirmiers et brancardiers, quand les opéra-
tions l'exigent, et de ne les relâcher qu'après quelque temps.
Puis, se contredisant encore : « Seuls, dit- il, les médecins
et les aumôniers peuvent porter la Croix de Genève; les
infirmiers et brancardiers, non. Ce sont des soldats. Aussi
vos infirmiers arrêtés seront conduits en Allemagne dès
qu'on n'aura plus besoin d'eux à Vitry. Quant à vous, vous
serez délivré après cette bataille... non pas maintenant, car
vous pourriez porter à votre armée des renseignements; mais
dans deux jours environ la bataille sera terminée. Si nous
avançons, vous serez conduit aux lignes françaises par un
parlementaire. Si, au contraire, comme il est k craindre^
* Cf. plus haut, p. 55, à la date du 10 août.
86 LOUIS LENOIK S. J.
nous sommes ohlij,^és de reculer, vous vous retrouverez
chez vous... Celte bataille est décisive, ajouta-t-il, encore
une ou deux de la sorte, et la guerre sera finie... Mais
nous ne nous attendions pas à rencontrer ici pareille résis*
tance ! Quels sont donc tous ces corps d'armée que nous
avons devant nous? »
C'était sa première question indiscrète. Il l'avait posée
sans doute par mégarde, car, sur ma réponse évdsive, il se
reprit aussitôt, comme vexé : « Oui, oui, en effet, vous ne
pouvez pas savoir. »
11 me parla encore du 75 : « Quelle arme terrible! elle fait
des blessures atroces, elle devrait être interdite. — Et bien
d'autres choses aussi, » lui répondis-je.
11 n'insista pas. Sur un bout de papier, il rédigea une
note pour le médecin-chef de l'hôpital, s'interrompit un
instant pour me prier à nouveau de tourner le dos au champ
de bataille, et me traduisit sa note. Elle ordonnait que je
fusse laissé libre de circuler dans l'hôpital, pour y attendre
ma délivrance après cette bataille. Il ajouta : « Dans notre
corps, beaucoup de soldats sont catholiques. Je vous
demande de bien vouloir donner à nos blessés, comme aux
vôtres, les secours de la Religion et je vous en remercie
d'avance. » Il salua courtoisement.
Cette bienheureuse note ne devait pas si facilement
triompher du mauvais vouloir de Herr Schmitz.
De retour à l'hôpital, le cycliste porteur de l'ordre m'in-
troduit dans la sa}le d'opération, où le médecin-chef est en
train de charcuter un blessé. 11 lit le papier, le froisse,
rageur, et le jette : « C'est bien. »
Je vais retrouver le Père Picard. Les sœurs, avec leur
exquise charité, veulent aussitôt me faire déjeuner avec lui.
Nous causons... Le repas n'est pas fini, que des soldats se
présentent avec un officier, qui me prie de le suivre.
A l'angle du corridor, le médecin-chef m'attend, l'œil hai-
neux : « Suivez ces soldats, et si vous dites un mot, vous
serez fusillé. » Je proteste, je rappelle l'ordre de l'état-major.
Furieux, il prend son revolver : u Si vous ajoutez un mot, je
vous tue. » Rien à faire avec cette brute, je cède et suis les
soldats...
prisonnier! 87
On me conduit au premier étage, dans une salle assez
vaste. Les gardiens s'installent à côté, près de la porte
ouverte, seule issue de la pièce. A mes réclamations, ils
répondent qu'en effet le médecin-chef ne devrait pas agir
contre Tordre de l'état- major, mais qu'il est le maître ici.
w Et puis, que vaulez-vous? C'est la guerre! »
Dans l'après-midi, on vient plusieurs fois s'assurer que la
consigne était exécutée et me réitérer la menace : « Si vous
dites un mot à qui que ce soit, vous serez fusillé. » Dire un
mot? a qui? Je suis tout seul... Par bonheur, mes gardiens
d à-côté sont fort occupés avec des saucisses trouvées dans
le pillage d'une boutique.
La canonnade fait rage. Je supplie Notre-Seigneur, que je
porte toujours sur moi, de me remettre au milieu de mes
pauvres niarsouins, qui ont tant besoin d'un prêtre en ce
moment. Etre enfermé, paralysé dans cet hôpital, quand à
quelques pas de moi des centaines d'hommes réclament l'au-
mônier !...
Vers le soir, moment de joie : le Père Picard entre dans
ma salle. Je me précipite, mais il met le doigt sur la bouche,
et 1 officier qui l'accompagne nous explique que nous avons
défense de nous parler. C'est un grand jeune homme blond,
aux yeux bleus, aux traits fins et doux, à l'élocution pénible,
mais dont les gestes sont significatifs : « Si un mot, fusillés.
Comprenez? — Pourquoi? — Si un mot, fusillés. Com-
prenez? » On nous assigne deux coins opposés de la salle, et
la surveillance continue un peu plus attentive. Mais elle se
relâche bientôt: nous en profitons pour causer, par signes
d'abord, puis à voix basse. — De temps à autre, l'officier
revient, « ce grand monsieur très doux qui parle toujours de
fusiller, » comme dit mon compagnon ; car c'est uniquement
pour cela qu'il vient et revient, il n'a pas autre chose à nous
dire : « Si un mot, fusillés. Comprenez? — Oui, oui, com-
prenons. » Et, quand il a franchi la porte, nous sommes pris
de fous rires inextinguibles.
Au matin du 10 septembre, les deux relig-ieux
expliquent à leurs gardiens qu'ils ont à prier ensemble.
On les laisse se rapprocher quelques instants.
88 LOUIS LENOIR S. J.
Alors, sur le bois d'une petite table, je dépose ma pré-
cieuse custode et notre véritable « Gardien ». Nous adorons
Jésus-Hostie et nous nous communions Tun Tautre. Moment
divin, dont le réconfort permet d'alTronter tout avec une
tranquillité parfaite.
Au reste, la bonne humeur n'abandonnait pas les
deux captifs. A midi, alors que robligation du silence
strict pesait encore officiellement sur leurs têtes, le Père
Picard, en savourant une soupe brune dans laquelle
nageaient quelques filaments de viande, dit à son compa-
gnon qui « se restaurait » de môme à Tautre bout de la
salle : « Tout de même, je ne m'attendais guère à faire
avec vous, le 10 septembre, un pareil pique-nique dans
l'hôpital de Vitry. » Et le Père Lenoir de répondre du
même ton, sans quitter son bouillon des yeux : « Je
vous invite pour ce même jour à en faire un autre à
MarnefTe, l'an prochain. »
Cependant, la délivrance approchait. Des mouve-
ments insolites commençaient à se produire dans Vitry.
Les Allemands devenaient plus nerveux, plus agités.
Les chefs avaient l'air inquiet; leur ton était plus dur
encore dans leurs ordres aux soldats ^
Lé matin, à l'église, un grand remue-niénage avait
agité les blessés qui s'y entassaient : « De l'entrée du
sanctuaire, écrit M. le chanoine Nottin, un officier a
lancé quelques mots que je n'ai pas compris, et à l'ins-
tant, c'est un grouillement indescriptible dans toute
l'église. Tous se lèvent ou font effort pour se lever.
Ceux qui le peuvent se hâtent vers les portes qui
ouvrent sur la place, les plus valides soutenant les
autres, quelques-uns se traînant ou s'aidant d'une
chaise. J'en vis plusieurs qui n'étaient blessés qu'à la
* L. Nottin, op. cit., p. 113.
PRISONNIER! 89
tête, portant des camarades absolument incapables de
se mouvoir. Le spectacle était à la fois grotesque et
touchant... »
Interrogé sur les motifs de ce déménagement préci-
pité, Toflicier qui présidait au départ répondit, raide,
flegmatique : « Parce que d'autres, plus blessés, vont
venir les remplacer. »
L'intensité croissante de la canonnade ne donnait
que trop de vraisemblance à cette réponse.
Toutefois, pour la troupe combattante, aucun signe
de retraite ne se manifestait. Au contraire, vers la lin
de la matinée, plusieurs batteries d'artillerie lourde
avaient traversé la ville, se dirigeant en renfort vers le
champ de bataille.
Vers 16 heures, après une accalmie relative, la voix
du canon redoubla de violence et l'on entendit distincte-
ment le tir des mitrailleuses. Gela dura trois heures
sans interruption. Puis silence presque complet...
Que se passait-il?
A l'hôpital, les Allemands exultaient.
Vers 19 heures, écrit le Père Lenoir, les gardiens tout
joyeux nous annonçaient que les Français étaient ea déroute
et, par les fenêtres, nous entendions, de l'autre côté de la
cour, des chants de triomphe.
Cette nuit du 10 au 11 commença bien triste.
Soudain, vers minuit, branle-bas général. On vient avertir
nos gardiens de se sauver au plus vite. Ils déguerpissent,
abandonnant capotes, munitions, friandises et... prisonniers.
Cette fois, c'était bien la déroute,... mais la déroute alle-
mande ! Nous étions délivrés...
Au matin, mon premier soin fut de célébrer la sainte
messe en action de grâces de la victoire. Je me rendis à
Téglise ; puis je parcourus la ville, rencontrant des patrouilles
ennemies qui ne s'inquiétaient que de leurs traînards.
De retour à l'hôpital, je retrouvai les bonnes sœurs dans
la joie. Nous décidâmes de leur laisser plusieurs de nos bran-
cardiers dont elles avaient besoin, et je partis...
A la nuit tombante, j'avais retrouvé le corps colonial.
CHAPITRE IV
AU SERVICE DES BLESSÉS
QUELQUES JOURS DE POURSUITE BILANS ET SOUVENIRS
(11-30 septembre 1914)
Ce retour au corps colonial fut plein de péripéties.
En compagnie de Bodin et d'Hamelin , deux bran-
cardiers délivrés comme lui, le Père Lenoir se dirige
d'abord vers Touest sur Blacj, où des obus tombent
encore. Pays ravagé, plein de cadavres et d'infection.
Les recherches sont vaines. Ils redescendent au sud-
est. Le soleil est déjà couché, quand à Luxémont ils
rencontrent des escadrons du 3^ chasseurs d'Afrique,
cavalerie de la 2e division coloniale. On se reconnaît;
l'aumônier se rappelait leur bravoure sous la mitraille
de Jamoigne. Il avait même noté sur son agenda les
prouesses de ce chasseur qui, « ayant tué trois Alle-
mands, fut blessé à la jambe et continua de se battre;
mais son cheval frappé à mort s'étant abattu, il s'était,
sous le feu des mitrailleuses, traîné aux lignes d'infan-
terie coloniale et avait tué encore cinq ennemis avant
de tomber à son tour. »
L'accueil des chasseurs d'Afrique fut enthousiaste.
En le racontant douze jours plus tard, le Père Lenoir
est encore sous le charme. Tout prêtait aux fortes émo-
tions : cette délivrance inespérée, la reprise d'une vie
AU SERVICE DES BLESSÉS 91
utile aux Ames, la victoire française, la poursuite en
perspective et, par surcroît, ce plaisir, — auquel il ne
fut pas insensible, — d' « un joli pur sang arabe », que
le colonel lui fit aussitôt donner pour courir à l'état-
major du corps d'armée.
« Toute la nuit, quelle randonnée! Quels galops ! »
Heureusement les deux chasseurs qui l'encadrent
l'obligent souvent à aller au petit pas, pour ne point
se prendre aux fils de fer. On traverse des villages
entièrement incendiés, surtout Ecriennes. Puis, après
une conversation avec le chef d'état-major et le capi-
taine chargé des renseignements, nouvelle chevauchée
pour rentrer à Luxémont ; et, au petit jour, « coucher
dans une écurie, auprès de nos jolis chevaux des chas-
seurs d'Afrique ».
A travers ces notes brèves, on devine combien le
Père avait les yeux et le cœur ouverts sur la vie, et cela
n'était pas indifférent au charme qu'il exerçait.
Au groupe de brancardiers, la réception fut plus
cordiale encore. L'aumônier disparu, chacun s'était
aperçu de la place qu'en trois semaines il avait déjà
conquise. Quand le médecin-chef le retrouva le 13 sep-
tembre à Bassu, « entrain, tout naturellement, de s'oc-
cuper des blessés », quelle accolade en pleine route!
Après plus de six mois, le souvenir en restait très pré-
sent au cœur de M. Légère
Pour lui, voici comme il juge l'affaire : « Ma petite
équipée m'a valu une presse excellente, mais nullement
méritée... Dans ma minime blessure (du 28 août à
Jaulnay), comme dans mon aventure de captivité et
d'évasion, j'ai été presque purement passif, la Provi-
dence a tout fait, c'est-à-dire Jésus-Hostie que j'ai l'in-
signe bonheur de porter continuellement sur moi. Quelle
force * ! »
* Lettre au P^re Lcnoir, ?5 mars 1915.
2 Au R. P. Troussard, 4 octobre 19U.
92 LOUIS LExNOlK S. J
ir
1 «
Cependant les « jolis chevaux des chasseurs d'Afrique »
avaient commencé la poursuite des Allemands. Et, der-
rière eux , le groupe de brancardiers remontait au nord
à marches forcées. Le soir du 13, il arrivait à Dam-
pierre-le-Château, à quinze kilomètres à peine de Sainte-
Menehould, encore occupée par le quartier général alle-
mand; et le lendemain, après de longues heures passées
à Valmj en attendant l'issue de la bataille, vers minuit
il atteignait Gourtémont.
La poursuite devait s'arrêter là.
Pendant de longs mois, ce nom va réapparaître avec
un rythme régulier dans la vie de l'aumônier. Courté-
mont deviendra comme le centre du mystique ostensoir
qu'il fera rayonner tout alentour à la gloire de l'Eucha-
ristie.
Les Allemands, qui, à Soissons, avaient dû repasser
l'Aisne, s'étaient, en Champagne, cramponnés sur une
ligne courant presque horizontalement du nord de Reims
à Varennes. C'est contre elle que les coloniaux vinrent
se buter.
Aussi quel spectacle le matin du 16 septembre ! « A
la ferme d'Araja : quinze cents blessés de la coloniale. »
Le Père leur prodiguait ses soins, en compagnie de
M. l'abbé Souris, quand on vient l'avertir qu'un soldat
était tombé dans un bois à dix kilomètres et qu'il récla-
mait tout de suite un prêtre.
La route et le bois, écrit- il, étaient arrosés d'obus*. J'y
passai le plus vite possible au galop de mon cheval. J'arrivai
* Ce récita paru dans En Famille, revue du collège de MarnefTe;
no de Noël 1914. Je me suis contenté d'en préciser certains détails,
d'après l'agenda. En semblables circonstances, je ferai toujours de
même.
AU SERVICE DES BLESSÉS 93
enfin juste à temps au carrefour indiqué. Le pauvre petit
[le caporal Ju^on, du 1" colonial] avait toute la moitié de la
fit,^ure et la gorge emportées par un éclat d'obus, depuis la
naissance du nez jusqu'à la poitrine. C'était horrible et je ne
m'explique pas, sans miracle, qu'il ait pu respirer si long-
temps. Evidemment, il ne pouvait pas parler; mais il avait
assez de force pour grifTonner au crayon ses désirs sur des
bouts de p-apier sanglants. C'est ainsi qu'il m'avait demandé.
C'est ainsi qu'il me manifesta les sentiments les plus exquis
de foi, de résignation, d'amour de Notre-Seigneur, de ten-
dresse pour sa famille. Je lui donnai l'absolution et l'extréme-
onction. Il voulait aussi recevoir la sainte Hostie ; mais
impossible de déposer quoi que ce soit dans ce chaos de
chair et de sang. Il me pria d'écrire à sa mère, à sa fiancée,
à son confesseur; et, voyant qu'il y avait de grosses difficul-
tés à transporter les blessés sous le feu ennemi, son dernier
griffonnage fut celui-ci : « Je sais que je suis Je plus grave-
ment blessé. Emportez d'abord tous les autres; après seu-
lement, si vous avez le temps, souvenez- vous que je suis
ici. » Et il se prépara à partir pour le ciel *.
Il y avait d'autres blessés à Virginy, — encore un
nom qui reviendra souvent dans le carnet de route ; — •
mais, « de peur de démasquer les batteries françaises,
il fallut attendre la nuit pour aller les chercher. Longue
route de deux heures. Nous en trouvons encore quatre
cents. Tandis que je parcours les g-ranges avec un bout
de bougie piquée à l'extrémité d'une baïonnette : « C'est
« le cierge du Dieu des armées, » me dit le médecin
auxiliaire. Retour à Gourtémont à 2 heures du matin. »
Le soir même, Virginy était en flammes.
Voici enfin une joie dans la vie de l'aumônier. Jus-
qu'alors, le dimanche avait été privé de son repos ordi-
naire. Or, « hier (20 septembre), les Allemands nous
ont laissé le loisir de fêter ce jour avec une soleni ité
inaccoutumée. » C'était à Saint-Jean-sur-Tourbe, où le
^ Le héros de ce récit ne mourut pas. Nous avons eu )a grande joio
de le retrouver. (Note de la 2« édition.)
94 LOUIS LENOIR S. J.
G. B. D. de la 2e division coloniale cantonnait depuis
lavant-veille avec des éléments du 17^ corps d'armée.
Il y a eu une telle affluence dans notre église, que, malj^ré
la présence fortuite de deux autres aumôniers, j'ai dû dire
deux messes, la seconde ad conficiendum viaticum, car
j'avais épuisé ma provision d'hosties consacrées. Il y a eu
musique, chœurs, solos au son du canon et deux cents com-
munions environ. Ma seconde messe m'a permis de com-
munier un bon nombre de solda-ts qui allaient se battre.
Quelle joie de voir à la sainte table tant de mes amis qui n'y
sont pas venus depuis dix à vingt ans I Le soir je vais cou-
cher à l'église, pour y maintenir l'ordre, le Saint Sacrement
y restant et les artilleurs aussi. Quel bonheur de m'étendre
ainsi au pied de l'autel I
Neuf jours plus tard, en la « fête de saint Michel,
anniversaire de son entrée au noviciat et de ses vœux »,
sa joie est plus grande encore.
J'avais déjà dit la messe, de nuit, toujours à Saint- Jean,
avec beaucoup de dévotion, quand on vient m'avertir qu'un
commandant réclamait messe et communion pour des blessés
et les chasseurs à cheval du 17® corps, cantonnés à côté
(près de La Salle) et qui allaient au feu. Dans une grange
ouverte, devant la cour d'une ferme, j'ai de nouveau célébré,
et j'ai eu le bonheur inappréciable d'absoudre et de com-
munier plus de six cents soldats et officiers, — et j'ai dû
en remettre à demain plus de cent. La plupart pleuraient
sans se cacher, mais non pas de peur ni de découragement.
C'était la joie de l'âme, l'émotion, le souvenir des chers
absents. Et tout cela sous le canon allemand, qui ne cessait
de tonner. Après la messe, communion de quelques mou-
rants, dont l'un justement s'appelait Michel; c'était sa fête.
« Je savais bien, me dit-il , qu'il m'arriverait un grand bon-
heur aujourd'hui 1 »
Ainsi la guerre de mouvement peu à peu s'apaisait.
Aux amples oscillations qui avaient porté d'abord nos
AU SERVICE DES BLESSÉS 95
armées en Belgique, puis les avaiejit laissées retomber
jusqu'en dessous de la Marne , pour les ramener à
l'Aisne, succédait un mouvement de va-et-vient, de
moins en moins accentué, sauf dans l'ouest, où préci-
sément alors commençait le drame précipité de la
course à la mer. ^ ^^^,^
â*^
r-.rTr-
L'accalmie relative procuré au Père Lenoir un peu de
loisirs. « Pour la première fois, il peut s'attabler, pour
écrire, sur une machine à coudre, un des rares objets
respectés par les flammes. » Profîtons-en pour lire
quelques-unes de ces pages où, à une allure vertigi-
neuse, sans une rature, il présente avec une précision
mathématique et une vibrante émotion le bilan de ce
premier mois de guerre.
Depuis mon départ, les jours et les nuits ont été remplis
par un travail apostolique à peu près ininterrompu et mille
fois plus consolant que je n'osais Tespérer. La grâce opère
des merveilles dans nos pauvres soldats; j'ai déjà donné
plusieurs milliers d'absolutions particulières, sans compter
les absolutions générales. Depuis le 22 août, c'est à peine si
une dizaine d'hommes m'ont refusé d'être absous. Ils
reviennent à Dieu avec des sentiments de foi et de contrition
qu'ils semblaient avoir laissés à tout jamais.
Ces chiffres, qui seraient remarquables en tout état
de cause, le sont davantage si l'on note quelle était,
à cette époque y la composition de la 2e division colo-
niale. A côté d'éléments bretons, surtout parmi les
artilleurs, le recrutement était en majeure partie formé
de Méridionaux, a où il y avait du très bon » et sur
lesquels raumônier « aurait mille faits éditiants à nar-
96 LOUIS LENOTR S. .1.
rer* » ; mais où se rencontre aussi la lie des ports de
Toulon et de Marseille. Un général^ qui a commandé
deux ans le l*^'' corps colonial nous disait : « L'abbé
Lenoir a eu d'autant plus de mérite qu'il travaillait
sur des éléments qui, au début, n'étaient pas fameux.
De tous ces coloniaux, presque aucun, sauf parmi les
g-radés, ne connaissait les colonies. Recrutés en bon
nombre parmi les nervi, mal entraînés, ne pouvant
pas, comme les régiments de l'est, faire des exercices
sur la frontière, réduits souvent à manœuvrer sur les
grand'routes , il fallut toute l'énergie de nos cadres
d'officiers, qui étaient merveilleux, pour en faire des
troupes d'élite. La transformation fut rapide, le 22^ co-
lonial de Marseille ^ fut même le premier régiment qui
obtint la fourragère. »
L'aumônier nous dira lui-même comment il sut
prendre ces fortes têtes :
Je n'oublierai jamais les effusions de ces pauvres soldats
me sautant au cou après une réconciliation de dix, quinze,
vingt ans (dans une seule matinée de dimanche, ils étaient
une centaine de celle catégorie), ou le rayon de joie qui
illumine les pauvres mourants quand, sur les champs de
bataille ou sur les brancards, je leur ouvre le ciel au nom
de Notre-Seigneur Jésus- Christ. Si ces consolations-là ne
supposaient tant de douleurs, tant de séparations, tant de
ruines, tant d'atrocités de toutes sortes, je vivrais mainte-
nant la période la plus heureuse de ma vie. Hélas! c'est bien
aussi la plus angoissée, la plus odieuse. Je reverrai toujours
ces cadavres morcelés dans les champs, ces grappes de
débris humains, ces villages en flammes, où, sous le bruit
ininterrompu du canon, nous cherchions les blessés. Mais
j'entendrai toujours aussi leurs appels au prêtre, je sentirai
toujours sur ma joue leurs derniers baisers sanglants, où
passait toute leur âme ; car j'étais pour eux tous les absents :
1 Au Père Courbe, 20 septembre.
* Le général Berdoulat, actuellement gouverneur militaire de Paris.
3 Ce réfriment eut très vite pour aumônier M. l'abbé Martin, actuel-
lement censeur du collège Stanislas, à Paris.
AU SERVICE DES BLESSÉS ^7
père, mère, épouse, fiancée; ils me disaient tout, comme
à ces êtres aimés que je personnifiais malgré moi, avec quelle
émotion ! Kt je reverrai toujours aussi ces confessions hâtives,
faites la nuit durant la marche ou à la rencontre des chemins,
près des obus qui éclatent, et ces communions données,
grâce à votre précieuse custode, à toute heure, dans une
chapelle en cendres, dans les fossés de la route. La grâce,
l'amour de Notre-Seigneur tombe à profusion, et dans des
circonstances si extraordinaires que je crois vivre en rêve...
Evidemment ce travail ne va pas sans fatig'ues...
Mais, sur ce point particulier, le langage varie un
peu suivant les correspondants. Lorsque c'est le fils
qui parle , il se contente de dire :
Quant aux fatig'ues du métier, ne me plaignez pas... J'ai
des g-râces d'état et plus de résistance qu'il ne semble.
Ou bien , s'il consent avec ses parents à causer de
ses petites souffrances, c'est sur un ton badin et dégagé,
qui enlève toute tentation de le plaindre :
Renoncer à être tout à fait propre m'a été pénible; mais
il a fallu faire le sacrifice comme tout le monde. Quelle
satisfaction, quand un bain lavera définitivement les restes
de cette vie primitive î L'installation des repas est primitive
elle aussi, et quant au menu, et quant à la cuisine, et quant
au service. J'avais un couteau joli et commode qui s'était
mis à couper la viande, — sur le bois, sur le pouce ou sur
l'herbe, à volonté, — aussi aisément qu'il taillait mes crayons
de professeur ou découpait mes livres de ^rec; mais les
^'andales me l'ont pris, comme arme dangereuse, incompa-
tible avec mon brassard de la Croix de Genève (je ne plai-
sante pas, ils me l'ont dit et paraissaient le croire). Pauvre
joli canif de Madeleine, il m'a coûté de me séparer de lui 1
Je l'ai remplacé par un couteau d'occasion; mais jamais je
ne retrouverai l'autre, avec ses souvenirs qui me le ren-
daient si cher*.
* iS septembre,
7
98 LOUIS LEiNOIR S. J.
Dix jours après, sachant combien le cœur des mères
est prompt à s'inquiéter, il insiste à nouveau :
(( Sur mon compte personnel, soyez tout à fait rassu-
rés : je me porte à merveille. » Il souligne ce mot d'un
gros trait . a Hier, un Jésuite rencontré s'est extasié
sur ma bonne mine. » Et, comme pour mieux être cru,
il ajoute entre parenthèses : « authentique ». Authen-
tique? serait-ce déjà l'influence de son nouvel entou-
rage? Parmi ses Méridionaux si chers, en aurait- il
déjà rencontré de ceux qui s'arrêtent parfois dans leurs
récits pour ponctuer certains détails d'un « Ça, c'est vrai ! »
qui laisse planer un doute singulier sur tout le reste ?
A ses supérieurs, auxquels sa règle l'obligeait à
rendre compte de sa santé , le religieux dissimulera
moins ses fatigues.
« Les quelques heures de repos, rares et irrégulières,
que nous pouvons prendre, toujours sur la paille, ne
suffisent pas à refaire les forces. Le ravitaillement est
difficile, surtout dans ces régions presque entièrement
incendiées. »
Mais il ajoute aussitôt: « Ma part de privations n'est
rien à côté de celles de nos pauvres fantassins, obligés
de rester immobiles des jours et des nuits de suite dans
les tranchées, sous la pluie et la mitraille, sans man-
ger ! Je ne croyais pas que le corps humain pût
atteindre un tel degré de résistance *... »
La première fois qu'il entend parler de mutilations
volontaires, quand le médecin divisionnaire lui cite ce
mot d'un soldat: « Si j'étais au pays, je les mutilerais
tous, pour qu'ils ne voient pas la guerre » (17 sep-
tembre), il éprouve tout naturellement un sursaut do
révolte. Puis cette révélation de misères insoupçonnées
lui devient simplement un nouveau motif de prendre
sur lui une plus lourde part du fardeau commun, afin
d'alléger d'autant celle des autres.
* Au R. P. de Boynes, 29 septembre.
AU SERVICE DES BLESSÉS 9*
Cette vie durera-t-elle longtemps? A ses parents, il
aHirme énergiquement que non, que la victoire sera
« complète et définitive dans quelques semaines, ou
peut-être (mais il ne veut pas le croire) dans quelques
mois ». Pourtant ces illusions ne semblent guère pro-
fondes; avec d'autres correspondants il est bien moins
aftirmatif et se contente d'interroger : « Quand et où
reprendrons -nous notre collaboration?, . Aurai-je la
joie de me retrouver à vos côtés, si les Boches
m'épargnent'?... »
*
En tout cas, lorsque cette perspective de victoire se
présente, jamais elle n'apparaît liée dans son esprit à
l'idée du repos. Vraiment, ce mot semble n'avoir pour
le Père Lenoir aucun sens. Il ne voit dans la victoire
que l'occasion de reprendre son travail de Marneiïe.
Comment taire ces projets? Ils pèsent d'un tel poids
dans les préoccupations de l'aumônier I Avec quelle sol-
licitude il a, le 11 août, dans le train qui l'emportait
vers Revigny, « griffonné un mot pour chacun de ses
enfants, pénitents et élèves » ! Avec quelle insistance
il mendie au Père Courbe de leurs nouvelles, spéciale-
ment de certains « dont l'avenir le préoccupe beau-
coup »! — « Mes nouveaux enfants (plus de 35.000 à
l'heure actuelle) ne me font pas oublier les anciens,
dont la liste troublante est là , page toute maculée de
mon carnet. » De quelle ardeur il voudrait les voir « tous
profiter des leçons de la guerre »! Comme il les aime
ses vétérans! Et si l'on reste parfois étonné devant
certaines expressions de tendresse qu'il leur prodigue,
combien surnaturelle pourtant son affection ! — toute
surnaturelle, puisque, malgré les horreurs qu'il vient
* Au Père Courbe, S9 septembre, 9 octobre.
100 LOUIS LENOm S. J.
de décrire, « il souhaite bien souvent de les voip ici,
dans les privations et les souffrances de toutes sortes;
souffrances qui peut-être les feraient moins ég-oïstes et
moins amis des aises ». Ces paroles ne scandaliseront
que les âmes païennes , qui ne savent pas la hauteur
de l'amour chrétien.
Quelle émotion quand il apprend la mort au feu du
premier Marneffîen, Jean Bajard, son « meilleur enfant
de la génération précédente » ! Quelle anxiété quand il
interroge ses supérieurs pour savoir si l'on a pu
quelque part « assurer la continuation du collège »! « Où
vont-ils se remettre au travail? demande-t-il au Père
Courbe. Les groupera-t-on ? les dirigera-t-on? J'espère
que vous allez faire un nouveau frange^ à Va Du Lac...
Pourvu, dit-il ailleurs, que dans leur retraite les Alle-
mands ne saccagent pas ce collège idéal où la grâce du
Maître a fait et doit faire encore tant de merveilles ! »
Enfin, quand il apprend cjue la rentrée impossible en
Belgique n'a pu davantage se faire en France, quelle
tristesse î
Vous me la pardonnerez, écrit- il à celui qui vient de lui
apprendre cette nouv^elle. Nous aimions trop Tun et Tautre
nos Marneffiens de 2<^ et de l''« division et leur ascension
morale, pour que le désarroi de cette rentrée ne vous ait pas
fait soulTrir comme moi. Cette dispersion à tous les vents
était inévitable, je le savais bien; cependant je me raccro-
chais toujours à je ne sais quel fol espoir de rassemblement
quelconque, où vous auriez pu continuer, vous, le travail de
Tan passé. Votre lettre m'a brisé Fâme. Ce matin, à la sainte
messe, j'ai repris un peu confiance; mais c'est dur. Excusez-
moi; tout cela est bien « naturel », comme si nos personnes
étaient de quelque utilité au Divin Maître! Et vous me
répondrez, comme jadis, que nos sacrifices feront plus pour
eux que nos efforts, et vous aurez raison. A la grâce de Dieu !^
1 C'est le titre d'un livre du R. P. Du Lac, sur le coUè^ju dexii do
Cantorbéry, après les expulsions de 1880.
» Au Père Courbe, 9 ocLohre.
AU SERVICE DES BLESSÉS 101
Malj^Té tout, il se cramponne. Et même quand l'idée
lui apparaîtra nettement irréalisable, il continuera de la
caresser en rêve.
Savez- vous, à ce propos, l'idée bizarre qui. m'est venue?
Si j'étais resté en panne au lieu de venir ici, j'aurais insisté
pour qu'on reformât un Marneffe provisoire en France,
n'importe où, à n'importe quel prix d'hommes et d'argent.
Et se rendant compte sans doute que ce nouveau
MarnefTe n'était qu'un château... en Espagne, il ajou-
tait dans un bon sourire : a Heureusement que je n'ai
pas voix au chapitre * ! »
Il continue du moins à s'entretenir, en vue d'une
rentrée plus ou moins prochaine.
La bonne Providence m'a fait découvrir, dans l'un des
rares presbytères qu'ait respectés la horde barbare [Gour-
témont], quelques vieux amis : Homère, Sophocle, Démos-
thène, Sénèque et votre Pascal. Je me suis remis au travail,
dans une paix d'esprit que le surmenage de Marnefl'e no
m'avait pas encore laissée^.
Ailleurs, l'agenda porte : « lecture de la Messiade de
Klopstock ». Mais celui-ci n'est point rangé au nombre
des vieux amis.
En dehors même des anciens de MarnefTe, il se trou-
vera des lecteurs, espérons-le, pour nous pardonner cette
page. Ces préoccupations forment l'anneau qui rattache
l'apostolat présenta celui du passé, et elles étaient néces-
saires pour faire sentir l'âme ardente, idéale, un peu
chimérique parfois et toujours si débordante d'affection,
par où le Père Lenoir était un si merveilleux « pre-
neur » d hommes.
Et maintenant, en disant adieu à ces « délicieux sou-
' Au Père Courbe, êS octobre.
^ A\i Père Courbe, 9 octobre.
1U2
LOUIS LENOm S. J,
venirs », nous ne ferons que suivre le cours naturel de
sa pensée. Car voici comment se termine Tune des
lettres auxquelles je viens de faire de nombreux em-
prunts, écrites au soir de la Saint-Michel, sur la fameuse
machine à coudre: « Mais je vais m'attendrir... et des
blessés réclament sans doute mon assistance et mon
affection. »
Il ne croyait pas si bien dire. Le lendemain, 30 sep-
tembre , il écrivait . u Cette nait , à Virginy , longue
course d'une trentaine de kilomètres parmi les blessés. »
GPIAPITRE V
AVEC LES COMBATTANTS
PREMIER APOSTOLAT EUCHARISTIQUE. l'aUMÔNIER
SE DÉGAGE DU G. R. D.
(Octobre — 9 Novembre 1914^
« Après la victoire de la Marne, nous avons pour-
suivi l'ennemi avec la conviction qu'il se retrancherait
sur la Meuse ; nous lavons trouvé accroché aux crêtes
qui dominent TAisne, sur la rive gauche. » Ces mots
du Père Lenoir expriment la déception de tous.
Quand, le lo septembre, la 4® brigade coloniale,
après s'être brillamment emparée, sous les ordres du
colonel Rejmond, de la cote 191, au nord de Massiges,
avait essayé de pousser jusqu'au mont Têtu, elle s'était
brisée sur les troupes allemandes. Ce mouvement de
terrain, qui figure assez exactement une main gauche
déployée vers le sud, reçut dès le jour même, probable-
ment du général Leblois, le nom de Main de Massiges,
Cent vingt- deux ans plus tôt, à peu près jour pour
jour, Goethe l'avait remarqué au cours de la campagne
de France. Après avoir formé le parc de voitures à
Maisons de Champagne, la colonne, dit-il, entre Rouvroy
et Massiges avait suivi un « plateau côtoyé par des
pentes raides et se terminant par un à pic. C'est ainsi
IQ,^ LOUIS LENOIK S. J.
que nous pénétrâmes, par un temps épouvantable, dans
cette rég-ion extraordinaire, dont le calcaire ingrat avait
peine à nourrir de rares localités'... »
L'état- major allemand connaissait bien ce plateau et
avait commencé à l'organiser.
Après diverses fluctuations, la ligne française s'était
à peu près fixée aux pentes sud des éperons qui for-
maient les doigts de la main.
Position éminemment périlleuse. Sans parler des ma-
récages de la Tourbe, que toutes les relèves et tous les
ravitaillements devaient franchir forcément sur des
ponts très rares et repérés par l'artillerie, nous étions
dominés de partout. De plus, comme à gauche on
n'avait pas encore pu dépasser la ferme de Beauséjour,
les malheureux coloniaux placés le'long du ruisseau de
l'Etang étaient absolument en pointe, dans la situation
très justement dénommée bec de canard.
» •
On ne se fit pas tout de suite à l'idée que la guerre
de mouvement était terminée. Dès le 21 septembre,
l'agenda porte bien que le 8e colonial est « dans les
tranchées depuis huit jours sans bouger, chacun couché
dans la boue ou bien dans l'eau jusqu'aux genoux, à
quatre-vingts mètres parfois des ^ra/ic/ie>5 prussiennes ».
Mais, dans la pensée commune, il ne s'agissait que
de tranchées provisoires, d'où l'on jaillirait sous peu
pour faire un nouveau bond.
La guerre, sur notre front, a pris un aspect des plus
curieux que je n'aurais jamais imaginé : une g"uerre de siè^e
en rase campagne, aux retranchements formidables de part
et d'autre. Eu passant dans ces tranchées savantes, dans ces
réseaux de fil de fer et de défenses variées, je me crois aux
* Goethe. Campagne de France^ 19-22 septembre 1792.
AVEC LES COMBATTANTS lOb
jours où, en ces mêmes régions, la Gaule se défendait contre
César, ou, si vous préférez. César contre les Germains, Ce
n'est pas une de mes moindres surprises de revivre les Com-
mentaires aux lieux mêmes de leurs plus célèbres batailles,
avec la même tactique. Tel plan que je fis faire jadis à mes
élèves de quatrième et afficher en classe, esquissait à la craie
de couleur la région où je me trouve aujourd'hui.
Mais il ajoutait: « Nous ne tarderons sans doute pas
à commencer la poursuite, et elle sera furieuse, car nos
troupes sont exaspérées par le vandalisme de ces bar-
bares. »
Un acte d'animalité, — qui depuis, hélas ! se repro-
duisit des milliers de fois, — révoltait tout spécialement
la délicatesse du Père Lenoir. Il eût fallu la plume réa-
liste et vengeresse d'un Huysmans pour le dénoncer.
Le prêtre le signale d'un mot :
L'église de Gourtémont a été abominablement profanée
par les Allemands ; ils ont fait leurs saletés dans les fonts
baptismaux et dans le confessionnal*.
Voilà qui tempère un peu les protestations de piété
recueillies quelques jours auparavant sur les lèvres des
infirmiers allemands de La Chaussée.
Cet espoir de marche en avant, qui reparaît dans
toutes les lettres du mois d'octobre, retient l'aumônier
au groupe de brancardiers divisionnaires. Il n'a pas le
droit de s'en écarter, sauf en passant pour quelques
heures. C'est avec le G. B. D. qu'il doit faire mouve-
ment. Au départ, il faut qu'il soit là.
Aussi, que de plaintes dans l'agenda, toutes sem-
blables à celle-ci : «. 21 septembre, longue journée
d'attente, interminable. Je suis énervé de ne rien
faire ! »
* Açjenda, 15 seplembre.
406 LOUIS LENOIR S. J.
Ce n'est pas qu'il reste inactif.
Toujours debout le premier pour g-uider la nuit les
relèves de blessés à Virginy et à Massiges, durant la
journée, quand il ne peut mieux faire, il consacre de-
grandes heures à la lecture. Avec le Père Eymard et
son ouvrage : La Divine Eucharistie , il se prépare à
faire dans les âmes ce qu'il appellera plus tard la
« percée eucharistique ».
Mais son ambition est d'aller vivre aux tranchées
avec ceux qui souffrent.
Quand le G. B. D. , par suite des bombardements,
est obligé de quitter Saint-Jean et de s'éloigner des
lignes, il commence sérieusement à s'inquiéter. Il a
beau trouver qu'à Dommartin a la place de l'église, avec
son petit étang et ses grands arbres jaunis, le tout doré
par un splendide soleil d'automne, est très pittoresque »
cela ne le console guère. Et quand sa formation sani-
taire, reculant encore, s'installe auprès de Hans, il n'y
tient plus.
Vivre à quinze kilomètres de Massiges, n'était-ce pas
renoncer pratiquement à porter aux combattants le
réconfort de ses visites? Il écrivait au mois d'août :
« Des postes divers que j'aurais pu remplir aux termes
du règlement, celui-ci [au G. B. D.] me semble mieux
répondre que tous à mes désirs et aux besoins des
âmes. » Il commence maintenant à changer d'avis.
La raison en est fort simple : malgré les rats qui, jour
et nuit, dansent des sarabandes à travers les vivres et
dans la paille où l'on couche, il a trop de confort. Le
médecin -chef, M. Léger, « est aux petits soins pour
tout ce qui le concerne » ; et l'aumônier s'accuse de
mener, dans la petite ferme du Clauzet- Hochet, la vie
de château. Qu'on en juge :
Figurez- vous un bouquet d'arbres isolés, dans une plaine
de luzerne et de séné... Deux granges où nos 220 hommes,
brancardiers et conducteurs du Train, passent la nuit; un
AVEC LES COMBATTANTS 107
jardin où ils ont bâti erl palissade, feuillage et paille, des
cahutes nègres pour la journée... Au centre, la maisonnette
abandonnée par le propriétaire, pillée, saccagée par les Van-
dales, trois petites pièces et un grenier... Dans Tune, nous
avons étendu de la paille, où nous dormons côte à côte
comme toujours; dans la dernière, nous avons dressé des
planches sur tréteaux pour écrire et manger*.
Avouons que ce n'est pas le grand luxe. Toutefois,
quand le Père songe à ceux qui, à quelques kilo-
mètres, dorment dans la boue et mangent froide une
soupe saupoudrée de terre, « il se sent tout honteux ».
Partout cette pensée l'obsède. Un jour, ayant à
régler un service religieux à Somme -Suippes, il était
parti à cheval avec le lieutenant Dropsy. A travers
champs et bois, ils galopent « comme des fous, causant
religion, littérature,... guerre aussi; mais tâchant d'ou-
blier dans la senteur des sapins les horreurs des deux
derniers mois ». C'est en vain! Les champs qu'ils tra-
versent sont des cimetières. Dans les tranchées alle-
mandes du mois dernier, sur des centaines de mètres,
des croix portant des noms, d'autres plus douloureuses
avec cette simple indication : officier^ sergent, ou même
sans nom quelconque. Sur le sol, des listes mortuaires
dans des a bouteilles qu'emportera la tempête ou bri-
sera le sabot du cheval ; mais quelle vision pour le
paysan futur quand le soc de sa charrue exhumera ces
ossements !
« Grandiaque effossis mirabituf osisa sepulcris. ?>
Ce souvenir des Géorgiques n'est rien moins qu'un
jeu de dilettante. « Je ne pouvais, ajoute-t-il, penser
sans brisement aux pauvres soldats massacrés dans les
corps d'armée voisins, et peut-être réclamant en vain
l'aumônier^. »
* Au Père Courbe, 2^ octobre; à ses parents, 5 novembre.
* Agenda, 7 oclobrej à ses parents, 8 octobre.
^Oâ LOUIS LÈNOIR S. J.
Cette honte d'avoir trop de bien-être, l'aumônier la
ju^e salutaire; pour Taccroître, il enregistre avide-
ment tous les détails qu'il peut recueillir sur Vincon-
for table des tranchées. Ainsi note-t-il tout au loni^, le
13 octobre, le récit d'un médecin -chef, M. Sorel, sur
la vie du 23« colonial dans le bois d'Hauzy; et cinq
jours plus tard, celui de M. Le Vilain, médecin auxi-
liaire, qui du G. B. D. était récemment passé au
1'"' colonial. De cette existence, rien n'est oublié : « sou-
terrains, couloirs, vie de taupes, petits -postes à
20 mètres des Allemands, » jusqu'à des détails d'un
réalisme cru qu'il note, pour se stimuler à réclamer sa
place parmi tant d'horreurs : « 11 y a quelques jours,
un obus a enlevé huit hommes; on a retrouvé deux
corps complets, deux ou trois têtes, des poumons accro-
chés à un arbre, puis des lambeaux çà et là* »
«
Dès le début d'octobre, l'idée de s^e consacrer au ser-
vice d'un régiment se fait jour en son esprit. Timide-
ment, il en exprime le désir. Mais ce poste n'est pas
prévu par les règlements ; on lui répond qu' « en vertu
de son titre officiel, l'aumônier est inséparable du
G. B. D. ».
Il y aurait bien l'apostolat dans les ambulances de
l'arrière-front. 11 admire ceux qui s'y dévouent, il les
félicite, une fois même il les « enviera^ » à cause de
la facilité plus grande qu'ils ont pour « organiser de
splendides cérémonies dans les églises encore debout ».
Envie platonique et très passagère. Une course qu'il fit
* Agenda, 1S octobre.
2 Le mot se trouve dans devr-\ lettres, l'une au R. P. de Boynes,
6 novembre , l'autre au Père Courbe, 5 novembre. « Ajoutons sans
exagération aucune que je vous envie, mais .pour le temps présent.... »
AVEC LES COMBATTANTS 109
?i Sainte -Menehould lui en enleva pour jamais le
désir.
Cette course à Sainte-Menehould m'a beaucoup peiné :
l'y ai retrouvé la vie de g-arnison, avec ses vices, avec son
confort. Si Ton n'y entendait continuellement le canon , si
l'on n'y recevait blessés et malades, on ne s'y croirait pas en
guerre. C'est la vie de plaisirs et de tous les plaisirs, surtout
les pires. Chez tous, le bien-être, un bien-être qui fait mal
en pareils jours. L'oiricierr qui m'accompagnait m'a fait
d 'jeûner dans un groupe de médecins d'ambulance : jolie
salle à manger, nappes, verres de cristal, couverts d'argent,
guirlandes de fleurs naturelles et un menu de Lucullus... Et
nous n'étions pas attendus; c'était l'ordinaire! J'en ai été
sulToqué et... j'ai béni la Providence de m'avoir adjoint à
une formation sanitaire de l'avant, où l'on a vraiment sa part
de la-g-uerre. Quand noi s sommes rentrés à la nuit, notre
modeste dîner de fortune nous a paru, à mon compagnon et
à moi, cent fois préférable au festin de midi*.
En attendant mieux , il intensifie l'apostolat des can-
tonnements de deuxième ligne et obtient déjà de mer-
veilleux résultats : le dimanche, il distribue les com-
numions par centaines. Le 4 octobre, fête du Rosaire,
il doit biner pour distribuer Notre -Seigneur à plus de
cinq cents artilleurs, coloniaux et chasseurs d'Afrique.
N'ayant pas prévu pareille affluence, il en est réduit à
fragmenter ses hosties. Mais la leçon servira; plus
jamais il ne sera pris.
Huit jours après, à Courtémont, l'évangile du
19' dimanche après la Pentecôte rappelait la parabole
du festin qu'offrit un roi pour les noces de son fils.
Aux deux messes, le sermon roula natur.Uement tout
entier sur l'Eucharistie. L'évocation des églises vides,
des messes désertées, des tables de communion où,
malgré l'invitation du grand Roi, nul ne s'agenouille,
tout cela fit impression. Et l'appel adressé aux misé-
* A ses parents, 18 octobre.
110 LOUIS LENOIR S. J.
reux qui trament par les chemins, c'est-à-dire « aux
pécheurs de bonne volonté, à nous, malgré nos fautes »,
fut merveilleusement entendu. « Quatre cents commu-
nions, officiers et soldats mêlés, tous très émus. Vous
ne sauriez croire avec quel « esprit d'enfance » ces
fortes têtes d'hier acceptent la parole du prêtre et
réclament Tamitié de Dieu. »
Le 25 octobre, même spectacle à Dommartin ; « la
petite église est comble, et tous communient. »
Avant de poursuivre, un mot d'explication est néces-
saire. A trop le retarder, nous laisserions l'équivoque
planer sur notre récit.
Normalement, pour être digne de l'Eucharistie, le
pécheur, même de bonne volonté, doit avoir reçu le
sacrement de Pénitence tout entier ; il doit être repen-
tant, confessé, absous : trois conditions.
Or à lire ces chiffres de communiants, une question
se pose, inéluctable : où le Père Lenoir trouvait- il le
temps de les confesser?
Répondons d'abord qu'il en confessait le plus possible,
Quand l'agenda porte, comme le 11 octobre : u Toute
la matinée à l'église, pleine de consolations, )> il est
aisé de comprendre ce que cela veut dire. Et puis,
comme les serviteurs de la parabole, l'apôtre ne se
contente pas de prêcher la bonne nouvelle dans la salle
du festin; discrètement, il l'annonce le long des haies,
entre deux poignées de main. « Ainsi ce matin, dit- il
un jour d'octobre, j'ai péché une dizaine de poissons,
dont trois de taille formidable. Notre- Seigneur est tou-
jours le même. »
Plus tard, tel sera son ascendant sur les âmes qu'il
n'aura plus besoin de les poursuivre. Elles viendront
AVEC LES COMBATTANTS Mi
d'elles-mêmes, fascinées par sa sainteté. « Plusieurs,
écrit M. le chanoine Dourlen, curé-doyen de Rosières-
en-Santerre, ont accusé le Père Lenoir de donner, hors
des lignes, des absolutions générales avant ces sortes
de communions générales. Je puis affirmer que jamais
je ne lui ai vu appliquer ce système. Je l'ai vu, au con-
traire, des journées entières au confessionnal*... »
Reste que, même en se constituant ainsi prisonnier,
il ne pouvait arriver toujours à entendre les confessions
individuelles de chacun de ses soldats. D'autres fois, il
était pris au dépourvu et appelé à célébrer les saints
mystères devant des troupes qu'il n'avait pas eu le loi-
sir de visiter d'avance. Que faire en ces cas -là? Le
danger de mort existait-il? Après avoir avec feu excité
ces hommes au regret de leurs fautes, le Père n'hési-
tait pas, conformément aux règles de la théologie, à
leur donner une absolution générale. Mais il avait
grand soin d'avertir que cela ne modifiait en rien la
discipline du sacrement de pénitence, puisque cette
absolution n'était valable que s'ils avaient l'intention
de se confesser quand ils en trouveraient l'occasion.
Dès lors, ainsi rentrés en grâce avec Dieu, ils avaient
le droit de recevoir la communion. La mort qui les
guettait leur en faisait même un devoir. Car pour ce
voyage, — si court, — qui doit nous introduire dans
l'éternité, si l'Eucharistie n'est pas une condition abso-
lument indispensable, du moins elle est le Viatique nor-
mal et instamment recommandé par le Christ : « Si
vous ne mangez pas ma chair, vous n'aurez pas la vie
en vous. Mais celui qui mange ma chair a la vie éter-
nelle et je le ressusciterai au dernier jour. »
Quel que fût le sujet des instructions de l'aumônier,
toujours, dès cette époque, elles se terminaient par
l'explication qui précède. Des 268 sermons ou canevas
écrits de sa plume, qui nous sont parvenus du temps
* Lettre à l'auteur, 24 septembre 1920. Sur cette question si impor-
tante, voir encore plus loin, p. 343, sq.
112 LOUIS LENOIR S. J.
de guerre, on n'en trouverait pas 20 où ce rappel ne
soit explicite ; il est parfois lon<^uement commenté.
Répétées sans relâche, ces exhortations, on le verra,
ne restèrent pas sans fruit.
Dira-t-on que le danger de mort, dans les canton-
nements, était insuffisant pour légitimer une pareille
conduite? Notons d'abord que la plupart des soldats
qui s'y trouvaient étaient destinés sous peu à remonter
en ligne, parfois à l'improviste le soir même. Quant à
ceux qui y vivaient à demeure, voici pour nous ren-
seigner.
Dans l'agenda du 11 octobre, tout de suite après les
deux messes signalées plus haut, je lis ces mots d'une
humilité si touchante :
A 5 heures, bombardement. Un obus tout près : je n'ai pas
eu assez confiance en Notre-Seig-neur, et j'ai courbé le dos
en reculant, moi aussi qui le portais sur moi...
Et une semaine plus tard :
L'autre jour, un avion ayant signalé la sortie de la messe,
où quatre à cinq cents hommes étaient entassés, la place
fut bombardée moins d'un quart d'heure après. Par bonheur,
on avait eu le temps de l'évacuer, car c'eût été une casse
terrible, dont l'aumônier aurait porté la responsabilité.
Ajoutons encore que, le 28 octobre, dans la grange
de Virginy, au moment où l'on se rassemblait pour la
soupe du soir, un bombardement fît huit morts et vingt-
neuf blessés ; et dans l'incendie qu'il provoqua trente-
cinq malheureux disparurent. La nuit se passa pour le
Père auprès des flammes à soigner les mourants.
Tout cela lui paraissait suffire pour légitimer parfois,
même au cantonnement, et avec les précautions indi-
quées plus haut, la pratique de l'absolution générale.
Pour n'avoir plus à y revenir, qu'on nous permette
d'apporter sur cette question le témoignage d'un chef
AVEC LES COMBATTANTS il3
illustre, qui vit notre aumônier à l'oeuvre six mois plus
tard, le général Gouraud :
« Le Père rappelait à tous fces soldats, sur lesquels
planait la mort, le devoir pascal, leur disait que dans
de telles conditions la communion était un viatique qui
n'imposait pas le jeûne et qu'ils pouvaient et devaient
la recevoir sur le champ sans s'ètrè confessés, s'ils
avaient la ferme résolution de le faire dès qu'ils le
pourraient... Beaucoup de ces braves dorment aujour-
d'hui dans la craie blanche de la Main de Massiges. Le
Père Lenoir leur a ouvert les portes du paradis'. »
Au spectacle de ces rencontres divines, l'aumônier
tressaille de joie et d'espoir... Et comme, durant les
fêtes de la Toussaint, les communions se sont encore
multipliées, à la messe du dimanche de l'octave, le trop-
plein de son cœur déborde. Il vient de lire, dans
l'Evangile du jour, la résurrection de la fille de Jaïre.
Une grande irlalade, corifiniie-t-il, avait aussi donné des
signes de mort. Pour elle beaucoup se désespéraient. « C'est
fini, disaient- ils, on peut faire son cercueil. »
Ils parlaient ainsi de la France.
Avec quelle angoisse, nous, prêtres et religieux, Français
jusqu'au plus profond de nous-mêmes, nous avions vu Notre-
Seigneur Jésus-Christ peu à peu et systématiquement chassé
de la patrie !... Il n'est pas besoin d'être très versé en his-
toire pour savoir que si la France fut la plus belle, la plus
glorieuse, la plus affermie des nations, elle l'a dû à Tâme de
beauté et d'honneur que lui avait pétrie le christianisme...
Et si nos ennemis ont osé braquer sur la cathédrale de Reims
leurs canons sacrilèges, c'est que là sont tous les souvenirs
du baptême de la France, du jour où en commençant d'être
chrétienne elle commença d'être grande.
Détruire le baptistère de Clovis, c'était pour eux un sym-
bole; ils espéraient que le dernier son des cloches dq Reims
s'elTondrant sous les voûtes en feu, annoncerait au monde
que la France était morte.
* Lettre à lauteur, i7 novembre 1919,
il4 LOUIS LENOin S. J.
Mais Jésus -Christ a passé par là. II a touché notre patrie
bien-aimée : « Ne pleurez pas; elle n'est pas morte. Elle
dort I »
Oui, mes chers amis, la France dormait seulement, et
voici déjà l'heure du réveil. Par la grâce toute-puissante du
Christ, elle sortira de cette guerre plus vivante qu'hier. Ce
qui m'en donne la certitude, c'est que j'ai vu et que je vois
ce passage de Jésus-Christ chaque jour. Chaque jour, ému,
reconnaissant, plein de confiance, j'assiste dans vos âmes à la
résurrection de la France. ,
*
Malgré tout, le Père Lenoir se sent de plus en plus
honteux de sa a vie de château ». Si le mot eût été à
la mode, il se serait traité d'embusqué. Ces tranchées,
où les corps grelottaient, où les âmes frissonnaient plus
encore, exerçaient sur lui une hantis^.
On lui « signale des régiments où l'aumônier titu-
laire n'a pas fait son œuvre ». Avant d'incriminer per-
sonne, il établit les responsabilités.
Hélas! répond-il, je ne le sais que trop. Avec cette con-
ception mortuaire du cadre actuel, moi, qui ai mes régiments
bien définis (quatre d'infanterie, deux d'artillerie, un de
cavalerie et deux bataillons du génie), je n'ai pas pu depuis
trois mois en voir la moitié,... et ils sont déjà renouvelés
pour les quatre cinquièmes. Et même dans ceux que j'ai vus
le plus, je n'ai pu aborder qu'une partie des hommes... Je ne
vivais pas avec eux, mais à côté, dans une formation sani-
taire. De plus, tel régiment, qui jusqu'ici a rencontré plu-
sieurs fois son aumônier divisionnaire, et peut-être plusieurs
autres aumôniers encore, restera désormais des mois sans
en voir un seul ; ou tel qui n'en a jamais vu en verra main-
tenant à profusion : toujours en vertu de la distinction réelle
entre les unités combattantes et les unités sanitaires*
* Au Père Courbe, 5 novembre.
AVEC LES COMBATTANTS i{5
La circulaire Millerand, dit -il encore, a été « provi-
dentielle » pour la réorganisation de l'aumônerie. Mais
elle ne pouvait d'un coup combler tous les déficits ni
corriger tous les errements du passé.
Le poste idéal où Tapo^tolat serait assuré en tout temps
et le plus fructueux serait celui d'aumônier de régiment,
comme en 1870. Les cadres actuels ne le prévoient pas...
Celui-là, vivant continuellement avec ses hommes, les con-
naît, est connu d'eux, les prépare avant le combat et, s'il
s'entend avec les ofliciers, est maître chez lui*
Le Père Lenoir est absolument décidé à sortir de
cette impasse : tenace et optimiste, il sait qu'il en
sortira. Mais quand? Mais comment?
Il prend conseil de tous les aumôniers en qui il
reconnaît les mêmes préoccupations de zèle. Il multiplie
ses causeries avec M. Labbé Martin, censeur de Stanis-
las, cantonné non loin de lui, et avec qui, très vite, il
se sent « en cordialité parfaite, en véritable amitié ».
Au moulin de Virginy où loge Létat- major de la bri-
gade, il exprime ses désirs au capitaine Murv. Dans
la grange qui sert de refuge aux blessés, il les redit au
colonel Pruneau qui commande le 4® colonial, et celui-
ci, de prime abord, est conquis par ce prêtre « à la fois
si dévoué, si modeste et si crâne ».
Lentement, un projet s'élabore. Puisque le poste
d'aumônier de régiment est impossible, on tentera d'un
moyen terme. Tout en continuant d'appartenir admlnis-
iralivement au G. B. D., l'aumônier ne pourrait-il pas
cire détaché aux lignes quatre ou cinq jours par
semaine, quitte à revenir chaque dimanche assurer le
service religieux dans les cantonnements proches de sa
formation sanitaire ?
Tel est le projet qu'à la messe du 7 novembre il
recommande instamment à Notre-Dame du Bon Gon-
' Au R. p. de Boynes, G novembre.
{{6 LOUIS LËNOIK s. J.
seil ^ et qu'il va dans la journée proposer âli médecin
divisionnaire. La formule parut heureuse : elle sauvait
les règlements...
Après Tentrevue, Fagenda porte î « Espoir. Joif. •> Et
le lendemain : « Messe très consolée. »
Le 9, le général donne son approbation, et, le soir
même, le Père Lenoir est aux tranchées pour son pre-
mier séjour.
* Le Père Lenoir avait une dôvotioh toute particulière à N.-D. du
Bon ConseiL Lors de sa l""» Communion, on lui en avait remis une
image, tenue en réserve depuis son baptAme. Il la conserva toujours,
et, durant ses dernières années, la portait constamment sur lui, collée
su-r un carton épais tout Usé par le fi'ottement.
CHAPITRE VI
AUX TRANCHÉES
LE PETIT PATROUILLEUR. J01E3 ET DEUILS DE INOEL
(9 Novembre — 31 Décembre 1914)
A Virginy, Taccueil des majors du 4e colonial fut
charmant, u MM. Hutre, Bernard, Vidal, Cheynel,Dail-
laud, » tous ces noms sont recueillis avec reconnais-
sance dans Tagenda. L'aumônier est confus des petits
soins dont on l'entoure ; « sommier, édredon, travergin !
poêle! » Du moins, « la fusillade continuelle qu'il
entend toute la nuit » iui prouve qu'il n'est pas loin
de ses enfants.
Le succès d'une entreprise dépend souvent des pre-
miers contacts. Le lendemain fut jour de « présenta-
tions »... sous les marmites. Plusieurs officiers lui
dirent : « Vous arrivez à propos ; nous vivions comme
des païens ! »
Dès le matin du il novembre, après une messe où
Ton se « serait cru aux catacombes » et qui parut aux
assistants a plus impressionnante qu'un office de cathé--
drale », l'aumônier partait pour Massiges et inaugurait
ces causeries interminables, dont il devait jusqu'au jour
de sa mort tirer un si merveilleux profit pour la transfi-
guration des âmes.
A l'heure de la soupe, il est au poste de secours du
118 LOUIS LENOIR S. J.
8° colonial; on lui fait place comme à un ag-ent de liai-
son qui serait en tournée. Il paiera largement son écot
en cigarettes et cigares. Cet homme noir n'a rien d'un
rabat-joie : « la gaîté est aussi continuelle que les
balles ». A la première qui siffle, l'un des quatorze
dit négligemment : « C'est Fritz. » A la seconde, qui
semble venir d'une autre direction, quelqu'un dit encore :
« Ça, c'est Berlingot. » Fritz? Berlingot? le Père
Lenoir n'était pas encore familiarisé avec l'argot des
tranchées. Il interroge, et l'intérêt qu'il prend aux
explications redouble la bonne humeur.
Puis, chacun fait les honneurs des « trucs » qu'il
a inventés pour aménager l'abri : « fourneau, glace,
table, tableaux, fauteuils, décrottoir, stores, vitres,
projections, dont ils ont usé, avec lanterne et plaques ».
Un Parigot a môme sauvé des ruines de Massiges un
gibus, pour dire le monologue.
Les causeries ne sont pas partout aussi faciles. Aux
tranchées de tir, il faut se contenter de quelques « mots
de sympathie et de banalité » ; mais si brève que soit
la visite, l'aumônier est en train de se gagner les
cœurs, — ou plutôt, non, cette expression l'eût choqué,
— de les gagner à Jésus-Christ.
Certaines de ces conquêtes furent rapides, et, pour
ainsi dire, en coup de foudre. Des amis du Père Lenoir,
qui ne connaît le délicieux récit intitulé « Le Petit Pa-
trouilleur »*, l'histoire de ce jeune Parisien, — de son
vrai nom Achille R***, — fils d'une mère juive et d'un
père libre penseur, qui en quelques semaines de chris-
tianisme s'éleva si haut vers Notre -Seigneur? Ces
pages ne s'elfacent guère du souvenir. On sait moins
que ce merveilleux chapitre de Légende dorée est, jus-
^ Paru d'abord dans la revue du collège de MarnclTe, En Fninille,
n'^ de l*à((ucs \9\'b, i-éédité dans l'Eucharistie au Eruid (collection
IlosUa, y, lue Moiil|)laisir, Toulouse).
AUX TRANCHÉES li«
qu'aux moindres détails, minutieusrement authentique.
Le contrôle de l'agenda permet de Taftirmer. Or c'est
le second jour de sa « vie nouvelle », le 12 novembre,
que le Père Lenoir fut favorisé de cette rencontre.
Pourquoi le taube parut-il au moment précis où je passais
dans cette tranchée?... Le clairon sonna la retraite ; si pressé
que je fusse, il fallut, bien à contre-cœur, m'arrêter et me
tapir dans le premier terrier venu. Un engagé de vingt ans,
aux grands beaux yeux noirs d'Israël, y fourbissait son fusil.
Nous causâmes...
L'enfant avait grandi seul, sans affection, tour à tour
mécanicien, dessinateur, garçon de café, aviateur, cher-
chant en vain à satisfaire aux besoins d'argent d'un
père alcoolique et d'une mère frivole. La guerre lui
avait apporté ses premières joies, a Enfin, j'allais pou-
voir faire quelque chose de bon ! » Blessé dès le mois
d'août, il avait refusé l'ambulance : u Amocher des
Boches, il n'y a rien de tel pour guérir de ses bles-
sures ! » Le mois dernier, mis en faction derrière une
meule de paille à Massiges , on l'avait oublié. Quatre
jours et quatre nuits, il était resté là sans vivres,
épuisé, mais trouvant tout naturel de ne pas quitter
son poste. Pour s'occuper, il avait ramassé dans les
ruines un liyre de prières; derrière sa meule, il l'avait
lu et relu, gravant en sa mémoire ce qu'il en comprenait. . .
On devine le reste.
La notation de cette première rencontre se termme,
— mais dans l'agenda seul, — par ces mots : « Larmes
aux yeux. Nous sommes amis. Je l'adopte. »
Si l'on songe que le Père Lenoir avait eu la joie le
matin même de distribuer dans la grange de Virginy,
— un simple jour de semaine pourtant, — trois cents
communions, on comprend qu'après cette expérience
des tranchées il pût écrire à ses parents : « Je suis en-
chanté, ravi, et vois maintenant comment mettre à pro-
120 LOUIS LENOIR S. J.
fît cette immobilité qui se prolonge. » Et il ajoutait î
« D'ailleurs, ne craignez rien pour moi : dans ces tran^
chées, quand on est prudent, com^ie je le suis, il n'y a
presque aucun danger, même à quarante et à quinze
mètres des Allemands. »
Aucun danger?... Pourtant deux jours plus tard, à
propos d'une visite au 1er bataillon du 4e colonial qui
tenait « le cratère de Massiges », le carnet enregistre
cette équation : « Cratère r= Trou d'enfer, » et l'aumô-
nier note que plusieurs ont été tués à côté de lui.
Au reste, laissons-le condenser lui-même en une page
sa vie normale pendant cette première période d'hiver.
Le matin, messe avec sermon dans une grange de Virginy,
pour les bataillons qui sont aux tranchées-abris. — On y a
transporté un harmonium, et des artistes de profession se
chargent des cantiques. — Toujours beaucoup de commu-
nions, parfois trois cents et quatre cents. Puis je me rends
aux tranchées de tir de la cote 191. — Je me glisse de boyau
en boyau, de créneau en créneau, de brasero en brasero,
causant, blaguant, prêchant, absolvant, CQmmuniant, écri-
vant les lettres, essuyant les larmes, distribuant les cadeaux
que me permet ma solde scandaleuse, et souvent, hélas!
ramassant blesisés ou morts... Le seul fait de voir l'aumônier
venir à eux et leur serrer la main suffit à les gagner. Beau-
coup, à la dixième ou vingtième fois, en pleurent encore
d'émotion. D'autres me font lire les lettres de chez eux;
il faut voir la photographie des gosses, trouver qu'ils
ressemblent au papa, qu'ils ont l'air militaire. — Tous
veulent des nouvelles, savoir si Ton avance, si l'Italie se
décide.
De temps à autre, un vieux barbon m'entraîne à l'écart
pour me cjire sq^ découragement; et c'est toujours la même
formule : ce Ah ! s'il n'y avait que ma peau I Mais il y a la
femme et les gosses ! »
Le décor est on ne peut plus propice à la grâce : les balles
sifflent, ricochent tout autour, les marmites et les bombes
éclatent à droite, à gauche, sans qu'on s'y attende;... ou
plutôt il faut s'y attendre constamment. Et c'est l'heure des
réflexions et des résolutions. Tous sont heureux de voir alors
AUX TRANCHÉES 421
passer près d'eux une soutane ; beaucoup en profitent. Ou
bien c'est un prodigue qui veut se confesser et redevenir
l'enfant du bon Dieu ; ou un brave qui part en patrouille, et
veut d'abord se fortifier en recevant la sainte communion.
(Oh ! la précieuse custode que j'ai sur moi, attachée à une
chaîne d'or 1)
La nuit tombée, je redescends, bienheureux, je vous
assure, et bénissant Celui que je porte, pour tout le bien
qu'il a daig-pé f^ire par n^a misérable entremise. C'est lui,
d'ailleurs, qui me garde; car je vous Je dis à vous, cher
dimidiam aiiimm mex, la promenade est dangereuse, les
chemins qui^ mènent aux tranchées sont repérés par les
mitrailleuses allemandes... Tout du long on risque s^ peau.
D'ailleurs je vous avoue humblement que si, dès la première
bataille, j'ai pris sans peine l'habitude des balles, par contre,
depuis quatre mois et plus, je n'ai pas encore pu m'habituer
aux marmites quand elles tombent à côté de moi : et là-haut
c'est constant. J'ai honte de mon manque de confiance en
Notre-Seig-neur; \\ sauveg-arde mon humilité; rnais j'aimerais
mieux avoir et l'humilité et la confiance complètes. Ce qui
me coûte beaucoup plus, c'est l'eau et la boue. Il faut cir-
culer sous la pluie battante, les pieds dans l'eau, de la houe
.jusqu'à la tête; d'où chaque rnatin une heure de nettoyage
pour le plus gros, car je ne fais pas venir icj mon ordon-
nance*.
Nettoyage d'autant plus difficile que raumônier, sou^
cieux de n'enlever à son ministère aucune chance d'ef-
ficacité, gardait la soutane. « Je la relève de nion mieux,
écrivait-il; mais je reviens chaque sqir felanQ oii jaune,
suivant les secteurs*. »
Terminons tous ces détails par ui^ mot révélateur, qui
rendra le Père Lenoir encore plus, cher à ses anciens
élèves.
Parfois, la nuit doit se passer entière à chercher ou à con-
1 Lettre au Père Courbe, du 1S décembre , complexée par quelques
détails d'une lettre à ses parents du 4 janvier 1015.
' A ses parents, 19 décembre 1914,
122 LOUIS LENOIR S. J.
soler les blessés ; mais les veillées forcées de MarneiTe m'y
ont entraîné, je n'en soufî're plus du toul^
Telle fut, jusqu'à sa blessure du 5 février, l'existence
ordinaire du Père Lenoir, du lundi au vendredi de
chaque semaine, sans aucune exception. Son carnet de
campagne permet de le vérifier au jour le jour.
Quand il redescendait à l'arrière, ce n'était pas pour
se reposer. Un détail d'abord que je me reprocherais
d'omettre, car il complète la physionomie de l'apôtre :
il ne partait jamais de là-haut sans être ch'argé, — en
plus des lettres qu'on lui confiait « pour qu'elles arri-
vent plus yite », — des commissions les plus dispa-
rates. Veut- on, par exemple, une partie de la liste du
14 novembre, simplement les emplettes pour le poste
de secours de Virginy?... Je transcris textuellement :
(( Tabac, cigarettes, cigares, allumettes, cartes pos-
tales, crayons à l'aniline, pétrole, huile et vinaigre, beurre,
fromage, macaroni, poivre, ail, oignons, confitures. »
Mais évidemment ces soucis n'étaient qu'un tout
petit accessoire de ses fins de semaine. Avec des
paroissiens dispersés sur quinze ou vingt kilomètres, le
service dominical n'était pas une sinécure. Voici l'es-
quisse d'un dimanche pris entre beaucoup d'autres :
Il est bien tard, mais la fête de notre Mère Immaculée ne
se finira pas sans que je vous écrive, cher Père et excellent
ami !... la fête serait incomplète, si je n'en partageais les joies
avec vous.
Car j'ai eu de grandes joies. Prévenu beaucoup trop tard
de ces prières nationales (ordonnées par les évêques), je n'ai
pu que solenniser un peu plus les offices d'aujourd'hui, la
Sainte Vierge s'est chargée du reste. Après mes deux messes
habituelles dans deux cantonnements des environs [Dom-
martin et Gourtémont] avec sermon à chacune, splendide
musique, toute pieuse, du 1^'' génie, — cent communions
à l'une, six cents à l'autre, — j'ai galopé jusqu'aux tranchées
^ A ses parents, 4 janvier 1915,
AUX TRANCHEES 123
pour y porter la sainte Communion* et grâce toujours à
mon coursier, j'ai pu revenir à temps pour le salut en un
troisième cantonnement [Hans] où je devais prêcher encore.
I^a journée s'est terminée par plusieurs u retours » au long
de la route, et des causeries de w direction » avec quelques
jeunes gens d'élite, que je suis tant bien que mal, depuis
quatre mois,... d'où deux vocations à peu près décidées, sous
les auspices de la Sainte Vierge. Ajoutez à cela le bilan de la
semaine, dans les tranchées, c'est-à-dire environ deux
cents retours et un baptême, plus, des centaines de commu-
nions, et vous conviendrez avec moi que la Sainte Vierge est
bien bonne*...
C'est au soir de ces dimanches que, pour compléter
son jour de repos, le Père Lenoir répondait aux lettres
de la semaine. Chez cet homme qui avait déjà tant
d'autres dons, la facilité de correspondance paraissait
tenir du prodige. Des qualités maîtresses de Fépistolier,
il avait particulièrement les impressions primesautières
et les afTections profondes'.
* Une lettre du 4 janvier 1915 à ses parents précise que, depuis
quelques semaines, au sortir de la messe de 10 lieures à Courtémont,
il portait ainsi toujours la sainte communion à Virginy el à Massiges;
en galopant bien à travers champs, il était rentré à Hans pour le
salut de 3 heures.
* Au Père Courbe, 13 décembre i9l4.
' La puissance d'affection du Père Lenoir ne se fixait pas seulement
s-ur les personnes. Au cours d'un déplacement vers la tin d'octobre,
un de ses confrères lui avait raconté la ruine de TAction Populairb
de Reims. D'un esprit largement ouvert à toutes les entreprises
capables d'étendre le règne de Dieu, le Père Lenoir avait une haute
idôc de ce « centre d'études, d'informations et de propagande, à la fois
sociales et religieuses »; qui, fondé en 1903, s'était si merveilleusement
développé. Il interrogea anxieusement. Il se fit raconter par le détail
les bombardements successifs, puis l'incendie du 19 septembre qui,
avait tout dévoré, mobilier, livres et collections, jusqu'aux documents
enfouis dans les caves. Rentré à son poste, il écrivait au Père Courbe :
• Le Père Rigaux m'a dit le désastre de l'A. P. de Reims : tous les
papiers détruits par le bombardement! C'est la ruine de dix ans de
travail, et de quel travail! Vise mese non sunt viœ vestrœ... » (lettre
du 28 octobre 1914).
Dès le début de 1919, VAction Papui.AinB a regroupe ses collaboi-a-
leurs nu fur et à mesure de leur démobilisation et s'est remise au tra-
vail à Paris.
124 LOUIS LENOIR S. J.
Mon petit Bob, écrivait- il ainsi à l'un de ses Marneffiens,
je voudrais causer longuement avec vous,... et j'ai encore
une vingtaine de lettres à écrire avant de m'étendre sur rn^
botte de paille, excusez- moi...
Et malgré cette excuse, la lettre a six bonnes pages
d'une écriture serrée, sans aucune marge.
Après cela, on ne s'étonne plus que des officiers du
G. B. D. de Hans aient pu dire : « Quand nous reve-
nions de jaser ou de ravitailler, parfois à 1 heure du
matin, le Père Lenoir était toujours là en train de
faire ses sermons »..., ses sermons ou sa correspon-
dance.
t
Sur cette existence déjà si mouvementée, que l'au^
mônier appelle sa « vie normale^ », des événements
imprévus allaient jeter une lueur tragique.
11 n'est point sûr que les affaires sanglantes de la fin
de 1914 aient eu un but strictement militaire. Après
cinq mois d'un silence fécond, le Parlement français
était sur le point de se réunir. Le Gouvernement crut-ij
nécessaire d'avoir, pour appuyer sa déclaration d'ouver-
ture, des faits de guerre nouveaux et réconfortants?...
On l'a beaucoup dit. A d'autres d'en décider.
Toujours est-il qu'une semaine avant Noël, sur une
très grande partie du front, l'annonce d'une prochaine
na3rche en avant s'affîrnia soudain, avec une intensité
qui ébranla les plus sceptiques. Sur les cartes d'état-
major, chaque unité traça soigneusement son axe de
marche en vue de la poursuite « décisive ».
Ce déclenchement correspondait trop aux secrets
désirs du Père Lenoir pour qu'il ne vibrât pas à ces
espérances. Depuis le 24 septembre, où il écrivait déjà,
* A ses parents, 3 janvier 1915.
AUX TRANCHÉES 125
— après huit jours d'arrêt seulement — ! « Cette longue
inaction nous énerve, » il avait eu le temps d'observer
la lente démoralisation produite par « cette vie abra-
cadabrante-où les hommes se fatiguent, s'usent à souf-
frir indéfiniment à la même place, craignant sans cesse
un projectile contre lequel ils sont sans défense, sans
voir aucun résultat, sinon que chaque jour les rapproche
plus de l'ennemi^ ».
Cette fois, <( l'imminence de la marche en avant »
est telle, qu'il n'hésite point à intituler ainsi une lettre
à l'un de ses anciens élèves : « 19 décembre 1914,
veille d'une grande date dans l'histoire de la France... »
Et à ses parents, le même jour, il disait : « Demain
sera une des plus grandes dates de la guerre... J'espère
que nous ne serons pas obligés de nous enfouir à nou-
veau avant d'avoir franchi la frontière. »
Nous n'avons pas à dire pourquoi cette tentative
échoua. V
Bornons- nous à préciser quelle fut l'action du Père
Lenoir pendant ces terribles journées.
Chez les coloniaux de la 2® division , on a souvent
remarqué, dans la manière de parler de leur aumônier,
une vénération presque superstitieuse. Dans leurs lettres
ou sur leurs lèvres, des expressions comme celle-ci ne
sont pas rares : « Quand il était là, on était tranquille,
nous autres; on savait qu'il ne nous arriverait rien...
Son ombre était un fétiche. » Les éclatements des
shrapnells lui faisaient une gloire. Son ancien médecin-
chef du G. B. D. lui écrira plus tard dans le même sens :
« Lorsque la nuit, grimpés côte à côte sur le siège
d'une voiture à blessés, nous nous dirigions vers les
postes de secours de Minaucourt, Massiges ou Virginy,
je vous considérais comme ma sauvegarde^. »
* Au Père Courbe, i3 décembre.
* Lettre de M. Léger, i?5 mars 1915,
«26 LOUIS LENOIR S. J .
Les moins crédules admiraient surtout ceci : un don
d'ubiquité, qui le rendait toujours présent là où Ton avait
besoin de son ministère. Un tringlot est tué à Hâns d'un
coup de pied de cheval : l'aumônier est là (17 oc-
tobre). Un incendie éclate à Virginy dans une grange :
l'aumônier s'y trouve (28 octobre). Une escouade est
ensevelie à Massiges sous un bombardement : l'aumô-
nier est le premier à porter secours (18 décembre),
L ordonnance du colonel de la brigade est blessé griè-
vement d'une balle aux reins : justement l'aumônier se
trouve de passage chez le colonel (19 janvier 1915). Le
commandant Noël est pris sous une sape effondrée *.
« J'entends quelqu'un qui s'avance pour me dégager :
c'était le Père Lenoir. »
En nous rapportant ce dernier détail, le Père Decos-
ter^ ajoutait : « Combien de blessés m'ont fait la même
remarque ! Une pareille concordance ne s'explique pas
naturellement. Son ange gardien le guidait. »
Sans mettre en doute, pour un grand nombre de cas,
cette assistance surnaturelle, il est permis de penser que
r « omniprésence » de l'apôtre, — puisqu'on a prononcé
ce mot, — provenait tout d'abord de sa prodigieuse acti-
vité. Le cieln'a pas coutume d'aider ceux qui ne s'aident
pas eux-mêmes.
*
Pour apprécier cette activité, il sera bon de jeter un
coup d'œil sur le secteur où elle s'exerce.
De Hans à Virginy, la course, suivant l'itinéraire,
variait de dix à douze kilomètres. Quand l'état des
pistes ou le bombardement obligeait à passer par
Minaucourt, il fallait en compter deux ou trois de plus.
* Le Père Decoster, plus tard aumônier è la 3e division coloniale
et chevalier de la Légion d'honneur, se trouvait en 1914 à l'ambulance
de Valmy.
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AUX THANCIIEES 429
Si, pour son service religieux, le Père Lenoir devait tou-
cher barre à Courtémont, c'était un détour plus grand
encore. Lorsque la boue n'était pas trop gluante, le
piéton ou le cavalier prenait par la ferme des Gruzis ;
de là, piquant au nord, il franchissait les hauteurs, en
pente douce redescendait sur Virg'iny par un vaste
couloir où, durant près de trois kilomètres, soufflait
régulièrement une bise glaciale. Sur tout le parcours,
terrain pelé sans arbre ni habitation.
Virginy, au contraire, avec ses prés tout le long de la
Tourbe et ses vergers très denses entourés de haies,
sa coquette église plantée sur un tertre , ses maisons de
briques et ses granges spacieuses en bois et torchis,
était, quand les obus ne tombaient pas trop fort, d'un
aspect attrayant. Mais de Virginy aux lignes, par Mas-
siges, il y avait encore plus de deux kilomètres. La
route partait de l'église , s'enfonçait dans le fouillis
d'arbres bordant la Tourbe à travers des marécages,
passait la rivière sur un pont de pierre fréquemment
marmite, et, sans aucun boyau à cause du sol détrempé,
remontait aux premières maisons de Massiges.
A l'est, barrant le ciel, une large croupe à la terre
noirâtre , chargée de trèfle et de luzerne , se ramas-
sait au nœud solide de la cote 191, où se trouvait le
fameux cratère.
C'était le point culminant de notre ligne, le plus dis-
puté, celui dont on essaierait de déboucher dans
quelques jours pour prendre le Col des Abeilles. Les Alle-
mands occupaient toutes les hauteurs de la Main et ne
laissaient à nos troupes que la moitié de V Annulaire et
l'extrémité du Médius.
*
La topographie du secteur étant ainsi connue, les notes
9
130 LOUIS LENOIR S. J.
laconiques des journées qui précèdent Noël prennent
une singulière éloquence :
Dimanche, 20 décembre, — Messe église de Ilans. —
7 heures départ Minaucourt. Communion d'Achille et d'A***
dans leur tranchée. Bataille. Allées et venues entre les
postes. Nuit avec blessés dans gran^^e de Minaucourt. Cau-
serie avec Raymond* et M. D***, médecin-chef du 22^ colo-
nial.
Lundi 21. — Minaucourt : blessés. Après-midi, retour à
pied à Hans. Messe dans grenier à 4 h. Retour à cheval à
Minaucourt. Nuit dans la grange.
Mardi 22. — Minaucourt. Vers 10 h. retour à Hans. Messe
midi. 3 h. départ à cheval pour Courtémont. Virginy
(arranger messe de Noël...). Nuit Minaucourt: blessés.
Mercredi 23. — 4 h., retour par voiture blessés à Hans.
Messe. Correspondance. 1 h. départ à cheval pour Courté-
mont (préparation de Noël) puis Virginy. Nuit chez les méde-
cins du 4e.
Jeudi 24. — Virginy. Messe grange. Organisation messe
minuit (musique avec MM. Hervé et Joucla); installation
grange avec Raymond et M. Guillemin. Déjeuner chez géné-
ral Reymond. Vers pour cantique La Paix. 4 h., départ
pour tranchées Massiges avec Griès ; jusqu'à 11 h., visite du
4® colonial, secteur Duchan et d'une partie du secteur
Noton, 8e colonial.
Comme privilège d'ubiquité, cette journée de Noël
notée ici d'un simjDle mot lut un record.
Le Père Lenoir, qui prévoyait de loin, avait dès le
début de décembre projeté de distribuer des « petits
Noëls » à ses coloniaux. Mis au courant de son dessein,
ses parents s'en étaient faits les pieux complices.
* Raymond Thomé, jeune médecin auxiliaire de l'Allier avec qui le
P. Lenoir lia une très vive amitié ; c'est à cause de lui que le petit
patrouilleur à son baptême fut appelé Raymond. Nous le retrouverons
plus loin, voir p. 346.
AUX TRANCHÉES 13t
Le 19 et le 20, tout à Tespoir de la marche en avant,
il n'avait pas osé compléter les achats. Mais quand il
vit, le 21 , que le déclenchement général ne se produi-
sait pas, il fît à Ghâlons une grosse commande. « Quel-
ques soldats de bonne volonté me ficelèrent aussitôt
plusieurs milliers de petits paquets et j'en chargeai des
sacs qu'un ami, journaliste catholique, m'aida à porter. »
Cette visite aux tranchées ne contribua pas peu à
auréoler l'aumônier d'un air de mystère et de légende.
L'aimable journaliste qui s'en constitua l'auxiliaire
l'ayant racontée lui-même, nous n'avons qu'à glaner
dans son récita
Pour la première fois, le cavalier que je suis met sac au
dos comme les fantassins.
Mais le sac ne contient aucun effet d'équipement. Il est
rempli de petits paquets blancs, noués avec une faveur et
renfermant chacun des drag"ées, un cig"are et une image. En
bandoulière, j'ai mon revolver d'ordonnance, car il faut être
prêt à tout.
Nous entrons d'abord dans les tranchées de repos, véri-
tables habitations de troglodytes. Un vieux sac, recouvrant
quelques planches mal jointes, défend l'entrée des trous
contre la bise et le froid.
C'est là que reposent les « poilus ».
« Toc, toc, ouvrez, c'est le petit Noël qui passe.
— Le petit Noël? se disent les poilus en se frottant les
yeux. N'est-ce pas un rêve? Le petit Noël à deux cents mètres
des Boches !... »
Mais non , ce n'est pas un rêve. Voici votre aumônier et
derrière lui un sac porté par un bonhomme auquel il manque
seulement la barbe givrée pour que l'illusion soit complète.
Et la distribution commence. Pas besoin de rompre la
glace. L'âme enfantine du soldat vibre à la voix consolatrice
du prêtre. La pensée se transporte, loin du bruit des mar-
mites et des coups de fusil, dans le village natal. Là flambe la
bûche traditionnelle. La femme, les enfants, les grands-
parents sont réunis auprès et parlent de l'absent. Ils relisent
* M. Grics, clans le Messager de la Creuse, 14 janvier 1915.
432 LOUIS LENOIR S. J.
sa dernière lettre. Des larmes silencieuses perlent aux yeux
des femmes qui prient.
C'est tout cela qu'évoque la visite de Taumônier. Mais ici,
personne ne pleure. Entre hommes, on enfouit son émotion;
c'est une coquetterie de ne pas la montrer.
Par un boyau, — ou plutôt par-dessus pour ne pas enfon-
cer dans Feau, — nous passons jusqu'aux tranchées de pre-
mière ligne. Les balles sifflent toujours, tantôt par rafales,
tantôt isolées ; mais le bonhomme Noël se moque des balles :
il passe.
Là-haut, chang-ement de décor. Les « poilus » sont cou-
verts de sacs. Ils ont, au clairMe lune, l'aspect de fantômes.
Ce sont des génies qui veillent sur le sol sacré de la France.
Notre petite caravane, Taumônier, le guide, le sac et son
porteur, passe au milieu des ombres. Quelques mots à voix
basse. A l'évocation des souvenirs bénis de celte nuit sainte,
un éclair brille dans les yeux.
Tout à coup la fusillade, qui n'a cessé de crépiter, devient
plus vive. Les mitrailleuses précipitent leur tac tac. L'invi-
sible ennemi sortirait-il de ses tanières? Va-t-il falloir jouer
du revolver? Tout le monde est à son poste. Cinq minutes
encore les balles sifflent, puis le tumulte s'apaise. Les Boches
ont compris qu'il n'y avait « rien à faire » , et le bonhomme
Noël reprend sa tournée dans le labyrinthe.
Minuit approche. Nous retournons au -village, où doit être
célébrée la messe.
L'église étant à moitié démolie, l'office sera chanté dans
une grange. C'est en plus grand l'étable de Bethléem. Dans
un coin deux vaches ruminent paisiblement.
Un soliste lance à pleine voîx :
Minuit, Chrétiens ...
Inutile de dire qu'il y eut sermon et communion géné-
rale ^ C'est maintenant la règle à chaque messe.
Ensuite on réveillonne « en cinq secs » , quelques huîtres,
— oui, des huîtres, — des beignets et...
Ici nous interrompons le narrateur... Il n'y eut pas
^ « En tête, le gênerai de brig-adc Reymond à qui je devais fermer
les yeux le surlendemain, frappé de trois balles. » Leltre du P. Lenoir
â ses parents, 3 janvier 1915.
AUX TRANCHÉES 133
de beignets pour le bonhomme Noël, non pas qu'un
personnage de légende puisse se passer de nourriture ;
mais, tandis que les autres réveillonnaient, il disait « la
messe de l'aurore » en compagnie de Raymond Thomé.
Et quand elle fut finie, comme il devait encore, tard
dans la matinée, célébrer la « messe du jour », ce fut
également à jeun qu'il reprit, l'âme remplie de Dieu,
sa ronde du côté de Ville-sur-Tourbe...
La lune a disparu, mais les étoiles brillent d'un éclat plus
vif. Nous marchons à travers champs... Des balles sifflent
derrière nos oreilles. Ont-elles voulu narg-uer le bonhomme
Noël et lui rappeler qu'on est en guerre? Le fait est qu'il ne
semble pas s'en douter... Il est infatigable; il marche tou-
jours comme dans un rêve. 11 va chercher les « poilus » tout
au fond des boyaux évacués, là où gîlent les « travailleurs »
et les sentinelles.
J'entends une voix dire sur son passage : « Que le bon
Dieu le bénisse! » S'ils l'osaient, plusieurs baiseraient la
trace de ses pas.
Trente mètres nous séparent des Boches. Il faut ouvrir
l'œil et baisser la tète. Hier un poilu a été descendu rien
qu'en se redressant pour laisser passer un camarade...
Cependant mon sac, qui bringuebalait d'une paroi à
l'autre, s'est considérablement allégé. C'est le moment du
retour. Il est 6 heures. Le bruit monotone des coups de
fusil remplace \é chant du coq. Le bonhomme Noël a hni sa
tournée.
Non, pas fini tout à fait, j'en demande pardon au
narrateur. L'histoire est ici plus merveilleuse que la
légende. Lorsqu'au retour de Ville-sur-Tourbe, à l'aube,
le cavalier quitta le bonhomme Noël, celui-ci remonta
seul aux abris de Massiges et confessa jusqu'à 9 heures ;
puis, toujours à jeun, redescendit pour sa troisième messe
à Virginy, fit un nouveau sermon qu'il avait trouvé le
temps d'écrire pour célébrer Noël, « fête de famille, »
tandis que celui de minuit, dont nous possédons éga-
134 LOUIS LENOIR S- J.
leinent le texte, avait chanté « l'habitation de Dieu en
nous, Emmanuel ». Il distribua cent communions;
puis, après avoir pris un peu de nourriture, il repartit
vers 1 heure avec M. Joucla pour achever sa tournée
aux' tranchées du 8* colonial.
Ce nouveau voyage dura jusqu'à 7 heures du soir.
Puis le bonhon>me Noël dut revenir jusqu'à Hans,
quatre lieues en arrière, pour j retrouver sa botte de
paille.
*
Ainsi le Père Lenoir se préparait-il aux rudes com-
bats qui allaient reprendre. La journée de Noël n'avait
été qu'une trêve...
Conformément aux ordres donnés pour toutes les
armées françaises, le 20 décembre l'attaque s'était
produite. Sur le front du corps colonial, le point choisi,
large de douze cents mètres, était le mouvement de ter-
rain du Calvaire de Beauséjour. A 9 h. 20 , après une
violente canonnade , la 6^ brigade , inaugurant une tac-
tique en formations diluées par petites colonnes, due au
général Mazillier^ s'était ruée à l'assaut avec un plein
succès, capturant deux cents prisonniers. Mais à cela
s'étaient bornés les résultats de l'offensive annoncée
avec fracas. Et les fourgons, déjà tout attelés pour la
marche en avant, durent être déchargés.
Le 27 décembre , on apprit que l'ordre était donné de
s'emparer le lendemain du Col des Abeilles. Attaque
locale qui serait menée par quatre bataillons. Le col et la
protubérance qui le dominait, nommée la Verrue y étaient
une vraie forteresse. A force de reconnaissances noc-
turnes, le petit patrouilleur Achille la connaissait dans
tous ses détails, a Nous v resterons tous, dit-il à Tau-
* Promu général le 18 décembi*e 1914,
AUX TRANCHEES 135
mônier, et nous ne la prendrons pas : c'est impre-
nable. Mais comptez sur moi pour faire tout mon devoir.
Donnez-moi seulement Notre-Seigneur. » L'agenda porte
ces mots : « Communion à Achille, debout dans la
tranchée, au moment où il va jeter sa grenade... »
Quelle scène! et n'aurait-elle pas tenté le pinceau d'un
Détaille?
Le Père Lenoir avait redouté une « affreuse tuerie ».
Peut-être serait-il lui-même « du nombre infini des vic-
times de demain. Si c'est le bon plaisir de Celui que je
porte, disait- il au Père Courbe, je vous confie nos
enfants de MarnelTe, surtout... » Et une longue liste sui-
vait.
Pour l'ensemble du corps colonial, ses prévisions
furent, hélas ! dépassées. Les mots se ^pressent sous sa
plume pour caractériser ces journées sanglantes : « La
bataille a été terrible et sans résultat... Les luttes
affreusement meurtrières de ces jours -ci ont été épui-
santes pour tous... Nous sommes depuis quinze jours en
pleine boucherie. C'est horrible ! Cette tuerie est d'autant
plus triste que nous ne réalisons pas nos espoirs ^ »
Le général Reymond, qui venait de recevoir ses
étoiles de brigadier le jour même de Noël, était tombé
en tête des victimes, le 27, en allant reconnaître la
position.
Inutile de dire si l'aumônier paya de sa personne.
Qu'on en juge par ce témoignage d'un soldat ;
Je me rappelle bien la mine qui a sauté au cratère en fin
de décembre, le matin à la pointe du jour où nous avons eu
pas mal de blessés et six ou huit tués. L'on avait déposé les
corps clans la cuvette du cratère. On voit arriver M. Tau-
minier, une heure après ^ mal<^ré les obus qui éclataient
autour des camarades morts, se découvrir et faire une prière.
Et je vous dis, nous on le voyait bien, malgré que nous
étions à Fabri dans nos trous, — car à ce moment-là il n'y
1 LeUrcs diverses, du 29 décembre au 5 Janvier.
136 LOUIS LENOIR S. J.
avait pas de sapes, — et lui mal^'^ré le bombardement ne bou-
geait pas* . -
« Humainement parlant, avouait-il lui-même au Père
Courbe, j'aurais dû cent fois y rester. »
Une douleur lui fut particulièrement sensible : parmi
les onze cents victimes du 28 décembre se trouva son
petit patrouilleur,
A vous, écrivuit-il à ses parents, je puis dire combien ce
petit m'était attaché. Chaque fois que je le revoyais dans les
tranchées, il m'accueillait avec une joie débordante et j'avais
beaucoup de peine à le quitter. « Quelque chose me manque
quand vous n'êtes pas là, » me disait-il naïvement. Et il
ajoutait : «~Vous êtes le premier qui m'ayez aimé ; je ne puis
plus me séparer de vous. » En réalité, chacune de ces ren-
contres lui apportait beaucoup de forces, parce que je lui
donnais la sainte communion : « Avec Notre-Seigneur, je
suis fort, je ne crains rien"-^. »
Or, au soir de Fattaque, le Père Lenoir apprit de
M. Turgis la mort d'Achille R... Il monta bien vite
aux Abeilles et aperçut son petit ami couché dans un
linceul de boue : un éclat d'obus lui avait fracassé le
crâne.
D'un geste de son bras renversé, il semblait jeter une
grenade, ses lèvres ouvertes souriaient encore, tout son
visage d'enfant disait la joie de mourir pour la France, a\ec
Jésus en lui.
C'était le 28 décembre, à l'heure où, sur les chants joyeux
de Noël, l'Eglise laisse tomber une note plaintive, au sou-
venir du massacre des Innocents.
Aidé d'un ami du « petit patrouilleur » , je ramenai son
corps. Les Allemands ne tirèrent pas sur nous, comme s'ils
voulaient respecter dans la mort l'enfant qui, trois mois
durant, avait été leur plus dangereux adversaire.
' Témoignage de Joseph Hugon.
^ A ses j)arents , 4 janvier 1915,
AUX TRANCHÉES 137
Au bas des tranchées, dans le cimetière que peuplent déjà
d'innombrables petites croix de bois, nous lui fîmes creuser
une tombe. Sur son brancard, où il souriait toujours, on le
couvrit de chrysanthèmes et d'if. Son parrain lui mit au cou
une chaînette d'argent avec la médaille de la Vierg^e, qui,
gravée en souvenir de son baptême, était arrivée le jour
même de sa mort...
Aucun chant ne répondait aux prières. Seul, le canon
tonnait. Mais, dans ce décor de ruines, au chevet d'une église
elîondrée, sous la pluie qui pénétrait les capotes, au pied de
l'imprenable col des Abeilles, le sourire du « petit patrouil-
leur » disait encore, malgré tout, la certitude de la victoire.
Beali qui lavant slolas suas in sanguine Agni... Qui man-
ducal meam carneni habet viiam seiernani et ego resusci-
tabo euni in novissimo die\
^ Bienheureux ceux qui purifient leurs vêtements dans le sang de
l'Agneau... Celui qui mange ma chair a la vie éternelle et je le res-
susciterai au dernier jour.
CHAPITRE VII
MASSIGES
DEUXIÈME BLESSURE L INACTION D UN APOTRE
(Janvier — Février 1915)
L'année 1914 ne s'achevait donc pas pour le
Père Lenoir comme il l'avait espéré. Au lieu de la
poursuite victorieuse, on restait sur place à marquer le
pas sous les obus. Les mots : « blessés, enterrements,
fosse commune, » assombrissent chaque jour le carnet
de route.
Malgré la fatigue, le 31 décembre et le l«r janvier se
passent entièrement pour l'aumônier en visites de jour
de l'an à ses enfants de boue et de misère. Ce fut
une réplique de Noël. Et entre ces deux journées épui-
santes, la nuit fut donnée à la prière et à la correspon-
dance.
l*^"- janvier 1915, 0 h.
Mon cher petit Bob, Minuit vient de sonner, j'ai consacré
au Sacré-Cœur et à la Sainte Vierge cette année nouvelle,
qui s'ouvre dans un si effrayant inconnu et je. viens à vous...
Service de Dieu et service des âmes, voilà qui pas-
sera toujours avant le repos.
Aussi la vénération de tous l'entourait- elle de plus
MASSIGES 139
en plus. Le général Malcor, qui commandait l'artillerie
de la 1V« armée, étant venu le 6 janvier en reconnais-
sance dans le secteur, entendit un véritable u concert
d'admiration sur ce jeune prêtre qui, jour et nuit, cir-
culait dans les tranchées pour le réconfort de tous ».
Mais, malgré le désir que le général aurait eu de causer
avec le Père Lenoir, malgré les liens de parenté qui
l'unissaient à lui, « je ne pus, écrit -il, le saisir qu'un
instant * saisir est bien le mot, car il ne reste guère en
placée »
Les insuccès de décembre n'ont aucunement abattu
la confiance de Taumônier.
«Je garde toujours l'espoir d'une avance prochaine,
d'une victoire définitive pas trop éloignée. » Et cela sti-
mule son zèle. En ce jour même de l'Epiphanie où il
avait si brusquement pris congé du général Malcor, il
était récompensé de ce sacrifice par la rencontre inopi-
née d'un brave petit mitrailleur, Paul L***, garçon bou-
cher de Paris, qui sans autre préambule lui demanda
de le baptiser^. Pour ce baptême, qui eut lieu trois jours
après, « les Allemands se chargèrent gracieusement de
la musique et des dragées : pendant la cérémonie, une
vingtaine de marmites nous encadrèrent dans un rayon
de cinquante mètres. Mais le Saint Sacrement nous pro-
tégeait et nous ne reçûmes que des éclaboussures. Une
fois communié, le néophyte, tout joyeux, tout confiant,
se remit à sa mitrailleuse. » Et la lettre se terminait
ainsi : (( Aujourd'hui, encore deux baptêmes (dont un
officier) et cinq premières communions sur le chantier.
Que Notre- Seigneur est bon M »
Malgré son activité, le Père commençait à s'aperce-
voir qu'il lui fallait, dans l'intérêt même des âmes, res-
' Lettre du général Malcor, 6 janvier.
^ Amenda, 6 janvier.
' Lettre uui bcoiusliqucs d'Oie Place, 17 janvier.
140 LOUIS LENOIR S. J.
Ireindre le champ de ses .efTorts. La 2e division colo-
niale dont il avait la charge comprenait : quatre régi-
ments d'infanterie, — le 4<^ et le 8* formant brigade
sous les ordres du général Têtard (successeur du géné-
ral Reymond), le 22* et le 24* sous les ordres du géné-
ral Sadorge, — de plus, le 1*'' régiment d'artillerie colo-
niale, auquel se trouvait adjoint le 3* (formant l'artillerie
de corps), un bataillon du 1*'" génie, et le 3^ chasseurs
d'Afrique. Y étaient aussi rattachés temporairement
le 33*^ colonial, le 110^ territorial « et nombre de bat-
teries d'artillerie lourde d'un peu partout ».
« Au début, je courais de l'un à l'autre, au hasard
des combats. Depuis le stationnement, j'ai dû me limi-
ter et, abandonnant ou à peu près tout le reste à
d'autres aumôniers, j'ai adopté le 4e, le 8% le 33^ d'in-
fanterie coloniale et le 1er génie. » En ce début d'an-
née 1915, le (( préféré » était le 33*; et peut-être le fût-
il resté, au détriment du 4® qui peu à peu le remplaça,
si ce cher 33*^ n'avait été enlevé en février pour aller en
Argonne^..
Tout se réorganisait autour du Père Lenoir.
Le 23 janvier, le général Gouraud succédait au géné-
ral Lefèvre à la tête du corps d'armée , et le général
Mazillier remplaçait le général Leblois à la 2*^ division.
Mieux approvisionnée, notre artillerie ne cessait de
harceler l'ennemi. Mais les Allemands se terraient de
plus en plus et inauguraient, autour de. la cote 191, la
guerre de mines. Le 9 janvier, un premier fourneau
avait sauté, creusant entre les lignes un entonnoir où
l'on se fusillait d'un bord à l'autre. Depuis lors, les
appréhensions de jour et de nuit décuplaient la fatigue,
surexcitaient les nerfs. « Vivre avec la crainte conti-
nuelle d'avoir les Boches à deux mètres au-dessous de
soi, ce n'était plus vivre. »
1 Au Père Courbe, /7 février.
MASSIGES 141
Certains s'étonnaient que l'on s'obstinât à défendre
un terrain bouleversé où l'on risquait à tout instant
l'explosion. Pourquoi ne pas s'établir franchement en
arrière sur une position plus solide? Ce serait du même
coup épargner des vies humaines et rendre inutiles les
longs travaux d'approche de l'ennemi. Mais d'autres
craignaient que cette apparence de recul ne démoralisât
les troupes.
L'alfaire des 3 et 4 février trancha les hésitations.
Ces journées furent « affreuses. Même en Belgique,
écrivait quelque temps après le Père Lenoir, même sur
la Meuse, je n'en avais encore connu d'aussi tristes ».
Le 3 février, dans l'après-midi, le génie devait faire
sauter deux contre-mines dans le secteur de la 2^ divi-
sion, et immédiatement après, le 3^ bataillon du 8* colo-
nial avait mission d'occuper les entonnoirs. Dès le ma-
tin, l'aumônier était au milieu de ses hommes, les aidant
à se préparer, quand subitement, vers 11 heures, après
un feu roulant d'artillerie qui coupe toutes les liaisons
téléphoniques et nivelle en maints endroits tranchées et
boyaux, trois gros fourneaux de mines explosent à gauche
dans la région de V Annulaire , occupée depuis quelques
heures par le 2Ie colonial. Aux environs, les tranchées
se resserrent ou s'éboulent, ensevelissant les occupants.
Et tandis que la canonnade faisait barrage en arrière
sur tous les chemins, sept bataillons de choc choisis
dans trois régiments se ruent contre nous, s'emparent,
sur un front de quinze cents mètres, de toutes les pre-
mières lignes et parviennent jusqu'aux abords de Mas-
siges. « La grêle de balles et d'ubus, dit le Père, dura
deux heures, pendant lesquelles j eus la consolation de
distribuer beaucoup d'absolutions, de communions et
d'extrêmes -onctions. »
142 LOUIS LENOIR S, J.
Le 4' colonial, qui se trouvait au repos à Courté-
mont, avait été alerté à minuit en prévision des mines
que nous devions faire sauter. Au lieu d'exploiter un
succès, il fut chargé de réparer Féchec.
La contre -attaque se ferait la nuit même à la baïon-
nette, par surprise, sans artillerie. Gomme le matin,
l'aumônier était là.
Les bataillons, raconte-t-il , avancent peu à peu dans
Tombre. Tandis qu'ils attendent Theure du carnap^e, dissi-
mulés par petits paquets derrière les tranchées ou les ruines,
je passe au milieu d'eux, lavant les âmes. — Enfin l'heure
approche; ils mettent baïonnette au canon. La Providence
m'a si bien placé que tous, au moment de s'élancera l'assaut,
défilent devant moi. C'était plaisir de voir ces hommes réci-
ter par groupes un Ave ou un Souvenez-vous , ou faire le
signe de la croix et s'élancer à l'assaut : avec le frisson que
me donnait tout le tragique de cette heure-là, je sentais aussi
celui de la fierté chrétienne et de la reconnaissance envers
le bon, l'excellent Maître*.
Cette scène nocturne laissa dans l'esprit des hommes
une impression profonde.
Dans la nuit du 3 au 4 février que nous allions pour atta-
quer au cratère, écrit l'un d'eux, il se tenait au coin de la
route de Ville-sur-Tourbe à Virginy, et là il touchait la main
à tous ceux qu'il pouvait approcher. Quoique on marchât
vite, je me rappelle bien sa parole : « Je vous absous. » Et
puis toute la nuit il aidait les blessés à arriver au poste de
secours.
Parmi ceux qui s'approchèrent ainsi, il y eut « un
jeune et beau gars imberbe qui demanda non pas l'ab-
solution, mais le baptême. Et pas moyen de trouver
une goutte d'eau, alors que dans d'autres tranchées tout
1 Aux scolastiques d'Ore Place, 14 février.
MASSIGES 143
près de là on en avait jusqu'aux genoux! Notre-Sei-
gneur par bonheur ne s'est pas contenté de ce baptême
de désir, il a sauvé le pauvre enfant de la fournaise, et
je vais le baptiser un de ces jours... »
Ce fut en effet une véritable fournaise. Tandis que le
bataillon de gauche réussissait à peu près complètement
à reprendre les tranchées de V Annulaire, celui de droite,
desservi par les pentes abruptes, était décelé par le clair
de lune et pris, à trente mètres, sous le feu des mitrail-
leuses. Une nouvelle contre -attaque aussitôt montée
n'eut guère plus de succès , et au petit jour le marmi-
tage se fît, à gauche et à droite, si violent et coûta de
telles pertes, que l'on dut évacuer-une partie du terrain
reconquis. Quand ils redescendirent, de leurs deux
chefs de bataillon Barbazan et Duchan, — triste cor-
tège, — les survivants ramenaient les corps. Au 3^ ba-
taillon, tous les capitaines et lieutenants étaient hors
de combat.
On juge de ce que fut la relève des blessés. « Quel
charnier! écrit le Père. Trois mille des nôtres sont res-
tés là, trois mille de ces enfants que je commence à con-
naître et à aimer comme on aime le prodigue revenu à
Dieu avec toute la sincérité de son âme... »
L'aumônier ne faisait que répéter les chiffres qui se
prononçaient autour de lui. Le rapport officiel publié
par la suite portait qu'au total les pertes des différents
régiments engagés dans cette affaire se montaient à
41 officiers et 2135 hommes, dont 1800 tués ou blessés.
Toute la journée du 4 s'était passée pour le Père Le-
noir dans les ruines de Massiges, sous le bombarde-
ment, sans qu'il trouvât une minute pour rassurer ses
parents. Enfin, la nuit, il avait pu redescendre à Vir-
giny. Vers 3 heures du matin, il griffonnait ces mots :
(( Vais très bien, malgré surcroît inattendu (et bien
malheureux) de besogne. Milh; tendresses. »
Or, à peine avait-il remis cette carte à un cycliste,
U4 LOUIS LENOIR S. J.
qu'il était lui-même touché à Tépaule droite. Sous Tin-
tensité du bombardement, il s'occupait, aidé de deux
brancardiers, à mettre à l'abri quelques blesses, quand
un obus éclata tout proche, tUant le malheureux qu'ils
portaient, blessant l'aumônier et ses deux aides. « Les
médecins n'étaient pas loin, écrit-il; on me pansa aus-
sitôt, et la blessure était si légère que je pus continuer
mon travail toute la journée. Entaille insignifiante, tout
juste assez pour me rendre intéressant et me valoir les
manifestations de sympathie les plus touchantes de mon
entourage ^.. »
A voir le bon Samaritain oublier sa blessure pour
panser les autres, comment ne se serait- on pas senti
pour lui de Taffection?
La nuit suivante, on l'installa de force dans une auto
sanitaire à destination de Valmy. Les majors exigeaient
au moins qu'il se fît faire immédiatement une injection
antitétanique. Mais, parvenu à l'ambulance, comme
tout le monde se reposait du surmenage de la journée,
il défendit absolument que l'on prévînt personne.
« Les médecins et le Père Decoster, disait-il, sont
épuisés; laissez-les. Je ne veux pas. » Et il attendit,
heureux de souffrir un peu, en union avec tant de bles-
sés qui passent la nuit dans la boue en attendant qu'on
les relève.
Au matin, le bras s'était raidi, et pour dire la messe,
notamment pour lever le calice, l'aumônier dut se faire
assister par le Père Decoster.
L'injection de sérum étant faite, le Père Lenoir pen-
sait avoir pleinement accompli l'ordonnance des majors
du G. B. D. Il voulut aussitôt, chargé de son rouleau
de couvertures, repartir pour Hans. On essaya de le
retenir. Impossible. Le lendemain était le dimanche où,
sur la demande de Benoît XV, des prières expiatoires
1 A ses parents, 7 février
MASSJGES 145
pour la paix devaient être dites dans le monde entier.
Contre le pape, les calomnies allaient leur train, déna-
turant ses intentions. L'aumônier voulait être à son
poste.
La Providence, heureusement, s'en mêla. Un fourgon
de ravitaillement passait qui se rendait à Hans... Et
voilà comment le Père Lenoir pouvait dire plus tard en
souriant qu'il avait un jour fait partie du fameux
R.V. F.^
Le lendemain , 7 février, il y eut « foule » à la
messe, dans l'église de Courtémont. L'évangile du jour,
dimanche de Sexagésime, était la*^arabole du semeur:
Des graines, même excellentes, si elles tombent au
milieu des ronces, sont étouffées et ne produisent rien...
Ainsi des paroles du Souverain Pontife en faveur d'une
paix fondée sur la justice ; elles sont aujourd'hui falsi-
fiées par la haine et le parti pris.
On reproche au Saint- Père de ne pas se prononcer assez
nettement en faveur des Alliés. Je réponds que, comme chef
de la chrétienté et père de tous les catholiques, il ne peut
pas et ne doit pas prendre parti pour un peuple contre un
autre, dans une question d'ordre temporel; non pas par
politique, pour se concilier la fidélité de tous, mais parce
que son domaine spirituel, l'intérêt des âmes, est de procurer
le salut de tous, en leur enseignant la doctrine et en assu-
rant leur vie chrétienne, ce qui est en dehors et au-dessus
des questions politiques.
Ce que le pape pouvait faire, c'est de rappeler les prin-
cipes de la morale chrétienne, d'élever la voix, comme il Fa
fait dans son encyclique, dans son allocution du 24 décembre
aux cardinaux, dans ses lettres au cardinal Hartmann et
au cardinal Mercier (octobre et décembre), où non seule-
' Traduction pour les profanes : liavitaillement en viande fraiclic,
10
<46 LOUIS LENOIR S. J.
ment il demandait la paix, mais où il rappelait que la viola-
lion des traités, l'agression injuste, Tabus de la force contre
le droit, le pillag^e et la ruine systématique sont incompa-
tibles avec les principes chrétiens ^ Gela, c'est évidemment
défendre la cause des Alliés ; car il n'est pas besoin de beau-
coup de finesse pour lire entre les lignes de ces divers docu-
ments l'allusion directe aux procédés de nos ennemis. Celui
qui représente ici-bas Jésus-Christ, Sauveur de tous les
hommes, ne pouvait faire plus. Et nous devons lui savoir gré
d'avoir parlé avec toute l'énergie compatible avec son rôle
de Père commun des fidèles.
J'ajoute que les sentiments personnels du Saint- Père sont
assez notoires. C'est un fidèle ami de la France, comme
Sa Sainteté Pie X, et je suis sûr qu'à sa prière officielle d'au-
jourd'hui pour la paix se mêle une prière intime pour la
victoire des Alliés. « Gloire à Dieu et paix aux hommes ! »
voilà son premier cri; mais il y joint cet autre : « Vive la
France ! »
Pour s'unir aux intentions du pape, il y eut ce jour-
là parmi les soldats de Courtémont cinq cents commu-
nions.
Les combats des 3 et 4 février eurent une répercus-
sion importante sur l'organisation défensive du corps
colonial. On décida l'évacuation complète de la Main.
Notre nouvelle ligne partait du promontoire de la cote
180 et suivait la route jusqu'à la lisière nord de Mas-
siges. Ce village fut conservé, formant bastion conjugué
avec ï ouvrage Pruneau, qu'on avait amorcé en toute
hâte au nord-ouest de Ville-sur-Tourbe. La ligne prin-
cipale de résistance était reportée sur la rive droite de
la rivière.
* Sur toutes ces lettres et celles qui suivirent, on consultera avec
grand profit Yves de la Brière, Luttes de l'Église et luttes de la Patrie,
chap. XIII. Paris, Beauchcbuc, 1916.
MASSIGE3 147
L'économie de forces n'était pas le seul avantage pro-
curé par ce remaniement. Le commandement supérieur,
qui envisageait la reprise des opérations entre Souain
et Beauséjour, se trouvait ainsi libéré de toute inquié-
tude sur son flanc droit. Quant à la troupe, trois jours
après l'exécution de l'ordre, le Père Lenoir notait que
cette décision, a au lieu de démoraliser les hommes,
comme on le craignait, les avait ragaillardis* ».
11 n'y eut de conséquence fâcheuse que pour l'aumô-
nier : les postes de secours du régiment ayant dû suivre
le mouvement en arrière, il n'avait plus à Virginy « de
toit hospitalier ».
Les obus prenaient de plus en plus l'habitude de pleu-
voir sur le village. Pourtant, le Père ne se décide pas
à quitter ce poste avancé, si pratique comme centre de
rayonnement. L'église n'avait plus ni voiite ni vitraux ;
ses murs menaçaient ruine. Mais « la sacristie était à
peu près respectée. Dès que les soldats ont su mon pro-
jet, une équipe du 1er génie s'est chargée de l'installa-
tion... Réparation de la toiture, grande caisse de paille
pour lit, poêle, fenêtre en papier!... tout un confort
moderne dont je suis presque honteux si près des tran-
chées^. »
Hélas! cette merveille ne resta pas longtemps debout.
Le Père y tenait pour la facilité qu'elle procurait à tous
de venir le trouver, même la nuit. Aussi ne parle -t- il
pas de sa mésaventure sans humeur : « Sales Boches I
Ils viennent encore de bombarder ma sacristie, deux
minutes après que j'en étais sorti... Impossible désor-
mais d'habiter dans ce chaos ^ »
Il retourne donc au groupe de brancardiers de Hans,
où d'ailleurs sa blessure aurait dû le retenir. Car cette
pauvre petite blessure si insignifiante , il a beau dire
et répéter dans ses lettres à Versailles, — qui à cette
* A ses parents, 16 février.
'A ses parents, 7 février
' Au Père Courbe, 19 février
148 LOUIS LtNOlK S. J.
époque redeviennent quotidiennes, — qu'elle « va bien,
très bien, qu'après un ou deux pansements la cicatri-
sation se fera [exacte vérité) », cette blessure, en réa-
lité, ne veut pas se cicatriser ; c'est au Père Courbe qu'il
en fait la confidence : « Ces sales obus déchirent mal-
proprement; d'où suppuration, nécessité de pansements
prolongés, arrêt forcé dans le travail actif. A la grâce
du Maître! C'est Lui que cela régarde. »
A lire ces lettres qui parlent d'inaction, on pourrait
croire l'aumônier réduit pour le moins à la chaise longue.
Pas tout à fait. Il se rend chaque jour à Courtémont,
à pied, aller et retour, car il n'ose pas encore remonter
à cheval. « Bonne promenade hygiénique, conforme
aux principes de grand- père. » Alors est-ce à Courté-
mont qu'il se repose? Pas encore. « A Courtémont, je
dis la messe, confesse beaucoup, et visite dans leurs
cantonnements de repos mes « enfants » du 4e et
du 8^ colonial. » En plein hiver, dans des granges
ouvertes à tous les vents, cela n'était plus un sport
hygiénique conforme aux bons principes... Mystérieux
secrets d'une âme d'apôtre « qu'il ne faut pas chercher
à comprendre ».
C'est le premier jeudi de Carême que le Père Lenoir
avait écrit : « Arrêt forcé dans le travail actif. » Or le
dimanche précédent, pour les Quarante Heures,
<( l'église n'avait pas désempli de toute la matinée. Il
l'eût fallu cinq fois plus vaste au moins. Retours nom-
breux. Plus de mille communions. Quelle prière sup-
pliante dans tous les yeux! Quelle àme dans les
chants ^ ! »
* A ses parents , 20 février.
MASSIGES 149
Et deux jours après, pour le mardi gras, il avait
écrit encore : « Splendide cérémonie, un millier de
communions ; — dans un coin , tout un groupe d'offi-
ciers pleuraient d'émotion. Plus nous allons, plus la
foi et la piété de nos régiments s'affirment ^ » Voilà le
repos de Tapôtre.
Le Père Lenoir est seul à ne pas soupçonner que
son héroïsme dans les derniers combats n'est pas indif-
férent au souffle qui soulève les âmes.
Il y a trois mois, je maudissais ce long- stationnement parce
qu'avec lui revenaient les vices de la garnison et que les
volontés s'amollissaient. Aujourd'hui, je le bénis. 11 a été
plus encore propice à la réflexion, à l'action lente de la grâce.
Des milliers d'âmes que la première peur n'avait pas enta-
mées se sont peu à peu laissé g^agner par l'ambiance, par
rentraînement nouveau à rebours de l'ancien, par l'exemple
ou l'exhortation d'un camarade. Le calcul des probabilités
se fait aussi instinctivement, comme chez ce petit sergent de
vingt ans qui ce matin, après avoir reçu Notre-Seigneur, me
faisait ses adieux et me laissait une sorte de testament. Je
voulais lui rendre confiance; mais lui, gaiement, refusait
d'entendre raison : « Père, j'ai fait le compte, avant deux
mois, nous y aurons tous passé. » Et son sourire se terminait
sous une larme, parce que là-bas ses sœurs l'attendent et
que ni la mère ni le père ne sont plus là pour les élever.
Pauvres petits I...
La grâce va les chercher souvent là où 1» bon Pasteur
trouvait ses plus chères brebis. Vous devinez avec quel
amour je m'attache à ceux-là. Ce sont, entre autres, plu-
sieurs enfants de l'Assistance publique, tarés, mais acces-
sibles aux plus généreux sentiments. Un ravissant petit engagé
de 18 ans, qui faisait depuis deux ans un métier infâme et
qui maintenant aime Jésus de toute son âme pure; un
réchappé du bagne, libre-penseur, aujourd'hui l'apôtre de
son escouade, le défenseur des bonnes mœurs, défenseur
* Au Père Courbe, 18 février.
i'ÔO LOUIS LENOIR S. J.
réputé grâce à ses biceps, très influent par sa verve et sa
crânerie.
Une autre conquête de la grâce bien curieuse est un jeune
protestant, qui, assistant un jour à ma messe dans une
grange, en fut tellement ému, qu'il se mêla à la foule des
communiants. Je ne savais pas qui il était; mais Notre-Sei-
gneur le savait et cette première communion produisit en lui
un double effet : le doute sur sa religion et le désir de
revenir à la sainte Hostie. Il communia plusieurs fois encore
et, de plus en plus désireux de s'instruire, vint me confier
son cas\
Quatre jours après, l'aumônier écrivait pu Père
Courbe, en évoquant leurs années comniunes do profes-
sorat : « Hier et aujourd'hui, affluence de retours des
plus consolants... Premières connaissances de jeunes
recrues imberbes, qui me rappellent Marnelfe par la
blancheur du teint et de Pâme. »
C'est aussi durant cette semaine de repos, le 19 fé-
vrier, que se passa le fait suivant, raconté par lui-
même sous le titre : un suicidé.
H s'était rendu dans la matinée à Dommartin, pour
assister deux condamnés à mort, « deux pauvres petits
affolés par la souffrance ». Malgré son angoisse, il les
avait accompagnés jusqu'au poteau ; il avait « pu tout
faire jusqu'aux dernières étreintes, au moment où les
fusils vont s'abaisser ». Et il rentrait à Courtémont
rempli d'horreur, mais heureux d'avoir pu leur faire
<( faire la première communion avant leur départ pour
le cieP ». Le soir mê-me, on devait remonter aux tran-
chées.
Durant six nuits et six jours ce sera, une fois de plus, la
boue jusqu'aux genoux, le manger froid, les nuits glaciales au
* Aux scolastiques d'Ore Place, 14 février,
* A ses parents, iiO février.
MASSIGES 151
créneau, les mines toujours prêtes à sauter, les grenades, les
balles, les torpilles, les marmites et, probablement, la
pluie, noyant tout, traversant les capotes, avec rien pour
s'en protéger. L'œil fixé sur la crête qui termine Thorizon,
on écoute les éclatements, le crépitement des mitrailleuses;
on suppute ce que sera la « relève ».
Tout à coup, une détonation de fusil. « Quel est. l'imbécile
qui tire aux pigeons? Il va se faire f. ,. dedans ! »
Mais non, il ne s'agit pas de pigeons. On m'appelle en
toute hâte. Dans une grange, à côté, un enfant Telle, un
pauvre gosse de dix-sept ans, la poitrine maculée de sang.
La position du fusil, la ficelle prise dans la gâchette, la che-
mise ouverte disent assez la criminelle tentative. Le malheu-
reux n'a plus sa connaissance. Rapidement, — et combien
anxieux! — je lui donne l'absolution, l'extrcme-onction...
La balle n'a pas touché le cœur, mais elle a dû le frôler :
impossible de transporter ce reste de vie, on le laisse là.
Or voici que, peu à peu, la mèche fumante se rallume,
les yeux s'ouvrent, de grands yeux étonnés. Quelques mots
hagards. Puis l'orientation se fait dans cette âme renaissante
et, bientôt, nous pouvons causer.
Il me parle de sa douleur... Simplement, sans hésitation
aucune, sans honte, il me raconte le coup :
« J'étais à bout de forces... Je suis sûr que ce soir je
n'aurais pas même pu faire la route. J'ai essayé de mettre
mon sac, ce matin, pour voir : ça me prenait dans la poitrine
et dans les jambes. Je serais tombé avant les tranchées...
Alors, pourquoi gêner le monde?... Ce n'est pas pour ça
que je me suis engagé ! Je croyais que ce ne serait pas si
dur, que j'aurais, moi aussi, la force de servir le pays...
Puisque je ne suis plus bon à faire un soldat, c'est pas la
peine d'embêter les autres : vaut mieux me détruire. Alors
j'ai préparé mon affaire dans la grange. Mais j'ai mal visé,
c'est idiot ! »
Je lui demande ce qu'il faisait avant de s'engager...
Innommable! Le pire des métiers... D'ailleurs il n'a « mal-
heureusement » pas pu le faire longtemps,, vu qu'il n'est
sorti que depuis dix mois d'une maison de correction, où il
avait été enfermé à treize ans, pour avoir « suriné » son
grand-oncle, à seule fin de lui voler quelques sous...
« Voyez, lui dis- je, comme c'est heureux que vous ayez
152 LOUIS LENOIR S. J.
mal visé ! Au lieu de vous punir, le bon Dieu va vous par-
donner cette faute -là, et toutes les autres avec. »
Il me regarde d'un air qui ne comprend pas.
« Au fond, mon petit, vous l'aimez bien, le bon Dieu? »
Dénég-ation de la tête, et toujours Tair qui ne comprend
pas.
« Voyons, vous êtes chrétien? »
Nouvelle dénégation.
Je lui montre mon crucifix :
(( Vous savez ce que c'est que cela? »
Toujours la dénégation et l'étonnement.
« Vous n'avez jamais été à l'église?
— Oh! non! proteste -t-il, comme si je lui parlais
d'une mauvaise action. Quand j'étais petit, un jour que je
passais avec ma mère devant une église, elle m'avait dit :
« Vois-tu, faut jamais entrer dans ces grandes machines -là :
« il y a dedans des curés qui mangent les enfants. » Ça me
faisait envie d'y entrer, rien que pour voir; mais j'avais trop
la frousse d'être mangé.
— Alors vous n'avez jamais entendu parler du bon Dieu?
— Non, jamais.
— Savez-vous que nous ne mourons pas comme les
chiens, qu'il y a quelque chose après la mort? »
Il me regarde ahuri.
Je lui explique, tant bien que mal, l'existence d'un Dieu
rémunérateur, la vie future, le péché, Notre-Seigneur Jésus-
Christ, les sacrements. Et le divin Maître, qui sait bien que
le temps presse, éclaire miraculeusement l'âme de ce pauvre
petit, victime de l'ignorance. Rien ne lui fait difficulté. Sur
la perspective du ciel, il ouvre ses yeux tout grands : « Oh !
vrai?... )) Et voici qu'un mot, spontanément, monte à ses
lèvres, qui revient sans cesse à mesure que se déroulent
devant lui les beaux dogmes de l'Eglise catholique : « Ah ! si
j'avais su ! »
Séance tenante, il veut le baptême, que je lui confère.. Il
rayonne. Il veut aussi la sainte Eucharistie, qu'il a comprise
comme le reste. « Oh! si, monsieur, faites-moi faire ma
première communion ! Je me rappelle que mes camarades
m'avaient parlé de çâ, un jour... Et, puisqu'il est si bon, le
bon Jésus, je veux l'avoir : faites-moi faire ma première
communion ! »
MASSIGES lb3
Mais les circonstances ne s'y prêtent pas... Il est prudent
de patienter jusqu'à demain.
De bonne heure, je reviens le voir. Son regard guettait la
porte. Il s'illumine, « Ah ! j'ai cru que vous ne viendriez pas î
J'avais si grand'peur de mourir sans faire ma première com-
munion ! J'y ai pensé toute la nuit ! »
Ensemble, nous faisons une petite préparation, bien facile,
et sur ses lèvres décolorées je dépose le Tout- Puissant.
Alors ses yeux se ferment, et, sur sa figure de mourant se
dessine un sourire divinement beau...
Dieu lui laissait encore quelques heures pour se mieux
préparer au ciel. Ce fut son unique préoccupation.
Il ne parlait que « d'aller voir le bon Jésus ». Sans cesse
il prenait mon crucifix pour le baiser: « N'est-ce pas, mon-
sieur, que le bon Jésus a été bon pour moi? »
Je lui avais donné une « médaille miraculeuse ». Il appe-
lait à lui la sainte Vierge comme un enfant appelle sa mère,
posant sur elle mille questions naïves.
Dans cette âme, que le baptême et l'Eucharistie venaient
de régénérer, on ne voyait plus trace du passé. Les yeux
même avaient pris une ravissante expression de pureté.
Le soir venu, on décida de tenter le transport à l'ambu-
lance. Ce fut une désolation, comme si on l'emportait loin
de ce beau ciel qu'il croyait déjà tenir. Mais le délai ne
devait pas être long.
Il me demanda, du moins, d'écrire sur un bout de papier
qu'il avait fait sa première communion et de l'attacher à son
passe-montagne, afin qu'à l'ambulance on ne fît pas de diffi-
culté pour lui donner à nouveau le bon Jésus et pour
qu'ensuite sur son corps on récitât les prières de l'Eglise.
Je lui donnai mes commissions pour le ciel. Et, tandis qu'on
l'emportait, il m'attira encore à lui pour m'embrasser :
« Oh I oui, monsieur, quand je serai près du bon Jésus, vous
pouvez être sûr que je Veillerai bien sur le régiment et que,s'ily
en a qui font la même gaffe que moi, je les ferai mal viser*. »
Je ne sais si les lecteurs s'en plaindront, mais j'af
tenu à transcrire intégralement cet émouvant récit, qui,
' Récit paru dans En Famille, revue des anciens de MarnelTe,
Pâques 1916.
154 LOUIS LENOJR S. J.
n'ayant pas été inséré dans la collection « L'Eucharis-
tie au front », est moins connu que d'autres... Mieux
qu'une froide analyse il aide à comprendre la « manière »
de l'aumônier et le secret de ses réussites.
Le Père Lenoir utilisa cette semaine d'inaction de
bien d'autres façons. C'est elle qui lui permet de
boucher les trous lamentables dont il s'accuse dans sa
correspondance et de multij^lier ces délicatesses d'ami-
tié dont il était si friand, pour les anniversaires de
naissance, de fête ou d'entrée en religion. Il en profite
encore pour prévoir, dès le mardi gras, un projet
d'œufs de Pâques « analogue à celui de Noël, mais plus
important encore par le nombre des œufs ». Il a rumine
de vieilles idées sur la réorganisation de l'aumônerie
dans le corps colonial » , qui bientôt porteront leurs
fruits, et surtout il dresse ses batteries en vue des
prédications à venir.
Tout cela fut mis sur pied entre le 18 et le 26 février.
De cette époque date une feuille qui trace tout le pro-
gramme de ses stations de carême dans ses diverses
cathédrales. Pour les messes des six dimanches, des cau-
series morales sont esquissées sur les Devoirs du soldat.
Pour le soir, six instructions doctrinales sur le Dogme
catholique. « Je vais surtout faire le catéchisme, .»
écrivait-il.
Et, en prévision , il avait demandé à l'un de ses
enfants de Marneffe de bien vouloir lui prêter, s'il les
avait encore, les cours de catéchisme rédigés les années
précédentes ^ Façon délicate d'associer un jeune ami à
son apostolat.
Les deux séries furent exécutées à la lettre durant
tout le carême et formeront plus tard, sous une forme
condensée, la partie intitulée Doctrine, dans le Livre
de prières du soldat catholique.
Nous aurons l'occasion de revenir sur les qualités
1 A Jacques de Tliuy, 1:2 février.
MASSIGES 155
oratoires du Père Lenoir. Qu'il nous suffise ici de don-
ner les titres des instructions du matin : Devoirs du
soldat : 1^ Envers Dieu : Prière. — 2^ Envers la
Patrie : Esprit de sacrifice. — 3° Envers ses chefs :
Obéissance. — 4° Envers ses camarades : Fraternité
chrétienne. — 5** Envers lui-même : Pureté. —
6*^ Envers tous : Gaieté.
« A la grâce du Maître, avait dit Taumôn-ier en se
voyant arrêté par sa blessure ; c'est Lui que cela
regarde! ...» Vraiment le Maître n'avait pas trop mal
tiré parti de Finaction de son disciple
Après cela, on comprendra que le religieux ait eu le
droit d'être « peiné de la campagne absurde menée
par certains journaux autour de l'élection du Père
Ledochowski » comme supérieur général de la Com-
pagnie de Jésus. « Si habitué que je sois aux calom-
nies, celles qui touchent à pareille heure notre patrio-
tisme me sont très douloureuses*. » Pour oser présen-
ter cette élection comme le triomphe d'une cabale
austro - allemande , il fallait tout ignorer des constitu-
tions de l'Ordre des Jésuites. 11 fallait, de plus, avoir
oublié les plus élémentaires souvenirs de l'histoire
moderne. Assimiler la race polonaise à la race alle-
mande, c'était confondre les persécutés avec les persé-
cuteurs, les larrons avec leurs victimes. Présenter
comme un succès de la Prusse Télection d'un neveu du
fameux cardinal qui, pour avoir crânement tenu tête à
Bismarck lors du Kulturkampf, avait subi deux années
de forteresse, en vérité c'était un comble ! En se disant
« peiné » simplement, le Père Lenoir était courtois.
* A ses parents, 14 février. — L'élection du T\. P. Ledochowski csl
du // février. Sur cette élection, voir Yves de la Brière : Luttes de
l'Eylise et lutte-i de la Patrie, chap. V.
CHAPITRE VIII
AVEC LE 4« COLONIAL
LA LÉGION d'honneur. LES FÊTES DE PAQUES
(Mars — 5 Avril 1915)
Cependant à Touest de Massiges, dans la région des
Hurlus, une bataille acharnée se déroulait depuis le
milieu de février. Presque tous les jours, tantôt au
nord de Perthes, tantôt au nord du Mesnil, le commu-
niqué officiel annonçait une progression de nos troupes ;
progression lente, alternant avec de rudes chocs en
retour, mais tenace et réelle.
Depuis l'évacuation de la Main de Massiges et notre
repli sur la Tourbe, le secteur des coloniaux ne se prê-
tait plus à une attaque. Cependant les marsouins ne
pouvaient rester Parme au pied , pendant que les cama-
rades se battaient. Aussi, dès que l'organisation défen-
sive fut en bonne voie, le général Gouraud offrit-il de
collaborer au travail qui se faisait à sa gauche.
A douze cents mètres au nord de la ferme de Beau-
séjour, sur une crête, les Allemands avaient établi tout
un lacis de boyaux et de tranchées qui constituaient
une sorte de redoute en avant de leurs lignes. On
l'appelait le Fortin de Beauséjour. Sept ou huit
attaques de la l^e division métropolitaine s'y étaient
AVEC LE 4e COLONIAL 157
déjà brisées. C'était le « coin de l'invité ». Les mar-
souins reçurent mission de l'enlever.
Le 22" colonial, malgré sa bravoure et malgré les
prouesses de son légendaire Mathieu Jouy, célébrées
par tous les journaux de l'époque, ne put réussir. 11
avait dû attaquer en arrivant, sans avoir pu faire les
reconnaissances nécessaires. Le combat coûta 995
hommes et 16 officiers.
Quatre jours après, le 3® colonial, aidé à droite et à
gauche par des éléments du 91® et du 284* d'infanterie,
fut plus heureux ; il enleva le Fortin ; et malgré des
contre-attaques multipliées, malgré des milliers de pro-
jectiles de tous calibres, il put s'y maintenir. C'était le
27 février. Rompant avec les traditions de l'anonymat
militaire, une relation officielle communiquée à toute la
presse glorifia les exploits de nos marsouins.
Depuis quelques jours déjà, de nouveaux espoirs de
percée se manifestaient dans l'entourage du Père
Lenoir. L'aumônier ne tient plus en place. Bien qu'il
ait, une semaine auparavant, déclaré Virginy inhabi-
table, il s'y installe à nouveau dans la sacristie « répa-
rée tant bien que mal ». Mais ce n'est que provisoire,
car sous peu il compte bien envoyer « des lettres
datées hors de France* ».
Dans les tranchées il retrouve une « besogne très
consolée, des jeunes ravissants... baptêmes, premières
communions, vocations ». Et sa blessure que « les
médecins n'arrivaient pas à guérir. Notre -Seigneur se
chargea de la cicatriser en quelques jours ».
Mais alors, nouvel arrêt... et nouvelles impatiences de
l'apôtre, qu'il nous faut bien enregistrer sous peine de
ne pas comprendre, en décembre prochain, quelques-
unes des résolutions de sa retraite spirituelle. La pas-
sion des âmes à convertir l'attire si violemment là où
* A ses parents, :18 février.
158 LOUIS LENOIR S. J
tombent les obus, que lorsqu'il ne peut s'y rendre il
soutrre le martyre. Et, naturellement, c'est contre
l'auteur de tout mal, le démon, qu'il décharge sa bile.
Le dimanche précédent, il avait médité, — son agenda
en fait foi, — sur cet enseignement rappelé dans Tévan-
gile du jour : « Lorsque l'esprit immonde, chassé de
l'homme, a en vain cherché dans les lieuK arides un
endroit de repos, il revient à la charge avec sept autres
esprits plus méchants. » Et voici que le 12 mars il
écrit, tout de go, à un intime :
Ce de démon m'a joué un autre tour. Samedi dernier,
après une journée très heureuse (entre autres, préparation du
baptême d'un judéo-musulman libre-penseur), j'ai dû, dans
la nuit, revenir à Hans-Courtémont, poyr les offices du len-
demain; soit quinze kilomètres à cheval par une pluie tor-
rentielle. J'étais déjà fiévreux en partant; en arrivant, ça
n'allait pas. J'ai pu quand même donner mes deux confé-
rences ; mais le soir, impossible de retourner à Virginy-Mas-
siges. On me consig^na d'office sur la paille plus chaude du
cantonnement. Aujourd'hui la fièvre est tombée : je pourrai
« marcher m après-demain pour les offices et les parlotes et
le soir repartir pour là-bas. Mais que j'ai pesté! La guerre
n'a pas développé en moi la patience, ni même, hélas! la
conformité au bon plaisir divin, alors pourtant qull m'a fait
cent fois par jour toucher du doigt son exquise Provi*
dence* !
On estimera sans doute que pareilles impatiences
n'étaient pas très coupables. Et plût au ciel que tous les
Français les eussent éprouvées !
* Au Père Courbe, lai mars.
AVEC LE 4« COLONIAL 159
C'est à cette époque, croyons-nous, et probablement
à l'ambulance de Valmy, qu'il faut rapporter un mot
de blessé, qui bientôt devait franchir les bornes du
corps d'armée, traverserait môme la Manche et serait
enregistré dans le Times au mois de mai. Le « Lion de
l'Argonne » — tel est le nom que le journal anglais
donne au général Gouraud — passait à côté d'un vieux
pécheur endurci qui venait de recevoir la visite d'un
prêtre : « Vous savez, mon général, ce curé était épa-
tant. Je n'ai jamais fait attention à ces choses-là ; les
curés, je les ai toujours regardés comme de vifains
oiseaux. Mais celui-là, réellement, il est épatant ^ »
Et ayant détaché ces lignes pour le « Courrier d'Ore
Place », un correspondant malicieux ajoutait : « Ce curé
épatant, Père Lenoir, pourrait -on savoir qui c'est? »
Ce que proclamaient les humbles, la voix des chefs
allait le sanctionner. A la suite de la blessure du Père
Lenoir, le médecin-chef du G. B. D. avait jugé l'occa-
sion bonne pour signaler l'intrépidité du cher aumônier
et le proposer pour la croix. L'affaire avait suivi son
cours, sans que lui-même s'en doutât; quand subite-
ment, le 17 mars, « tandis qu'il était très occupé à con-
fesser ses chers marsouins, on lui apporta l'ordre de se
rendre immédiatement à Hans, où le général Gouraud
l'attendait pour lui remettre devant les troupes la croix
de la Légion d'honneur ». En s'excusant auprès de
son supérieur d'avoir dû accepter sans pouvoir d'abord
en demander permission, le religieux ajoutait :
* La transcription anglaise ne manque pas de saveur : « You know,
my (jeneral, he was épatant. l've never paid much attention to thèse
sorts of tliinys, and as for priests , l've ahuays reyarded theni as
undesirahle sort of birds. But he_ was really épatant. » Le Times,
il mai 1915.
160 LOUIS LENOIR S. J.
Il était un peu tard pour en référer à qui de droit et je me
suis laissé faire. Ma ^'•rande joie est que la décoration s'est
ainsi trouvée attachée officiellement sur le Saint Sacrement
môme, qui dans Toccurrence la méritait seul. J'en suis bien
heureux aussi pour ma mère, la Compagnie, à qui en
remonte la petite, toute petite gloire \
Une photographie parue dans le Miroir du 9 mai
représente le Père Lenoir au milieu des récipiendaires,
ayant à sa droite deux futurs chevaliers comme lui et
à sa gauche trois sous -officiers qui allaient recevoir la
médaille militaire. Le général dit un mot à chacun et
ne cacha pas qu'il était particulièrement heureux de
décorer l'aumônier des marsouins.
L'ordre (n° 682 D.) daté du G. Q. G. portait comme
motif '.'
« Depuis le début des opérations, provoque chaque
jour l'admiration des hommes et des officiers par son
courage et son abnégation. •
(( Dans tous Ise combats a toujours été aux premiers
rangs pour se porter au secours des blessés, se prodi-
guant à tous indistinctement , soit qu'il s'agisse de l'ac-
complissement de son ministère, soit qu'il s'agisse de
seconder les brancardiers.
« Vient d'être blessé, le 5 février, d'un éclat d'obus,
alors qu'il transportait un blessé au poste de secours.
« Signé : JOFFRE. d
Tout le monde souscrivit à cet éloge ^ : l'aumônier
n'avait pas d'envieux, a Dans l'après-midi, raconte le
* Au R. Père de Boynes, 17 mars.
2 Son ancien médecin-chef du G. B. D., M. Léger, voulut s'associer
à cette joie. Il écrivait le 25 mars : « J'apprends à l'instant même
votre nomination dans la Légion d'honneur ; et toutes affaires cessantes,
je viens vous exprimer la joie que j'ai ressentie. La croix vous était
due et due depuis longtemps. Vous avez, dès le début de la campagne,
fait l'admiration de tous. Votre sublime abnégation n'avait pas de
pareille, votre courage n'avait d'égal que votre bonté... ».
AVEC LE 4e^C0L0xNlAL 161
Père Decoster, des poilus vinrent de divers côtés le
féliciter. Mais lui, très modestement, avait pris soin de
boutonner sa douillette. »
Cette modestie n'était pas feinte. Le Père Lenoir
avait l'âme si spontanément admirative pour les
prouesses de ses amis, qu'il soulTrit longtemps de por-
ter une décoration que d'autres, à son avis, auraient
mieux méritée. J'ai « rencontré ici -même [à Beause-
jour], écrira-t-il quelque temps après, le Père Soury-
Lavergne, aumônier admirable du XVI^ corps, à qui
les soldats du 81^ se disent redevables d'une transfor-
mation religieuse et militaire inespérée et qui cent fois
déjà aurait dû être décoré : près de lui, je suis honteux
de porter ma croix* ».
A l'occasion de sa croix cependant, le Père Lenoir
réclama une faveur. Mais à l'inverse de tant d'autres,
qui, soucieux bien souvent de s'éloigner du danger,
demandaient à passer, par étapes, d'abord d'un régi-
ment à un service de division, de corps d'armée, puis
d'armée, ensuite à des bureaux de ministère ou dans les
ambulances de la Riviera, le Père Lenoir demanda
qu'on régularisât la situation qui le rapprochait de la
ligne de feu, et que d'aumônier divisionnaire on le fît
passer « régimentaire : champ beaucoup plus restreint,
disait- il; mais les âmes y gagneront^ ».
Vous vous apercevrez vite, écrira-t-il dans quelques
semaines à un aumônier de ses amis nouvellement nommé,
* Au R. Père Cisterne, 26 mars. — Le P. Lenoir usa toujours de la
même modestie. Dix-huit mois plus tard, on lui demandera de rem-
plir une feuille de renseijçnements pour le Livre d'Or de l'Université
catholique d'Angers. Il déclinera l'honneur d'y figurer* le fait d'avoir
pris des inscriptions de licence pendant un an sans suivre aucun
cours ne lui paraissait pas suffisant pour mériter le titre d'o ancien
étudiant»; d'ailleurs, ajoutait-il, « je n'ai pas gardé le texte de mes
citations et ne puis donc remplir cette feuille». (Lettre à son père,
il orlobre 1916).
^ Au Père Courbe, 1i mars,
il
162 LOUIS LENOIU S. J.
que noire place officielle, dans les {^Toupes de brancardiers,
n'est pas la bonne : la seule propice au ministère est dans le
régiment. L'aumônier a été conçu comme le serviteur des
morls (c'est-à-dire des blessés); or il doit être avant tout le
serviteur des vivants*...
En fait, depuis le 9 novembre, le Père Lenoir s'était
})ien détaché des brancardiers, pour (( suivre alternati-
vement trois régiments » ; mais trois, c'était encore
trop ; beaucoup de ses hommes restaient long^temps sans
le voir. Par ailleurs, il ne pouvait se limiter à un seul
régiment, sans s'être fait suppléer dans les deux autres.
Or voilà précisément ce qu'en cette journée du
17 mars il venait d'obtenir du général Gouraud « que,
dans chaque régiment, un prêtre -soldat serait reconnu
comme aumônier auxiliaire et affecté uniquement au
service religieux ».
Cette bonne nouvelle, il l'annonce à son supérieur
dans la même lettre où il faisait part de sa décoration.
« Tout en gardant contact en cas de besoin avec les
autres régiments, je m'attache plus spécialement au
4e*. » Et rien qu'à la manière dont il relate les deux
événements, on devine assez lequel lui cause le plus
de joie.
Dès lors, il y eut un peu moins d'imprévu dans le
cycle des occupations du Père Lenoir... Mais les
fatigues furent aussi dures. En cette dernière semaine
de mars, où le 4e colonial faisait connaissance d'un
nouveau secteur, qui par une ironie cruelle s'appelait
Beauséjour, le temps fut atroce, on avait de l'eau jus-
qu'aux genoux. Et néanmoins « nous voyions toujours,
raconte un soldat, passer le Père, sa soutane relevée et
sa musette bien garnie, traînant seulement un peu la
1 Au Père Pelletier, 26 avril.
2 Au R. P. de Boyiies, i7 marsT
AVEC LE 4« COLONIAL i63
jambe à cause d'un rude coup de pied de cheval qu'il
venait de recevoir^ ».
Il se dépense aussi beaucoup auprès de l'abbé Penna-
vayre pour lui faciliter, au 8^ colonial, sa tâche nouvelle
d'aumônier.
Le nom de ce prêtre revient alors à chaque page du
carnet de route. Le Père se. préoccupe de lui fournir
une croix, def lui passer consignes et méthodes; il lui
transcrit la liste des orphelins de son régiment, de ceux
qui sont dans le besoin ou chargés de famille, des caté-
chumènes, des néophytes et aussi des zélateurs qui
peuvent devenir des chefs de file.
Quant aux frais, ils seraient, bien entendu, à sa
charge. Touchant une solde d'aumônier divisionnaire, il
estimait à bon droit qu'elle devait être employée au
service religieux de toute la division.
En agissant différemment, il aurait cru manquer
à la justice et tromper l'intention du législateur ; car
« cette solde, disait-il, est donnée à l'aumônier, non
pas à titre personnel, vu qu'il n'a pas, comme les
officiers, gagné ses galons, mais pour Faider dans sa
fonction ». Et lui d'ordinaire si réservé dans ses paroles
jugeait sévèrement ceux qui auraient pu penser d'autre
manière ^.
Quant à son apostolat de ces dernières semaines de
carême, le Père se borne, faute de temps, à écrire :
« Travail pascal débordant. »
Ce que fut ce travail pascal, un observateur très
avisé va nous le dire. Lieutenant avant de se faire
jésuite, redevenu officier à la mobilisation, le capitaine
' Témoif^najîe de Joseph Ilug^on.
' Voir plus loin la note de lu page 304.
164 LOL'IS LENOIR S. J.
Hearty* avait été formé à la connaissance des hommes
par le contact de la vie des camps. Les articles qu'il
a publiés à plusieurs reprises dans les Etudes ou le Cor-
respondant prouvent qu'il avait l'œil pénétrant : on ne
lui en faisait pas accroire. 11 raconte ceci :
Au printemps de 1915, nous étions à Hans, au milieu des
croupes stériles de la Champag^ne pouilleuse, à portée de
Tahure, Beauséjour, Massiges, Ville-sur-Tourbe, et voisins
de TArgonne. C'est dans ce pays de la mort et de la boue
que je vis une merveille de la grâce divine.
Un dimanche qui devait être le 14 mars, trois semaines
avant Pâques, j'entrais pour dire la messe dans l'église de
Gourtémont. Elle était pleine de coloniaux, pleine à ne pas
s'y frayer un passage, et Ton y donnait la sainte communion.
Je fus surpris de cette affluence et de la durée. Quand le
prêtre revint à la sacristie, je lui demandai combien de com-
raunions il pouvait avoir données. « Cinq ou six cents peut-
être ; et c'est ainsi à toutes les messes, depuis ce matin. » Il
ajouta : « C'est l'œuvre du Père Lenoir »...
Ce pauvre jésuite avait pris sur les coloniaux une influence
qu'il faut avoir we pour la croire possible. Elle faisait com-
prendre les grandes vagues de l'Esprit passant sur les
peuples, dans le sillage béni de certains convertisseurs
d'autrefois'^. Les coloniaux sont braves: leur dévouement a
été mis à de rudes épreuves au cours de la guerre, et les a
supportées sans faiblir. Ils sont débrouillards et bons cama-
rades; leur hospitalité est célèbre. Mais ils n'ont jamais pré-
tendu être de petits saints. Or voilà des régiments, des bri-
gades, une division qui, sous le rayonnement de surnaturel
et de pureté du Père Lenoir, s'étaient, en masse, trans-
formés en peu de semaines. Ces âmes frustes et parfois
dévoyées, souvent ignorantes de toute notion religieuse,
ouvertes à son influence, par la charité d'un saint, se
livraient à la grâce tardive, avec l'avidité de néophytes
1 Pseudonyme qui dissimulait alors, par respect pour le règlement,
le Père Frédéric de Bélinay. Ses pages sur le Père Lenoir, parues
d'abord dans les Études du 5 mai 1918, forment un chapitre de son
bel ouvrage Sur le sentier de la guerre (Beauchesne t9il),
2 C'est nous qui soulignons.
AVEC LE 4e COLONIAL 165
marqués pour mourir. Ces hommes ne montaient plus aux
tranchées, ne sortaient plus à l'assaut sans avoir communié.
Tout le monde, au corps colonial, avait sur lui des paroles
de vénération rarement entendues. Mais il était clair que sa
vive intelligence et son exquise nature ne pouvaient suffire à
expliquer ce résultat. Il avait mérité la fécondité de son
travail par une vie exemplaire et par des années de fidélité
scrupuleuse aux rites sans nombre de la vie de communauté.
En récompense, le Saint-Esprit venait à son désir comme
une colombe apprivoisée. Il consentit avec joie à préparer à
leurs Pâques mes chasseurs ; mais un ordre nous fit partir le
Vendredi Saint...
«r
Quand ils connurent ce qui s'était passé à Hans, le
jour de Pâques, les chasseurs regrettèrent plus vive-
ment encore ce départ imprévu. Ce fut une de ces céré-
monies que le commandant Mury appelle les « messes
triomphantes » du Père Lenoir*. On avait espéré pou-
voir la célébrer en plein air, dans le parc du château.
Mais au dernier moment la pluie contraignit à s'entasser
dans l'église. L'aumônier y prononça un discours qui
fit sensation et dont les auditeurs voulurent immédia-
tement avoir des copies. L'année suivante, le général
Gouraud évoquait encore le souvenir de cette « Pâque
inoubliable de 1915 au milieu de ses braves mar-
souins* ».
Après avoir rappelé pourquoi Pâques est la fête de
Tespérance chrétienne, le Père montra qu'elle « est
aussi la fête de l'espérance nationale, parce qu'elle
grandit, parce qu'elle exalte le patriotisme ».
La foi catholique, en clîet, dit au soldat que ses devoirs de
i Lettre à M^e Lcnoir, fi juillet 1917.
* Lcllre au Père Lcnoir, Hô avril 1016,
ICG LOUIS LENOIR S. J.
soldat, — devoirs d'obéissance aux cliefs, de bravoure dans
le combat . d'endurance, de sacrifice total de soi au pays, —
sont des devoirs sacrés, auxquels il ne peut se soustraire
sans désobéir à Dieu même.
De plus, la foi catliolique, — la vraie foi, celle qui passe
dans les actes^ — donne au soldat le réconfort nécessaire aux
heures où faiblirait son patriotisme. Par la prière et la con-
fiance en Dieu, par la sainte communion où le corps du
Christ communique à notre âme sa force divine réellement
présente sous l'apparence d'une petite hostie, elle centuple
la valeur d'un homme, et souvent d'un défaillant fait un
héros, — comme de ce petit engag^é qui fut Tun des vôtres :
il vint un jour se jeter dans mes bras en sanglotant : « Mon
Père, c'est plus fort que moi, j'ai peur. » Je m'efforçai de
rallumer en lui la foi catholique de son enfance et il partit,
emportant la sainte communion. Quand je le retrouvai, deux
jours après, il rayonnait de gaieté : u Mon Père, devinez ce
qu'a fait en moi Notre-Seigneur? Je n'ai plus peur du tout. »
A l'assaut qui suivit, il tombait en pleine gloire dans la
tranchée allemande conquise.
Enfin la foi catholique exalte le patriotisme, parce qu'an
delà du sacrifice suprême elle nous promet une vie meilleure,
infiniment plus heureuse que les plus heureuses d'ici-bas,
où, sans séparation, sans guerre, sans larme aucune, se
retrouveront pour toujours ceux qui se sont aimés et que la
mort a momentanément séparés, — si, du moins, ils meurent
dans l'amitié de Dieu, la conscience pure.
A ce triple titre, — par ses lois qui divinisent le patrio-
tisme, par ses sacrements qui le soutiennent, par ^es sanc-
tions qui le rémunèrent, — la foi catholique est la grande
force du soldat. Et voilà pourquoi, en ces Pâques de 1915,
je dis que la résurrection de celte foi dans nos âmes est le
plus sûr gage de notre résurrection nationale.
Mes chers amis, vous connaissez le tableau célèbre
d'Edouard Détaille, intitulé « Le liêve ». C'est la nuit, au
bivouac. Les feux veillent près du drapeau qui repose,
étendu sur les faisceaux; autour, les soldats dorment, enrou-
lés dans leurs capotes, et, au-dessus d'eux, en rêve, défilent
toutes les gloires, toutes les vaillances de la patrie, depuis
Clovis, Charlemagne, saint l^ouis, la bienheureuse Jeanne
d'Arc, jusqu'aux grenadiers de l'Empire et aux cuirassiers
AVEC LE 4« COLONIAL i67
de ReischofTen, jusqu'à vos aînés du 4^ colonial, les mar-
souins de Bazeilles. C'est la France qui passe, la France de
Thisloire, vaincue parfois, mais toujours héroïque, toujours
grande, et finalement invincible.
Aujourd'hui, en cette lete de la Résurrection, je vous
invite à voir, faisant suite à ce même cortège historique,
tout un défdé nouveau, celui des frères d'armes et des chefs
que nous avons laissés en Belgique, sur la Meuse, sur la
Marne, dans nos tranchées, depuis le colonel Boudonnet et
les généraux Reymond, Caudrelier*, jusqu'aux héroïques
petits soldats disparus dans les assauts et dont personne,
rien, pas même une croix de bois, n'a gardé le nom. 11 me
semble les voir tous passer au-dessus de notre messe de
Pâques, non plus en rêve, mais vivants de la vie réelle, éter-
nellement heureuse des Saints. Saluons ! C'est encore la
France qui passe, la France de là-haut. Car ils ont emporté
avec eux l'amour qui les menait à la mort et maintenant,
près du Christ ressuscité, ils continuent de servir la patrie
en appelant de leurs supplications toutes-puissantes sa
résurrection nationale et religieuse.
Puissent-ils, mes amis, ah! puissent-ils nous mettre au
cœur assez de bravoure, assez d'enthousiasme, assez de
patience, assez de religion, pour que nous achevions nous-
mêmes l'œuvre qu'ils ont commencée dans leur sang ! Et
qu'enfin, avec le secours de Dieu, nous rendions à notre
France bien-aimée son territoire, ses droits, son honneur, et
ce qui par dessus tout a fait sa grandeur passée et fera sa
grandeur future, sa foi catholique, sa foi convaincue, prati-
quante, de Fille aînée de TEglise.
On pourrait se demander où. le Père Lenoir trouva le
temps d'écrire ce discours, dont nous n'avons transcrit
que la moitié... Mystère! Mais il y en a beaucoup du
môme genre dans sa vie. Si nous avons tenu à citer cette
grande page, ce n'est pas qu'elle soit plus achevée de
* Sur la mort du colonel Boudonnet G* la 4» bi-israde coloniale, voir
plus iiaut p. 70. Sur le général Reymond, voir p. 133. Le général
Gaudrelier, qui commandait la 6« brigade coloniale, avait été Lue d'une
balle ca plein front, le 30 novembre, près la Ferme de Beauséjour.
f68 LOUIS LENOTR S. J.
forme que tant d'autres, mais parce qu'elle exprime
l'idée centrale de sa vie de guerre. Là se trouve le point
d'insertion entre son apostolat religieux et son apostolat
militaire, qui les expli(jue l'un par l'autre et qui les liait
ensemble au point de n'en faire qu'un.
Aux yeux même d'un incroyant, cette exaltation du
patriotisme par la foi religieuse eût suffi à conseiller la
multiplication des prêtres aux armées. Chez celui qui
vivait intensément de ces convictions, elles harmoni-
saient au mieux le prêtre et le soldat et faisaient de
lui dans toute la plénitude du terme ïaumônier mili-
taille.
Le Vendredi et le Samedi Saints, le Père avait circulé
dans tous les cantonnements pour distribuer les œufs
de Pâques, sans oublier, comme en témoigne une
note de l'agenda, d'en réserver pour les mitrailleurs
restés en position à Beauséjour. Chaque œuf, raconte
un marsouin qui en avait gardé bon souvenir, contenait
« un petit 75, une médaille et deux petits ninas ou un
gros cigare, ornés d'une jolie faveur, car le Père était
si minutieux que rien ne manquait^ ». Il y en avait
deux mille, tous confectionnés à Paris par les jeunes
filles du patronage Saint- François-de-Sales.
La distribution de ces cadeaux fut un événement.
Voici comment débute la lettre oii le Père remerciait
ses collaboratrices ;
« lié! monsieur raumônier, pourquoi que ces jeunes
demoiselles n'ont pas mis leurs noms complets au bas de
leurs g^entils billets? Nous aurions voulu les remercier! C'est
vraiment chic ce qu'elles ont fait là 1 »
* Témoignage de Joseph llugon.
AVEC LE 4« COLONIAL i69
Ft moi d'abonder clans leur sens : oui c'est « vraiment
chic », si chic que ces vieux « poilus » qui m'en parlaient
ainsi dans la tranchée, en avaient la larme à Toeil.
Le narrateur dit : « dans la tranchée ». Dès le lundi
de Pâques, en effet, le régiment était remonté en ligne;
les obus et les balles avaient recommencé leur œuvre
de sang. En guise de remerciement, néanmoins, l'aumô-
nier trouve, en prenant sur ses nuits, le temps d'écrire
j)our ses bienfaitrices anonymes un nouveau chapitre de
sa Légende dorée.
Beaucoup de ces pauvres coloniaux n'ont pas la moindre
notion d'une vie luture. Parmi les jeunes recrues façonnées
par l'école sans Dieu, la plupart devant mon Crucifix sont
incapables de me dire ce qu'il représente... « Probablement
quelqu'un qui avait fait beaucoup de mal, » me répondait
l'un d'eux.
Perdues dans la masse, quelques âmes ravissantes, comme
ces deux orphelins de dix-huit ans qui s'aimaient en frères et
ne vivaient qu'ensemble pour mieux défendre leur pureté.
L'autre nuit, ils devaient donner l'un à côté de l'autre
leur premier assaut. Ensemble ils avaient, en attendant le
signal, récité l'acte de contrition et le chapelet. Je leur
avais renouvelé l'absolution, mais je savais combien leurs
deux âmes étaient pures et prêtes à partir pour le ciel...
A peine lancé, Léon tombe frappé d'une balle à la tête :
(( Jean, Jean, embrasse-moi pour la dernière fois... Dieu!
Mon Dieu!... Maman!... Oh I la Victoire!... Jean, tâche de
me rejoindre là-haut. » Et ce fut tout; le bonheur commen-
tait pour lui. Vous croiriez que je compose à plaisir ces
mots, où en quelques secondes l'enfant a tout résumé; non,
ils sont textuels et j'en avais les larmes aux yeux, moi qui
m'endurcis à tout.
11 y a quatre jours, première communion d'un acrobate,
qui, maintenant, derrière son créneau, apprend ses prières
avec une ferveur exemplaire.
Avant -hier, première communion d'une nouvelle recrue
470 LOUIS LENOIR S. J.
(jui sort d'une maison de correction. Ce petit, en se relevant
de sa communion, m'embrasse en me disant: « Je ferai mon
devoir tant que je pourrai. » Pour réparer le mal qu'il avait
fait, il entreprit de sauver l'âme de ses camarades; il y a
travaillé ces deux jours avec une ferveur digne des pre-
miers chrétiens. Hier soir, il m'arrive, triste, mais pas
décourag-é du tout : « J'ai dit à un camarade de se confesser,
il s'est foutu à rire! » Ce malini, il m'en amène un autre :
« Tenez, en voilà un, » Et c'était un gros poisson. Je félicile
et remercie mon petit apôtre. Il me répond : « Je vous les
amènerai tous. »
Vous voyez qu'il y a encore de la générosité dans nos
pauvres marsouins. L'un d'eux, — ordonnance du capi-
taine F*** qui fait enlever les crucifix partout où il les ren-;
contre, parce que « les crucifix attirent les marmites », —
s'échappe presque tous les matins et se glisse furtivement
iusqu'à moi pour recevoir en cachette la sainte communion
qui est toute sa force...
Cette longue lettre, dont nous n'avons cité que des
extraits, se terminait par cette requête :
Chères bienfaitrices de mes marsouins, continuez li prier
pour les âmes qui se font encore attendre; vos supplications
l'emporteront tôt ou tard. Mais dépêchez- vous, car la mort
nous en enlève chaque jour un bon nombre.
C'est que, depuis le 6 avril, le 4^ colonial était
revenu au Fortin de Beauséjour,
CHAPITRE IX
LE FORTIN DE BEAUSÉJOUR
FÈÏE DE LA BIENHEUREUSE JEANNE d'aRC
LA « BLESSURE HEUREUSE *
(Avril, Mai 1915)
Du 24 mars au 30 mai, le 4^ colonial passa au For-
lin six périodes de six jours, alternativement relevé par
le 24'' colonial pour des repos de même durée, A sa
droite, dans le secteur de la cote 180 et du Promon-
toire, le 8* alternait de même avec le 22®.
Rude secteur que celui du Fortin! Malgré les harcè-
lements continuels d'un ennemi inquiet, dans un ter-
rain défoncé par des milliers de projectiles, il fallait
équiper un front tout nouveau sur plus de quinze cents
mètres... Tout était à créer : tranchées de tirs, boyaux,
emplacements de mitrailleuses, dépôts de matériel,
abris, défenses accessoires, lignes téléphoniques. Et,
pour exécuter ce travail, quelle atmosphère tout autour
de soi , quel spectacle macabre !
Dans ce Foriin, a écrit le Père Lcnoir, Todcur des
cadavres nous prenait à la g-or^^e ; plus de deux mille hommes,
Français et Allemands, tués sur le coup ou morts après d'ini-
maf^inables agonies, étaient là en décomposition, jusqu'en
bordure des parapets. Impossilîle de les enlever sans être
vise à coup sûr par les mitrailleuses et impossible aussi de
172 LOUIS LENOIK S. J.
creuser la terre, — ce qu'il fallait pourtant bien, — sans
piocher dans des cadavres ; et tout au long des tranchées on
frôlait des membres suintants, des crânes ouverts*.
Dans ces conditions, l'assainissement du champ de
bataille, qui s'imposait pourtant, ne pouvait pas être
rapide. Pour Tentraver, le temps parut se coaliser
avec l'ennemi. De la fin de mars au milieu d'avril,
la pluie tomba sans interruption, fine et pénétrante,
démolissant les travaux avant même qu'ils fussent
achevés.
Et cependant, écrivait le capitaine Coville, « on
trouve ce bon abbé Lenoir partout oii l'on s'y attend le
moins, à quinze mètres des Boches, distribuant aux
hommes des cigarettes ou descendant les boyaux avec
un blessé sur le dos ».
(( Il fallait, déclare-t-il lui-même, se dépêtrer d'une
boue gluante où l'on enfonçait jusqu'à mi-cuisse. Y tré-
buchant à chaque pas, les hommes étaient littéralement
enduits de marne blanche, vêtements et peau, depuis
la chaussure jusqu'au képi. » Plusieurs la nuit s'enli-
saient, si bien qu'on devait les faire dégager par des
équipes armées de pelles. D'autres, blesses par les obus
qui ne cessaient eux aussi de pleuvoir, tombaient et se
noyaient dans la boue profonde.
* Deux marsouins de 19i5, dans l'Eucharistie au front, p. 24 (Tou-
louse, 9, rue MonLplaisir). Dans ce récit, dont chaque détail pris à
part est authentique, le Père Lenoir a rapproché des faits qui ap-
partiennent à des dates diverses. Grâce à sa correspondance et grûcc
à de précieux témoignages (entre autres du général Pruneau et du
capitaine Monnier), nous avons pu facilement les utiKser à leur place
chronologique.
Dans ces pages émouvantes, nous voyons Fred l'npache ramené
une première fois au devoir par Pelil-Pierre , puis repris durant une
période de convalescence par ses habitudes anciennes, travaillé de
nouveau, à son retour au front, par la grâce divine aidée de Petit-
Pierre, et iinalement revenant à Dieu quelques jours avant que les
deux amis ne soient tués Turi à côté de l'autre, en donnant l'assaut.
Voir plus loin, p. 246.
LE FORTIN DE BEAUSÉJOUR 173
J'en recueillis un, raconte Taumônier, dont rien à la sur-
face gélatineuse ne décelait la présence; mais mon pied avait
buté contre le cadavre. Il venait sans doute de tomber là
quelques instants avant que je n'arrive. Dans ce bloc
informe je cherchai quelque apparence de chair pour y
appliquer les saintes huiles.
Les Allemands ne pouvaient accepter de voir ainsi
leur Fortin devenir peu à peu le nôtre. Cette redoute
avancée les gênait.
Le 7 avril , un déserteur nous prévient qu'une attaque
est projetée pour le lendemain. Ses affirmations sont
tellement précises que des ordres sont donnés pour la
recevoir. Effectivement l'attaque ennemie, menée par
six compagnies, se déclenche vers 17 h. 30. Elle est
arrêtée partout, sauf aux saillants extrêmes oii une com-
pagnie, trompée, a-t-on dit, par l'avance de l'heure
allemande, se laissa surprendre et enlever un élément
de tranchée. Deux contre -attaques, aussitôt montées,
échouent; blocs de boue visqueuse, les hommes ne
peuvent amorcer leurs grenades, les mitrailleuses s'en-
rayent et l'on ne voit même pas, dans la nuit, sur quoi
piquent les baïonnettes.
L'honneur de reprendre la tranchée perdue devait
revenir à la compagnie de prédilection du Père Lenoir,
la 4®, alors commandée par le capitaine Coville.
Colonial de carrière, ayant fait campagne en Afrique,
deux fois blessé en septembre 1914, Pierre Coville, à
son retour au front, était vite devenu un fidèle de l'au-
mônier. « Ici, écrivait-il,' je vis en esprit complètement
avec le ciel ; il me semble qu'on ne peut faire autre-
ment, car la ligne des tranchées est bien souvent la
frontière qui sépare la vie de la mort^ »
Cette attaque, a raconté le Père Lenoir, fut splendide.
* A la mémoire de Pierre Coville. Extraits de lettres, p. 16.
n4 LOUIS LENOIR S. J.
Depuis le début de la campag-ne, je n'ai encore rien vu
d aussi beau, d'aussi bien mené, d'aussi tranquillement
héroïque de la part de tous. Or la plupart de ceux qui don-
naient Tassant avaient d'abord reçu la sainte conmiunion, et
beaucoup m'ont dit depuis : « Jamais je n'avais marché avec
autant de courage, parce que j'avais reçu le bon Dieu et
qu'avec lui, je me sentais plus fort que tout. » Un officier
qui les conduisait et qui y trouva la mort me criait en
s élançant: « Monsieur l'aumônier, nous sommes à la fête* ! »
Quand, après le repos de Hans, le 4* reparut, le 1 8 avril,
au Fortin, il y apportait un drapeau du Sacré-Cœur,
offert au régiment par la mère du général Gouraud et
béni la veille par raumônier. De plus, la tenue des
coloniaux était modifiée. Vêtus de bleu horizon, ils ne
conservaient de leur ancien costume que Tancre marine
au képi... Mais rien n'était changé dans leur belle
ardeur.
Ainsi qu'à Massiges, les Allemands vont essayer de
prendre leur revanche dans la guerre souterraine...
Le génie veille et découvre trois fourneaux de mines
en préparation au saillant nord- est du Fortin. Le
23 avril, Tartillerie est alertée. Les mitrailleuses, placées
par le colonel Pruneau lui-même, sont en mesure d'ar-
rêter net toute sortie. La 8^ compagnie, pour racheter
sa négligence du 8 avril, doit, sitôt après l'explosion,
occuper l'entonnoir.
Mais alors, écrit le Père Lenoir, quels procédés d'apaches !
Gomme nous prévoyions que leur mine sauterait le soir, nous
avions fait évacuer la tranchée, n'y laissant que quelques
guetteurs. Les Allemands s'en étant aperçus ont simulé une
* Lettre au patronage de Saint-François-de-Sales, i3 avril.
LE FORTIN DE BEAUSÉJOUR 115
petite attaque par des tirailleurs sacrifiés : aussitôt nous
dûmes garnir notre tranchée, et c'est alors qu'elle sautai.,
creusant sur une longueur de près de cinquante mètres un
entonnoir dont l'ennemi voulait profiter. Mais en un instant,
avant même que de l'autre côté le commandement de sortir
fût donné, nos marsouins [deux sections de la 8«, comman-
dées par le lieutenant Kern] d'un bond avaient franchi le
parapet et sauté dans l'entonnoir. Spontanément, de ces héros
courant à la mort, un chant avait jailli, repris aussitôt par
tous :
Allons, enfants de la patrie!...
En face, à cinq mètres, les fusils allemands crépitaient.
De droite et de gauche les mitrailleuses balayaient les abords
du trou, et le sifflement strident de leur va-et-vient fauchait
les renforts. Mais le bruit des balles et les cris des mourants
se perdaient dans le vacarme des obus. Le canon-revolver
rugissait presque à bout portant; les lourds 105 ronflaient,
puis éclataient comme des tonnerres, soulevant des colonnes
de terre et de fumée noire; nos bombes de 58, actionnées
moins d'une minute après l'explosion, s'abattaient sur les
tranchées adverses, pendant que les 75 passaient rageurs par-
dessus nos têtes et avec une précision effrayante craquaient
là à vingt mètres des hommes qu'ils protégeaient. On n'y
voyait plus. Un nuage opaque, brûlant, à l'odeur acre,
empoisonnante, couvrait le Fortin. Dans cette nuit subite,
réclatement des grenades jetait des lueurs rougeâtres, illu-
minant une mêlée monstrueuse de corps renversés, de
baïonnettes, d'écrasements à coups de crosse, à coups de
pied. Pour comble d'horreur, chaque obus, frappant des
cadavres, faisait gicler sur les vivants des lambeaux de chair
humaine, fraîche ou pourrie.
... Et du fond du gouffre, à travers ce fracas de mort, on
entendait toujours monter, alerte, rythmée, enthousiaste,
la Marseillaise'^.
Dans cette formidable explosion, un petit converti de
19 ans, charmant enfant sorti d'une maison de correction,
m'a fait cette joie et cette peine de succomber vaillamment.
* A ses parents, 26 avril.
2 Deux marsouins de 1915, op. cit., p. 25.
176 LOUIS LENOIR S. J.
Enseveli d'abord, il a pu se déj^ag^er et se trouva au fond de
Tentonnoir ; sur le bord, la silhouette d'un, gradé allemand
qui déchargeait son revolver. Le petit saisit le fusil d'un
cadavre et bondit sur le Boche, qui tombe en pirouettant.
Puis il veut sortir du trou; une bombe à main lui arrive en
pleine fig"ure; il a le sang--froid de la saisir au vol et, avant
que la mèche a'ait produit l'explosion, de la retourner à
l'expéditeur. Il se bat ensuite à coups de baïonnette et de
crosse, jusqu'à ce qu'un obus l'abatte. Sur son brancard, où
il souffrait de tous les membres, il riait encore d'un vrai
fou rire, en pensant à la pirouette du Boche, et il me redisait
son désir de revenir se battre le plus tôt possible. Et ce petit
ne sera pas décoré, car il faudrait en décorer cent autres qui
ont eu le même héroïsme. Devant eux, j'ai honte de porter
ma croix.
Et il ajoutait :
Vraiment, ce 4® colonial est merveilleux. J'en suis d'autant
plus heureux que le colonel l'attribue en premier lieu à la
« christianisation » du régiment*
Une magnifique cérémonie allait encore accroître
cette vitalité, gravant plus profond dans les esprits les
enseignements du jour de Pâques.
Le 2" dimanche de mai ramenait l'anniversaire de la
délivrance d'Orléans par la Sainte de la Patrie, la bien-
heureuse Jeanne d'Arc. C'était le cinquième jour d'une
période de repos ; on avait eu tout le temps pour les
préparatifs. Le soleil, cette fois, était de la fête.
La cérémonie put se dérouler dans le parc du châ-
teau de Hans, là où Brunswick, après la bataille de
Valmj, avait jadis signé l'ordre de retraite de l'armée
prussienne. Une prairie tout émaillée de boutons d'or
* Lettre à ses parents, i6 avril.
LE FOUTliN DE BEAUSEJOUR H"?
servit de parterre. Sous un marronnier qui devait être
déjà gros du temps de Gœtlie, l'autel avait été dressé,
rustique, robuste, bien en vue et surmonté du drapeau
du Sacré-Cœur. Sur le devant, une ancre marine en
verdure affirmait l'esprit de corps. Accrochées à des
mats portant en panoplie les drapeaux alliés, de larges
banderoles tricolores flottaient, dessinant le chœur. Au
premier rang des états-majors, face à l'autel, le géné-
ral Berdoulat, qui depuis quelques jours renq) laçait le
général Gouraud ; à côté de lui, le général Malcor. Le
nombre des communions distribuées ce matin -là par
plusieurs prêtres qui vinrent aider le Père Lenoir est
évalué par le capitaine Monnier à douze cents'. Faute
de ciboire suffisant, on avait dû consacrer les hosties
dans une petite corbeille soigneusement garnie de cor-
poraux à l'intérieur.
Mais, au dire d'un troupier dont l'orthographe est
aussi naïve que l'admiration, « le plus beau se fut de
voir accompagner le saint sacrement à l'église escorter
par le piquet en armes bayonnette au canons et musiqu^î
en tête. Seté beau a voir car ont avait jamais vut
ça ».
Afin de se conformer au (( règlement » , personne
n'avait été commandé pour ce piquet. Mais les volon-
taires s'offrirent si nombreux qu'il fallut choisir; et l'on
admit à l'honneur d'escorter le « Chef » ceux qui
avaient eu les plus belles citations pour leur conduite
au Fortin de Beauséjour.
Ce fut joie intense pour l'aumônier, on le devine, de
voir ainsi les plus braves de ses marsouins tout fiers
de rendre à son bon Maître les honneurs d'autrefois :
« Piquet en armes, avec commandements et saints, pré-
sentation des armes, sonneries de clairons et mu-
sique ».
* Lettre du 20 mai. Le capitaine Monnier, dont on retrouvera si
fn'quemment le nom dans notre récit, était arrive depuis un mois à
la 4« C'« comme sous-lieutcnuut.
il
178 LOUIS LENOIR S. J.
Rien souvent, des survivants de cette fête du 9 mai,
officiers supérieurs ou hommes de troupe, en ont évo-
qué devant nous les heiires enthousiastes. Leurs regards
se fixaient alors dans une contemplation de rêve, ou
bien s'abaissaient dans un geste de recueillement ,
comme pour mieux en rassembler les lambeaux éva-
nouis.
Mystérieusement, ce jour-là, au souffle de la parole
du Père Lenoir, ils avaient senti dans les drapeaux,
sur cette foule en prière, palpiter Tâme du régiment.
Nul ne pouvait soupçonner alors que, deux ans plus
tard, cette date du 9 mai se nimberait de lueurs san-
glantes dans les montagnes de Macédoine.
Le fait est que le Père Lenoir avait merveilleusement
mis en valeur dans son allocution ce qui pouvait res-
serrer la confiance mutuelle. 11 n'y eut pas jusqu'aux
deux chefs du corps colonial , — le général Gouraud ,
qui était en route pour les Dardanelles, et son succes-
seur nouvellement arrivé, — qui ne furent avec une
grâce discrète salués Fun et l'autre, le plus naturelle-
ment du monde, sans que la trame du discours en fût
suspendue.
Il n'est pas besoin d'avoir fréquenté l'école, déclare tout
d'abord l'orateur, il suffit d'avoir grandi sur les genoux d'une
mère française, pour connaître les gloires nationales
qu'évoque cette fête de la bienheureuse Jeanne d'Arc.
Et après avoir retracé la merveilleuse histoire de cette
fille illettrée qui, en un siècle où la France agonisait,
sut, malgré des chefs engourdis dans le luxe et le plai-
sir, malgré une armée démoralisée, malgré la timidité
tremblante de ses dix-sept ans, mais sur l'ordre de
Dieu, bouter l'envahisseur hors de nos frontières, le
prêtre révélait le secret de ses succès miraculeux :
Tandis que d'autres élaboraient des plans de combat, elle,
LE FOKTIN DE BEAUSÈJOUR 179
véritable ouvrière de la victoire, généralissime dont la tac-
tique devait seule être efficace, commençait par christianiser
rarniée. Du plat de son épée elle chassait les femmes de
mauvaise vie qui souillaient les camps; tour à tour sup-
pliante et terrible, elle imposait silence aux chansons
obscènes : « Ce sont les péchés mortels qui perdent les
batailles, » redisait-elle. Puis elle organisait la prière, et,
quand venait l'heure des assauts, elle voulait que tous
fussent d'abord réconciliés avec Dieu et unis à lui dans la
sainte communion. L'Eucharistie, celte hostie où, pour
mieux nous fortifier, Jésus-Christ lui-même se cache sous la
frêle apparence d'un peu de pain, était, aux yeux de Jeanne,
le foyer de la vaillance et du succès : « Nous bataillerons ;
mais c'est Dieu qui nous donnera la victoire. Or, Dieu est là :
prenez-le avec vous. » Les soldats se laissèrent convaincre;
et, quelques mois après, Jeanne entrait avec eux, victorieuse,
dans la cathédrale de Reims pour y faire sacrer Charles VII
roi de France, roi d'une France nouvelle, ressuscitée.
Mes amis, entre la France envahie de 1429 et la France
envahie de 1915, il y a une analogie frappante.
Notre condition, il est vrai, est préférable de tous points.
Au lieu du dauphin et de son entourage d'incapables, nous
avons des chefs qui forcent l'admiration de l'Europe et la
conliance de leurs troupes. Et, quand les nécessités de la
slraiégie ont privé le corps colonial d'un général universelle-
ment acclamé, profondément aimé, on a pu faire aussitôt
taire nos regrets par le choix de son successeur :
U ... PRIMO AVULSO, NON DEFICIT ALTER
« AUREUS* ».
Au lieu des archers aveulés devant Orléans, nous avons
les marsouins de Massiges et de Beauséjour ; nous vous
avons, vous, mes chers enfants, que je vois ici formant le
piquet d'honneur et qui avez trouvé tout simple, tout natu-
rel, de vous jeter dans l'entonnoir du Fortin en chantant la
Marseillaise. Au lieu des querelles entre Armagnacs et
' Dans Virgile, à qui elles sont empruntées (Enéide, vi, 143), ces
paroles signifient :
Coupez un rameau d'or, un autre lui succède.
180 LOUIS LENOIR S. J-
Bourp;-uig-nons, nous avons l'union de tous les partis dans la
défense commune, Tunion de tous les grades et de tous les
cœurs dans la souiïrance commune des tranchées, et de cette
dernière union je ne veux pour preuve que la joie sincère,
intime, dont vous avez tous rayonné en apprenant ces
jours-ci les distinctions si glorieusement conquises par vos
chefs du 4e et du 42^*.
Oui, de tous points, notre condition est préférable à celle
des troupes de Jeanne d'Arc. Et cependant la victoire est
lente, bien lente à venir...
Pourquoi? Ne serait-ce pas que nous négligeons cette
intervention divine dont parlait la Bienheureuse, facteur
nécessaire et premier de nos victoires nationales?... Nous
supputons le pouvoir destructeur de nos engins, le nombre
de nos munitions, les forces physiques et morales de nos
hommes, la durée des approvisionnements, et nous avons
raison. Mais, pour que les calculs soient exacts, il faut peser
aussi et tout d'abord la valeur surnaturelle de nos âmes.
Quelle est-elle?... Que vaut notre foi? notre prière? notre
abnégation? notre pureté?...
Au matin de ce même jour, devant les bastilles d'Orléans
que l'ennemi avait peu à peu surélevées, Jeanne criait à ses
hommes : « Mettez Dieu en vous et, fussent-ils accrochés
aux nuages, nous les aurons. » Aujourd'hui, entendez-la vous
redire : « Mettez Dieu en vous et, fussent-ils accrochés au
fond de leurs mines, nous les aurons... »
Oui, nous les aurons, et bientôt. Ce sera le triomphe de
la bienheureuse Jeanne d'Arc de ramener nos étendards vic-
torieux dans cette cathédrale de Reims où, près du baptistère
de Glovis, elle-même chanta jadis la libération du territoire
et les immortelles destinées de notre peuple. Sous les mêmes
voûtes, dont les plaies encore béantes attesteront l'impuis-
sance finale de la force contre le droit, nous chanterons, nous
aussi, la prédilection divine une fois de plus affirmée et la
France retrouvant dans un christianisme plus vrai une vie
nouvelle de grandeur et d'union.
1 Le colonel Pruneau, commandant le 4* colonial, venait, le jour
même, d'être promu olTicier de la Légion d'honneur. Le 42« colonial,
arrivé de l'Argonne depuis peu, alternait avec le .33« colonial pour
tenir le secteur de Massives, entre la 2« et la 3^ division coloniale.
LE FOUTIN DEBEAUSÉJOUR 181
*
« Nous les aurons, et bientôt! » avait dit l'aumônier.
Deux jours après, « revenu au poste d'honneur » du
Fortin, il exprime encore son « espoir de plus en plus
affermi d'une prochaine marche en avant ». C'était le
temps où, à une autre extrémité du front, en une seule
journée, la Targette avait été prise ainsi que la moitié
de Neuville-Saint-Vaast et l'est de Garency ; où, en
moins de deux heures, partant du bois de Béthonval, un
détachement du 33^ corps, le corps d'armée du géné-
ral Pétain, avait dépassé le célèbre Labyrinthe^ réseau
inextricable de réduits bétonnés et de barbelés, franchi
quatre kilomètres sous le feu, et s'était engagé sur la
crête de Vimv... La trouée était virtuellement faite.
Les Allemands avaient commencé un instant à évacuer
Douai... Toutes les espérances étaient permises.
Hélas! il fallut, à Beauséjour, en revenir à la guerre
de tranchées et à la pire de toutes, la guerre de mines.
Mais dès lors nous avions sur ce point rattrapé
l'avance prise par les Allemands. A la date du 7 mai,
le capitaine Monnier comptait déjà, « rien que dans le
secteur de sa compagnie et de la voisine, onze mines
avançant vers les Boches ». Les camouflets se multi-
plièrent, enfouissant chaque fois dans leurs terriers, à
huit ou dix mètres de profondeur, les sapeurs bavarois,
tant et si bien qu'aux alentoufs du Fortin, les coloniaux
finirent par dominer sous terre, comme ils l'avaient
fait au grand jour.
Mais la fatigue était intense. Tant de déceptions rela-
tivement à la lin de la guerre semblaient engourdir les
corps et les âmes. Et parmi les nouvelles recrues, ceux
que le Père Lenoir appelait « ses chers petits 15 »,
certains risquaient de se laisser paralyser même avant
182 LOUIS LENOIR S. J.
d'agir. Heureusement, les fêtes de Pentecôte retrou-
vèrent le 4e colonial à Hans. Plus que jamais tous
avaient besoin du don de force, promis par l'Esprit-
Saint.
Quand la mère est outrag-ée, est-ce que les fds marchandent
leur peine pour la défendre? Nous défendons ici notre mère
la France violée, et nous chercherions à nous soustraire? .
Rejetez encore, je vous en prie, comme une expression de
lâcheté, ce mot que vous entendez trop souvent, la « blessure
heureuse ». Heureuse, une blessure qui vous empêche de
défendre plus longtemps votre mère? heureuse, une blessure
qui prive le régiment d'un fusil? heureuse, une blessure
qui vous rend inutiles à la cause sacrée, pressante, qui
réclame toutes nos forces ?
Je ne veux plus entendre ce mot- là parmi vous : il n'est
pas chrétien, ni français. // n'y a qu'une blessure heureusey
celle qui permet de rester au poste.
Mes chers amis, avez- vous remarqué, à Beauséjour, ces
pommiers en fleurs qui bordent le ruisseau de Marson ; ils
sont écartelés, déchiquetés par les obus. Mais, de leurs
troncs ouverts qui saignent encore, entre les branches brisées
ou mortes, les branches vivantes se sont redressées, parées de
fleurs et bientôt de fruits. Il semble que ces pauvres arbres
voulant donner jusqu'au dernier atome de leur substance
aient puisé dans leurs terribles blessures mêmes un surcroît
de sève et de beauté.
Quand vous les reverrez, pensez à vous et demandez au
Saint-Esprit la force de donner, vous aussi, jusqu'au der-
nier souffle de vous-mêmes; et tant qu'il restera un peu de
sang- dans vos veines, un peu de force dans vos bras, d'en
faire éclore des fleurs d'héroïsme et des fruits de victoire
pour la France...
Durant les jours de repos du mois de mai, chaque
soir, de pareils accents avaient raffermi les cœurs. Sur
le point de remonter dans la région privilégiée des
mines, au saillant extrême du Fortin , un officier qui
ne se sentait « pas grande vocation pour l'engloutisse-
LE FORTIN DE BEAUSÉJOUR 183
ment » rendait ce bel hommage aux eiTorts de Taumô-
nier : « Nous repartons malgré tout avec entrain et
bonne humeur... Il me semble que mes hommes et moi
nous sommes abrités par le manteau de la Sainte
Vierge, comme ces corporations et confréries qu'on
représentait au Moyen Age groupées toutes petites
autour d'une grande Vierge de miséricorde qui étendait
son manteau sur tous. »
A la surprise générale, le secteur de Beauséjour était
devenu calme. Advint un jour où l'on ne compta, —
chose merveilleuse — ni tué ni blessé, et une nuit
où l'ennemi « encaissa une tournée de 75 et cent
douze torpilles aériennes* » sans répliquer.
Plus de mineniverfer ailés, presque plus de coucous,
ces oranges à longue queue qui sifflaient sans arrêt ;
plus de ces saucisses qui planaient narquoises, cherchant
un coin de figure à fracasser, plus de bouteilles, plus
de sacs à charbon ^ plus de chapeaux d'évêques, presque
plus de grenades.
Sur le rebord des tranchées engraissées de sang
humain, le printemps profitait de l'accalmie pour épa-
nouir hâtivement les reines des prés et les coqueli-
cots... Décidément, Beauséjour recommençait à mériter
son nom; il devenait indigne des marsouins.
Et en effet le corps colonial allait être relevé...
Rejoindrait-il aux Dardanelles le général Gouraud?
Irait-il aider les Italiens à se mettre en branle? Les pro-
nostics allaient leur train.
Toujours est-il qu'à partir du 26 mai, le 16^ corps
étendit sa droite jusqu'aux abords de Massiges et le
irie corps entra en ligne plus à l'est. Libérés, les
coloniaux commencèrent à se concentrer au nord-est de
Châlons.
* Lctirc du capitaine Monnier, 20 mai.
CHAPITRE X
UNE MISSION VAGABONDE
DONS ORATOIRES DU PÈRE LENOIR
CHAMPAGNE - PICARDIE ALLER ET RETOUR
(Juin, Juillet 1915)
Depuis dix mois que durait la guerre, les coloniaux
du l^"" corps n'avaient jamais eu de relâche. On allait
les remettre à neuf. De lun à l'autre ils se répétaient
avec orgueil ces paroles que le général Joffre avait
prononcées, on l'assurait, tout récemment : « Je ne dis
pas que le corps colonial est le meilleur de tous, parce
que je ferais des jaloux, mais je le pense. Je vais l'en-
voyer quelques jours au repos, pour l'avoir scus la
main, tout frais, au moment du grand coup. »
Mais l'aumônier ne songeait guère à se reposer.
Avant même d'être parti, il préparait vingt projets
pour ces jours de trêve, en tout premier lieu celui d'une
« petite mission pour ses chers marsouins ». Petite...
oui, car dans son for intérieur il ne se faisait point
illusion : ce n'était qu'un « prétendu repos. En réalité,
écrivait -il à un confident très sûr, on nous envoie à
une nouvelle boucherie. A la grâce de Dieu!... Mais
combien j'aurais voulu que des apôtres fussent là pour
préparer ces milliers de condamnés à mort 1 »
UNE MlSSlOxN VAGABONDE 185
Autour de lui, tous auraient été fort déçus d'avoir
une (< mission » prôchée par d'autres. Officiers et sol-
dats n'ont qu'une voix pour attester que le Père Lenoir
avait des dons oratoires splendides.
Assurément rien du tribun, ni la taille, ni le port,
ni la voix. Mais la victoire n'appartient pas toujours à
qui parle le plus fort.
« Je suis heureux, écrit le capitaine Monnier, que ses
sermons soient conservés. Il avait, là aussi, un talent
exceptionnel... et sa parole a fait un bien immense. »
— « Il exprimait, précise le général Pruneau, en termes
simples et toujours fins, des idées qui faisaient impres-
sion aussi bien sur les officiers que sur les hommes. »
(( Je n'oublierai jamais, nous a raconté le général
Berdoulat, son sermon sur la blessure heureuse à
Ilans!... Merveilleux d'à-propos, il disait admirable-
ment ce qu'il fallait au moment même ; des phrases
courtes, impératives : on aurait dit la parole d'un chef
donnant une décision. Sobre, net, concis, allant droit
au but. »
Plus tard, le colonel Thiry dira de lui : « Charmeur
dans ses relations individuelles, par ses discours il
élnit vraiment l'homme des foules. »
Et un simple soldat résumera ainsi les sentiments
de ses camarades : « L'autorité de sa parole, appuyée
sur son indéfectible exemple, était irrésistible. On ne
discutait pas avec lui; il fallait se mettre à genoux'. »
Cette puissance de conviction fut en bonne partie
une conquête de son vouloir. Théologien au scolasticat
d'Ore Place, le Père considérait « comme un de ses
devoirs d'arriver à bien prêcher » et, durant une année,
* Jules Avril, rapport, p. 9.
186
LOUIS LENOIR S. J.
il s'y était exercé tous les jours avec un confrère qui
depuis s'est acquis de la notoriété dans le sud- est de
la France.
De ses longues études, poursuivies avec une rigueur
de méthode impeccable, il avait acquis- assez de con-
naissances pour pouvoir, sans consulter aucune note,
mais après quelques minutes de préparation toujours
faite la plume à la main, aborder les sujets les plus divers.
De plus, il tenait de ses nombreuses années de profes-
sorat un vrai don de clarté. Avait- il à s'adapter à son
auditoire? A vrai dire, je ne le crois pas. Nulle con-
trainte dans ses exposés; nul efïort de retouche, comme
sur un vêtement de confection que l'on recouperait
pour l'ajuster. D'esprit éminemment plastique , le Père
Lenoir pensait directement sur mesure. Il avait si bien
conscience des besoins de ses auditeurs, de leurs fai-
blesses et de leur noblesse, que, sans le chercher, il
pensait avec eux. De là ces mots si fréquemment
remarqués « qui allaient droit au cœur et ces allusions
opportunes qui donnaient à son enseignement une portée
extraordinaire ».
Il se pliait avec autant de souplesse aux événe-
ments. Pour tirer parti des circonstances, il semble
difficile de le surpasser. Un chef qui part ou qui arrive,
la prouesse d'un camarade, la lettre d'un blessé, le
blason d'une ville qu'on traverse , des coquelicots dans
les champs qui entourent l'autel, un ancien prieuré de
Malte où l'on cantonne, les églises grecques de Macé-
doinii, tout lui sera une occasion d'enseigner. En sorte
qu'un capitaine a pu écrire : « Indépendamment de
leur intérêt intrinsèque, ces sermons sont un peu Yhis-
toire du régiment, de ses souffrances, de ses déboires,
de ses joies et de ses succès. Beaucoup d'entre eux
devraient trouver place, en partie, dans la biographie
de leur auteur ^.. »
* GapiLaiac Moiinier.
UiNE MISSION VAGABONDE IS"!
Aussi plusieurs allaient-ils aux offices simplement
pour le sermon. C'était un fait ccnnu au 4*^ colonial
que le commandant Gicquel, protestant, avait une vive
admiration pour le Père Lenoir. « C'est un homme
supérieur, » répétait-il. Un autre officier non catholique
disait souvent de Taumônier : « Je respecte cet homme ;
sa foi vous remue ; » et quand il discutait de choses
religieuses, ce qu'il faisait volontiers dans Tintimité,
celui qui désirait clore le débat n'avait qu'à lui lancer
cette phrase : « Trouve -moi un abbé Lenoir dans ta
religion. » La discussion en restait là.
Tant de qualités permettaient au Père d'aborder avec
succès des problèmes très délicats, et de faire com-
prendre aux troupiers des doctrines dont l'élévation,
surtout parmi leurs soucis de guerre, eût semblé pour
eux inaccessible ^ On nous a cité notamment de ce
genre des questions concernant la grâce et la liberté,
la Providence, la réversibilité des mérites... Et nous
aurons l'occasion d'en relever d'autres.
Pour l'instant, seule la « mission ambulante » du
premier grand repos doit nous retenir.
Elle s'annonça dès les premiers jours de juin, avant
la Fête-Dieu, dans les cantonnements qui entourent
Saint-Hilaire-au-Temple. Exquise délicatesse de la Pro-
vidence : un détachement qui rejoignit alors le 4^ colo-
nial comptait trois prêtres soldats. « Je trouvai le
Père, écrit M. l'abbé Thibon, installé dans la petite
sacristie de l'église de Vadenay, se tenant de nuit et
de jaur à la disposition de « ses enfants ». Il nous reçut
^ Nous avons trouvé cette remarque en particulier sous la plume
des capitaines d'Ussel et Monnier et du lieutenant Bédicr.
188 LOUIS LENOIR S. J.
avec une joie toute surnaturelle, comme ses frères,
heureux de compter sur nous pour le seconder et in-
tensifier la vie religieuse du régiment... »
Peu de jours après on se mettait en route... et le
7 juin, au crépuscule, les coloniaux passaient « tan-
gents » à Paris, roulant lentement, mais sans arrêt, en
vue de Montmartre. Le lendemain le régiment débar-
quait à Revelles, à quinze kilomètres au sud-ouest
d'Amiens. Le premier corps colonial était devenu ré-
serve du groupe d'armées du nord.
C'est là que le Père Lenoir eut à trancher un cas
de conscience angoissant.
Dès les premiers jours de guerre, durant la marche
en avant vers la Belgique, le Père avait distribué à
ses hommes la communion non à jeun, à toute heure
de jour ou de la nuit, déduisant logiquement sa con-
duite des principes généraux de la théologie morale
sur le danger de mort. Pour qu'il ne subsistât pas de
doute sur l'application de ces principes, un décret ro-
main « inspiré par l'amour des âmes* » avait, le 11 fé-
vrier 1915, fixé ce point de doctrine en notifiant que
« les soldats appelés au combat, les soldats sur le
front, pouvaient être admis, servatis servandis, à la
sainte communion sous forme de viatique ».
Pour préoises que fussent ces paroles, elles n'en
laissaient pas moins place à des interprétations di-
verses. « Appelés au combat »?... Fallait-il, pour bé-
néficier du décret, attendre qu'on fût à la veille d'une
attaque? Mais alors la plupart des soldais n'auraient
plus le temps d'en profiter et le privilège resterait illu-
soire. « Sur le front »?... Quelle extension donner à ce
terme? Nul doute qu'il ne s'appliquât aux secteurs d'où
* «... bono animarum consulere cupiens... milites ad prselium
vocatos (soldati sul fronte) admitti posse, servatis servandis, ad S.Men-
sam Eucharisticam per moduni Viatici. » Acla Apostolicx Sedis, 1915
p. 97.
\
UNE MISSION VAGABONDE
189
sortaient les marsouins. Le danger de mort n'y était
pas chimérique, certes, puisque à cette date le seul
4*^ colonial avait déjà vu passer dans ses cadres, en
tués, malades ou blessés, près de quinze mille hommes!
CANTONTŒÎVÎENTS DE REPOS- JUfN 191S
Echelle
ARRAS
^ABSEVILIZ
Hornrv f^evettei
Mais ici, à Revelles, à trente ou quarante kilomètres
de la ligne de feu, était-ce le front?...
Que faire?... Très humble et défiant de ses propres
lumières, le Père consulta.
J'exposai, raconte-t-il, ma difficulté au curé, vieux saint
homme du bon Qieu, dont le seul abord et surtout la prière
à 1 autel m'avaient fait une profonde impression. Je lui mon-
trai le décret qu'il ne connaissait pas, lui expliquai ce que
nous faisions depuis dix mois dans un danger continuel, et
comment, au repos où nous étions, il me semblait impossible
190 Î.OUÎS LENOIR S. J.
(le continuer. Le curé promit de prier el de réfléchir, et de
rendre réponse le soir. Et le soir voici ce qu'il me dit :
« A mon humble avis, vous pouvez et devez continuer même
ici, et cela pour deux raisons : l» Votre général vous promet
deux ou trois semaines de repos. Qu'en sait-il? Que l'on ait
besoin subitement d'un renfort quelque part, on fera appel
aux coloniaux et ils partiront précipitammen-t sans leur
viatique. 2° Quand même vous seriez certains de rester ici
trois semaines et davantage, le régime d'exercices auquel
sont soumis les hommes tous les jours (le curé les voyait
depuis leur arrivée partir chaque matin pour la marche à
deux ou trois heures et ne rentrer qu'à dix heures pour la
soupe, avec défense de sortir des granges jusqu'à l'exercice
du soir), leur rendant absolument impossible la communion à
jeun, ils arriveront au dernier jour du repos tels qu'au pre-
mier, et ce n'est pas au moment du départ que vous pourrez
les confesser et les communier tous. Et cependant, ils ont
tous, non seulement le droit, mais le devoir de recevoir le
viatique avant d'aller à la mort. Donc, donnez -le -leur dès
maintenant: Sacramenta propter homines^.
Ainsi fut fait. Les communions furent nombreuses.
Et la fête du Sacré-Cœur se clôtura le dimanche 13 juin
par une splendide procession, où les civils furent bien
surpris de voir que, parmi les officiers ou les soldats
qii ne suivirent pas le Saint- Sacrement, un grand
nombre s'agenouillaient pieusement sur son passage.
Quant aux autres, nous a-t-on raconté à Revelles
même, à tout le moins « s'arrêtaient-ils de fumer leur
pipe ».
Gomme pour confirmer les arguments du bon curé,
le lendemain de la fête, en pleine nuit, l'alerte fut don-
née, et tous nos coloniaux furent « subitement enfour-
nés dans des camions pour aller se battre du côté
d'Hébuterne, au sortir même de l'auto... De fait nous
ne nous battîmes pas, mais nous partions pour cela,
* Lettre au Père G. G., 30 novembre 1916,
UNE MISSION VAGABONDE 191
et, bien évidemment, sans même avoir eu le temps de
passer par l'église'... ».
Plus au nord, entre Neuville-Saint-Vaast et Ecurie,
les (( gas à Pétain » achevaient alors la conquête du
Labyrinthe ei prenaient le cimetière de Souchez (17 juin).
Durant plusieurs jours, les coloniaux marquèrent le
pas, « trépignant d'impatience, » attendant l'ordre
d'achever la trouée.
Une fois de plus, ils furent déçus et l'on revint au
repos à Test de DouUens. Entassés dans le petit vil-
lage d'Halloy, les 3600 marsouins du 4® n'y trouvèrent
pas le confort ; mais leur groupement même favorisait
l'action religieuse de l'aumônier. Le Père y reprit, sans
tarder, la « mission » commencée à Vadenay. Il en
ouvrit cette deuxième phase par une exhortation austère,
incisive, sur saint Jean-Baptiste, dont on fêtait le lende-
main la nativité.
La mission de ce saint, dit un griffonnage daté du 23 juin,
fut d'annoncer la venue du Sauveur et d'y préparer les âmes.
Or toute sa préparation se résumait dans ce mot : « Péni-
tence ! faites pénitence I » Aujourd'hui, plus que jamais,
nous avons besoin du Sauveur, besoin de grâces de salut,
pour Rous, nos familles, la France. Donc, pénitence! Que
la France tout entière ait eu besoin d'expiation, peut-
être!... Je ne sais pas... Nous, du moins, c'est en cet esprit
que nous devons accepter nos souffrances, marches et exer-
cices, corvées, séparations...
De cette pénitence qu'il prêchait aux autres, le Père
Lenoir donnait l'exemple tout le premier. Gomme à
Virginy, comme à Courtémont, comme à Vadenay,
comme à Revelles, pour être constamment à la dispo-
sition de ses hommes, il avait, à Halloy, élu domicile
* Même lettre au Père G. G.
^^^pp'
192 LOUIS LENOIR S. J.
dans la sacristie de l'église. A ceux qui lui proposaient
un g\ie moins inconfortable : « Celle de Virginy ne
valait pas celle-ci, » répondait-il en souriant. Il est vrai
que la sacristie d'Halloy n'avait pas reçu d'obus ; mais,
de l'aveu même de son occupant, c'était « un trou de
3 mètres 50 sur 2 mètres : juste la place de l'armoire
aux ornements, d'une botte de paille et de deux
chaises ». C'est là qu'il se tenait jour et nuit, sauf à
l'heure du repas de midi. Et « depuis 3 heures et demie
du matin, avant la marche, jusqu'à 10 heures du soir,
— ou 9 heures suivant la sonnerie du clairon, — c'était
un défilé ininterrompu d'hommes qui venaient se con-
fesser et communier* ».
Pour ses chers marsouins, il lui arrivait même de se
priver des joies les plus douces. Un de ses frères se
trouvant alors à vingt -cinq kilomètres, l'aumônier ne
crut pas avoir le droit de distraire quelques heures
pour aller le voir. « Je ne puis, disait-il, m'absenter
aussi longtemps, à cause des soldats qui, continuelle-
ment, viennent me trouver à la sacristie-. »
Ces enseignements sur la pénitence, la fête du Pré-
cieux Sang lui donna quelques jours plus tard l'occa-
sion de les compléter, en rappelant la doctrine de l'ex-
piation : encore un point fondamental dans l'économie
chrétienne. Les méprises et les calomnies dont ce
dogme était l'objet amèneront à plusieurs reprises le
Père Lenoir à y insister. Enseignement délicat qui,
mal présenté, risque de faire saigner des cœurs déjà
* A SCS parents, SS juin.
2 Tel ou tel nous a même affirmé avoir à plusieurs reprises passé
une nuit entière à causer avec le Père Lenoir, « de 9 heures du soir
au lever du jour. Et maljrré sa fatig-ue, il ne me renvoyait pas. Il
répondait avec la même bonté à toutes mes questions, indéfiniment,
sur toute sorte de choses. Ce qu'il a fait de bien cet homme c'est
inouï. Pour s'en rendre compte il n'y a que ceux qui l'ont connu. »
(Témoignage de plusieurs, à peu près dans les mêmes termes, entre
autres de Louis Roux.)
UNE MISSION VAGABONDE 193
meurtris; mais, sur ses lèvres, cette doctrine apaisait
les soulîrances, exaltait les courages.
Après avoir signalé cette « loi de l'histoire humaine,
que toute insulte grave appelle une effusion de sang »,
Dieu, dit-il, « qui avait toujours formellem.ent interdit
que le sang de l'homme lui fût offert, imagina cette
folie de venir lui-même sur terre, et incarné. Dieu et
homme tout ensemble,, de verser son sang, le sien, son
sang divin, dans un sacrifice qui expierait les fautes
de 1 humanité ».
Nous pourrions refaire l'histoire depuis deux mille ans,
rien qu'en suivant à la trace ce sang- rédempteur. C'est une
longue et large traînée qui descend du Calvaire, s'étend sur
la Judée, g'ngne peu après tout l'empire romain, le déborde,
jaillissant à nouveau de chaque autel et de chaque cœur de
prêtre, grossi par toutes les prières et tous les sacrifices qui
semblent rouvrir la source divine, arrêté çà et là par les
dip:ues de rindifférence ou de la haine, mais finalement bous-
culant tous les obstacles et couvrant le monde; véritable
fleuve où tous les repentirs sont purifiés, où tous les héroïsmes
trouvent leur force, où toute âme qui veut vivre peut se
plonger et renaître à la vie divine, immortelle..
Puis, d'un mouvement naturel, la pensée de l'ora-
teur se reportait sur cette autre traînée de sang, que
tous ses auditeurs depuis un an voyaient « couler des
blessures de leurs camarades ou de leurs propres
blessures ». Ainsi que celui du Christ, ce « beau sang
de France » était aujourd'hui, comme il avait toujours
été dans l'histoire, un « sang libérateur ».
Dès les origines de notre pays, peu à peu il a été répandu
en Europe et jusqu'aux extrémités de la terre pour défendre
les nations contre l'injustice, pour les délivrer de tout escla-
vage, pour maintenir dans le monde les libertés religieuses
et sociales. Creusez les champs où s'est arrêtée l'invasion
i3
■ma
194 LOUIS LENOIR S. J.
barbare, soulevez les ruines de la Palestine ou de la Syrie,
fouillez les plaines de Polog^ne, les plagies du Mexique et
des Etats-Unis, les montagnes d'Arménie, les abords du
Vatican, cherchez tous les coins du monde où quelque
liberté violée ait appelé au secours, partout vous trouverez
la trace du sang- français. Et, maintenant encore, \,e fleuve
suit normalement son C(3urs ; s'il coule depuis onze mois, s'il
a coulé à Jaulnay, à Massiges, à Beauséjour, c'est une fois
de plus pour sauver le pays et le monde entier de la bar-
barie, c'est pour défendre le droit de Dieu et le droit des
gens. — Voilà notre gloire...
Aussi, mes chers amis, à cette heure où la France réclame
votre sang, pour continuer son œuvre, je vous supplie de le
faire plus pur, plus riche, plus généreux, en y mêlant une
fois encore le sang du Christ.
Et le discours s'achevait par l'appel ordinaire à la
connmunion.
Loia des champs de bataille et de ces temps
héroïques, nous sommes aujourd'hui peut-être bien
refroidis pour vibrer pleinement à ce genre d'éloquence.
Serait-ce que des doigts malhabiles ont trop joué de
certaines cordes et les ont brisées?
Des journalistes de boulevard ont tellement galvaudé
ces nobles sentiments ! Mais autre chose est de lire un
prêche qui sent l'encre d'imprimerie, autre chose de
recueillir le même appel d'une bouche qui vous a
maintes fois consolé sous les minen au petit poste.
C'est grâce à de pareils enseignements que de pauvres
enfants déprimés par les horreurs de la guerre virent
peu à peu se transfigurer leur vie de sacrifice.
Au reste, Faumônier était trop bon psychologue
pour se maintenir toujours à ces hauteurs. Il visait
bien plus à instruire qu'à émouvoir. Volontiers, sa
causerie se faisait familière, et, ramassant l'objection
courante, il y répondait d'un tour incisif qui semblait
UNE MISSION VAGABONDE i95
prolonger les conversations de la journée. Ainsi, pour
nous en tenir strictement aux sermons de Halloy, voici
comment, au soir de la fête de saint Pierre et saint Paul,
il terminait une instruction sur lEglise :
Et que personne, parmi ^'ous, n'aille donner à sa lâcheté
cette excuse trop fréquente : « Mais je suis catholique, je
crois en Dieu . jai été baptisé, j'ai fait ma première commu-
nion... Je vais de temps en temps à la messe... D ailleurs je
ne fais de tort à personne.. Et puis, tenez, j'ai mes
médailles! t» Ou bien : « Moi, j'ai ma religion, c'est mon
idée, à chacun la sienne! » Tout cela, ce sont des prétextes,
des paravents pour la lâcheté de qui n'ose pas pratiquer. Si
vous avez la fo: , vous devez accepter tout ce que lEglise
catholique vous ordonne au nom de Jésus-Christ. Dieu est-il
le Maître, oui ou non? Si oui, est-il libre de fixer les condi-
tions qu'il veut à votre entrée au ciel'' Si oui, pouvez-vous
en prendre et en laisser? Et quand viendra l'heure du règle-
ment des comptes, et qu'il vous demandera : « As-tu fait ceci
que j'ordonnais? T'es- tu abstenu de cela que je défendais? »
pourrez-vous lui répondre. « Non, Seigneur; mais cela c'est
votre religion, moi. j avais la mienne n ? ...
*
Cependant, comme cantonnement de repos, le vil-
lage d'Halloy était bien misérable. Les coloniaux méri-
taient mieux. Vignacourt, grosse bourgade de la
Somme au nord-ouest d'Amiens, leur ouvrit ses portes.
— Le 4<i y pénétra a si fier d'allure et d'entrain qu'on
Taurait dit tout frais sorti du dépôt n. Et dès le soir
de l'arrivée, le 5 juillet, la splendide église vit sous ses
voûtes douze cents hommes, qui continuaient leur
« mission n.
C'est à Vignacourt que le Père Lenoir mit, — assu-
rément sans le vouloir, — un lieutenant de ses amis
196 LuUiS LENOIH S. J.
dans un grand embarras. Un caporal, afin de pou-
voir g-agner la mission, désirait régulariser sa situation
matrimoniale. On résolut de le faire sur place. On veut,
écrivait l'oiïicier, « profiter de ce que nous sommes au
repos pour faire une grande cérémonie; cela pourrait
donner à d'autres Tidée de se mettre en règle. Mais
pour que la cérémonie soit convenable, il faut que la
mariée soit munie d'une robe. L'aumônier paiera le
voyage. Il me demande de fournir la robe. » Or, ajou-
tait le pauvre lieutenant, encore célibataire, « j'ignore
absolument quel prix il faut y mettre, si elle doit être
blanche, en drap, en flanelle, en toile ou en satin... »
Et il implorait de sa famille ces notions indispen-
sables (( le plus vite possible ». Quel fut le dénouement
de tant d'efforts? J'en demande pardon aux curieux,
mais le roman s'arrête là. Et je crois bien qu'en fait,
par suite du vagabondage du corps colonial, tout fut
renvoyé au temps de la permission,... ces quatre jours
de rêve dont on commençait dès lors à parler.
Il n'y avait en effet qu'une semaine qu'on goûtait les
douceurs de Vignacourt, quand, la veille du 14 juillet,
le bruit circula que le régiment partait dans la nuit.
On maugréa du contretemps : pour la fête nationale,
les cordons bleus du village s'apprêtaient, de concert
avec les sergents-majors, à régaler les troupiers. Tous
ignoraient que les Allemands venaient de donner en
Argonne un violent coup de boutoir. L'ordre paraissait
ferme; on dut en hâte distribuer tous les extras : vin,
biscuits, jambons et cigares, non prévus par la capa-
cité des voitures régimentaires ; si bien que , lorsque
le contre -ordre arriva, — car un contre -ordre arrive
parfois, — le vin était bu, les biscuits et le jambon
mangés, les cigares fumés. Une conséquence bien
inattendue fut que les réjouissances de la fête nationale
se trouvèrent presque monopolisées par l'église. Devant
près de deux mille hommes qui faisaient craquer les
bas côtés, il y eut grand'mcsse, avec fanfare, piquet
UNE MISSION VAGABONDE 197
en armes, comme toujours formé de volontaires. La
Marseillaise servit d'ouverture, avant l'entrée du prêtre.
Puis la chorale, merveilleusement transformée pendant
ces jours de repos, exécuta des chants palestri-
nieus.
Le lendemain , le 4e colonial était revenu en Cham-
pag-ne, non pas aux tranchées encore, mais en une
coquette petite ville, adossée à une montagne que cou-
vraient des vignes superbes; ses rues tortillées et
propres, riches en eaux, étaient bordées de vieilles
maisons où se conservaient toutes les traditions de
l'hospitalité française. Au reste, sur le blason de la
ville s'étalait un grand cœur, et le pays s'appelait
Vertus. L'accueil fut charmant ; il n'y eut qu'une
plainte parmi les habitants : certains n'avaient pas
assez de soldats à loger...
Le dimanche, l'union de l'élément civil et militaire
se retrouva aux offices. Pour mieux la sceller, ce fut le
curé de la paroisse, « charmant et spirituel, » qui parla
aux coloniaux , « et l'aumônier qui sermonna les
femmes* »,
Dans cette paroisse oi^i une personne qu'il consolait
lui avait répondu : « Je préfère être la veuve dMn
brave que la femme d'un lâche, » le Père Lenoir fut
à Taise pour donner des conseils « sur la manière
d'écrire aux absents des lettres qui trempent leur cou-
rage, au lieu de les amollir ».
Au reste, c'est dans les archives mêmes du canton et
dans les plus belles citations de guerre des Vertusiens
qu il avait puisé les exemples nécessaires pour appuyer
* Lettre du capitaine Muuuier, 18 Juillet.
198 LOUIS LENOIR S. J.
sa parole. Comment dès lors n'aurait-il pas trouvé le
chemin des cœurs?
Ces délices étaient trop parfaites pour durer. Dans
la nuit du 21 juillet, un grand branle-bas transporta le
réj^iment loin de toute civilisation, « en plein bois de
sapins sales et rabougris , dans la Champagne pouil-
leuse,... doublement bien nommée ».
Bivouaques au nord- est de Somme -Suippe, à qua-
torze kilomètres de Hans*, les coloniaux se trouvaient
ramenés à leur point de départ. En deux mois de vaga-
bondage légal, ils avaient bouclé le circuit Cham-
pagne-Picardie aller et retour. La pluie tombait à
verse nuit et jour, et l'on n'avait pas d'autre abri que
les toiles de tentes. Néanmoins la gaieté régnait. La
blague parisienne se croisait avec les galéjades du
Midi, et tous s'accordaient à dire que le gouvernement
était vraiment bien bon de payer tant de voyages aux
marsouins.
« Et surtout, répliquait un loustic, d'y ajouter les
charmes de la vie au grand airl »
* A la cole 171. Voir la carte, p. 127.
CHAPITRE XI
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE
LE « CAFARD » d'uN APOTRE.
LA PRÉPARATION MORALE DU SOLDAT
(Août, Septembre 1915)
Le voyage circulaire procuré au 1^"^ corps colonial
s'expli([uait cependant fort bien. On espère, au com-
mencement de juin, que la percée se fera au nord
d'Arras : on y transporte les marsouins. Malgré d'ap-
préciables succès locaux, le commandement renonce
vers la mi-juillet à ce champ de bataille : les marsouins
en sont retirés. C'est simple. Et, en les voyant revenir
en Champagne, les espions allemands qui pullulaient
à Châlons comprirent de quel côté cela allait chauffer.
Au point de vue psychologique, peut-être eût-il
mieux valu ne pas les ramener si tôt dans une région
dont la tristesse était multipliée pour eux par le sou-
venir de tant de camarades morts. Mais mieux que
personne ils connaissaient le terrain d'attaque.
L'offensive de Champagne devait, sous la haute di-
rection du général de Castelnau, être menée par la 4®
et la 2e armée, celle-ci dénommée provisoirement, dans
le but de dérouter l'espionnage, armée de l'A. G. A. G.*.
C'est à cette dernière, commandée par le général
Pétain, que le l*"" corps colonial fut rattaché.
Ayant ce transfert, le général de Langle de Cary,
C'est-à-dire armée de L'Adjoint du Génârdl des Armées du Centre.
200 LOUIS LENOIR S. J.
commandant de la 4^ armée, avait tenu le 29 juillet à ve-
nir accrocher lui-même la croix de guerre au drapeau du
4^ colonial. Et au défilé qui suivit, « le régiment, dit
le Père Lenoir, fut universellement jugé superbe ». A
voir la perfection de sa manœuvre, on aurait pu redire
des marsouins le mo-t du maréchal Macdonald au sujet
de la Grande Armée : « Ils sont comme cousus en-
semble. »
C'est de la même allure, dans quelques semaines,
qu'ils graviront les premières pentes de V Annulaire.
Pour le succès de la bataille prévue, une chose s'im-
posait d'abord : l'organisation du secteur.
Le 4*^ colonial y fut appliqué. Mais, des milliers de
coups de pioche qu'on lui infligeait, la terre se vengeait
en décelant les chantiers, boyaux ou places d'armes,
que l'on ne pouvait guère plus dissimuler aux avions
que des barres de craie sur un tableau noir. Aussi les
équipes de terrassiers qui partaient chaque soir au
crépuscule, revenaient assez souvent, à l'aube, portant
des morts.
Pendant le jour, on aménageait le bivouac autour de
la cote 171 , à deux kilomètres au nord-est de Somme-
Suippe. Les pluies ayant cessé, dans ce parfum de
résine respiré à pleins poumons, tous se sentaient revivre.
A peine lâchée dans le bois, l'ingéniosité des mar-
souins s'était donné libre carrière. En les voyant si
prompts à construire huttes et villas, — avec jardins ! —
le Père Lenoir songea tout de suite à faire dresser une
chapelle. Il le constatait une fois de plus : pour une
foule un « lieu de prières » est nécessaire à l'entretien
de la vie chrétienne.
« L'insouciance de ces hommes est incroyable et me
désole, écrivait-il au Père Courbe. Si vous saviez quelle
angoisse me prend et quel cafard aussi parfois!...
Ignorance ou indifférence de la masse, hostilité de cer-
tains... Et la mort est tout près! »
AVANT LA BATAILLE DE CIIAMPAGiNE 201
Aussi, pour décorer sa chapelle, réclame-t-il dans le
plus bref délai à Versailles des drapeaux français et
alliés et « des chromos artistiques ».
Pour le 8 août, l'installation était achevée. Par une
coïncidence singulière, la messe de ce jour (11^ di-
manche après la Pentecôte) commençait par ces mots
des Psaumes : Dieu habite dans le sanctuaire qu'on
lui a consacré. Il unit dans un même cœur tous ceux
qui viennent l'y chercher. C'est lui qui leur donnera
la force et la victoire.
Ne croirait-on pas, s'écria raumônier, ce psaume choisi
tout exprès pour Tinaug^uration de notre chapelle? Dieu
habite... Oh! c'est un sanctuaire bien modeste; mais vous
l'avez élevé de vos mains, dans la terre blanche et ia résine;
c'est l'œuvre du rég-iment. Les Allemands ont des chapelles
roulantes, comme des cuisines roulantes. C'est plus pratique;
mais combien j'aime mieux vous voir, partout où nous
passons, ici comme à Virginy, élever vous-mêmes la cagna
du bon Dieu ! C'est l'âme de la France qui vous inspire ;
celle qui, dans la construction des cathédrales, mettait toute
sa foi de iille aînée de l'Eglise, tout son génie d'ordre et de
beauté, toute sa finesse d'artiste; celle qui, en vous, ne con-
çoit pas de village sans chapelle. 11 lui faut, à cette âme,
riiommage rendu à Dieu, souverain maître de la grande
lami'le qu'est le régiment. 11 lui faut l'abri où elle se recueille
pour prier et s'entretenir seule à seul avec notre Père qui est
aux cieux... Ce Dieu nous donnera force et victoire: la vic-
toire, oui, demain; mais la force dès aujourd'hui, la force
d'âme, la force de faire votre devoir. Ces drapeaux, nous en
décorerons un jour quelque cathédrale du Rhin ; mais
il'abord cet abri de fortune et beaucoup d'autres peut-être...
CeUe force d'âme nécessaire pour savoir attendre, vous ia
trouverez ici dans la sainte communion.
Et il terminait par un profond appel à venir commu-
nier « non seulement au moment de la messe, mais à
toute heure, s'ils ne pouvaient faire autrement ».
202 LOUIS LENOIR S. J.
•
Pour secouer cette torpeur, il comptait sp(^cialement
sur les fêtes du lo août. « Priez beaucoup, écrivait -il
de diirérents côtés, pour que TAssomption soit l'occa-
sion d'un renouveau de vie chrétienne dans, mon rég^i-
ment. » Pourquoi Dieu permit-il que cet espoir fût
trompé? Qui pourrait le dire?... Mais à la lecture de la
lettre qui suit, nul n'osera, pensons -nous, regretter
cette déception ; et l'on songera plutôt à bénir un con-
tretemps qui nous vaut de pénétrer à fond une âme de
saint et de connaître le « cafard » d'un apôLre.
Très cher ami, je vous écris au soir de l'Assomption, le
cœur navré. Cette belle fête du 15 août, doù j'attendais
tant de bien, — car, malgré tout, la plupart de mes pauvres
Mocos ont un reste d'amour pour la « bonne Mère », —
cette belle grande solennité a été sabotée par le diable.
La semaine dernière je vous écrivais d'un bois de pins, où
nous bivouaquions, en seconde ligne, occupés à des travaux
de tranchées. Au milieu des trous où se terrait le régiment,
nous avions dressé une ravissante chapelle à ogives et nous
l'avions ornée avec amour. Avec drapeaux et chromos venus
de Paris , un artiste nous avait fait une décoration superbe,
la plus jolie décoration de guerre que j'aie encore vue. Quand
nous fêterons le retour dans votre chapelle de congrégation,
à N.-D. de la Paix, je vous en montrerai le topo. Notre -Sei-
gneur était là, enveloppé des trois couleurs; à toute heure
du jour et de la nuit on venait le recevoir. Mon trou était à
côté. Et peu à peu, les vilains souvenirs des semaines de
repos s'effaçant, les idées sérieuses revenant avec les obus.
je sentais à nouveau l'emprise de la grâce sur les âmes;
mon « cafard » s'en allait. La nuit surtout, à l'heure des
Nicodèmes, il y avait affluence et bon travail : certaines de
ces dernières nuits, sous les pins, dans une fraîcheur déli-
cieuse qui contrastait avec le décor de guerre et le bruit des
balles et où tout inclinait au recueillement, aux conildences
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 203
douloureuses, à la contrition, aux adieux; où, successive-
ment, au pied de l'arbre, s'asseyaient l'apache à qui le passé
pesait trop lourd et le converti de quelques jours ou de
quelques semaines qui, déjà, dans ses communions hâtives,
avait entendu l'appel et demandait direction pour la réforme
de son caractère et la préparation d'une yie parfaite, — ces
nuits-là resteront parmi les meilleures de ma vie. Et puis
tous savaient l'approche du 15 août. Le colonel réclamait
une grand'messe en musique, réédition de nos cérémonies
solennelles de Pâques, de Jeanne d'Arc, de la Pentecôte, du
14 juillet. Autour de notre chapelle, dont les panneaux
gothiques s'enlevaient à volonté, un grand espace libre était
laissé, abrité par les pins des regards ennemis... J'escomptais
de 7 à 800 communions.
Et subitement, en pleine nuit, l'ordre est arrivé de partir,
pour occuper le secteur le plus désavantageux que nous
ayons encore eu, au point de vue apostolique : une forêt de
chênes * , séparée des Allemands par un marécage , donc en
sécurité à peu près complète ; d'ailleurs peu de marmites,
peu de fusillades; mais une étendue considérable, en largeur
et en profondeur : impossibilité pour les hommes de venir
me trouver à leurs rares moments de loisir, et donc suppres-
sion de presque toutes ces communions diurnes et noc-
turnes; — il n'y a plus que celles que je puis leur porter,
bien restreintes vu le nombre de kilomètres à parcourir et le
mode de groupement des hommes en ligne. Hier, après un
premier découragement, j'avais repris espoir : les chefs de
bataillons, désireux de fêter et de faire fêter à leurs hommes
l'Assomption, s'étaient prêtés à mon projet de multiplier
les messes un peu partout dans la forêt : je crus même entre-
voir là une ingéniosité nouvelle de notre bonne Sainte
Vierge, qui faciliterait la communion de tous, plus encore
qu'une grand'messe commune.
Eh bien! mon pauvre cher ami, toutes ces messes ont été
vaines; de 6 heures du matin à midi, j'ai couru tout le bois
avec ma chapelle portative, ici disant la messe moi-même,
plus loin la faisant dire par un prêtre soldat : nulle part les
hommes n'ont pu y assister, sauf quelques rares unités. En
' L* bois d'Hauzy, à l'est de Ville- sur-Tourbe.
20i LOUIS LENOIR S. J.
un endroit, c'est la pluie qui nous obligeait à suspendre;
ailleurs, les compagnies étaient, au dernier moment, dans
rinipossibilité de se déplacer; ailleurs, un travail imprévu
avait fait passer à tous une nuit blanche et Ton venait de
s'endormir quand j'arrivais ; ailleurs, malentendu sur le lieu ;
et Faprès-midi je rencontrais encore des groupes cherchant
la messe. J'étais l'ourbu, mais désolé plus encore. Alors...
Le Père Lenoir sans doute va prendre un peu de
repos... Et certes il en avait bien le droit.
Alors je suis reparti, avec Notre-Seigneur sur moi,
comme toujours, pour donner la communion à ceux qui la
voudraient. Mais que faire en une soirée dans cet immense
secteur? J'ai pu voir quelques compagnies seulement, donner
çà et là, dans les taillis, le divin contenu de ma custode, et
la nuit est déjà venue, sans même que j'aie pu aller là-bas,
à l'autre bout, voir quelques enfants qui, la semaine der-
nière, m'avaient supplié de leur porter Notre-Seigneur s'ils
étaient aux tranchées pour le 15 août. N'est-ce pas navrant?
Et pour comble, en cette misérable tournée de l'Assomption,
j'ai ramassé, sous les créneaux même, quelques mauvais
livres et images obscènes.
Pourquoi cette malédiction du bon Dieu sur notre
15 août? Pourquoi n'a-t-il pas pu venir à ces centaines d'âmes
qui, dans quelques jours, paraîtront devant lui? Car ce que
nous devions faire près d'Arras quand on nous y a subitement
transportés, nous le ferons sans tarder, ici ou ailleurs, et ce
sera la grande tuerie. L'Assomption devait les y préparer;
aucune fête ne la remplacera d'ici là. Et alors? — Je me
demande quel a été l'obstacle aux grâces nécessaires; et j'ai
grand, grand'peur que ce soit moi. Si vous saviez, cher bon
ami, combien j^e suis inférieur à la tâche ! Les « courriers des
soldats » et aulres feuilles de nos amis, tout en me faisant
plaisir et bien par le récit de ce que font les saints sur tout
le front, m'agacent au suprême degré quand elles font allu-
sion à l'aumônier des coloniaux : dans ce milieu très spécial,
n'importe qui aurait fait dix fois plus que je n'ai fait. Main-
tenant plus que jamais je aie sens impuissant, incapable, je
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 205
ne sais que faire, que dire; vis-à-vis de Notre-Se!g:neiir
comme vis-à-vis des soldats, je suis paralysé, — et je sais
qu'un compte terrible me sera demandé, que je ne pourrai
pas rendre. Priez beaucoup, beaucoup pour moi, excellent
ami, — non pas à cause de moi, qui n'en vaux pas la peine,
mais à cause de mes pauvres marsouins, dont je ne sauve
pas les âmes.
Voilà mon 15 août! Et vous? Que de fois, aujourd'hui, en
polissant dans la boue de ma forêt, en quête inutile d'âmes à
laver ou à nourrir, j'ai pensé à vous qui, là -bas, fêtiez splen-
didement notre Sainte Vierge et, par elle, gagniez à Notre-
Seigneur vos chers blessés !
Demandez surtout deux choses au bon Maître, à la Sainte
Vierge, à saint Joseph... : d'abord que je ne sois pas un
obstacle à leurs grâces, mais que je sois en tout et en chaque
instant tel qu'ils me veulent (dans ma manière de faire, de
dire, de penser...) pour le règne de Dieu dans mon régi-
ment; — ensuite qu'avant les prochains combats nous puis-
sions avoir quelque messe ou cérémonie générale qui rem-
place notre 15 août manqué, et où communient tous ceux
qui auraient communié ce matin, et d'autres, beaucoup
d'autres encore, à la façon du bon Dieu qui fait ses seconds
plans plus beaux que les premiers, — quand on'le mérite'...
Telle est cette lettre du 45 août, dont plusieurs
n'ont jamais achevé la lecture sans pleurer. Y a-t-il,
dans la vie des Saints, beaucoup de commentaires plus
émouvants du servi inutiles sumus ? La soif des Ames
allait vraiment chez le Père Lenoir jusqu'à la tor-
ture.
Or, tandis qu'il s'accusait ainsi, de combien de tail-
lis et de guitounes, s'envolaient des lettres qui pro-
clamaient l'éloge de l'aumônier !... « Ce bon Père
l.onoir, écrivait un de ses visités du jour, le capitaine
(ioville, m'avait promis une messe pour le 15 août...
Il a tenu sa parole : j'ai été fort heureux. Rien n'est
plus triste que ces jours de fêtes passés sans rien qui
* Lettre au Père Courlie. /5 août.
206 LOUIS LENOia S. J.
élève l'Ame et fasse un peu oublier le côté matériel et
les peines de l'heure présente. »
Dans l'exc-itation de leurs premières permissions, les
marsouins, qui commençaient à sillonner la France,
n'oubliaient pas leur aumônier et chantaient ses
louanges à Tenvi. Et malheur à qui paraissait les
prendre « à la biague » ou croire qu'il y avait mieux !
Tout récemment, ils avaient entrepris sur ce chapitre
un « biffîn de 2* classe » , qui ne chercha pas à les
contredire.
J'ai entendu avant-hier, sans l'avoir provoqué, un éloge
magnifique du Père Lenoir par deux de ses coloniaux. Sans
se douter que je le connaissais et qui j'étais, ils ont com-
mencé à parler de leur aumônier, « leur évêque, » comme
disait Tun. « Un type épatant, merveilleux, toujours dans
les tranchées ou les boyaux, canne à la main, sans le moindre
souci des balles et marmitages. Malheureusement il se fera
tuer, y a pas de doute; mais celui-là, quoi qu'il arrive, peut
être sûr qu'on ne le laissera pas aux Boches. Il a la Légion
d'honneur et il la mérite. Blessé à l'épaule par un obus, pas
évacué. Un coup de pied de cheval aux côtes, pas évacué.
Et connu de tous, familier avec chacun. Toujours des cigares,
des cigarettes, des gâteries. Et la prière du soir aux tran-
ché^îs ! En voilà un évêque 1* »
Mais lui se déclarait serviteur inutile... et môme ser-
viteur coupable.
Au reste, dans le « ciel noir, très noir » du Père, une
éclaircie ne tarda pas à briller. Les confidences de
l'Assomption eurent pour épilogue, quarante -huit»
heures après, une nouvelle lettre :
Très cher ami, il est minuit; je reviens de porter Notre-
Seigneur à plusieurs kilomètres d'ici, à travers notre forêt,
à deux enfants tout fraîchement convertis, qui, ne l'ayant
* Lettre du Père Chantre au Père Foreau, :^0 JiiiLiel 1915,
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 207
pu recevoir ces jours derniers, se mouraient de faim..
Et je rentre, le cœur un peu moins serré .. en pensant que
l'amour généreux de quelques âmes peut compenser aux
yeux du bon Maître rmfidélité de beaucoup. Toute ta jour-
née je vadrouille amsi, le portant sans amour, mais çà et là,
dans une tranchée, derrière un buisson, au fond d'un terrier,
le donnant à des âmes qui l'aiment. Ces jours-ci la distribu-
tion a été assez abondante pour me consoler un peu de notre
Assomption manquée Tout à l'heure j'étais même tout
réjoui par la ferveur de ces deux petits, agenouillés en plein
bois, tandis que des rafales d obus nous passaient par-dessus
la tête. En partant, ils me disaient « C'est si bon! C'est le
ciel! » et me suppliaient de ne pas les laisser un jour « sans
Lui ». Mais le temps de voir 3 500 hommes épars sur le
front immense' ?
Ce bois d'Hauzy, protégé par la Tourbe au nord, par
TAisne à l'est, était alors d'une défense facile, qui
permettait aux hommes de se refaire Ce n'était évi-
demment pas un secteur pour marsouins
Ls 4c colonial ne s'y trouvait que par raccroc, pour
permettre à d'autres troupes d'arriver. A la fin de sep-
tembre, en pleine période d'attaque, la lisière nord du
bois sera tenue par deux bataillons de territoriaux. Même
à l'arrière, jamais les coloniaux n'avaient joui d'un
pareil repos ; et plusieurs parlaient déjà de venir après
la paix, — c'est-à-dire sous peu, — se retirer en ces
lieux enchanteurs. Pour quelques jours, la guerre
n'était plus la guerre...
Imagineriez-vous que nos marsouins se baignent, pèchent
et canotent en avant des tranchées de première ligne ! Ces
tranchées sont derrière la Tourbe, qui est assez encaissée
dans les roseaux et les saules pour quon puisse s'y délasser
e-a toute tranquillité... Une voie ferrée traverse le bois : on y
circule en loory et c'est encore une distraction, et non des
* Au Pcre Courbe, uuit du 17-Iê noài.
2U8 LOUIS LENOIR S. J^
moindres, de celte vie bizarre. Par amusement, on a recons-
titué des gares, aux postes de gardes-barrières, avec signaux,
horaires, et tout un personnel qu'on croirait uwe bande
d'enfants jouant au « fufu », Quand on est fatigué de Ja pêche
dans la Tourbe ou dans l'Aisne, on fait de Téquilation; car,
autre bizarrerie de ce secteur, on peut aller à cheval jus-
qu'aux tranchées de première ligne et, sur une bonne lon-
gueur de plusieurs kilomètres, les longer toujours à cheval..*.
Lapins, chevreuils même, perdreaux sur les lisières, rien
ne manque. Nos hommes sont tous braconniers, cela
s'impose, et l'on est trop heureux de voir s'améliorer un peu
leur « ordinaire »*.
*
Dans la préparation des luttes prochaines, les Ames
ne pouvaient être oubliées.
On connaît les trois équations où le maréchal Foch a
condensé Tun des principes de guerre qui lui tiennent
le plus au cœur : « Guerre = département de la force
morale. Bataille =: lutte de deux volontés. Victoire =^
supériorité morale chez le vainqueur, dépression morale
chez le vaincu^. »
A l'approche de roffensive, il fut recommandé dans
tous les régiments de multiplier les causeries, « desti-
nées, — comme on disait — à exalter l'enthousiasme ».
Dans un régiment de marsouins, qui voisinait alors
avec le 4®, Tune de ces réunions est restée célèbre. Le
commandant Posth avait réuni son bataillon. En
quelques phrases il avait dit à ses hommes ce que la
France attendait d'eux et pourquoi une fois de plus on
allait se battre. « Puis un commandement bref : « Pré-
* A ses parents, 19 noùl.
* Des principes de U guerre, p. 270
AVANT LA BATATI-LE DE CHAMPAGNE 200
sentez armes ! » Le commandant Posth porte la main
à son casque et d'une voix haute : « Je salue ceux
<r d'entre vous qui mourront demain. » Le lendemain
le commandant Posth, première victime glorieuse, tom-
bait frappé d'une balle au front*. »
Au 4* colonial, le rôle de préparer les cœurs était
surtout dévolu à l'aumônier. Mais sa méthode n'était
point tout à fait identique. « Force morale » n'est pas
équivalent d' « enthousiasme exalté ». Celui-ci pris h
part pourrait produire l'effet d'une coupe de Champagne
sur un tempérament anémié. Le Père ne cherchait
point la mousse, mais le solide.
Pour proclamer l'aide puissante fournie au comman-
de-ment par le Père Lenoir, il n'y a qu'une voix.
« Dans toutes les attaques, écrit le capitaine Monnier,
je suis convaincu que la valeur du 4^ colonial a été
doublée, simplement par sa présence. » Un autre,
capitaine dans l'artillerie coloniale, ayant assisté par
hasard à une cérémonie du Père et ne sachant comment
rendre le coup de fouet moral qu'il venait d'éprouver,
osait écrire : « Son allocution à elle seule lui mériterait
la croix, — qu'il a du reste gagnée d'autre manière,
depuis longtemps ^ » Et le colonel Pruneau — mainte-
nimi général — : « Je vous assure que jamais chef de
corps ne trouva un auxiliaire aussi précieux pour le
côté moral de l'éducation militaire en temps de guerre^. »
Parole qui doit être complétée par ce mot d'un soldat :
« Je demande tous les jours au bon Dieu de conserver
au 4e au moins son aumônier et son colonel; que
ferions-nous sans ces deux grands chefs*? »
Les deux illustres généraux du 1er corps colonial ne
1 Raconté par le général Puypéroux : La S" Division coloniale dans
la Grande Guerre, p. 53.
* Lettre du capitaine d'Ussel à son père, 19 septembre 1915.
3 Extrait d'une note adressée au colonel Dosse, chef d'E.-M. à
l'Armée d'Orient, 26 juillet 1917.
* L'infirmier Joucla ; lettre du 6 octobre 1915.
14
210 LOUIS LENOIR S. J
tiennent pas un autre langag-e : « Pour faire du 4e colo-
nial un ré«j^iment d'élite , nous a dit le général Ber-
doulat, il n'a pas fallu moins que ces deux hommes :
le colonel Pruneau, qui s'en fît le premier grenadier,
et Tabbé Lenoir... » Quant au général Gouraud, on lui
a entendu répéter souvent que « le Père Lenoir faisait
à lui seul, pour une grosse part, la force de son régi-
ment* ». Et plus tard, à Beyrouth, alors que ses hautes
fonctions eurent encore étendu son expérience des
hommes, il répondait ainsi à une adresse vibrante des
anciens de l'Université Saint-Joseph : « Je ne m'at-
tendais pas à entendre le nom du Père Lenoir, ne
sachant pas qu'il avait appartenu à cette Université.
Vous avez touché là un des souvenirs les plus dou-
loureux et les plus beaux de ma carrière militaire...
Je puis bien vous dire que je n'ai de ma vie rencontré
un meilleur Français ni un meilleur soldat-. »
Il ne sera pas sans intérêt, à l'occasion de l'offen-
sive qui approche , de constater d'une manière un peu
précise comment les allocutions du Père Lenoir con-
tribuèrent à la préparation morale du combattant.
Le 4« colonial avait passé moins de trois semaines
sous les chênaies dHauzj. « A l'encontre des prévisions
désolées » de l'aumônier, il était revenu, vers le début
de. septembre, se grouper autour d'une église que les
souvenirs du printemps dernier rendaient bien chère
aux marsouins : on cantonnait à Gourtémont.
Par suite des travaux qui se poursuivaient, le Père
1 Témoignage du général Malcor, 'J^'ja.nvier 1916.
* Raconté par le R. P, Chanteur, 6 décembre 1919.
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 211
prévoit que la messe solennelle rêvée ne pourra se
célébrer. Sans perdre une minute, il imagine autre
chose : tous les matins, sous forme d'office mortuaire,
une messe pour chaque compagnie, à tour de rôle.
Par esprit de -corps et par amitié, beai coup y vinrent qui
ne seraient pas venus à la messe d'ensemble, et ce fut pour
eux roccasion d'entendre les grandes vérités chrétiennes et
souvent de prier, puis de se réconcilier avec Dieu et de com-
munier...
Des instructions qui eurent lieu durant ces quinze
jours, onze nous sont parvenues, qui vont nous per-
mettre de détailler un peu sa méthode.^
Un mot la caractériserait assez exactement : le Père
Lenoir fut sincère. Pour encourager les marsouins, il
n'essaya jamais de leur dissimuler leur calvaire ni
d'insister sur les symptômes d'usure qui se manifes-
taient chez les Allemands. Loin de camoufler la pen-
sée de la mort, il y revient presque chaque fois. Pour
ceux qui s'y trouvent condamnés, il estimait salutaire
de se familiariser avec elle et de s'habituer à ne pas y
voir « l'épouvante finale » dont parle Loti dans sa
lettre à William Brown. Glorifier le sacrifice des cama-
rades disparus, n'est-ce pas atténuer d'autant le fré-
missement que notre chair éprouve à les imiter? Trans-
figurer leur sort en rappelant les certitudes divines,
n'est-ce pas le meilleur fondement, — le seul raison-
nable, — qui permette de le proclamer « le sort le plus
beau, le plus digne d'envie »?...
« Bienheureux ceux qui meurent dans le Seigneur! »
explique le Père Lenoir à la 5<^ compagnie, le 3 septembre.
Plus haut que la ruine des corps, l'Eglise voit la naissance
des âmes... Et quand nos camarades nous quittent, nous
avons là notre meilleure, notre seule consolation,.. Mais
pour les retrouver, pour mourir avec le Seigneur, soyons
noui-mémes lidèles et chrétiens comme Dieu veut...
212 LOUIS LENOIF S, J.
Le lendemain, pour faire comprendre à ceux de la
3e compagnie ce que c'est que prier pour les morts, il
rappelle le dog-me des fins dernières et surtout du pur-
gatoire.
Le 5 septembre ramenait à TEvang-ile la résurrec-
tion du fils de la veuve de Naïm. C'était aussi l'anni-
versaire de la victoire de la Marne.
Pour renouveler cette victoire, pour Tachever, s'écrie
raumônier, il est une force plus importante que toutes, celle
de la foi chrétienne vivante dans les âmes. L'avez-vous? Est-ce
qu'elle ne dormirait pas au fond du cœur de quelques-
uns ? Est-ce que certains ne se sont pas reconnus dans le jeune
homme de Naïm ? Vous qui paraissez pleins de vie, ne seriez-
vous pas des cadavres? Est-ce que vos mères n'ont pas suivi
en sanglotant le cortège funèbre qui emportait à la tombe,
avec leurs plus belles espérances, la foi et la pureté de votre
première communion?
Et reprenant à son compte le cri de « Debout les
morts ! » il montrait que ce n'était pas ici simplement
un mot, mais, grâce à la confession et à la communion,
une réalité.
Le 8 septembre, ce fut pour les morts de la 2e com-
pagnie que l'on pria.
Cette fête de la Nativité de la sainte Vierge, dit le Père,
est marquée dans vos villages et vos villes, — à Notre-Dame
de la Garde, à Fourvière, au Puy, — par des solennités,
processions, illuminations... Ici des pensées de deuil... Mais
si notre service funèbre jette un peu de tristesse sur notre
fête de la sainte Vierge, la fête de la sainte Vierge jette beau-
coup de consolation sur la pensé*y de la mort, car Marie est
notre Mère et la porte du ciel.
Le 9 septembre, c'était au tour de la i" compagnie.
« Quand nous fixions cette messe, déclarait-il en com-
A.VANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 213
mençant, nous ne pensions pas qu'elle aurait une telle
actualité... » En effet, trois jours auparavant, un obus
malheureux était tombé en plein milieu de la compa-
gnie et avait mis hors de combat vingt-trois hommes,
dont six étaient déjà morts et plusieurs autres en
grand danger. Le Père n'essayait pas de cacher son
émotion, tant il ressentait « d'amour pour cette com-
pagnie, qui se distinguait sans cesse aux assauts et à
l'église D.
Quelques-uns prennent occasion d'accidents semblables
pour dire : La mort fauche en aveugle, c'est la destinée!
Nous disons au contraire: Ce qui en fait douter quelques-uns
devrait les faire croire. Ces jeunes gens, c'est en vain
qu'ils auraient offert leur sacrifice? Ces pères de famille, il
ne resterait plus rien de leurs affections? Une autre vie
s'impose et un Dieu pour les récompenser.
Malgré les prévisions, Tordre d'attaque n'arrivait
pas. En ligne, ceux qui espéraient être relevés ou
dépassés, s'impatientaient, s'exaspéraient. Les audacieux
brûlaient de bondir ; tous désiraient voir s'achever les
énervements de l'expectative.
Le 12 était un dimanche. Dans la pensée de beau-
coup, l'attaque devait être enfin pour le lendemain.
L'aumônier prit pour texte de son discours une « vieille
prière de nos livres liturgiques, datée du vin® siècle, que
l'on rencontre parfois sous le nom de prière de Charle-
magne* ». On y demande la force d'accomplir toujours
vaillamment son devoir.
* Voîci le texte que citait le Père Lenoir: Dieu tout -puissant et
éternel, qui avez établi iempire des Francs pour être dans le monde
l'instrument de votre volonté, la gloire et le rempart de votre sainte
Église, daignez accorder aux fils suppliants des Francs votre lumière,
a/i'i qu'ils voient ce qu'ils ont à faire pour étendre votre règne dans
le monde, et votre force, afin qu'ils accomplissent vaillamment ce
que votre lumière leur aura montré.
214 LOUIS LENOIR S. J.
Je sais l)icn que tous vous voulez le faire ; je sais qu'à la
vue de ces armements formidables qui nous préparent la
trouée, beaucoup d'entre vous trépignent dimpatience : ils
voudraient avoir déjà vécu ces minutes enthousiastes où
nous franchirons les crêtes 191, 199, de la Main de Mas-
sives...
Si nous devons y tomber, tant pis ! . . . Tant mieux ! bien plu-
tôt, car les camarades passeront sur nous. Dites-moi s'il est
mort plus belle que celle-là, un matin de victoire, en ouvrant
la brèche par où passera le drapeau et, avec lui, Tâme de la
France rendue au grand air de la liberté I
Vous les entendez, n'est-ce pas, tous ces camarades
tombés à Massives, à Beauséjour? Ils vous appellent pour
les venger. Tandis que leurs corps sont restés là-bas entre les
lignes, leurs âmes sont montées au ciel vivantes. Aujour-
d'hui elles reviennent avec vous, frémissantes à la vue des
grandes choses que vous allez accomplir au lieu même de
leur sacrifice. Elles sont là pour vous armer, vous guider.
Et puis elles vous parlent du Fortin, du Cratère; elles
évoquent toutes les souffrances de l'hiver passé, la pluie, la
boue, le froid, la faim, l'attente anxieuse des mines, et c'est
assez vous dire qu'il ne faut pas revivre un pareil hiver,
qu'il faut en finir...
Mais, en père vigilant qui connaît les tressaillements
du cœur humain, le prêtre ajoutait aussitôt :
Cependant, mes chers amis, pour nous prémunir contre
toute défaillance, il nous faut implorer le secours de Dieu:
Lui seul peut nous assurer que, q-uoi qu'il arrive, nous ne
faiblirons pas... Si nous l'avons avec nous, la mort n'a plus
rien d'effrayant : nous savons qu'elle nous transportera au
ciel, où nous retrouverons pour toujours, dans une affection
plus entière et plus douce encore qu'ici-bas, ceux que nous
aimons. Voilà pourquoi l'un de nos meilleurs camarades,
caporal de la 4© compagnie, avant de faire héroïquement son
devoir et d'être tué à Beauséjour dans ce fameux assaut du
8 avril, qui restera une des plus belles gloires du régiment,
écrivait, tranquille, à sa mère : « Si jamais je suis parmi les
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 215
victimes, vous aurez la plus grande des consolations en
sachant que je suis mort en chrétien... »
Dernièrement un aumônier allemand prisonnier affirmait à
qui voulait l'entendre la supériorité de son armée et la certi-
tude de sa victoire... Or il se trouva assister à Tune de nos
messes militaires où Tensemble des soldats firent la sainte
communion; il fut stupéfait, désorienté. « Je ne savais pas
cela, répétait-il, je ne m'en doutais pas; en Allemagne on ne
communie pas autant. S'il en est ainsi dans toute l'armée
française, vous êtes beaucoup plus forts que nous croyons. »
Si cet aumônier allemand était ici à Courtémont cette
semaine, que dirait-il?...
*
L'attaque fut encore remise. Les 1 200 pièces d'artil-
lerie lourde qui devaient battre le front de Champagne
n'étaient pas complètement installées ; et malgré Tacti-
vité de l'escadrille C/51 , les réglages n'étaient pas au
point.
Le Père profite de ces délais pour continuer le ravi-
taillement des âmes. Le 16 septembre, en la fête de
saint Cyprien, il rappelle l'admirable lettre où l'évêque
de Carthage, « avant l'attaque des persécuteurs, recom-
mande de munir les combattants du corps du Christ,
qui seul donne la force suffisante. Ceux que nous
exhortons à la lutte, disait le saint, ne hs laissons pas
sans armesK.. » Le Père Lenoir agit d'après ces con-
seils. En dehors même des messes quotidiennes, tous
les soirs, après le salut et le sermon, avait lieu une
communion très suivie : 200, 300, 400. Encore n'y
avait- il que « la moitié des hommes présents au can-
tonnement... Il est vrai, ajoutait- il, que nous sommes
ici avec le 88^ territorial, composé en majeure partie
de Bretons ».
' Quci horluinur ad prœliurn non inernies relinquanius, sed proiec-
iione corporis Chrisli niunianms.
216 ^OUIS LENOIR S. J.
Après chacune de ces communions, le Père formu-
lait à haute voix une action de grâces adaptée aux cir-
constances : les actes d'adoration, de remerciement,
d'offrande, de supplications s'échappaient de son cœur
en traits de feu.
Ce n'était pas assez. Pour obtenir à l'holocauste de
ces hommes le maximum de mérite, le prêtre leur pro-
posait la plus héroïque des prières. « Ensemble nous
nous abandonnions avec coniiance à la volonté du bon
Maître;... puis, protestant de notre volonté de lui res-
ter toujours fidèles, nous lui demandions, au cas où
nous devrions plus tard manquer de parole et perdre
le ciel pour l'enfer, de nous prendre tout de suite*. »
Et tel était le degré de ferveur où Taumônier avait
su hausser toutes ces âmes, que, pas une fois dans les
innombrables lettres qui nous sont passées sous les
yeux, nous n'avons surpris la moindre critique ni
même le moindre étonnement sur cette prière, dont la
formule aujourd'hui, loin des événements, nous donne
un lésrer frisson. Tant le ravonnement de la sainteté
arrive à faire trouver naturel ce qui surpasse la nature
infiniment!
*
Une étude sur la bataille de Champagne, commu-
niquée à la presse en octobre 1915, parlait ainsi de la
préparation morale du soldat : « La bataille a pris
désormais la forme violente , meurtrière et brève d'un
* Au R. P. de Boynes , 27 septembre. ^- S'il est vrai, comme on le
déduit aisément de saint Paul, que, pour faire une communion plei-
nement sanctificatrice, il faut, au lieu de recevoir passivement l'Hostie
qui s'immole pour notre rachat, vouloir nous immoler nous-mêmes
avec elle, ccmment des soldats qui, après leur communion, s'offraient
ainsi n'en auraient-ils pas retiré des fruits abondants de sanctifica-
tion? Cf. Vidée Réparatrice, par le P. Raoul Plus, pp. 122-127, Beau-
chesne, 1919.
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 217
assaut. Or toute troupe n'est pas une troupe d'assaut.
Il y faut des unités parfaitement homogènes, où chaque
homme connaisse son voisin et puisse compter sur
lui^.. »
La cohésion des volontés, voilà un point sur lequel
le Père Lenoir revient plus d'une fois durant ces jours
d'attente ; conseil d'autant plus nécessaire que les
retards mettaient aux lèvres des mots d'énervement et
de critique. .Et justement l'épître du 3® dimanche de
septembre (i7e après la Pentecôte) rappelait l'exhorta-
tion faite par saint Paul aux nphésiens de conserver
toujours entre eux l'unité d'esprit.
Vous devez l'avoir entre vous d'abord, pour vous aider les
uns les autres et, aux jours d'attaque, pour appuyer votre
faiblesse mutuelle et procurer de gauche et de droite Tentraî-
nement de vos voisins.
Tout cela, bien entendu, ne va pas sans sacrifice de
l'amour- propre et de régoïsme. Mais, comme le disait un de
nos camarades dont le bras venait d'être emporté par un
obus : a La France vaut bien ça ! »
L'aumônier insistait encore davantage sur une autre
coordination exigée par un plan d'attaque aussi formi-
dable :
Parmi les éléments à coordonner, les plus importants, les
plus difficiles aussi sont les intelligences et les volontés.
L'affection et la confiance réciproques, inutile de vous les
recommander; elles existent au 4« sous leur forme idéale,
celle de la famille. A chacun d'y joindre, quand le moment
sera venu, la docilité intelligente et généreuse.
Qu'on ne discute pas sur les rôles humbles ou brillants,
périlleux ou non ! Tous ne peuvent pas être à la même place;
» Illuslralion, 30 octobre 1915, p. 456.
"^^ LOUIS LENOIR S. J.
et fin moment qu'il s'agit de collaborer à une opération
crensemble pour délivrer la France, il n'y a plus de grands
et de petits rôles; il n'y a plus que de gj*ands rôles, avec de
bons et de mauvais acteurs... Vous en serez tous d'excel-
lents.
Pour cela, entrez franchement .dans les vues de ceux qui
commandent; efforcez-vous d'avoir la même pensée qu'eu'x
pour vouloir ce qu'ils veulent et faire ce qu'ils feraient s'ils
étaient à votre place.
« Obéir sans chercher à comprendre. » Absurde plaisante-
rie qu'il ne faut pasrépéter! En certains cas où les motifs
qui ont déterminé les chefs vous échappent, vous ne pouvez
comprendre le pourquoi de l'ordre, soit! Mais Tordre lui-
même, son énoncé, ce que le chef attend de vous, vous devez
toujours chercher à le comprendre le mieux possible, à vous
l'assimiler, à le faire vôtre, afin 'd'apporter à son exécution
toutes vos ressources, y compris celle de votre initiative
intelligente.
Voilà, convenons-en, un commentaire du Perinde ac
cadaver, qui dans un pareil cadre, en présence de nom-
breux officiers supérieurs, ne manque pas d'intérêt.
Chose remarquable, le Père Lenoir, qui n'avait certai-
nement pas lu les Principes de la guerre du maréchal
Foch, a reproduit ici jusqu'à ses expressions. Le pro-
fesseur de l'Ecole de guerre disait :
Discipline infellecfuelle, première condition, montrant et
imposant à tous les subordonnés le résultat visé par le supé-
rieur.
Discipline intelligente et active, ou plutôt initiative^
deuxième condition pour conserver le droit d'agir dans le
sens voulu...
• 11 vaut certainement mieux que la troupe exécute en conv
prenant...
Etre discipliné c'est agir dans le sens des ordres reçus, el
pour cela trouver dans son esprit, par la réllexion, la possi-
bilité de réaliser ces ordres*...
' Principes de la guerre, pp. 95, 97.
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 219
Par la simple méditation de la « Lettre de saint
lirnace sur l'obéissance », le Père Lenoir avait abouti
aux mêmes conclusions.
La péroraison du discours fut vibrante. Prenant acte
du nom que la liturgie donne à la communion : « le lien
des fidèles, parce qu'en les unissant tous intimement
au même Christ Jésus , elle les unit aussi entre eux
pour n'en former plus qu'un corps, qu'une âme, » il
lançait cet appel final :
Venez donc, venez tous recevoir Dieu présent dans
riiostie, et Lui-même, en vous unissant à Lui, vous donnera
de sacrifier tout ce qui fait obstacle à votre union parfaite
entre vous...
Un capitaine d'artillerie, qui assistait pour la pre-
mière fois à un office du 4e colonial, écrivait le soir
même son émotion d'avoir vu « pleurer à la messe ces
vieux brigands de marsouins » :
Je crois que la vieille Garde n'a jamais vibré davantage le
jour où le cœur leur battait le plus fort. Oh ! la belle troupe !
Je comparais cette cérémonie à une messe de minuit à
Liquelle j'ai assisté avant la guerre... Combien plus émou-
vante la ruée vers la communion de cette foule d'hommes,
prêts à mourir : généraux, colonels, marsouins, officiers,
tous d-ans le rang, alignés au pied de l'autel, à genoux, dans
le même ordre peut-être où ils seront couchés bientôt sur les
épaulements de... et de.. On sentait tellement que le sacri-
fice de toutes leurs affections était fait, sacrifice complet* !...
Cette fois les préparatifs étaient bien achevés...
Et pourtant, non! Trois compagnies de garde, — du
3e bataillon, — veillaient aux tranchées; seraient-elles
' L>ellre du capitaine d IJssel à son ^Orc.
220 LOUIS LENOIK S. J.
privées de leur communion? Une messe en plein air
fut décidée sur la position môme.
Mais il fallait la faire la nuit, de peur des avions...
L'autel fut dressé face aux Boches, entre les abris, qui
disaient toutes les misères des tranchées avec lesquelles nous
voulions en finir, et les tombes, dont nous avions creusé la
dernière le jour même pour un petit eng-agé de 18 ans. Elles
nous rappelaient, avec les camarades à venger, Taide céleste
de leurs âmes. Gomme décor de fond, à quelques mètres, le
col par où le régiment devait passer pour donner Tassa ut.
Au-dessus de Tautel, notre drapeau du Sacré-Cœur, claquant
au clair de lune. Une lanterne sourde éclairait le missel...
La proximité de Tennemi interdisait les cantiques. On
n'entendait que la prière du prêtre et le canon. Les obus
passaient en sifflant, semblant raser les têtes droites et s'en
allaient éclater bien au delà...
Au moment de la communion, quand tous péle-méle,
sans distinction de galons , se pressèrent autour de
l'autel, mendiant le pain des forts, le Père savait bien
que de tous ceux qui se trouvaient là confondus dans la
même prière plusieurs seraient sous peu fauchés par les
mitrailleuses. « Mais devant leurs cadavres, je pourrais
du moins rappeler à Jésus-Christ sa solennelle et
infaillible promesse : Celui qui mange ma chair a la vie
en lui et je le ressusciterai au dernier jour*. »
Le 9 septembre, le Père avait écrit : « Cette semaine
a bien vu douze cents communions. » Un beau chiffre
déjà. Mais pour les quinze jours qui suivirent (du 10
au 25) , quand il fit le compte des hosties distribuées,
il arriva au total de cinq mille. C'était, contre l'aute^ji
do tout mal, une triomphale revanche du jour de.
' Le récit de cette messe se trouve dans une lettre au R. P. dfl
Boyaes, du 20 septembre et dai\g les i>eux i^àrsoains de 1915,
AVANT LA BATAILLE DE CHAMPAGNE 22i
l'Assomption ; et pour l'apôtre une belle clôture de la
« mission » qu'il avait projetée le l^r juin, en commen-
çant le grand repos.
Portant ainsi dans le cœur Celui qui s'est fait vic-
time pour le rachat du monde, et unis à son sacrifice,
ces marsouins, dont plusieurs étaient des convertis
d'hier, étaient prêts à escalader l'autel sanglant de la
Main de Massiges. Leur prêtre allait y monter avec
eux.
CHAPITRE XII
L'ASSAUT DE LA MAIN DE MASSIGES
LE BASTION DE l'aNNULAIRE TROISIÈ.ME BLESSURE
(25 Septembre 1915)
« Le 4e colonial, a écrit le Père Lenoir, était choisi
pour enlever la position la plus formidable de la
fameuse Main de MassigeSj regardée elle-même comme
l'un des points du front allemand les mieux défendus.
Ce sont là des gloires qui coûtent cher... >/
Ces mots désignaient Y Annulaire , c'est-à-dire l'épe-
ron qui pointait le plus au sud et formait bastion.
A droite, jusqu'à Ville-sur-Tourbe, le front d'attaque
appartenait à la 3* division coloniale (5^ et 3e brigades) ;
à gauche de V Annulaire , le 4^, extrême droite de la
2e division coloniale, était en liaison directe avec le 8^,
qui attaquait le Médius; plus loin le 22e attaquait
ÏIndeXj tandis que le 24e, tenu d'abord en réserve,
maintiendrait surtout le contact avec le 20e corps.
Nous ne reviendrons pas sur la description de la
Main de Massigcs, assez connue de nos lecteurs par les
affaires du 28 décembre et du 3 février. Mais il est
bon de remarquer que, depuis lors, cette position natu-
rellement très forte avait été transformée par l'ennemi
en un véritable blockhaus, quadrillé de tranchées,
barbelé de réseaux et dont tous les abords étaient
enfilés par des mitrailleuses abritées sous des coupoles
d'acier et de béton. Immédiatement derrière, une
MAhN DE MASSIGES
L'ASSAUT DE LA MAIN DE MASSIGES 225
falaise à pic, — celle dont parlait Gœthe\ — terminée
au sud par un cirque dénommé le Creux de l'oreille^
avait permis aux Allemands d'aménager des galeries
en sapes à l'épreuve de tous les calibres et que seuls
auraient pu atteindre des obus venant de l'est. Aussi,
dans l'armée du Kronprinz, un dicton avait-il cours
qui pourrait se traduire ainsi :
Rien qu'avec deux laveuses
Munies de mitrailleuses,
On peut tenir bon
Sur le Nez du mont [Bergnase).
Ce « Nez », — j'en demande pardon aux puristes, —
c'était r « Annulaire » ; et je ne suis pas sûr qu'avant
la guerre on ne l'appelât point le « dos d'âne ».
* ¥
La préparation d'artillerie avait commencé le 22 sep-
tembre au petit jour. Même au plus fort de la bataille
de la Marne, jamais pareille canonnade n'avait roulé.
Pendant trois jours, sans autre répit que les intervalles
nécessaires aux observateurs pour régler le tir, les
positions ennemies disparurent dans une fumée mêlée
de poussière de craie. Sauf le 24, quand les patrouilles
sortirent vers il heures et 16 heures pour 3 es simu-
lacres d'attaque, la riposte ennemie fut assez faible, ce
qui parut de bon augure.
L'attaque s'annonçait d'ailleurs dans des 'conditions
excellentes. Le temps restait clair. A tous les échelons,
l'enthousiasme était vif. Par son ordre du jour, le
général de Castelnau avait tenu à ce que chacun con-
nût nos chances de succès. On savait que « les trois
' Voir plus haut, p. 103.
15
226 LOUIS LENOIR S. J.
quarts de l'armée française se ruaient à la bataille »,
que « sur le front de Champag-ne, 35 divisions fran-
çaises allaient donner l'assaut » , que « nous avions en
ligne 3000 pièces de campagne et 2000 pièces
lourdes »,
« Jamais, nous a raconté le général Pruneau, je n'ai
vu les troupes aussi galvanisées. » Les correspondants
du Père Lenoir tiennent le môme langage. « Tout le
4e colonial, dit l'un, était confiant à la victoire, grâce
à vos bonnes paroles et au bon savoir de ses chefs ^ »
Et un autre, jeune engagé de dix-huit ans, qui avait
respiré les gaz délétères et souffert à Beauséjour des
jets de liquides enflammés, écrivait :
Ce n'est pas des soldats, les Boches, mais des apaches. Mais
n'ayez crainte , je n'étais pas prêt à me faire faire prisonnier
pour le '25 septembre. Je ne voudrais pas être prisonnier de
pareils bandits; plutôt la mort! J'avais pris mes précautions
avant l'attaque. J'avais jusqu'à du poivre dans ma poche,
que j'avais eu aux cuisines. Car en cas où j'aurais été capturé,
n'ayant plus d'armes, j'aurais lancé quelques poignées de
poivre dans les yeux des ennemis qui m'auraient emmené et
j'aurais ensuite pris la fuite dans nos lignes. C'est un procédé
barbare, ajoutait le brave garçon, mais puisque les Boches
en font de même, on leur rend la pareille^...
Charmante délicatesse, qui se reproche le poivre,
alors que la grenade paraît chose toute naturelle!...
Au reste, son poivre ne devait pas lui servir ni l'empê-
cher d'avoir la clavicule brisée par une balle.
L'attaque, pour la 2^ armée, avait été fixée par le
général Pétain à 9 heures 15. Après une journée
passée tout entière à circuler parmi les retardataires
(( pour les préparer, comme le dit Hugon, en cas de
1 Jean Guinot, 9 octobre 1915.
2 Sébastien Montel, 22 novembre 1915.
L'ASSAUT DE LA MAIN DE MASSIGES 227
malheur », le Père Lenoir avait dit sa messe à minuit.
« A 4 ou 5 heures du matin, il nous rejoint dans le
grand boyau, avec deux musettes garnies d'un peu de
tout. Il nous dit un petit mot à tous, mais il se dépê-
chait pour visiter tous ceux qui devaient sortir les pre-
miers et leur donner un petit verre de ces bonnes bou-
teilles qu'il portait. On voulait lui aider, mais il disait :
« Vous êtes assez chargés \.. »
Quand il eut achevé sa tournée, son cœur le ramena
vers sa compagnie préférée, la 4e, celle dont il disait,
— dans une lettre dont il permit la publication de son
vivant, tant il craignait peu d'être contredit, — que,
grâce à Faction de son capitaine, elle était devenue
« en trois mois incomparablement supérieure à toutes,
religieusement et militairement ». Un an plus tôt, à
peu près jour pour jour, le capitaine Coville avait été,
dans ces mêmes parages, horriblement blessé à la
ligure. Accoudé cette fois dans un boyau près de ses
hommes, il disait au Père Lenoir :
Je n'ai jamais été aussi calme, j'ai 1 impression que j'en
sortirai sain et sauf: mais si je me trompe, ça m'est égal ;...
ou plutôt non, ça ne m'est pas égal à cause de ma pauvre
maman pour qui ce serait un coup terrible. Mais pour moi
je serais si heuieux de mourir tout de suite. On doit être si
bien là-haut! Elre fixé dans Tamour de Dieu, ne plus pou-
voir Toffenser, sentir toutes nos aspirations satisfaites, y
compris les affections de famille, puisque nous nous retrou-
verons tous là dans le bonheur et que ce sera si vite venu et
que ce sera pour toujours. Et puis, mon Père, pardonnez-
moi, vous allez me trouver très g^osse, mais je vous assure
que je serai si content d'entendre là- haut de la belle mu-
sique!... C'est une passion et je crois que le bon Dieu me
réserve là beaucoup de bonheur, une de mes plus grandes
* Helation de Joseph Hugon, folio 1,
228 T.OUTS LEVOTR S. J.
joies pendant l'éternilé, après sa possession, bien entendu.
Quand il voudra, je suis prêt^...
Cependant l'heure approche. Le brouillard assez
dense du matin, au lieu de disparaître, se résout en
une pluie fine ; les observations d'artillerie en seront
gênées et cela contrariera l'emploi des obus fumigènes
que l'on devait envoyer spécialement sur les bois au
nord de VIndex. La boue se fait visqueuse et lourde.
On ne marchera pas à l'aise.
Dans la tranchée de départ, ceux de la première
vague ont mis sans bruit baïonnette au canon. Les
visages sont graves. Debout sur les gabions, le colonel
Pruneau, ainsi que l'a représenté V Illustration du
20 novembre 1915, scrute les positions ennemies; puis,
consultant son chronomètre, il se retourne vers ses
hommes : « Mes p'tits, vous pouvez y aller. Montez
là-bas l'arme à la bretelle : je vous suis^! »
Les « p'tits » ne se le font pas dire deux fois. A
quelques mètres les uns des autres, les marsouins
s'élancent, il faut les retenir.
« Doucement ! doucement ! » dit le colonel.
« Ah! que c'était beau ce départ, écrira quelque
temps après de l'ambulance le capitaine Lairle. Que
nos troupiers sont admirables ! J'étais à la première
vague. Je me suis réellement cru aux manœuvres^.. »
* Lettre du Père Lenoir publiée dans l'opuscule : A la mémoire de
Pierre Coville, p. 12.
2 Carnet de campagne d'un observateur d'artillerie publié par Vil-
liistration du 20 nov. J915, avec de nombreuses photographies de l'as-
saut,
3 Au Père Lenoir, ê2 octobre 1915. Le capitaine Lairle fut promu
officier de la Légion d'Honneur à la suite de cette attaque, où, comme
le dit sa citation, il avait, à la tèfe de sa G»*, conquis saus désemparer
trois lignes de tranchées ennemies.
L'ASSAUT DE LA MAIN DE MASSIGES 229
« C'est beau, c'est inoubliable, on ne pense pas au
danger. Ces silhouettes là -bas sont déjà à la tranchée
Kreuter. Un combat à l'arme blanche s'y livre qui
dure deux minutes à peine. Et les silhouettes avancent,
disparaissent dans les boyaux.
« La deuxième vague, qui, elle, se dirige vers le Ver-
ger, en avant du Promontoire et du ruisseau de l'Etang,
est impatiente; elle sort avant l'heure fixée, tandis que
la première atteint déjà la base de V Annulaire. Les
chefs arrêtent leurs hommes qui veulent s'élancer.
— Mes braves poilus ! mes braves poilus ! » répète le
coloneP... »
Le début de l'attaque fut mené si vigoureusement
qu'en dépit de la réaction allemande les pentes sud du
plateau furent escaladées en un quart d'heure. Après
l'occupation des premières tranchées ennemies, la tâche
devint plus difficile.
Les Boches se défendaient énergiquement, brave-
ment, refusant de se rendre pour la plupart. On dut
lutter pied à pied dans un dédale de boyaux, à la gre-
nade, à la baïonnette, sous une pluie line, presque in-
cessante. Pas un instant de recul. On maintint constam-
ment le terrain conquis. Une mitrailleuse, qui avait
échappé au pilonnage des gros obus , gênait beaucoup
l'avance, et les Allenninds purent se maintenir long-
temps dans les tranchées qui coupaient le sommet du
plateau.
Toute la journée, raconte le Père Lenoir, nous avons pro-
gressé, mais lentement, et avec beaucoup de pertes (infimes
cependant en comparaison des perles allemandes que nous
constations au fur et à mesure). J'ai pu remplir mon minis-
tère, bien douloureusement consolant, jusqu'au soir...
* lUuslralion, 1. c. p. 538.
?.'0 LOUIS LRNOIK S. J.
La 4e compagnie s'était admirablement comportée.
Le petit homme au poivre en faisait partie.
Je vous dirai, Monsieur 1 aumônier, écriro-t-il plus tard,
que je n'ai pas entendu le bruit des projectiles boches. J ai
couru de mon mieux et je suis arrivé des premiers aux
lignes ennemies, où nous avons ensuite progressé petit à
petit. . Les tranchées hoches étaient presque comblées, telle-
ment notre artillerie avait donné... Là j'étais tellement con-
tent de voir les Boches en déroute que je me suis mis à
embrasser le caporal Hitan sans penser aux balles qui nous
sifllaient après... Vous me dites que depuis il a reçu une
balle qui lui a crevé les deux yeux : c'est terrible, tout de
même.
Puis, dans une tranchée où nous nous sommes mis, San-
tucci a reçu une balle explosive qui lui a enlevé le crâne et
projeté la cervelle près de moi. Nous ne nous arrêtions pas
de tirer. Mon fusil était bouillant; on prenait les cartouches
des morts. Une demi-heure après, Andréani est touché par
une balle au menton qui le tue net et tombe sur Santucci
déjà tué à mes côtés. Ce n'est pas pour cela que nous avons
lâché pied ; nous n'avions pas envie de reculer, chose que
nous ne connaissons pas au régiment... La 1^ compagnie est
toujours là! et quand elle j^agne du terrain, Tennemi peut
toujours essayer de le reprendreM...
Cet entrain était dû, pour une bonne part, au capi-
taine Coville. « Alors mon capitaine est mort ! s'écriait
le même enfant. Mais il n'a pas dû tomber en arrière,
l'en suis sûr : il était trop courageux. » Le soldat con-
naissait son chef. Parvenu à la première tranchée alle-
mande, le capitaine s'élançait crânement sur le parapet
de la seconde, quand une balle lui traversa la poitrine
de part en part. La respiration devint tout de suite
très difficile. On le coucha dans un trou d'obus. îl
demanda simplement qu'on lui tournât la tête du côté
* Lettres au Père Lcnoir, 16 octobre et ii novembre^
L'ASSAUT DE LA MAIN DE MASSIGES 234
de l'attaque et dit : « Je me sens perdu; mais je meurs
content : ma compagnie a très bien marché et je meurs
pour la France. » Puis il fit le signe de ]a croix, éten-
dit les bras et rendit le dernier soupir. La « belle mu-
sique » du ciel, dont il avait rêvé, commençait pour
lui.
Rien ne pouvait briser l'élan imprimé par de tels
chefs.
Nos coloniaux, écrit le Père Lenoir, ont dépassé tout ce
que pouvaient attendre de leur vaillance ceux qui la con-
naissaient le mieux. Vous n'avez pas idée de J'onler (\ue fut
la Main de Massiges durant la journée du 25. Et là-dedans
le plus jojeux enthousiasme avec l'irrésistible volonté de
vaincre. Ils ont vaincu, mais à quel prix!... Il est vrai que
la plupart de ces hommes avaient communié les jours pré-
cédents*.
Et le colonel Pruneau de renchérir sur Théroisme de
ses enfants : « Ah! mes braves officiers! Ah! mes vail-
lants soldats! C'étaient des lions ^... »
Les Allemands toutefois ne cessaient d'amener des
renforts prélevés sur l'armée du Kronprinz.
« Soyez certain que je tiendrai jusqu'au bout, avait
répondu le colonel à un message de son général, mais
il me faut des grenades. » Ce mot est comme le leit-
motiv de la journée et aussi des suivantes. Dans ces
combats acharnés on fit, pour la première fois, un
usage immodéré de la grenade. Ce fut même le point
de départ d'une nouvelle tactique de combat où cet
engin si meurtrier jouait le principal rôle.
On n'entendait de tous côtés que ce cri inlassable-
* Récit publié dans En Famille, novembre 1915.
' Lettre au Père Lenoir, S octobre.
232 LOUIS LENOIR S. J.
ment répété : « Faites passer des grenades ! » Et les sacs
qui les contenaient montaient sans cesse à la ligne de
feu pour redescendre vides et se remplir à nouveau...
3000 « punaises » boches, découvertes dans un dépôt
de munitions, ne manquèrent pas d'être retournées à
leurs propriétaires...
On avança ainsi, d'un coude à l'autre des boyaux,
jusqu'au 30 septembre, les Allemands multipliant les
renforts qui se faisaient tuer avec opiniâtreté. A cette
date, nous occupions la totalité de la Main de Mas-
sives ; nos lignes se trouvaient portées jusqu'au som-
met du Mont-Têtu, et le colonel Pruneau pouvait ainsi
libeller son bulletin de victoire :
« Nous leur avons fait subir des pertes effrayantes,
enlevé 2 canons, 9 mitrailleuses, 3000 fusils, des gre-
nades et des munitions en quantité. Mais quels sacri-
fices pour mon beau régiment : 31 officiers, 84 sous-
officiers, 1100 hommes. Le moral est excellent, l'en-
train peut-être meilleur qu'avant l'attaque... Et pour-
tant nous ne sommes qu'au Creux de Voreille. Mais les
Boches ont décalé! C'est ce qui donne du cran!^.. o
*
« -M
Mais le Père Lenoir ne put môme assister un jour
entier aux combats de son regimbent. Ayant une der-
nière fois encouragé les hommes, il était parti avec les
premières vagues, aiîn de secourir blessés et mourants.
Une tradition solidement implantée au 4^ colonial,
reproduite à maintes reprises dans les journaux, et que
le capitaine Duchamp retrouva conservée encore
en 1918 au bataillon d'instruction de Mantes-sur-Seine,
veut que pendant l'assaut une compagnie, n'ayant plus
* Lettre au Père Lenoir, 3 octobre.
L'ASSAUT DE LA MAIN DE MASSIGES 233
un 5eul officier, se montra déroutée, hésitante. Le
Père Lenoir, qui se trouvait à proximité, aurait alors
« enlevé son brassard de la Croix-Roug-e, pris le com-
mandement et conduit la compagnie au but assigné* ».
De témoin oculaire de cet incident nous n'avons pu en
trouver. Mais le soir même un caporal mitrailleur,
Louis Roux , l'entendait raconter et le consignait dans
une lettre à son père.
Le plus vraisemblable, c'est que, marchant au milieu
des assaillants, le Père eut l'occasion de rétablir l'ordre
dans une unité un moment désorientée par la dispari-
tion des chefs. Il dut le faire tout naturellement, sans
hésitation, comme sans panache, ayant seulement à
cœur de relever le moral des hommes et d'empêcher
que la ligne de combat ne subît de « trou ».
Ce fut, en tout cas, vers les 5 heures du soir, non
loin du Col des Abeilles, où il avait neuf mois aupara-
vant pleuré sur le corps de son petit patrouilleur,
qu'une balle l'atteignit à la cuisse gauche, la traver-
sant de part en part. « J'étais seul sur le glacis, je
revenais le long d'une tranchée en m'éloignant des
lignes allemandes. » Plus tard, en voyant son bulletin
d'hôpital, il remarquera que sa blessure « était à peu
près horizontale, d'arrière en avant, légèrement incli-
née de haut en bas ».
Les dimensions des plaies, anormales pour une blessure
par balle, me font me demander si la balle n'avait pas été
retournée dans sa douille ou tailladée à l'avance, comme le
font beaucoup les soldats allemands.
Un soldat le pansa aussitôt « avec une sollicitude do
' rdii Pulrioie, 11 août 1917. Môme attestation dans la Croix de
l'Aieyron du 24 février 1917, sous la signature de Pierre Fau, qui fit
la canipaj^ne de. Macédoine avec les coloniaux. — Idem dans Iq
j'u'inoire de Jules Avril, mobilisé au 4« colonial en 1910.
'louLcfois, cf. Appendice C, p. 53t>.
234
LOUIS LENOIR S. J.
maman ». Mais il refusa, raconte Joseph Hug-on, l'aide
des brancardiers, disant qu'il y en avait de plus pres-
sés que lui. « Je pus rester encore quelque temps dans
les lignes; mais bientôt, la jambe s'engourdissant, je
dus redescendre. Au poste de secours , les majors
refirent très soigneusement le pansement et, le cœur
navré, il me fallut prendre le chemin de TévacuaLion. »
I
DEUXIEME PARTIE
LES AMBULANCES. — LA SOMME
Septembre 1915 — Octobre 1916
I
CHAPITRE Xlll
A AUTUN
AFFECTIONS DE FAMILLE. LA NOSTALr,lE DU FRONT
(26 Septembre — 11 Novembre 1915)
Après une dizaine de kilomètres à pied et le reste en
auto, le Père Lenoir arrivait le lendemain matin à
3 heures à Sainte - Menehould ; les blessés v affluaient
de toutes parts.
A 9 heures, on nous mettait dans un train sanitaire qui,
vingt-huit heures après, nous débarquait à Autun, exaspérés
et affamés depuis le 24. Le Service de Santé est vraiment
inférieur à sa tâche; je ne me plains pas pour moi, blessé
lég-er, mais pour les milliers de blessés graves que Ton
aggrave encore par cette incurie ^..
Délicatesse de la Providence : l'hôpital sur lequel
est dirigé le Père est le seul , parmi les sept fonction-
nant à Autun, qui possède des religieuses : vraies filles
de la Charité, elles sont aux petits soins pour tous. On
commence par déb^irrasser le blessé de ses vêtements
en loques, couvv'^rts de sang- et de boue; la sœur pré-
posée au vestiaire , en soulevant cet amas informe , ne
peut s'empêcher de témoigner sa stupéfaction :
« Mais eniin. Monsieur, interroge-t-elle naïvement,
êtes-vous Français?
* A ses pareaLs, 21 septembre.
238 LOUIS LENOIR S. J.
— Eh! oui, répond-il avec son fin sourire, aumô-
nier français... »
(( Elle était bien excusable, ajoutait-il plus tard, en
racontant cette anecdote, car vraiment je ne ressemblais
à rien ! »
Ce qu'il ne dit pas , c'est qu'il refusa une chambre
particulière. On la lui avait oiï'erte et l'on eût trouvé
tout naturel qu'il l'acceptât. Je ne suis môme pas sûr
que certains, hypnotisés par une conception désuète
des convenances ecclésiastiques, ne lui reprochèrent
pas de ne l'avoir point fait. Aux yeux du Père Lenoir,
la première de toutes les convenances était de ne pas
s'isoler de ceux dont il était l'apôtre. On l'installa donc
dans une salle commune; et dès lors, comme l'écrit la
supérieure de l'hôpital , « son lit devint une chaire
vivante, où notre R. Père donnait de précieux exemples
de courage et de résignation* ».
Il demande aussitôt, pour le lendemain, qu'on lui
apporte Notre -Seigneur, et il le recevra ainsi tous les
jours. Il fait placer près de lui, sur une petite tal)le,
son grand crucifix qui a reçu le baiser de tant de mou-
rants.
(c Oh ! qu'il aimait son crucifix ! » s'écriera plus tard
l'aumônier de l'hôpital, l'abbé Germain.
A côté, son livre d'évangiles.
Toutefois cette immobilité lui pèse bien vite ; son
esprit se reporte incessamment vers ceux qu'il a quittés.
La blessure sera vite guérie, écrit-il le jour même. J'espère
bien être remis sur pied et être à mon poste avant huit jours.
Il me tarde de retrouver mes enfants parmi lesquels, tous
les jours, la mort va se choisir encore de nouvelles victimes.
Le bon Dieu ne pouvait pas me demander de plus dur sacri-
fice.
* Lettre de la Révérende Mère Lauga, 29 août 1919.
A AUTUN 239
Mais ne vous inquiétez pas du tout : j'ai perdu très peu de
san^, je soulTre à peine et je nai pas Tombre de fièvre.
La joie de l'avance réalisée lutte dans son âme avec
la tristesse que lui fait éprouver le souvenir des morts.
Apprenant qu'un régiment voisin du sien a eu
500 tués et 900 blessés, il conclut ainsi une lettre à sa
famille :
Comme mon rég^iment a souffert plus encore que celui-là,
vous avez dans ces chiffres une nouvelle raison de vous réjouir
que je n'aie été que blessé le 25 ; et moi, une nouvelle raison
de m'en désoler...
Et quand, enfin, il reçoit des détails sur ses mar-
souins : « Pauvre 4©! s'écrie-t-il. La plupart des offi-
ciers et un grand nombre d'hommes, — les meilleurs
bien entendu, — sont tombés. Je vous demande une
prière pour ces pauvres enfants morts. Obtenez aussi
que je sorte bientôt de mon trop bon lit pour aller
rejoindre les survivants. »
Fragiles espoirs, hélas! Sa patience n'est pas à bout
d'épreuves. Le premier désenchantement ne tarde pas
à se produire, en date du même jour, après la visite
du major, le docteur Huot.
Ce n'est plus la blessure heureuse, qui permet de rester
au poste*... Pour comble, le major d'ici déclare que je ne
pourrai quitter l'hôpital avant trois semaines 1 Je suis furieux,
et n'arrive pas à l'indifférence. Quitter le rég^iment juste à
l'heure où commence le massacre et n'être pas là pour aider
ces pauvres enfants à mourir! Vous devinez mon angoisse,
ma désolation, mon impatience de retourner là-bas^...
* On se rappelle le passage du sermon de la Pentecôte sur la bles-
sure heureuse, qui avait tant frappé le général Berdoulat. Voir plus
haut, p. 180.
> Au R. P. de Boyoes, S7 septembre.
240 LOUIS LENOIR S. J.
Il essaie bien de se consoler à la pensée que « le
Sacré-Cœur, avec une prédilection visible à l'égard du %
régiment qui lui est consacré, avait merveilleusement, 1
presque miraculeusement, disposé toutes choses, pour ^
lui permettre de préparer les âmes à cette attaque...
Combien parmi ceux qui sont tombés à l'assaut étaient
réconciliés depuis quelques jours seulement avec le
bon Dieu! Combien aussi dont la sanctification rapide
en ces derniers mois avait tout naturellement fait éclore
une vocation religieuse!... »
Puis il concluait, parlant à son supérieur, auquel il
n'avait rien à celer :
Si ma blessure ne m'éloignait du régiment à l'heure où il
y a tant à faire pour aider les mourants, pour encourager les
survivants, dont la lutte va se continuer extrêmement dure,
je concéderais sans peine à la bonne Providence qu'elle a
bien choisi son moment pour me donner du repos forcé. Je
me sentais assez faiigué, usé, depuis quelque temps. Trop
peu de sommeil : mais comment faire, des hommes venant se
confesser jusqu'à une heure avancée de la nuit et d'autres
venant le matin avant le jour? Les Nicodèmes qui se pré-
sentent une nuit, s'ils ne trouvent pas Taumônier, ne revien-
dront pas. De plus, je ne pouvais presque jamais prendre
quoi que ce soit avant midi, et, ces trois dernières semaines,
il m'était impossible de manger le soir, le défilé des con-
fessions étant ininterrompu. A la longue, la fatigue venait.
Voici le repos : je vais en profiter pour rattraper les heures
de sommeil perdues...
Le « repos » en question, — qualifié « d'arrêts de
rigueur » dans une autre lettre, — se décompose ainsi :
« Je dors énormément, j'écris beaucoup, je souffre
passablement et je prie un peu^ »
Il aurait pu dès lors ajouter : Je reçois d'incessantes
visites. C'est qu'en effet, sans plus tarder, un nouveau
* Au Père Courbe, i? octobre.
A AUTUN 241
champ s'ouvre à aon zèle : apostolat « discret et déli-
cat », dont Sœur Lauga résume le secret en ces trois
mots : « Il savait faire plaisir. » Aussi les petits soldats
venus avec lui, et d'autres que leurs blessures n'em-
pêchent pas de marcher, assiègent-ils sa chambre. Ses
trois camarades de lit, le lieutenant Leroy surtout,
conserveront longtemps le souvenir du saint religieux.
Les visites les plus douces au cœur de l'apôtre
furent celles de son père et de sa mère. Nous touchons
ici à un point délicat. Et nous savons qu'il existe des
paroles de Jésus, sur Tamour que ses disciples doivent
avoir pour leurs parents, qui ont t:, iublé bien des
cœurs. En raison de circonstances particulières, soit
parce que les mœurs plus rudes d'une époque pou-
vaient le porter, soit au contraire par réaction contre
une sensiblerie trop généralisée, Dieu a inspiré à cer-
tains apôtres une interprétation de ces conseils parfois
un peu austère. La manière plus douce dont le Père
Lenoir les observa ne nous semble pas moins
héroïque.
« Qui ne hait son père et sa mère , ses frères et ses
sœurs, ne peut être mon disciple... » Oui, le religieux
le sait, cette parole est de son bon Maître. Mais, parce
qu'elle a jailli de son cœur infiniment affectueux, il ne
peut douter que ce ne soit une parole d'amour. Les
ûmes à instruire et à nourrir, les âmes à sauver, voilà
qui prime tout. Aussi, quand l'amour des âmes l'exi-
gera, n'hésitera- t-il pas à imposer à ses parents le
sacrifice bien dur de permissions longtemps espérées ;
pour trente-trois mois de guerre, ces permissions
IS
242 LOUIS LENOlIl S. J.
I
se borneront à une semaine en février prochain et à m
deux jours avant le départ pour l'Orient. Encore
prendra-t-il largement sur ces journées pour faire les
emplettes nécessaires à son apostolat ou pour courir,
dans les hôpitaux et les mansardes, à la recherche des
brebis délaissées.
Mais si chaude était alors même son affection, si. en-
tourante, si persuasive, qu'elle faisait accepter généreu-
sement, sans causer trop de souffrance, ces privations
où se complaisait le Cœur du Maître. N'est-ce pas par
des acce23tations semblables, plus dures encore, que
Jésus avait élevé sa mère à la dignité de corédemp-
trice du genre humain ?
Hormis ces cas, et dans toutes les circonstances où
le zèle ne s'oppose pas aux témoignages de son amour
filial, le Père Louis le laisse déborder de la façon la
plus exquise. Il lit les lettres de sa mère « lentement,
en les dégustant, pour faire durer davantage le bon-
heur ; et trois obus qui sont arrivés au milieu de la lec-
ture n'ont pas pu l'interrompre ». Il pousse des cris de
joie en recevant un beau colis au moment où il allait
dormir, allume une bougie qu'il y trouve pour vérifier
son contenu, se revêt immédiatement du chaud gilet
de laine, afin de mieux rêver à celle qui l'a tricoté, et
referme le tout pour renouveler son plaisir, le lende-
main, par un second déballage. Son cœur bat en
voyant passer devant son cantonnement , au milieu
d'un convoi, une voiture de livraison réquisitionnée,
portant en gros caractères Versailles. Pendant une
bonne partie d^ la guerre, ses cartes, — et souvent ses
lettres, — seront « rigoureusement quotidiennes en vertu
de la plus rigoureuse des nécessités, celle de ma ten-
dresse pour vous ». Personne n'est oublié, les petits
moins que les autres. Il se réjouit de ce que cette an-
née, à Noël, le « divin Enfant, que nous aimions tant
à chanter ensemble jadis, autoui- de la petite crèche
faite par maman, ne sera plus lepiésenté par un bébé
A AUTUN 243
de cire, mais par le vivant et gentil petit Roger ».
Comme il est amusé d'apprendre que Solange, quand
son père lui a demandé ses commissions pour l'oncle
Louis, s'est contentée de répondre : « Vous direz qu'Oli-
vier est très sage, » jugeant superflu de le dire d*elle-
méme et que cela, bien sûr, allait de soi! De toutes ces
lettres aller et retour^ un tel parfum surnaturel se dé-
gageait, que l'abbé Germain, aumônier de l'hôpital
d'Autun, qui avait vu beaucoup de choses et reçu bien
des confidences, ne pourra s'empêcher dans quelques
mois d'écrire au Père Lenoir : « Dans votre famille,
tous , vous êtes simplement délicieux ! * »
Mais le triomphe du religieux, la suprême joie de
l'apôtre et du fils, — du lils-apôtre, pourrait-on dire, —
était de tellement faire converger son zèle et son affec-
tion familiale qu'ils s'étayaient l'un l'autre et s'entr'ai-
daient. Ainsi dotera-t-il chacun, depuis sa mère jus-
qu'aux cousins les plus éloignés, de filleuls très « in-
téressants » : mot qui, suivant les cas, n'aura pas
toujours le même sens, mais qui lui permettra, même
après des demandes moins discrètes de tel ou tel, de
plaider les circonstances atténuantes. Par là, il initiera
une nièce aux joies de l'apostolat ; tel « filleul de Gui-
guite » tient une assez large place dans sa correspon-
dance... Il sait à qui il doit s'adresser pour les œufs de
Pâques et les Noëls, à qui pour les commissions de
tabac à la Civette, à qui pour la musique et les livres,
à qui pour avoir des abonnements à la Libre Parole.
Car <r nos soldats, écrit-il joliment, visent d'un œil et
lisent de l'autre ». Il connaît ceux qui peuvent lui pro-
curer des illustrés pour les blessés, envoyer une montre à
de jeunes convertis ou solder une note chez l'imprimeur. . .
Mais il y a dans toutes ces requêtes à la fois tant de
tact et de naturel, qu'on le sent uniquement soucieux
de faire participer ceux qu'il aime aux bénédictions
promises par Jésus-Christ à ses apôtres.
* Lettre du 17 Janvier 1910.
244 LOUlb L1::nu1K s. j.
* *
Il ne sera pas nécessaire après cela d'insister sur les
visites que Taumônier reçut à Autun.
Son père vint d'abord, dès les premiers jours d'oc-
tobre. Et ce fut une explosion de joie : « J'ai été si
heureux d'entendre papa me parler tout au long de
tous les oiseaux du nid ! » Pour ne pas le fatiguer, son
père aurait voulu passer en silence à son chevet la plus
grande partie des journées. Mais c'était le blessé qui
ne se lassait pas d'interroger. « Louis me racontait
aussi de manière extrêmement vivante les affaires de
Beauséjour et de Massiges. Mais le plus étrange est
que, tout en continuant de me parler, il écrivait, ainsi
couché, de nombreuses lettres, souvent fort longues,
exigeant des détails très précis de noms ou de dates...
Et le soir il me remettait cinquante lettres, parfois plus,
à jeter à la poste. A le voir écrire et parler tout en-
semble, je ne pouvais m'empêcher de songer à cette
invention qui permet au même fil, grâce à un ingé-
nieux dispositif, de transmettre simultanément plu-
sieurs télégrammes. »
Ensuite ce fut le tour d'un de ses oncles, jésuite
Comme lui, le R. P. Vétillart. Il était arrivé presque à
temps pour fêter l'anniversaire du jour où son neveu
avait commencé le noviciat.
C'est en effet le 6 octobre 1898 que j'ai pris la soutane,
cette soutane S. J contre laquelle je m'étais si lon^^^lemps
déJjattu, — et en la fête de saint Bruno dont j'avais t^nt
désiré la robe... J'ai encore clans un coin de tiroir, mais à
MarnefTe, hélas! certaine èleclion écrite avec beaucoup de
soin, — et de passion, — et que je m'étais wi retourner avec
des coups de crayon rouge... Comme tout cela est loinl
A AUTUN 245
Depuis lors, ma vie n'a g^uère été celle d'un Chartreux, et
pourtant je suis bien sûr qu'elle a été, — sinon en qualité,
hélas! du moins en espèce, — ce que voulait Notre-Sei-
gneur...
Avec l'aide de son oncle, il avait pu recommencer
à célébrer. « Disons la messe du Saint-Sacrement,
déclara -t- il, pour remercier Notre- Seigneur des âmes
de soldats gagnées par l'Eucharistie. » Souvenir dou-
blement cher : le Père Vétillart l'avait assisté déjà
lors de sa première messe, le 2o août 1911 ; cela
parut au jeune religieux un renouvellement de son
sacerdoce.
Quant à sa mère, qui vint plus tard, elle put assister,
pour la fête de la bienheureuse Marguerite-Marie, à un
sermon sur le Sacré-Cœur qui « émut tout l'auditoire,
car il était approprié à chacun : militaires, civils, mé-
decins, malades, blessés, sœurs, infirmières, enfants...
et maman I »
Parmi les visiteurs s'en glissèrent deux parfaitement
inattendus, personnages importants : l'un, publiciste,
qui prétendait l'interviewer pour le compte de je ne
sais quelle feuille; l'autre, artiste peintre, qui lui
demanda l'autorisation de le portraiturer. Ils furent
joliment reçus ! Racontant l'incident le soir même,
sa plume en tremble encore : « Je vous assure bien
qu'ils n'y reviendront ni l'un ni l'autre. Est-ce assez
grotesque I\.. »
^ Au Père Courbe, 1ii octobre.
246 LOUIS LENOIR S. J.
Au contraire, vient-on lui proposer des occupations
nouvelles, alors qu il aurait pourtant bien besoin de
repos? On est accueilli de la façon la plus engageante,
il ns sait pas refuser.
Le travail ne me manque pas En plus de cette corres-
pondance^ je sui> relancé par ie P d'Ambnères pour a En
Famille ». par les sœurs pour des sermons Et, pour comble,
hier je reçois la visite de M Gustave Gaulherot. mobilisé
comme officier de réserve, déjà blessé et décoré, chargé
d'organiser des conférences publiques pour les soldats, à
Autun. \l faut que je lui en fasse une pour mercredi soir,
sur <' la France, champion de la civilisation contre 1 Alle-
magne »... quelque chose dans ce genre- là Je vais achever
ie travail du P. d'Ambnères; qui presse, et me mettre ensuite
à cetLe conférence. Après, je songerai à faire ma retraite'.
Ce travail qui presse n'était autre que les récits tant
de fois réédités du Peiil Patrouiiteur el des Deux Mar-
souins de 1915 *.
Le Père avait longtemps répugné, par discrétion
autant que par humilité, à rendre publiques, à noter
même ces merveilles de la grâce; il ne s'y était résolu
que sur le conseil du R. P. Vétiilart et dans un but
tout apostolique. En mettant le point final au second
de ces manuscrits, il s'accuse d'avoir, dans les deux
sens, traîné en longueur :
J'arrive en retard et c'est trop long... C'est long, parce
que, entre nous, je vous envoie là mon lestamenl. Mon pro-
chain retour au front sera sans doute le bon, je m'attends
à y rester cette fois. y\ussi ai-je voulu mêler à ce récit —
véridique — mes idées et mes manières, que je crois con-
' A ses parents, êS octobre.
* Ces récits sont en vente aux "Éditions Spes", 17, rue Soufflot,
BOUS le titre : Au fond des Ames, 0 fr. 25 franco.
A AUTUN 2t7
formes à celles de la sainte Eglise, sur la communion dans
les circonstances extraordinaires où sont nos soldats. Mais
notre jolie petite revue ne s'accommodera peut-être pas
d'une pareille prolixité. Faites- en tout ce que bon vous
semblera, je vous l'abandonne entièrement^.
Ce que je ne dis pas dans l'histoire, écrit-il ailleurs, ce
sont les allusions désagréables, décourag-eantes, dont on m'a
assailli aux jours de la défection de Frecl. Mais sa mort a
été le triomphe de la grâce et des principes de miséricorde"^.
A la lecture de ces pa^es, dont le succès apostolique
dépassa toutes les espérances de l'auteur, il nous est
arrivé, — qu'on nous pardonne ! — de' murmurer :
« Bienheureuse blessure du Père Lenoir, qui nous a
« valu de tels récits ! » Déjà c'est à la blessure du 3 fé-
vrier que nous avions dû de lire la conversion à^Un
suicidé. Et dorénavant, quand le Père d'Ambrières insis-
tera pour avoir d'autres nouvelles, l'aumônier des mar-
souins répondra allègrement ;
Vous connaissez trop mon attachement à vous, aux Mar-
neffiens et à votre « En Famille »... Si je ne vous envoie rien,
c'est que j'en suis absolument empêché... Attendez que je
sois blessé, je ne vois pas d'autre solution. Alors, ne pou-
vant plus m'occuper des vivants, je m'occuperai des morls^...
Quant à la conférence demandée par M. Gautherot,
le Père se borne à écrire, le 28 octobre :
« Hier soir, conférence à la salle des fêtes de
riiotel de ville. Salle comble. On a paru content. «
*
Toutes ces occupations, même en y ajoutant des
courses dans les hôpitaux et la préparation des
* Au Père (rAmbricres, 3 noreinbre.
* Au R. P. Ti'iineson, 4 janvier 1916..
' Au Père d'Anibrières, ï?5 septembre 1910.
248 LOUIS LENOIR S. J.
2l){) pupilles de l'école de cavalerie aux fêtes de la
Toussaint, ne faisaient que tromper son ennui. En
sourdine, la nostalgie du front grondait. Contre les
résolutions de sage apaisement, Tirritation faisait des
retours offensifs. Dès le quatrième jour passé à Autun,
une carte brève contenait cette phrase menaçante :
Le major prétend que je ne pourrai marcher avant trois
scmciiiies; je prétends bien avoir rejoint mes marsouins avant
ce terme indéfini. Dites, est-ce assez bête d'être arrêté au
premier jour d'un comhat qui durera des semaines et fera
tomber mes enfants^ 1
Mais il faut vite rabattre de ces prétentions. Une
semaine après :
Le pansement de ce matin a été très douloureux, mais a
satisfait le major. Celui-ci est davis que, pour aider les
muscles à se refaire, je les fasse bientôt travailler un peu :
(( bientôt, » c'est-à-dire dans une huitaine de jours ; « un
peu, » c'est-à-dire me lever, faire quelques pas. Il juge que
cela sera un excellent exercice pour la jambe blessée. Tant
mieux! Quant à la cicatrisation totale, la délivrance, il pense
que ce sera dans trois semaines d'ici, un mois peut-être. Il
est bien entendu évidemment que je ne sortirai pas avant la
cicatrisation complète : ce n'est pas comme pour une bles-
sure au bras ou à l'épaule^..
Excellente décision, mais qui va s'effriter au jour
le jour, à chaque courrier qui arrive du i^ colonial. Ce
fut d'abord le bulletin du colonel Pruneau, relatant les
sacrifices imposés au régiment, et qui se terminait ainsi :
<( Allons, mon brave aumônier, remettez- vous vite,
revenez-nous vite. Je suis seul à la popote avec Baré !
— Affectueusement, Baré et moi. » Ah ! mon colonel,
quelle imprudence que cette phrase amicale 1
1 Au Père Courlie, 29 septembre,
* A ses parents, 4 octobre.
A AUTL'N 249
Puis, c'est une carte de l'infirmier Joucla, qui
détaille exactement les pertes : 400 tués et 700 blessés,
dont les trois chefs de bataillon : l'un trépané, pour
lequel on conserve quelque espoir; un autre, le com-
mandant Defoort, « qui a d^jà regagné le régiment ».
El cec» est encore un détail imprudent, surtout quand
il est souligné de la manière suivante :
Je tiens à vous dire qje votre départ a fait dans notre 4«
un vide énorme. Il ne se passe pas de jour sans qu'un grand
nombre de nos cher- < poilus >> ne viennent à l'infirmerie me
demander de vos nouvelles' Je rassure de mon mieux ces
braves et je leur promets voire retour pour bientôt... Notre
colonel n'a pas une égratignure . malgré qu'il se soit exposé
constamment en première ligne, lançant à côte de ses
hommes des bombes et des grenades.
Puis venait la phrase tentatrice, qui, répétée bientôt
par tous ses autres correspondants, finira par rendre
insupportable au Père son séjour à l'hôpital :
Depuis votre départ, 'nous n'avons pas de cérémonies reli-
gieuses et ça nous manque!... Je suis persuadé que si vous
étiez là, demain dimanche nous aurions notre messe* !...
De pareilles lettres lui sont plus cuisantes que la
teinture d'iode prodiguée par les majors. Pour chasser
l'obsession, l'apôtre visite les malades. « Hier,
H octobre, j'ai pu me traîner jusqu'à l'hôpital voisin,
voir un de nos plus chers enfants du 4®. Dans la rue,
on me regardait comme une bête curieuse ^.. »
Mais, loin de rompre le charme, de pareils entre-
tiens le rendent plus tenace : ils ravivent les souvenirs
• Lettre de M. Joucla. 6 octobre.
? Au Père Courbe, IH octohrt.
2oO LOUIS LENOIR S. J.
du fronl. « Là -bas les âmes sont en grand danger! »
voilà ce qui bourdonne en lui... Et, pour comble, le
major, tout en maintenant « qu'une marche de quelques
centaines de m^ètres par jour ne pouvait pas retarder
d'une minute la cicatrisation », annonce « que celle-ci,
vu les dimensions de la tranche musculaire arrachée,
ne pouvait pas se faire avant, au moins, un mois
d'ici!!'! » Et l'annonce de ce diagnostic, ponctuée de
trois exclamations, est immédiatement suivie de cette
conclusion : « Aussi je suis aujourd'hui d'une humeur
massacrante*... »
« Il faut que monsieur Taumônier prenne patience,
disait de son côté le bon major; trente jours, il n'obtien-
dra pas moins de moi. D'ailleurs il fait beaucoup de
bien ici et ne perd pas son temps. »
Ce qui ne l'empêchera pas d'ajouter, quelques jours
après : w II faudrait l'enchaîner... »
Parmi les lettres qui « pleuvent sans discontinuer »,
— 32 reçues le 24 octobre, une « avalanche » le 28, —
l'une d'elles faisait cause commune avec les conseils du
docteur Huot. Elle émanait d'un jeune caporal de l'ar
mée belge, que le Père Lenoir avait connu jadis typo-
graphe à Huy, dans l'imprimerie qui travaillait pour
Marneffe. C'était une vraie mercuriale :
Révérend Père... Pour l'amour de Dieu, ne restez plus
si longtemps sans m'écrire. Vous m'avez fiché la clope et le
cafard pendant huit jours... Morbleu, si vous en faites encore
une pareille, je vous envoie les huissiers et je vous traduis
en conseil de guerre, aussi vrai que je suis voire petit capo-
ral. Ah ! oui, vous ne devez pas rire. Vous savez qu'ici quand
on manque à l'épluchage des pommes de terre on passe en
conseil de guerre...
1 Au U. P. Vétillarl , 6 octobre.
A AUTUN 251
Jugez de ce que vous auriez pour ne pas m'écrire ! Mais,
Révérend Père, vous seriez au moins fusillé! absolument...
Et, là-dessus, je voudrais bien savoir ce que vous avez
dans le corps pour vouloir retourner au front si tôt? le dial)le
au moins ! Si j'étais votre docteur, je vous mettrais à la diète
pendant un mois et je vous condamnerais à ne manger pen-
dant ce temps que de l'aspirine humectée de teinture d'iode.
Absolument. Restez là-bas! restez-y bien. Vous avez le
temps de revenir, La grande offensive ne peut encore mal de
se déclancher^ Restez bien là-bas. Cela vaut mieux. Restez-y
deux mois et vous arriverez encore trop tôt. Vous verrez
que, quoique je ne sois pas somnambule extra-lucide, je suis
encore bon prophète et je me trompe rarement^...
La lettre se poursuivait sur ce ton durant huit
bonnes pages. Au reste qu'on n'aille pas s'y méprendre :
Jacquet est un vaillant :
Ce n'est pas à moi qu'on peut dire : Venez nous aider!
Quand il faudra donner le coup de collier, on le donnera et
ce sera un salé... En attendant, je laisse aller, voilà! Moi je
me suis chargé de dégringoler des Boches; pour le restant,
que Jolfre tire son plan !...
Malheureusement, les autres enfants du Père Lenoir,
ceux du 4e, parlaient d'une façon moins désintéressée.
De plus en plus nombreuses arrivaient des supplications
semblables à celles du « filleul de Guiguite » :
« Je languis que vous reveniez parmi nous, car vous
nous manquez beaucoup, et encore peut-être bien plus
à d'autres qu'à moi^. »
Ou d'un jeune qui depuis cinq mois était à la com-
munion quotidienne : « Je vous demanderai si vous
* Expression du terroir belge qui signifie : n'est pas encore près de
se drclancher.
2 Jjicciucs Dtilenians, orlolire 1915.
' Fiançois S,, Soclohre.
1
252 LOUIS LENOIR S. J.
pourriez me dire comment je pourrais faire la sainte
communion et à qui je devrais m'adresser ^.. >>
L'un des deux communiants de la nuit du 17 août
au bois d'Hauzy a la même inquiétude :
« Nous sommes au repos... Hélas! il nous manque
le principal, la nourriture de notre ûrtie, le Pain des
Forts... Aujourd'hui nous nous sommes encore dépla-
cés et éloignés de tout aumônier... »
Du même, quelques jours après : « Louis R. a
dû vous parler des difficultés que nous avions pour
remplir nos devoirs religieux; j'espère que cela ne
durera pas et que nous aurons bientôt le bonheur de
vous revoir^... »
o Ma g-rande peine ici, écrit un caporal, — un de
ses plus zélés o rabatteurs », — c'est de n'avoir plus
aucun secours de notre sainte religion... Il serait temps
(je suis si égoïste) que vous veniez me remonter le
moral. J'ai écrit des lettres épouvantables à papa; je
deviens fou^ !... »
« Nous vous réclamons tous à grands cris pour le
plus grand bien de nos âmes, » appuie l'infirmier Jou-
cla, qui cependant accumule les nouvelles sur l'excel-
lent moral du régiment, pour que l'aumônier « ne soit
pas tenté de revenir avant complète guérison* >>.
Ces conseils de prudence d'une part, et de l'autre
cette avidité de revoir leur Père... quels témoignages
passionnés d'amour! Mais comment les concilier ? Pour
tranquilliser le Père Lenoir, il aurait fallu lui assurer
que nul ne le regrettait et qu'on pouvait fort bien se
J J D., 5 octobre.
2 Eugène K., 9 ei 26 octobre.
3 Caporal X., 20 et 23 octobre.
* M. Joucla, il et 28 octobre
A AUTUN 253
passer de lui. Qui se serait chargé d'un pareil men-
songe? C'était, moins que tout autre, le colonel; le
1er novembre, il joignait de nouveau sa voix très affec-
tueuse à la complainte :
Mon cher ami, il fait triste, pluvieux, sombre et boucax;
c'est Taspect d'hiver précoce : ce matin grand'messe en
ré<;1ise de Courtémont dite par trois prêtres soldats. J'ai
prié pour tous les braves disparus, et ma pensée vous mêlait
à leur souvenir; je sentais que vous nous manquiez en cette
solennité de Toussaint et j'aurais voulu entendre votre voix
si chaude et si pleine de conviction réconforter les récu-
pérés venus récemment du dépôt et qui ne sont pas encore
à l'unisson du 4«. Nous remontons ce soir aux tranchées.
Prompte guérison I A bientôt votre retour...
Enfin, du lendemain, ces lignes d'un caporal, qui
devaient faire déborder la coupe :
C'est un cri de désespoir que je viens pousser par cette
lettre. Bientôt un mois et demi que je n'ai vu aucun
prêtre!... Toutes ces belles fêtes de la Toussaint passées
tout juste avec une petite prière... Ah! M. l'aumônier, que
faire?... Comme vous me manquez! Pardonnez-moi; je viens
vous faire de la peine, moi qui devrais faire le contraire. Et
pourtant que voulez-vous que je dise? mon âme est pleine
de tristesse. Je vois ou du moins comprends par votre lettre
que votre blessure s'aggrave au lieu de se guérir... Main-
tenant, vous me dites que vous êtes sage comme un enfant
à 1 hôpital. Permettez- moi d'en douter; je vous vois d'ici
en li'ain de discuter avec M. le major, si oui ou non vous
ne sortirez pas bientôt de là : ne dites pas le contraire*...
Le Père songeait si peu à dire le contraire, que dès
le reçu de cette dernière lettre il écrivait à un ami :
« Je pars jeudi, c'est décidé. Là-)^ as, on meurt de plus
* Capoi'al Louis U., 2 novembre.
254 LOUIS LENOIK S. J.
en plus et les survivants me réclament... Je puis suffi-
samment marcher pour leur donner le bon Dieu, donc
j'y vais*... »
L'excellent médecin-chef de l'hôpital, dont l'âme
était assez haute pour comprendre le martyre du Père
Lenoir, s'était senti impuissant à l'enchaîner. D'ail-
leurs, la « plaie était comblée, presque rose, avec des
bourgeonnements tout autour... »
Plus tard, l'aumônier dira même lui avoir entendu
murmurer : « A votre place, j'en ferais tout autant... »
Mais c'était moins le médecin que l'ami qui parlait
ainsi.
« Départ certain pour jeudi, 11 novembre. Plus que
trois jours ! » Le Père les passe entièrement au lit pour
activer la cicatrisation. Il se soumet joyeusement à
toutes les pointes de feu et profite de ce repos pour
liquider une correspondance toujours intarissable :
« J'ai écrit hier 70 lettres; le paquet dont l'image
m'obsédait depuis si longtemps en a diminué d'autant.
J'espère partir d'ici la conscience nette. »
* «
Religieuses, majors, infirmiers, blessés, tous à l'hôpi-
tal se réjouissent de sa joie : et pourtant l'on est triste,
car son départ, a écrit la supérieure, va produire « un
grand vide ».
Le docteur Huot pensait qu'une convalescence, en
dehors de l'atmosphère d'ambulance, serait salutaire.
Il proposa un séjour à Versailles. Mais il se heurta à
un refus : « Impossible! On m'attend là-bas, — ou
plutôt on ne m'attend pas pour se battre et pour mourir^. »
Au Père Courbe, S novembre.
s A ses parents, 10 novembre.
A AUÏUN 255
L'aumônier vient d'apprendre en eirct que les Alle-
mands ont renouvelé, le 3 novembre, contre le Mont-
Tétu, des attaques plus violentes que jamais, où les
flanimenwerfer ont produit sur les récupérés leur effe^
de surprise.
11 y a eu des journées terribles. Du 30 octobre au
G novembre, la 2e division coloniale a encore perdu
GOO hommes. La pluie, la boue, les nouveaux renforts,
le marmitage incessant, les gaz rendent le secteur inte-
nable. Tant d'attraits n'autorisent pas une journée de
retard.
Mais son refus a dû causer à Versailles un peu de
peine. Il y songe : et tandis que le train l'emmène
vers ses enfants qui souffrent, le Père adresse à ceux
qu'il prive volontairement d'un dernier adieu ce simple
billet. Peut-être ne le trouvera-t-on pas moins beau
que telle lettre prêtée par les anciens biographes a saint
François Xavier.
Entre Vitry et Châlons...
Ma blessure ne me fait pas souffrir.
Tout est pour le mieux, sauf le sacrifice de ne pas vous
voir au passage. Il paraît que le docteur vous avait promis
de me donner une permission : mais vous comprenez, n'est-ce
pas, pourquoi je devais la refuser? Chaque jour représente
là-bas tant de morts, tant de courages faiblissants à relever,
tant d'âmes à nourrir! Ce sacrifice commun, de votre part
et (le la mienne, nous vaudra des grâces amplement rémuné-
ratrices, et à Massiges, et à Versailles*...
En vérité, exagérait-il le marsouin qui disait du Père
Lenoir : « Cet homme a le diable au corps pour faire
aimer le bon Dieu » ?
* A bcs parents, 13 novembre.
CHAPITRE XIV
D'UNE AMBULANCE A L'AUTRE
IMPRUDENCE « PROVIDENTIELLE »
LE LIVRE DE PRIÈRES DU SOLDAT CATHOLIQUE
(13 Novembre — 16 Décembre 1915)
Après une nuit et une matinée occupées à courir de
;;are en gare, tantôt dans un wagon de l^e classe, tantôt
dans un fourgon à marchandises, le Père Lenoir rejoint
son régiment au repos à Épense , région au sud de
Sainte-Menehould.
Quand le colonel a su que j'étais là, il est sorti de sa
maison, m'a embrassé sur les deux joues devant tout le
monde, m'a emmené chez lui bras dessus bras dessous, en
causant tout amicalement; puis m'annonçant qu'il remplaçait
le général de brigade absent pour quekpies jours, il m'a
obligé à occuper sa chambre, la pkis belle du village. Joi-
gnez-y, bien entendu, quantité de prescriptions de pru-
dence,,., un vrai père.
Le retour de l'aumônier était, à cette date, providen-
tiel. Il avait fallu toute la vaillance du 4c colonial
pour empêcher les Allemands de reprendre la Alain de
Massiges. Ces efforts lui avaient coûté près de quatre
cents hommes. D'où la nécessité absolue de le refaire
(( Cette période de repos et de formation des nou-
veaux renforts, constatait le Père, est très importante
aussi pour leur formation religieuse. » Et sans retard il
relance les réunions à l'église.
Le lendemain de son arrivée, un dimanche, l'église
était archicomble. Tous les anciens, échappés aux mas-
D'UNE AMBULANCE A L'AUTRE 251
sacres, se trouvaient là. Et parmi les nouveaux, beau-
coup voulaient entendre ce petit curé barbu qui déjà,
rien qu'en se promenant hier soir appuyé sur sa canne
et boitant, avait commencé de prendre leurs âmes.
Quand, avant le Credo, le Père se retourna vers ses
enfants, son visage était radieux.
Notre -Seigneur me permettra d'interrompre un instant le
Saint Sacrifice pour dire ma joie du retour, joie d'autant
plus grande qu'il m'en a coûté davantage de ne pas être près
de vous en ces jours de souiîrances.
Ma consolation est de savoir que vous vous êtes compor-
tés en braves.
Dès les premiers mots, le contact était repris. A pro-
pos de l'évangile du jour, la parabole du levain, l'aumô-
nier montra que, s' « il existe chez tous des éléments
de vertus, des germes de dévouement, de bonté, de cou-
rage, d'honneur, qui se développent plus ou moins
suivant l'éducation, le milieu, la réflexion, la volonté,
cependant le ferment supérieur à tous les autres est la
religion, qui chez tout homme, à toute heure de sa vie,
le stimule au devoir et au sacrifice ».
Or, tandis qu'il en apportait comme preuve le capi-
taine Coville, que beaucoup pleuraient encore, et « ce
jeune officier (Ernest Ollivier) tombé récemment à Mas-
siges, qui après avoir réfléchi, prié et communié, s'était
devant Notre-Seigneur décidé au service le plus dange-
reux parce qu'il le jugeait le plus utile* », beaucoup
1 Maréchal des log-is au 6^ hussards, E. Ollivier avait été atLaché à
un bataillon du 4« colonial comme agent de liaison. A Ilalloy, le
26 juin, on lui avait ofl'ert les galons de sous-lieutenant, mais comme
fantassin. Il hésita quelques heures, ayant, comme il l'écrivait à sa
femme, « un peu de répugnance à rendre ses éperons et un peu
effrayé aussi d'une responsabilité à laquelle il ne se croyait pas suffi-
samment préparé ». Mais quand il eut compris, après « un entretien
avec raumônicr, qu'en conscience {et c'est bien entendu le seul point
de vue oîi nous nous pincions), sans être tenu de dire oui, pourtant
ce serait mieux », il avait accepté. (Notice sur Ernest Ollivier, p. 15,
i7
258 LOUIS LENOIR S. J.
dans Tauditoire branlaient la tête et pensaient que,
comme exemple de la parabole , il suffisait de re^^arder
celui qu! parlait En lui le ferment divin était si actif,
qu'il lui suffisait de paraître pour faire lever toute la
pâte.
Au sortir de la messe, il écrit : « Ce repos commence
très bien , communions en foule ' les 500 hosties heb-
domadaires ne suffiront plus... »
Pour affirmer les liens qui l'unissent toujours à son
cher 4e colonial, chaque instruction des jours suivants
commencera par quelques mots sur un camarade du
régiment. Le 16 novembre :
Auguste G., de la 1''^ G'% faisait habituellement cette
prière : « Je demande à Dreu de me g^arder et de me rendre
à ma mère. » Vu jour sa prière change : « Mon Dieu, si
je dois vous devenir infidèle, veuillez me prendre! » Absurde,
si tout finit à la mort ; mais logique, si... etc.
Le 17, à la 2e O' :
Vous vous rappelez M. L. Ame droite, mais ignorante, il
était hostile, vous le savez, à la religion. A la suite d'une
rencontre fortuite et de sa première communion, il se mit à
la communion fréquente. 11 fut transformé. Il était sombre :
il devint gai. Mauvais soldat : plus jamais il ne fut puni et
devint le plus brave et le plus dévoué. Il avait compris son
devoir. Il aima son devoir. A quoi lui a servi la religion, la
prière, la communion? A le préserver des obus ? Non : il a
été mis en morceaux; mais à lui mériter la vie future.
Le 18, à la 3e C 4
Voici ce que m'écrit le père de votre camarade H. Vau-
trin : « J'apprends que mon fils a été blessé très grièvement
et évacué le 26 septembre. Je n'en ai plus de nouvelles. Il
est mort. Je n'ai aucune inquiétude au sujet de son salut.
C'était un chrétien d'une foi à transporter les montagnes et
un patriote ardent. Il communiait très souvent. Je suis sûr
t)'UNE AMBULANCE A L'AUTRE 259
qu'en se voyant mourir, il a olFert à Dieu ïe sacrifice de sa
vie pour TKglise et pour la France... » Ces paroles, qui
forment le plus bel éloge du fils et du père, vous montrent
à propos du sacrifice où se trouve sa grandeur, et où Ton
trouve la force de l'accomplir, etc.
Mais la 4e compagnie n'eut pas son tour... Le Père
n'alla pas plus loin.
(( Blessure en bon état, sous Toeil des majors, » disait-
il à sa famille le 15 novembre.
« Débordé de besogne, écrivait-il le 17 à Robert du
Parc, de bonne besogne, puisque demain, — - c'est-à-dire
en cinq jours, — j'aurai épuisé mon premier millier
d hosties. C'est vous dire si je suis heureux... » Il ins-
tallait également une salle de repos et de lecture pour
le régiment. Or, deux jours après, une lettre portait :
(f Arrivé samedi, je repars ce soir en auto, avec une
blessure envenimée. C'est vexant et navrant... »
Voici comment il détaille sa mésaventure :
Les médecins d'ici sont, — vous direz peut-être plus
« sages », — je dis plus sévères que le bon docteur Huot. Ils
jugent que ma blessure ne se guérira pas assez vite si je
continue le service, et, d'office, ils vont m'expédier demain
à l'ambulance voisine de Braux-Saiiate-Cohière, pour que j'y
reste quelques jours immobile...
Le colonel s'est montré inflexible: « Sinon, avait-il
dit, je mets un planton à votre porte avec la consigne
de ne pas vous laisser sortir. » Et le pauvre aumônier,
qui déjà se voyait aux arrêts de rigueur, concluait:
Comme le médecin y joignait l'interdiction de me lever
260 LOUIS LENOÎR S. J.
el que le local où je suis ne se prêle pas à recevoir les
hommes, autant obéir et prendre à Tambulance quelques
jours de repos absolu...
Dans une lettre écrite cinq semaines plus tard, on
dirait qu'il éprouve le besoin de se disculper :
Il n'y a eu aucune imprudence de ma part. Quand j'ai
quitté Autun, c'était avec l'autorisation formelle et motivée
du docteur. Mais, par suite du déplacement du régiment,
mon vojag^e, puis ma vie durant les premiers jours, furent
beaucoup plus fatigants que je n'escomptais; de plus, en
wagon, un soldat fit un faux pas et tomba de tout son poids
juste sur ma blessure. Depuis lors elle s'irrita*.
Au reste, il se persuada de plus en plus que la Pro-
vidence avait tout conduit. Ce retour prématuré lui avait
permis de réorganiser la vie religieuse du régiment et,
de concert avec les prêtres soldats, de l'assurer pour
les jours à venir. Il avait obtenu mieux. Connaissant
fort bien le seul motif qui empêchait le Père Lenoir de
prendre en paix le repos nécessaire, le colonel avait
accepté de lui procurer un suppléant. Quatre jours après
son départ d'Epense, la chose est réglée.
L'elTet de pacification fut immédiat : « Là présence au
régiment d'un autre aumônier, tout à fait selon mes
goûts, me tranquillise. » C'était l'abbé Belleney, du
journal la Croix, aumônier du corps colonial, qui était
invité à faire l'intérim.
Il arrive que je ne sais quelle ombre de susceptibi-
lité se glisse parfois au pauvre cœur humain contre
ceux qui nous remplacent auprès des « fils de notre
esprit ». Rien de semblable, est-il besoin de le dire,
chez le Père Lenoir. Sa joie est sans mélange et sa col-
laboration de loin est complète.
* A ses parents, 26 décembre 3 915.
U'L'iNE AMBULANCE A L'AUTRE 261
Dès le commencement de décembre, il s'occupe de
la préparation des u petits Noëls ». Sera-ce lui qui les
distribuera ? sera-ce son successeur ? Peu importe ! Dans
ses nombreuses lettres à ce sujet, un seul souci : faci-
liter le plus possible la tâche de son remplaçant...
Quand, après la distribution des 2500 petits paquets, il
racontera aux jeunes bienfaitrices la « joie indescrip-
tible » des soldats, le Père le fera avec la même bonne
grâce que s'il y avait personnellement coopéré ; et il
aura la délicatesse de noter, à l'éloge de son suppléant,
que, « malgré les difficultés du cantonnement et la
dispersion des bataillons sur une longueur de sept
kilomètres, il y avait eu dans cette nuit de Noël cinq
cents communions ».
Ceux qui souffrent dans les ambulances ne sont pas
oubliés. A Autun était emprisonné dans une gouttière,
la hanche brisée, un brave enfant, blessé le même jour
que son aumônier. Le Père, là-bas, lui portait des
fleurs avec toutes sortes de gâteries. De loin il renou-
velle ses cadeaux et note en retour les remerciements
et les mots drôles qu'il reçoit : a Victor m'écrit qu'il est
heureux comme un Boche qui vient d'être fait prison-
nier. » Dans ses lettres à peu près quotidiennes, Victor
écrivait bien d'autres choses,... et en particulier u qu'il
n'avait besoin de rien, parce que sœur S. le gavait de
tout, de gâteaux et de confitures » et qu'il engraissait
comme... ce que vous devinez; enfin, ajoutait-il, a de
peur d'écorcher mes plaies on m'a glissé... un rond en
caoutchouc; vous voyez donc que j'ai tout du ministre ».
Quand le Père Lenoir vit que le prêtre « de grand
talent, très zélé, très expérimenté » qui le remplaçait
au 4c colonial y faisait beaucoup de bien, il songea
très sérieusement, quoi qu'il dût en souffrir, à se retirer
devant lui. Sur ce projet, qu'il entretint durant tout le
mois de décembre, nous connaissons au moins six lettres ;
plusieurs sont adressées à un jeune caporal -fourrier que
262 LOUIS LENOIR S, J.
son franc- parler désignait pour répondre sans fard.
Peu de docunienls, croyons-nous, révèlent avec un
zèle plus désintéressé une humilité plus touchante. La
première consultation étant restée sans réponse, le
Père insiste :
C'est un avis, un conseil que je vous demandais, oui, mon.
petit Louis, très sérieusement. Lt après avoir bien réfléchi,
j'ai constaté que vous étiez le seul dans le régiment à qui je
pouvais le demander avec espoir d'une réponse sincère. J'ai
bien écrit^ depuis, à Joucla, mais je crains bien qu'il n'ose pas
me répondre franchement...
Vous avez vu l'abbé B. qui me remplace ces jours -ci au
A^ colonial. C'est un homme que je connais et apprécie depuis
longtemps... I^ voilà installé, réussissant très bien, si bien
que je me pose la question suivante :
Dans l'intérêt du 4<*, ne vaut-il pas mieux que l'abbé B. y
reste et que je passe dans un autre régiment de la division?...
Le grand avantage que j'y vois, c'est de donner au 4^ quel-
qu'un qui renouvellera le service religieux : moi , je fais tou-
jours de même; lui, il changera et pour faire mieux. Puis,
pour la prédication surtout, — si importante puisque beau-
coup de soldats n'ont que cela, n'allant pas trouver l'aumô-
nier à la sacristie, — on s'use, il faut varier. D'autant plus que
l'abbé B. prêche très bien, vous avez dû l'entendre dire après
ses premiers sermons à E [pense]. Aussi, je crois que la plu-
part, sinon tous, seraient heureux de le garder plutôt que de
rne voir revenir. Personne ne me l'a dit, bien entendu, mais
je le suppose. Aussi, je vous demandais de réfléchir, de ques-
tionner à droite et à gauche (sans faire allusion à ma lettre,
toute confiée à votre discrétion) et de me répondre en toute
ï'ranchise.
... 11 est évident que je ne quitterai pas le régiment sans
vous faire de la peine et sans en éprouver plus encore moi-
même... Mais ces considérations d'afl'ection personnelî*e ne
doivent pas compter quand il s'agit du salut des âmes et de
la gloire de N.-S. Pour le bien général du 4^, quel est le
mieux? Là est mon devoir. Et c'est parce que je ne le vois
pas clairement que je vous ai demandé conseil...
D'UiNE AiMBULANGE A L'AUTRE 263
Ce qui achève de pacifier le Père Lenoir, c'est qu'il
a su rendre féconds ses nouveaux loisirs. « Je me con-
solerai un peu en essayant de faire un petit livre de
prières pour les soldats, ceux qui existent ne me satis-
faisant pas... ))
Ce projet du « petit livre » était ancien déjà. Sous
un format commode, renfermer en termes clairs, par-
fumés d'Evangile sans odeur de sacristie, les prières,
l'enseignement religieux, et les chants nécessaires aux
soldats, paraissait à plusieurs un rêve chimérique.
Les circonstances où il fut réalisé firent de ce livre
une gageure. A Braux, rien qui ressemble au confort
d'un cabinet de travail. C'est dans une salle commune
où Ton joue, où l'on fume, où l'on cause, qu'à peine
arrivé, le Père se met à l'œuvre.
Une seule préoccupation : « Aurai -je le temps de
l'achever? » Car il vient de recevoir du major affecté à
son service l'assurance « qu'en dix jours la cicatrisation
serait complètement terminée ». Il faut donc faire vite.
Un mot rapide, un peu plus tard, nous apprend que
l'ouvrage est « presque fini ». C'était le 25 novembre.
Et le Père y travaillait depuis cinq jours!
Mais Dieu, qui avait ses desseins sur cet ouvrage,
fut plus exigeant. Le nouveau major auquel, par suite
d'un changement de service, le blessé vient d'être
confié, préfère le garder encore un peu, « environ huit
ou dix ou même quinze jours... Et, notez -le bien, je
me suis laissé faire comme un enfant ! »
L'aumônier se remet donc au travail. Assurément,
pour les prières communes et les extraits de l'Évangile,
il emprunte et utilise, comme il le dit lui-même, les
2G4 LOUIS LENOIR S. J.
ciseaux et le pot de coUg. Mais tant de prières diverses
[au moment du danger^ avant le combat, prière après
une victoire, après un insuccès, pour les chefs ..),
la manière d'assister les mourants , le chemin de croix
du soldat, tout cela est entièrement original: Plus
encore, les conseils et les prières pour la communion
ont jailli de son cœur. Quant à la partie doctrinale
(Résumé de la religion catholique et Devoirs du soldat
catholique), il avait, pour l'aider, son carême de Cour-
témont; encore fallait-il l'ordonner et le condenser.
Puis il entreprend la partie musicale. Pour les
chants liturgiques, il n'y avait qu'à découper. De
même pour un grand nombre de cantiques tradition-
nels. Mais pour d'autres, le Père Lenoir crut nécessaire
de corriger largement. Il s'attendait à ce qu'on lui en
fît des reproches ; mais il avait sur ce point des idées
arrêtées. Couronnement du volume, les cantiques
devaient, comme tout le reste, renfermer prières et en-
seignement, par conséquent tout d'abord être clairs par
eux-mêmes. Des couplets exigeant, pour être compris,
un commentaire préalable, lui paraissaient le monde
renversé : le véhicule se faisant obstacle. S'il eût
composé un recueil pour le temps de paix, je ne sais
si le Père Lenoir eût modifié le refrain Le voici
l'Agneau si doux. Mais travaillant pour des soldats,
qui n'ont guère de loisirs pour les explications, il
préfère parler sans symbolisme et enserrer dans ces
quatre vers tout le résumé du mystère et son effet
sur nos âmes :
Le voici le Dieu sauveur
Caché dans l'Hostie :
C'est mon Maître et mon Seigneur
Ma force et ma vie.
D'autres corrections substituent à une phraséologie
D'UNE AMBULANCE A L'AUTRE 2G5
amphigourique ou fadasse le réalisme des tranchées;
tel ce couplet à Notre-Dame des Dangers :
Quand derrière nos meurtrières,
Sous la grenade et le canon,
Il faut guetter des nuiis entières,
L'arme pèse et le temps est long.
Alors, tout bas, on vous fait sa prière
Et, grâce à vous, le cœur reste léger. *
Mère bénie entre toutes les mères,
Veillez sur nous à l'heure du danger.
Parfois, rampant dans la nuit sombre,
Il faut partir en patrouilleur, etc.
Ailleurs c'est le rappel d'un devoir que le Père Le-
noir juge essentiel et qu'il a vu trop merveilleusement
pratiqué autour de lui pour le croire irréalisable ; et
peu lui importent les rimes, à lui pourtant si fin litté-
rateur, pourvu que l'idée passe et s'implante :
Je suis chrétien : je suis apôtre,
Je dois faire aimer Jésus-Christ;
J'en amènerai beaucoup d'autres
Dans le chemin du Paradis.
Ou bien encore ce sont des cantiques entièrement
neufs : deux pour la Communion, Jésus notre force et
Le sang de Jésus ^^ ou encore celui sur Le Sang de
France j qui reprend l'idée déjà développée dans l'église
d'Halloy le l®"" dimanche de juillet :
Notre sang coule, ô Dieu de notre histoire
Regarde-le, tu le reconnaîtras;
Ce sang toujours a coulé pour ta gloire
Quand tu voulus te servir de nos bras.
' Musique de G. Joucla. ('.es deux cantiques ont été au3si édités i
part chez F, Laudy, 224, boulevard Saint - Germain , Paris,
266 LOUIS LENOIR S. J.
Dans quelques mois, un prêtre d'Autun, musicien
distingué et qui connaissait par expérience les difficul-
tés de la tâche, pourra lui écrire : « Comme vous savez
trouver la note émue et vraie ! Vos cantiques sont une
prédication de premier ordres » C'était, pour le Père
Lenoir, la seule chose qui comptât.
La longueur du travail avait vite dépassé ses pré-
visions. « Petit livre, gros travail, » disait-il, marquant
le contraste. « Depuis mon arrivée, j'y travaille sans
interruption (sauf pour les repas, vite expédiés, et
quelques lettres rares) de 8 heures du matin à 10 heures
du soir, perfectionnant et complétant sans cesse. »
Le 3 décembre , il écrit à son provincial : « Le tra-
vail est fini : je le recopie. » Le 12, il donne le der-
nier coup de pierre ponce, car « je compte quitter
enfin Braux demain... ». Mais le 14 : « Cela devient une
comédie. Hier matin, quand j'étais prêt à partir, le mé-
decin a de nouveau regardé ma blessure et, finalement,
m'a conseillé de patienter encore. Si la cicatrisation ne
se fait pas, la faute en est, prétend-il, à l'état général
de l'organisme, usé par la fatigue. » Le Père Lenoir
veut bien concéder qu' « il y a peut-être un peu de ça » ;
mais, d'après lui, la faute en est au nouveau traite-
ment, qui n'a fait qu'envenimer la plaie.
Il s'en désole d'autant plus que le corps colonial a
quitté la région. En venant saluer l'aumônier avant le
départ, le général Berdoulat lui a bien confirmé que
l'on allait au grand repos. Mais enfin on ne sait jamais ;
et l'imprévu reste la loi de la guerre.
Les médecins heureusement sont inflexibles.
De nouveaux loisirs s'imposaient. Sans aucun retard,
le Père Lenoir va les utiliser pour un autre genre de
travail. Le 16 décembre, il se mettait en retraite.
1 Abbé Louis Pelin, 5 novembre 1916.
CHAPITRE XV
EN RETRAITE
LE DON DE SOI-MÊME
LA VIE INTÉRIEURE DU RELIGIEUX
(17 Décembre 1915 — 4 Janvier 191t))
Quand raumcnier mourra , son jeune ami Victor, le
blessé d'Autun, terminera ainsi une touchante lettre de
condoléances à M"^^ Lenoir : u Oui, bonne Maman, je
vous écrirai encore et nous parierons du saint. Plu-
sieurs fois, je lui avais dit à M. l'aumônier : « Vous
« êtes un saint, » et chaque fois je recevais une ta-
loche. »
L'exclamation de Victor se retrouve sur toutes les
lèvres. Nous en avons fait maintes fois l'expérience.
Trois visites qui remontent aux débuts de notre enquête
nous sont particulièrement restées en mémoire.
Lorsquen aoû-t 1919 je demandai une entrevue au
colonel Thiry, il me lit cette réponse : « Venez me voir,
je serai heureux de parler avec vous de ce saint, sinon
au sens de l'Église, qui est très difficile, du moins de
Favis de tous ceux qui l'ont connu.. » Et quand je
le rencontrai, sa première parole fut encore celle-ci :
« G était un saint, un saint comme il y en a peu. Et je
crois que beaucoup qui sont au calendrier, — c'est
peut-être hérétique ce que je vais dire là, — Tétaient
moins que lui. C'est mon sentiment... Si c'est hérétique,
mettez une sourdine. »
268 LOUIS LENOIR S. J.
Quelques jours après, j'étais dans le parloir d'un car-
mel. Avant même que j'eusse posé une question, de
derrière les grilles et Timpénétrable voile noir, une voix
claire résumait d'un mot par avance tous les renseigne-
ments : « Vous savez, c'était un saint, un vrai ! »
En repassant à Paris, je me présentai au collège Sta-
nislas, dont le censeur, AI. l'abbé Martin, aumônier
militaire à la 2e division puis au 22e colonial , avait
intimement connu le Père Lenoir. Sa première phrase,
moins impérieuse que celles du colonel et de la carmé-
lite, fut tout aussi catégorique et même avec une touche
plus appuyée : « C'était un saint... Il m'a fait com-
prendre un mot que j'ai souvent rencontré sous la
plume des hagiographes : il l'ayonnait la sainteté...
C'était absolument cela, un fluide surnaturel. »
Depuis, nous avons ouvert des lettres venues de
toutes les provinces françaises , nous avons entendu
bien des confidences : elles chantaient toujours le même
refrain. Des non- catholiques s'y associaient. Un capi-
taine racontait au Père Lejosne : « De farouches pro-
testants des Cévennes qui me sont parents n'ont eu ni
repos ni cesse qu'ils n'aient obtenu la photographie du
Père Lenoir. Ils la mirent alors en bonne place parmi
leurs souvenirs de famille, en disant : « Ça, c'est le
saint. »
Déconcerté ou même, — faut-il le dire? — mis en
défiance par l'uniformité de ces éloges, je donnai à mes
recherches un autre tour. Je priai mes correspondants
de me signaler sans ménagements les défauts qu'ils
auraient eux-mêmes observés ou les critiques surprises
sur les lèvres d'autrui, alléguant, pour excuser mon
indiscrétion, qu'il faut des ombres à un tableau. Pour
avoir des réponses plus sûres, je poursuivis de la sorte
trois aumôniers du 1er corps colonial jusqu'à Nancy,
Lille et Landau... J'obtins des détails insignifiants.
Ici on se rappelait un peu de brusquerie dans une
réponse reçue au carrefour d'une grand'route durant la
EN RETRAITE 269
guerre de mouvement; mais le croisement des colonnes
ne permettait guère de longues explications. Là on
relevait une pointe d'optimisme exagéré, parfois de chi-
mères : il était Fantipode de « cet exécrable monsieur
qui, suivant les époques, s'appelle Z)'" Tant pis ou Dé-
faitiste. Et vous devinez combien cet excès même était
précieux ».
Ailleurs on m'indiquait un peu d'obstination à suivre
son idée. Je me souvins alors du mot d'un de ses an-
ciens collègues de MarnefTe : « Le Père Lenoir m'a
toujours fait l'effet d'un bolide. Quand, après réflexion,
il a décidé une chose qu'il croit utile, rien n'est capable
de l'arrêter. Au reste, ajoutait mon informateur, comme
il avait le jugement très droit et que dans le doute il
consultait toujours, notamment ses anciens professeurs
de théologie, cette fermeté de décision n'aurait pu chif-
fonner que des esprits de seconde zone. » A ceux qui
avaient souffert de vivre à côté de chefs dont on ne
sait jamais ce qu'ils veulent parce qu'ils sont à la merci
de celui qui a parlé le dernier ou le plus fort, cette
marque de caractère ne déplaisait pas. Le Père Lenoir
savait « prendre ses responsabilités ».
Enfin, à notre interrogation sur les défauts, on répon-
dit simplement qu'il n'eût pas été prudent de vouloir
l'imiter en toutes ses initiatives et que a d'autres, qui
n'avaient ni ses talents naturels ni la pureté de son
zèle, eurent peut-être tort de l'essayer ».
La conversation la plus piquante à ce sujet fut avec
le général Pruneau. Je venais de lui poser ma question
habituelle. De son œil très doux, devenu tout à coup
sévère, il me fixa.
« Des défauts, le Père Lenoir?
— Sans doute, mon général. Nul homme n'est par-
fait. Il ne faudrait pas laisser croire à ceux de la Mé-
tropole que les marsouins manient l'encensoir.
— Que vous dirai -je? A la popote, il ne parlait
guère. Ah! ce n'est pas lui qui eût coupé la parole ù
270 LOUIS LENOIR S. J.
un autre ! A la fin du repas , souvent je lui disais :
« Père Lenoir, vous ne dites rien. Est-ce que vous
« seriez triste? » Il était un peu absent des conversa-
tions ordinaires et semblait vivre dans un autre monde.
Où il reprenait sa loquacité, c'est quand je lui deman-
dais : « Eh bien I on n'organise rien pour dimanche
« prochain? » Alors il se déclenchait : « Mon colonel,
« est-ce que je puis vous demander ceci et puis cela,
« pour la musique, rornementation... ? » Et quand M
j'avais répondu : « Carte blanche complète, le colo à '9
« Tavance couvre tout, » son visage s'illuminait, il
remerciait, et une minute après il était parti.
— Mais ne vous importunait -il pas quelquefois pour
l'un ou l'autre de ses protégés?
— Jamais ! D'ailleurs il n'avait pas de protégés , à
moins que vous n'appeliez ainsi tout le régiment. C'est
moi, au contraire, qui m'adressais à lui pour connaître
les nécessiteux ignorés ou les orphelins de la guerre. Il
était mon conseiller de bienfaisance. Et ses préférences
penchaient peut-être encore plus vers ceux qu'on ne
voyait guère à l'église.
— Mais enfin, vous avez bien dû surprendre des cri-
tiques...
— Des critiques sur le Père Lenoir?...
— Oui, quand l'aumônier avait tourné les talons... »
Pour mieux concentrer ses souvenirs, le général se
serra quelques instants le front dans la main.
« Je cherche,... vous m'embarrassez. Je cherche
quand on aurait pu le critiquer. Non... Ma foi, je ne
sais pas du tout. Je voudrais pourtant vous obliger...
Peut-être un peu de jalousie de certains qui voyaient
qu'il était bien avec le colonel... Et encore même cela,
non, je ne le crois pas... Si l'on veut jouer sur le mot
de jésuite, en tous cas, rien : franc, droit, pas l'ombre
de politique ou d'intrigues... Sincèrement, je ne vois
pas. »
Il ne me restait qu'à m'excuser de mon insistance.
EN RETRAITE 271
Mais j'eus beau faire, je ne pus parvenir à la regretter.
Retenons du moins de cette enquête que les défauts du
Père Lenoir n'étaient pas très apparents.
Pour précis que soit le mot de « sainteté » dans la
langue chrétienne, même quand on l'oppose, comme le
faisait très justement le colonel Thirj, au sens rigou-
reux exigé pour les canonisations, nous avons le devoir
de le préciser encore. Sous le soleil de la grâce, les
amis de Dieu n'ont pas tous les mêmes reflets.
Pour désigner la caractéristique du Père Lenoir, si
nous pouvions hésiter, une convergence très remar-
quable d'expressions recueillies chez deux de ses chefs
nous tirerait aisément d'embarras. Vers la fin d'une
entrevue, le 1er août 1919, le général Berdoulat, vou-
lant résumer d'un mot ce qu'il m'avait conté par le
détail, me dit : « L'abbé Lenoir s'était donné. Il avait
fait le sacrifice complet de sa vie et savait qu'il n'en
reviendrait pas. » Puis, les yeux mi-clos, comme pour
mieux s'assurer de la vérité de son impression, il
répéta plusieurs fois de sa voix grave : « Oui, donné..,
donné. »
Et lorsque, quelques jours après, je commençais le
dépouillement des dossiers volumineux concernant
notre aumônier, je rencontrai sous la plume de son
provincial cette phrase : « H y aurait à mettre en lu-
mière surtout ce don incomparable de lui-même dans
son apostolat. C'est là la note caractéristique du Père
Lenoir'. »
Mais il faut entendre ce mot dans son sens plénier.
L'apôtre s'était tellement donné qu'il n'était plus à lui-
* Lettre au Père Courbe, 7 octobre 1917.
272 LOUIS LENOIR S. J.
même. Dire qu'il s'oubliait n'est pas assez. S'oublier
suppose un efl'ort; le religieux, semble-t-il, n'avait plus
à le faire : l'effort avait été fait une fois pour toutes.
Maintenant le Père Lenoir est aux autres de la ma-
nière la plus naturelle, — c'est une chose qui va de
soi, — comme un bon serviteur qui, ayant signé son
engagement, n'a aucun besoin de le renouveler chaque
jour. De là ces remarques si souvent faites : qu'on ne
pouvait lui causer un plus vif plaisir qu'en lui récla-
mant un service, fût-ce au milieu de la nuit; — qu'il
se trouvait toujours trop bien logé; — qu'il s'étonnait
qu'on lui témoignât tant d'égards; — qu'il éprouvait
une vraie souffrance à s'abriter quand d'autres étaient
sous les obus; à accepter un casque, alors peut-être
qu'un soldat en manquait...
S'il se laissait surcharger de besogne, c'est pour le
même motif. Point d'agitation fébrile, rien de ce besoin
de faire mille choses qui dévore certains tempéraments.
Il avait seulement à cœur d'obliger autrui : non pas
toujours qu'on lui eût demandé ces nouveaux travaux ;
mais il avait cru comprendre qu'ils rendraient service
ou feraient plaisir.
Le commandant de Bélin^y a dit excellemment :
« Quand il vous parlait, vous étiez, pour lui, seul au
monde. On était le grand-père câliné par son petit-fils.
Aucun ne soigne son moi avec autant de sollicitude
qu'il en trouvait pour vous. Aviez- vous une popote?
Votre paille était -elle bonne? Voudriez -vous des cou-
vertures? De lui-même il n'avait cure. Son activité
puissante apparaissait libérée de la chaîne qui, chez
nous, l'entrave au pilier du moi, comme un aigle à son
perchoir. On se sentait bien mesquin devant lui*... »
Cette habitude de penser aux autres se manifestait
dans les moindres détails. Huit jours avant sa mort,
* Sur le sentier de la guerre, Bcauchesne, 1921, p. 73.
EN RETRAITE 273
il terminera ainsi une longue lettre à un ancien blessé
de Massives :
Je t'envoie un petit Livre de Prières que j'ai fait pour les
soldats durant les mois que j'ai passes à Thôpital, après la
bataille de Champagne, en même temps que toi^.
La correspondance et la conversation du Père Lenoir
abondaient en délicatesses semblables
De plus, caractère exquis de cette abnégation : elle
était tout empreinte de joie et de spontanéité. Rappe-
lons, pour être vrai et pour ne décourager personne,
qu'au cours de son scolasticat, le frère Lenoir avait
semblé à plusieurs légèrement aiîecté et que la cons-
tance de son sourire était un peu contrainte : simple
effet d'une préoccupation trop attentive à se donner.
Mais avec le temps l'apparence de l'effort disparut :
l'habitude était prise. Dès lors « le surnaturel en lui
eut toujours quelque chose de si naturel, pour ainsi
dire, de si gracieux et de si humain, qu'il lui donna
d'entrer dans les cœurs comme chez lui, sans résistance.
Sa première action sur les âmes fut toujours de se faire
aimer ^. » Ces paroles, où le biographe de saint Fran-
çois Xavier a condensé ce qui fut une des forces du
grand apôtre, conviennent merveilleusement au Père
Lenoir.
Sa physionomie riante est restée dans les souvenirs
de tous.
« Je vois notre aumônier comme un saint, nous ré-
pétait un jour le colonel Thiry. Et puis, quand je
cherche, en dehors de son travail et de son sourire, je
ne vois rien. » Il nous écrivait une autre fois : « Je
n'évoque jamais sa figure fine, au sourire indéfinissable
* A Joseph Giboulct, -/ei- ^^^i 1917.
2 Vie de sdint François Xnvier, par le P. Alexandre Brou , I ,
p. 165.
<8
274 LOUIS LENOIR S. J.
à la fois doux et grave comme un sourire aux anges,
sans une émotion respectueuse... » A ce sourire, qui
manifestait surtout sa joie de consoler, fatigue, cafard,
exaspération s'évanouissaient. On subissait malgré soi
« Tensorcellement de sa charité débordante, il s'empa-
rait de vous. Mais un doigté délicat l'empochait d'ou-
trepasser^ )). — « Certes, je suis un vieux troupier,
note un marsouin (si peu dévot qu'il demande de lui
conserver en tout et pour tout l'anonymat le plus
absolu), je suis un vieux traîneur de sabretache et, dans
.le cours de ma carrière coloniale, l'église ne fut pas
précisément mon lieu favori; mais l'aspect tranquille de
cet abbé, son affabilité continuelle, m'en imposaient. »
Aussi le Père Lenoir était-il passionnément aimé.
Rarement, pensons-nous, un prêtre suscita des alfec-
tions à la fois si rapides et si profondes, a Avec des
hommes comme vous, lui écrit tout rondement un de
ses petits, on est forcé d'avoir la victoire. » D'autres y
mettent plus de naïveté : « J'ai envoyé votre photo à
papa pour qu'il fasse votre connaissance ; » ou bien :
« Si au ciel il y a une grande place pour nous tous
qui combattons pour la France, la vôtre; Monsieur
l'Aumônier, est parmi les séraphins. » Et quelqu'un,
dont l'orthographe suffirait à prouver qu'il n'a guère
cultivé Chateaubriand ni Lamartine, écrit délicieuse-
ment : (( Comme cela ma parut triste, quand dans
l'église un autre prêtre que vous ma ofTer notre Sei-
gneur. L'église me paraissait morte... »
(( Mais enfin, demandions -nous un jour à un lieute-
nant^ qui nous redisait une fois de plus le charme
exercé par son aumônier, de quoi était faite cette séduc-
tion?» Il se recueillit un instant et nous dit : « J'ai vu
chez cet homme une foi qui débordait de tous ses actes.
Quand il disait la messe, sans y mettre plus de temps
1 Commandant de Bélinay.
* Lieutenant Bédier.
EN RETRAITE 275
que les autres, chaque parole était un acte de foi;
même des incroyants en étaient frappés. Qufmd il réci-
tait le Pater, ni son intonation ni son regard n'étaient
plus humains... Et puis, il était d'une douceur extraor-
dinaire. Jamais on ne l'entendait critiquer. Toujours il
avait un mot d'excuse : « Que voulez- vous? Ils ne
savent pas... Avec l'éducation qu'ils ont reçue!... Ces
pauvres gens! » Une mauvaise action, il ne la blâmait
paSy il en souffrait,.. Les conseils qu'il donnait, sauf en
de rares occasions, étaient d'une simplicité extrême;
mais il était bon au delà de ce qu'on peut imaginer. îl
s'inquiétait des moindres choses de l'existence, avait
un mot différent pour chacun, savait que la' mère de
celui-ci était malade et son frère marin; que cet autre
avait trois enfants; il devinait les ennuis et vous aidait
à les avouer pour avoir la joie de les dissiper. Gom-
ment faisait-il? Je crois qu'il souffrait avec vous, et de
le sentir cela suffisait à diminuer votre, souffrance. »
Faut-il analyser plus encore cette puissance d'amabi-
lité? Disons avec un observateur sagace : « Il y a des
saintes gens que l'on admire, mais dont on a pitié. Lui,
malgré tout ce qu'on devinait en son âme d'abnégation,
il faisait enviée » Et voilà, semble-t-il, le triomphe de
la vertu, que Dieu n'a pas accordé au même degré à
tous ses serviteurs, môme parmi les plus grands.
Mais nous sommes à Braux- Sainte- Cohière, où le
Père Lenoir vient d'entrer en retraite... N'est-ce pas
nous égarer que d'esquisser ainsi l'impression qu'il
produis'\it sur son entourage?
Peut-être moins qu'il ne semble. Car si l'aumônier a
si souvent arraché au caporal Victor ce cri de vénéra-
tion, — qui lui valait toujours une taloche, — c'est en
* Louis Berue.
276 LOUIS LENOIR S. .T.
grande partie parce que chaque année il a eu soin de
se recueillir ainsi durant huit ou dix jours, pour dres-
ser dans la solitude le bilan de son ame.
Le u plus lourd que l'air » n'eût jamais triomphé de
la pesanteur si, dans de longues méditations, Blériot et
ses émules n'avaient discuté leurs expériences. Sans
réflexions ni prières, où Tapôtre apprendrait-il les lois
divines qui permettent le vol de Fâme? Sans Manrèse,
Ignace de Loyola eût traîné, dans le terre à terre d'une
vie manquée, sa jambe boiteuse.
Le Manrèse du Père Lenoir est bien relatif. Retenu
sur sa chaise longue, il n'a pas même la ressource du
recueillement d'une chapelle. Il continue d'habiter la
salle commune ; et pour mieux s'abstraire des conver-
sations environnantes, il écrit. Précieux cahier de cin-
quante pages que, jusqu'au jour de sa mort, il conser-
vera sur sa poitrine, fréquemment serré contre le corps
du Christ. Relique bien chère aujourd'hui, tellement
imprégnée de son sang que Ton ose à peine en tourner
les feuillets, de crainte de les briser.
De tout ce cahier, nous retiendrons seulement
quelques réflexions sur le rôle de l'apôtre ^
Collaborer à la rédemption de Jésus -Christ, qui se
poursuit tous les jours par la sanctification des âmes :
tel est ce rôle. Oublier cela, c'est ne rien comprendre
à la vie de l'apôtre. Se le rappeler, c'est grandir singu-
lièrement sa tâche et la transfigurer, si modeste soit-
1 Le point de vue apostolique est toujours ceJui qui guide les déter-
minations du Père Lenoir. « Cela peut-il être utile aux âmes? » voilà
sa pierre de touche. Quand on lui propose de donner une plus grande
diffusion aux récits composés pour En Famille, il répond : « L'idée
de M,., est apostolique, aussi je ne puis que l'approuver ; qu'elle
fasse tout ce qu'elle voudra de mes récits. S'ils peuvent faire du bien,
je ne demande qu'à les voir divulgués » (12 avril 1916). Au contraire,
un journal ayant publié sa photographie au Fortin de Beauséjour,
dans la même lettre il « regrette cette indiscrétion, parce qu'il n'y
voit aucun intérêt apostolique ». Ainsi toujours.
EN RETRAITE 277
elle; si Jésus ne l'avait ainsi établi lui-même d'une vo-
lonté formelle, ce serait une ambition outrecuidante.
Gela reste une tâche dont les responsabilités sont ef-
frayantes pour l'apôtre, quand il considère ses insuffi-
sances. Et c'est bien ce qui trouble le Père Lenoir :
« Mon tempérament, avec ses lacunes, ses hésitations,
ses gaucheries, ses excès de sensibilité, ses ignorances,
ses déficits phj^siques. »
Quels reproches ne s'adresse -t- il pas à lui-même!
Quand un cœur est pleinement fidèle, Dieu, épris de
sa beauté et le voulant toujours plus pur, multiplie
ses lumières ! là où les hommes ne voient que cristal,
dans « l'œil de ses intentions » surtout, l'àme décèle
chaque jour de nouvelles pailles. Et ce tourment, qui
la maintient dans l'humilité, la stimule à se perfection-
ner sans cesse.
A cette clarté céleste, le bon serviteur que nous avons
vu si constamment soucieux de ne laisser inemployée
aucune parcelle de son temps s'accuse de faillir au
« travail pour se développer et se rendre meilleur
ouvrier du travail divin », et il prévoit en détail les
améliorations possibles. Cet audacieux, dont les initia-
tives ont paru surprenantes, se reproche à maintes
reprises ses « timidités », surtout « devant les officiers
et les groupes ». Et l'apôtre qui, d'après la voix pu-
blique, s'est pleinement donné, écrit en toute sincérité
ces lignes, que l'on ne peut lire sans émotion :
Manque de charité, mille services que, par égoïsme, je
n'ai pas rendus et qui auraient permis à Notre-Seigneur de
toucher les âmes : dans finstallation des cantonnements,
dans faccueil des hommes, dans la conversation surtout, où
je ne me donne pas la peine d'être, pour Notre -Seigneur,
agréable aux autres...
Pardon, mon divin et très bon Maître, pardon 1 Les fautes
jalonnent toutes les étapes de ma campagne, elles en
couvrent toutes les journées, toutes les heures. p]t chacune
marque un tort fait à vous et aux âmes, un échec de votre
278 LOUIS LENOIR S. J.
grâce, une diminution de votre règne. Je vous en conjure .*
réparez vous-même tout le mal que j'ai fait et accomplissez
tout le bien que j'aurais dû faire : vous aviez compté sur
moi, je vous ai trompé ; mais à mon tour, connaissant votre
inlassable amour, sûr qu'il m'enveloppe encore et veut tou-
jours se Servir de moi, je compte sur vous...
Impossible au regard humain, la tâche de l'apôtre lui
est doic aisée quand il a bien compris qu'il ne doit
agir qu'en second, en instrument.
Pour assurer ce travail à deux, Jésus « a bien voulu
signaler lui-même » à son disciple ce qu'il attend de
lui : « abnégation, prière, patience, zèle. Abnégation ou
pénitence, c'est l'arme défensive contre les attaques
certaines , contre des coups ou des gaz qui seraient
mortels et perdraient tout. Prière, c'est la liaison con-
fiante avec vous, première et indispensable condition
de la victoire. Patience, c'est l'obéissance, la discipline
jusque dans les plus minimes détails. Zèle, c'est le cran,
par lequel j'entraînerai les âmes... » De ces quatre
points, « la consigne première est celle de la prière,
puisqu'elle assure la liaison continuelle, intime, intel-
ligente avec le chef... Donc prendre pour matière d'exa-
men particulier les exercices de piété tels que Notre-
Seigneur me les a fait régler. »
Ce règne de Dieu à établir dans les âmes apparaît
fréquemment à chaque apôtre sous une forme, une co-
loration particulières. Le Père Lenoir a très nettement
conscience, — il y revient en plusieurs endroits, —
qu'il doit contribuer à ce qu'il appelle « la percée eucha-
ristique ». But principal de son apostolat, l'Eucharistie
en était aussi le grand moyen , puisqu'elle porte en
elle-même la force suprême, Dieu présent.
Quand il médite sur la mort, c'est encore cette pré-
occupation du règne de Jésus-Hostie qui le tourmente :
EN RETRAITE 279
La mort. La plaine, dans la bataille, ou la tranchée, ou un
abri bombardé, ou une salle d'ambulance comme ici. Des
soulTrances? Probablement. De la connaissance? Pas sûr.
Avec la grâce de mon bon Maître, j'ai confiance d'être prêt.
Il me recevra bien. 11 m'aime tant! Jésus, gardez-moi jus-
qu'au bout cette confiance, ne la laissez pas s'obscurcir dans
la fumée des obus, que rien même alors ne me fasse perdre
votre paix. Notre-Dame de la Paix, souriez-moi, envelop-
pez-moi.
Une seule chose m'inquiète, — m'inquiéterait, — pour ce
moment-là: aurai-je réalisé tout le plan de Jésus sur moi?
serai-je au point qu'il veut de moi? aurai-je sauvé toutes les
âmes qu'il attend de moi? — Si ce n'était cette question
d'apostolat, la mort me serait si douce! Mais les âmes à sau-
ver, le règne de Jésus- Hostie à étendre sur terre!... Pour
lui, je voudrais vivre jusqu'à la fin du monde, dans n'importe
quelles souffrances. — Et, à cause de lui aussi, je crains la
mort : j'ai peur de ne pas avoir rempli ma tâche. Là encore,
confiance. Il est certain que je ne l'ai pas remplie jusqu'ici;
mais le Sacré-Cœur peut et veut réparer tout. M'abandon-
ner à lui en toute confiance, en tout amour. Et croire aussi
que jusqu'au bout il suppléera à mes déficits et à mes
lâchetés.
Cet abandon, — qu'on ne s'y méprenne pas, — n'a
rien de l'apathie. Cette foi en la suppléance de Jésus
n'est pas une foi luthérienne, paresseuse, une foi « qui
n'agit point ». Tout au contraire. C'est une foi pleine
d'initiatives. Le Père Lenoir conformait au mieux sa
pratique journalière à cette maxime que saint Ignace
appelait la première règle d'action : « Compte sur Dieu,
mais comme si le succès dépendait tout de toi, nulle-
ment de Dieu ; mets-toi néanmoins tout à l'œuvre, mais
comme si tes efforts n'étaient rien et que Dieu seul dût
tout faire ^ »
Voilà une attitude apostolique qui va singulièrement
^ lÎKC prima sit açfendornm régula : sic Deo fide, quasi reriini
siircessus oinnis a le', nihiL a Den penderet : ila tnmeii iis operum
oinnem adinoue, quasi lu nihil, Deus omnia sil faclurus.
280 LOUIS LENOIR S. J.
étonner ceux qui n'ont des Jésuites que la conception
rigide et mécanique imaginée par certains romanciers.
Sur la foi d'Eugène Sue, on s'est, durant trois géné-
rations, représenté le religieux de la Compagnie de
Jésus comme un homme qui a, — pcrinde ac cadaver, —
abdiqué entre les mains de ses supérieurs toute spon-
tanéité, et qui n'a plus le droit d'avoir en apostolat une
pensée ou une méthode personnelle... Eh bien! voici
un Jésuite très authentique, tenu pour tel par ses frères
et qui, au dire de ses supérieurs, dans cette situation
créée par la guerre, a su le mieux réaliser l'esprit de
saint Ignace et de saint François Xavier. Or ce Jésuite
savait admirablement prendre ses responsabilités. Chargé
d'un service pour lequel il existait fort peu de précé-
dents ou de traditions, il était sans cesse à la recherche
de moyens nouveaux pour en assurer le succès. Et si
tel ou tel a pu le critiquer, *— non pas ses supérieurs,
car le religieux n'a jamais rien fait contre leur gré , —
ce fut uniquement, comme nous le verrons, pour avoir
été trop hardi dan^ certaines initiatives*.
Loin de rebuter le Père Lenoir, les difficultés l'atti-
raient. Il ne redoutait pas l'obstacle, condition d'effort,
et derrière lequel il devinait un service meilleur de son
Maître. Lorsque, du dépôt, on lui annoncera que la classe
16 est difficile, il répondra simplement que m cela lui
fait venir l'eau à la bouche » ^.
Au reste, même dans ses plus audacieuses sponta-
néités, l'apôtre, comme en témoignent ses notes de
retraite, n'était guidé que par une seule préoccupation;
* Il ne nous déplaît pas non plus de rappeler que de tous les chefs
qui ont conduit la guerre à bonne fin, l'un des plus remarquables
par ses initiatives audacieuses, le maréchal Foch, fut élève des
Jésuites. Et à maintes reprises il s'est fait gloire d'avoir puisé chez
ses maîtres de Saint-Etienne et de Metz, — nous l'avons nous -mémo
entendu de ses lèvres, -^ les principes généraux d'initiative disci-
plinée dont il a su plus tard tirer de si géniales applications.
* Au capitaine Monnier, W mâts 19i6.
EN RETRAITE 281
il en avait trouvé le modèle chez les officiers les meil-
leurs, la veille des attaques : « la préoccupation de
prendre toute la pensée du chef ». Et il écrit : « Tout
plutôt qu'un ordre mal exécuté, tout plutôt quune
manœuvre de Jésus faite à ma façon au lieu de la
sienne, qu une modification, si minime soit-elle, appor-
tée à son plan d'attaque par mon jugement propre, par
ma lâcheté ou par mes préférences personnelles. »
Ce souci d'accomplir en tout les moindres préférences
de Jésus sera de plus en plus la touche propre de sa
spiritualité ; nous le retrouverons au moment même de
sa mort.
Les huit jours de retraite conduisirent le Père Le-
noir jusqu'à la fête de Noël. Il avait craint de ne pou-
voir, même ce jour-là, monter à Tautel. On l'y autorisa
« par exception >> ; il put dire ses trois messes.
o Mon Noël a été moins triste que je ne^l-e craignais.
Les médecins avaient même imaginé de transformer
une salle de l'hôpital en chapelle pour la messe de mi-
nuit... »
L'ambulance du 11^ corps, qui avait, le 20 décembre,
remplacé les coloniaux à Braux-Sainte-Gohière , allait-
elle conserver l'aumônier ou l'évacuer sur l'intérieur?
Grave question dont jasaient les caporaux et qui émut
jusqu'au directeur du Service de Santé. D'un jour à
l'autre les probabilités pour et contre alternaient...
Mais le Père Lenoir ne s'en trouble guère, le calme de
la retraite a passé sur son âme : « C'est pour le mieux,
dit-il, et j'aurais grand tort de me plaindre. »
Enfin, le 3 janvier, c'est bien décidé : l'aumônier
reste. Une petite plaie à la nuque, souvenir des bois
de Somme -Suippe, qu'il traite par le mépris depuis
2»2
LOUIS LKNOIR S. J.
cinq mois et que des empiriques « ont îjrûlée et rel^rû-
lée au nitrate d'argent avec un résultat déplorable »,
vient d'attirer l'attention d'un spécialiste, qui se fait
fort de la guérir rapidement. « D'autre part, le chirur-
gien ne serait pas mécontent non plus de fermer lui-
même la plaie de la cuisse... En conséquence, on me
garde encore une huitaine. Vous avez donc le temps de
m'écrire encore ici, au moins une fois. »
Le lendemain, malgré l'avis des hommes de science,
par application du règlement n° tant ^ le Père Lenoir
avait quitté Braux-Sainte-Gohière.
CHAPITRE XVI
yiTRY POUR LA SECONDE FOIS
l'ÉPISTOLIER. LE DIRECTEUR DE CONSCIENCE
(Janvier 1916)
6 janvier 1916. Malgré rinvraisemblance du rêve, jVspé-
rais un peu que TEloile des Mages, en cette fête de TEpi-
phanie, me conduirait auprès du foyer où TEnfant Jésus est
représenté par le mignon petit Roger,,., et j'ai tout fait pour
pousser Tétoile dans la direction chère. Mais elle s'est arrê-
tée au-dessus de Vitry et a disparu.
Le voyage depuis Braux-Sainte-Cohière, — quarante-
cinq kilomètres à vol d'oiseau, — avait duré vingt-sept
heures. La correspondance du train d'évacuation était
manquée et le suivant partirait, — probablement, —
dans quatre jours.
C'était le temps où Ton ne pouvait ouvrir le Bullefin
des Armées sans y trouver l'éloge des progrès merveil-
leux accomplis par l'organisation du Service de Santé...
(( Et où ce train nous conduira-t-il? interrogea le
Père Lenoir.
— A. Cahors. »
Sur le point d'être guéri, quitter la zone des armées !
(( Alors vous devinez bien que j'ai manœuvré pour rester
ici. »
Le Père Lenoir se retrouvait à Vitry-le- François.
28 i LOUIS LENOIH S. J.
Avec quelle émotion j'ai revu cette ville où je hi^ amené
prisonnier des Boches; — la grand'place où je sentis sur la
tempe le froid du revolver et où, sans une protection mani-
feste de la Sainte Vierge, je serais tombé mort; — Féglise,
alors pleine de paille et de blessés râlant sous les rafales
d'obus et que je trouve aujourd'hui toute décorée pour les
fêtes pacifiques de Noël et de l'Epiphanie I La piété, la foi
y sont plus vives que jamais. Hélas I plus que jamais aussi,
même à l'heure matinale où je les traverse, toutes les rues
suintent le plaisir* !...
Eq voyant entrer à la sacristie ce jeune aumônier
décoré, la tête bandée, et qui boitait fort en s'appuyant
sur une canne, l'archiprétre se rappela tout de suite
l'avoir vu quelque part.
« Mais où donc vous ai-je rencontré? dit-il.
— Ici même à l'hôpital, où je fus prisonnier...
— Vous êtes donc le Père Lenoir... »
« Le lendemain, raconte M. le chanoine Nottin, je
visitais le sympathique blessé et lui demandais l'histoire
de sa captivité. Bien simplement il me la conta.- J'étais
sous le charme.
(( Avez -vous écrit tout cela?
— Oh! non, à quoi bon?... »
Il ne fallut pas moins, pour l'y décider, que la chaude
éloquence de celui qui avait, en septeiyibre 1914, per-
suadé aux Allemands de ne pas brûler Vitry^
L'ambulance où se trouvait l'aumônier était un vil-
lage de planches, très ingénieux et très confortable,
construit pour trois cents lits sur la grande promenade
de la ville, par les soins de M"^ Yolande de Baye.
Mais celle-ci étant retenue par d autres ambulances
* Au Père Courbe, S ja,nvier.
2 Voir le récit du P. Lenoir au chap. m. Il faut lire dans Mon carnet
de guerre, de M. le chanoine Nottin, comment, à défaut du maire
qui avait disparu, l'archiprétre tint tète aux autorités allGmandcs.
VITRY POUR LA SECONDE FOIS 285
qu'elle organisait plus proche de la ligne de feu% c'était
la baronne de Baye sa mère qui occupait à Vitry le
poste d'infirmière en chef.
Quand le médecin traitant lui annonça qu'il en avait
encore pour plus de quinze jours, le Père Lenoir s'éton-
na. Était-il vraisemblable que les pronostics de tant de
majors eussent été déjoués, sans qu'une cause mysté-
rieuse ne fût intervenue? Il cherchait à comprendre,
quand un de ses voisins de salle lui passa un numéro
de l'Écho de Paris du début de janvier.
Avez-vous remarqué le rapport du docteur-^ professeur
Delbet, de TAcadémie des Sciences, sur les antiseptiques?
Après dix-sept mois de pansements de guerre, on s'aperçoit
que les hypochlorites, dont on a jeté des tonnes entières sur
les blessures,... multiplient les microbes au lieu de les tuer
et tuent les cellules vivantes au lieu de les vivifier. Consta-
tations similaires sur les autres antiseptiques... Bien entendu,
malgré les recommandations du docteur Huot, qui m'avait
dit : « Surtout, qu'on ne vous mette pas d'antiseptiques sur
cette plaie ! » on les a depuis employés tous successivement
ou à la fois, surtout les hypochlorites... Coïncidence bizarre :
plusieurs des officiers soignés avec moi sont arrivés ici dans
les mêmes conditions, abîmés par leur traitement.
Heureusement, c'était « un ami du docteur Huot,
le docteur A... », qui le soignait à l'ambulance de Baye.
*
Le Père Lenoir bénéficiait à Vitry d'une « petite
alcôve, comme dans un dortoir de collège )). De derrière
ces rideaux blancs s'envolaient chaque jour des poi-
gnées de lettres.
Plusieurs fois déjà nous avons (ait allusion à cette
^ Quelques mois plus tard, M'ie de Baye devait être blessée yriovc-
irient à Dugny, près de Verdun.
28(3 LOUIS LENOIU S. J.
volumineuse correspondance sans avoir jamais eu le
temps de nous y arrêter. Quelques personnes nous ayant
communiqué une partie de leurs trésors, ce ne sera pas
indiscret d'y jeter un coup d'oeil.
Les correspondants du Père sont des plus variés,
depuis la carmélite jusqu'aux g-ibiers de prison, et
même, nous le verrons, jusqu'aux condamnés à mort.
Que renfermaient ces lettres ? L'aumônier en a lui-
même formulé la loi. Un de ses vétérans de Marneffe
lui demande conseil sur la manière d'écrire à un filleul
de guerre ; il réplique : « Ecrivez ce qui vous passe par
la tête, en n'oubliant pas qu'il a une âme à sauver ^ »
G est sa règle à lui ; et il lui passe par la tête d'excel-
lentes choses...
Son premier souci naturellement est de faire une
réponse exacte aux questions qu'on lui pose. On l'in-
terroge sur tout : sens d'une pensée de Pascal ou de
Mteterlink, conduite à tenir au front vis-à-vis des mer-
cantis, conciliation entre la loi de charité et la nécessité
de se défendre, légitimité des mesures de rigueur
contre des ennemis qui très souvent, comme à Beausé-
jour, ont feint de se rendre pour massacrer plus à
l'aise ; ailleurs on le consulte sur une séance d'hypno-
tisme (( où le sujet a annoncé gravement, dès le mois
de mai, que l'ofYensive (de la Somme) commencerait le
27 juin », ou bien sur l'apparition dans une grange, plu-
sieurs nuits de suite, d'un camarade « mort qui revient
en permission chez les vivants ». D'autres fois il faut
apaiser des froissements entre marraines et filleuls,
résoudre des objections contre la Providence : pourquoi
Dieu se cache? pourquoi l'on n'a plus sa foi de jadis?
pourquoi « les étoiles qui reviennent avec une routine
si déconcertante ne me disent plus rien »?...
Le Père Lenoir avait un don tout spécial pour con-
1 A Robert du Parc, 27 janvier 1916.
VIÏRY POUR LA SECONDE FOIS 287
soler. En cette matière, il ne croyait jamais avoir assez
fait, et sa fidélité à revenir, aux anniversaires doulou-
reux, même auprès de personnes qu'il n'avait jamais
vues, tient du miracle.
Quand il s'agissait de blessés , il consolait jusqu'aux
caprices. Le caporal Victor avait été cité pour sa beJle
conduite. Après trois mois de gouttière et un de chaise
longue, il était sur le point de partir en convalescence;
et du régiment on ne lui avait pas envoyé sa croix de
guerre. Que dira-t-on au pays? Il a fait annoncer sa
décoration aux sons du clairon et du tambour. Ne va-
t-on pas le prendre pour un conteur de galéjades? Il
s'en fait un sang noir et des cheveux blancs, il ne
cesse pas ses « galllipppetttes » de colère, il se livre à
un marmitage de u polochons à travers la salle, ce qui
le fait traiter de maboul même par notre sœur Z... »,
il va devenir fou,... quand le 26 janvier, d'un seul
coup, tout rentre dans Tordre. Le vaguemestre vient
d'apporter une lettre de quatre pages accompagnée
d'un petit paquet qui renferme... la croix de guerre de
M. l'aumônier. Alors Victor u hurle comme un ours ».
Personne n'y comprend rien. Les voisins disent : ^l Ça
y est ! c'est le coup de bambou ! Un si gentil garçon
tout de même !»
Trois jours après, quand il est calmé, le caporal
prend sa plume :
Je m'en vais vous raconter ma remise de décora-
tion. Il n'y avait pas de musique ni de défillé; mais c'était
encore plus chic. Ça s'est passé dans le cagibi de sœur Z...
Trois personnes y assistaient : la bonne sœur supérieure, la
bonne sœur Z... et le bon abbé Germain. Après la bénédic-
tion de votre croix, et que tout le monde l'eut embrassée
respectueusement, la révérende Mère, par ordre du Prési-
dent de la République, me décora pour mes faits de guerre...
Après l'accolade donnée par M. l'abbé Germain, un grand ban-
288 LOUIS LENOIR S. J.
quel attendait tous les malades. C'est une chouette cérémo-
nie que je n'oublierai ja>mais. Seulement il y manquait le
saint qui m'a converti et le paternel. Mais c'est partie
remise; pour ma croix de bois, vous serez le seul convié.
Le lendemain il part pour « la cagna de famille «
sans avoir rien reçu du régiment. « Mais je m'en
f. ..iche. Je me pavane avec la croix de guerre de
M. Louis Lenoir, aumônier militaire de la 2e divi-
sion coloniale, secteur postal 13. A ce qui paraît, ça
me va bien, et j'ai presque l'air d'un héros. »
D'ordinaire, les occasions de remettre un cœur
d'aplomb sont, pour le Père, autrement sérieuses. Un
prêtre de ses amis, qui occupait dans une ambulance la
situation très officieuse d'aumônier bénévole, avait été
dénoncé à certain comité régional de la Croix -Ro.uge
comme un trouble-fête et un gêneur ; et au nom de la
neutralité on lui interdisait de travailler au réconfort
moral des blessés, a Mon Dieu! écrivait-il, que je suis
guéri, si j'en fus atteint, du mal du neutralisme! »
« Mon cher ami, répand le Père Lenoir, vous avoue-
rai-je que votre carte me remplit de joie! Ainsi donc,
non seulement votre œuvre a reçu le cachet des œuvres
divines et fécondes par la persécution diabolique ; mais
de plus vous avez, vous, par une prédilection du bon
Maître, l'auréole suprême, celle de nos grands Saints,
celle de la calomnie et de la dénonciation M... » Et
tellement chaudes d'affection sont les six pages qui
suivent, que l'ami réplique instantanément : « Vos
lettres me font l'effet d'une rosée ! »
Combien d'autres tiennent le même langage !
(( Vous ne pouvez vous figurer la joie et la paix,
écrit un caporal mitrailleur, que votre lettre est veniXe
mettre en mon âme. Je me figurais en la lisant me
* Lettre cju IV Janvier ,
VITRY POUR LA SECOiNDE FOIS 289
trouver dans votre cagna de Somme -Suippe-, en train
de causer librement comme nous le faisions... Comment
vous remercier de m'avoir fait connaître Notre -Sei-
g-neur sous ce nouveau côté, le côté de l'amour?... »
(( Votre lettre , dit un pauvre enfant qui a perdu
l'œil droit aux dernières attaques, m'a tellement touché
que j'en ai pleuré toute la soirée en pensant à vous, h
mes camarades, à votre grande bonté, vous qui avez
été mon sauveur. »
En lui envoyant sa photographie , quelqu'un ajoute :
« Vous penserez en la regardant que c'est encore une
âme en peine que vous avez arrachée de l'enfer. »
Un caporal affirme : « J'ai lu votre lettre comme si
c'était une page d'Evangile », ou encore : « Je préfère
recevoir vos lettres qu'un billet de cent sous. »
On remplirait des pages avec d-es expressions de ce
genre.
Comme le Père s'étonne, sans nullement se dérober,
que l'on fasse ainsi perpétuellement appel à lui, et
comme il essaie d'habituer peu à peu ses enfants à~
recourir aux prêtres de leur entourage, l'un d'eux
riposte : « Il me serait facile, dites-vous, de m'adres-
ser à un autre prêtre. Et nul de nous ne pourrait
douter de sa bonté... Mais pardonnez ces préjugés
enfantins : vous êtes pour beaucoup d'entre nous un
initiateur; une longue vie en commun, des souffrances
et des dangers ensemble partagés nous ont attachés à
vous et nous vous aimons*... »
Quant à Jacquot, le petit caporal belge, — qui n'a
pourtant jamais connu le Père Lenoir au front, — il
trouve ses lettres si réconfortantes, qu'il en donne lec-
ture à sa section. « Cela a relevé le moral de mes
hommes, tout étonnés qu'un blessé pût écrire ainsi. Et
l'un m'a dit en flamand qu'il n'y avait rien d'étonnant
que le caporal fût si gentil, qu'il avait été à bonne
* Sergent Content, de Marseille, tué depuis en Macédoine.
200 LOUIS LEXOIR S. J.
école. En attendant, je garde votre lettre, qui peut
encore faire beaucoup de bien. »
D'autres fois, ce ne sont plus des cœurs à remonter,
mais simplement des âmes compliquées qui dem.andent
qu'on les « débrouille » , âmes tourmentées de désirs
contradictoires , sollicitées de faire à Dieu ou au pays
un sacrifice exceptionnel et retenues par des considéra-
tions peut-être trop raisonnables.
Je sens comme Notre-Seigneur est bon pour moi, lui écri-
vait un médecin auxiliaire qui communiait chaque matin;
mais je sens aussi combien peu je lui donne, en retour de
toutes ses bontés. Et c'est justement cette hésitation que je
mets dans mes actes d'abandon que je me reproche amère-
ment. Oh ! j'étais bien plus heureux aux jours lointains de nos
communions de Virgin}'; alors je me précipitais dans ses
bras et aujourd'hui on dirait que j'hésite... Comme vous avez
raison de vouloir avec Psichari me montrer combien pourtant
il est facile d'aimer Notre - Seigneur ^1
Le Père Lenoir venait de lire le Voyage du Centu-
rion, paru dans le numéro de Noël de V Illustration, et
il s'en servait alors dans toutes ses lettres pour pacifier
et stimuler à la confiance.
Ou bien c'est quelqu'un qui le consulte du dépôt
divisionnaire , pour savoir s'il doit faire une demande
de retour au front.
En face de ces âmes délicates, l'aumônier ne tranche
pas du prophète. Rien de plus calme que ses déci-
sions. Son rôle consiste surtout en ceci : aider l'intel-
ligence à prendre conscience de ses lumières. Il sait
trop bien qu'à l'âme chrétienne qui veut être fidèle,
l'Esprit-Saint ne manque jamais. Et lorsque le cas lui
paraît obscur, ceci du moins est clair ; qu'il faut
* Lettre du 18 gantier 1916.
VITRY POUR LA SECONDE FOIS 291
attendre le moment de la grâce. « Les événements
choisiront pour vous. »
« Gomme conseil, nous racontait un officier, je ne Fai
jamais trouvé en défaut. Ce n'était pas l'homme aux
boniments, qui essaie de vous suggestionner. Exemple :
je suis originaire des colonies. Peu de temps avant les
a ttaques de. . . , j 'avais droit à une permission d'au moins un
mois. Depuis longtemps je n'avais pas revu ma famille,
ma grand'mère était malade. Gela me tentait beaucoup.
D'autre part, j'étais nouveau à ma compagnie, je me
disais : « As-tu le droit de t'en aller la veille d'un
« engagement? Tes hommes t'observent. » Une note
venait de paraître à « la décision » ; il fallait donner une
réponse prompte. Le commandant me pressait de partir,
mon capitaine aussi. J'allai trouver le Père Lenoir.
Pensez-vous qu'il m'ait imposé une solution? Non, il
ne me la suggéra même pas. Il me demanda mes rai-
sons pour et contre. Je les lui exposai. A mesure, je
voyais clair. Gette méthode a le grand avantage d'obli-
ger à réveiller en soi les sentiments nobles. Quand
j'eus fini : « Et maintenant qu'allez-vous faire? dit-il
« simplement. — Je ne partirai pas », répondis-je. Et
lui : « G'est vous qui l'avez choisi. Je vous approuve.
(( Vous êtes catholique, on le sait, il faut donner
(( l'exemple. Vous serez récompensé. » J'allai de suite
trouver le colonel. Avant même que j'eusse ouvert la
bouche : « Je pense que vous n'allez pas partir, hein ! »
G'était le môme conseil, mais sur le ton militaire. Je
n'eus jamais à regretter ma décision. J'aurais pu être
tué, c'est vrai : je ne fus que blessé. Mais mes hommes
m'en surent un gré infini ; comme effet moral sur la
compagnie, ce fut merveilleux. »
En écoutant ce lieutenant, dont je crois bien rap-
porter les paroles sans y ajouter un mot, quelque chose
chantait en moi l'orgueil d'être Français.
Les lettres du Père Lenoir n'étaient que le prolon-
292 LOUIS LKNOIR S. J.
gement de ses directions parlées. Il y observait la
même sagesse.
Cette réserve n'excluait pas la fermeté. Et quand il
voyait une âme en péril, le prêtre n'hésitait pas à
entreprendre, non pas contre elle, mais ])our elle et
contre ses mauvais penchants, une véritable bataille.
Sur ce terrain, on le comprend, la plus grande discré-
tion nous est imposée. Et nous n'aurions qu'à nous taire
si nous n'étions autorisé à raconter ici l'histoire d'un
duel passionné avec un de ses MarnefRens, qui dura
plusieurs mois : un duel à propos de pipes. Nous avons
à son sujet douze lettres du Père Lenoir, plus une carte,
formant un total de quarante pages. L'histoire est révé-
latrice de la méthode qu'employait l'aumônier dans ses
joutes pour le dressage des volontés. C'est à ce titre
qu'elle doit trouver place ici.
Un jeune homme fumait. Il avait seize ans ; et son
médecin, qui du reste avait aux lèvres une cigarette
perpétuelle, était d'accord avec le Père Lenoir pour
dire que le tabac ne valait rien à ses nerfs. Nous l'ap-
pellerons Toty : son ancien professeur lui-même ne
l'appelait jamais que par son petit nom. A Autun déjà,
où il était accouru auprès du blessé, il avait reçu une
très paternelle semonce. Or voici qu'à Vitry arrive
soudain une lettre qui se terminait ainsi : a Cependant
je dois confesser trois passions : le tabac (pardon! je
ne peux pas!), la chasse et le bridge... »
Le Père Lenoir ne prend pas le change. 11 sait que le
défaut mignon d'une certaine jeunesse est l'esprit d'indé-
pendance.
Mon Toty, c'est à cela que je rattache la question « tabac ».
Vous avez là une occasion de vous dominer, de faire ce qui
VITRY POUR LA SECONDE FOIS 293
vous contrarie, de le faire par devoir, malgré renlêtcment
de Tesprit... En vous dominant là-dessus, vous feriez vis-à-
vis de Notre-Seigneur, de ceux qui vous dirigent et de votre
conscience, un acte de dépendance très utile, extrêmement
utile pour corriger votre défaut principal... Pour vous aider,
je vous envoie une petite prière que je vous demande de
réciter malin et soir (et de mettre sous vos yeux dans la jour-
née, si ce vous est possible). Elle n'est pas indulgenciée,
mais elle vous fera du bien quand même.
A l'adolesceiit qui se sentait une vocation apostolique
très marquée, le Père proposait malicieusement de dire
quelque chose comme ceci : « Mon Dieu, par le sacri-
fice de ces cigarettes (ou de ces pipes), je pourrais
contribuer au salut des âmes. J'ai des âmes à vous
sauver, je le sais, — mais je ne vous les sauverai pas,
ou bien : je vous les sauverai... »
Quand vous serez enfin décidé à faire ce que le bon Maître,
le divin Ami, vous demande, vous pourrez changer la for-
mule et me la renvoyer sous sa forme définitive...
Sous ce coup droit, l'enfant d'abord céda : « Vous
êtes mon seul maître et tout ce que vous me demande-
rez, je le ferai, je veux le faire. »
Mais il avait du poignet et tout aussitôt il recom-
mençait à battre le fer : « Et puis, tenez, encore une
chose assommante s'il en est. Tous mes amis et tous
mes frères, sauf le plus petit (qui avait huit ans), fument
comme des locomotives. J'étais celui qui fumait le plus.
Ils s'apercevront sûrement du changement et je ne
saurai quelle tête faire; j'aurai l'air d'un idiot. La
famille le remarquera aussi. On m'en fera compliment
et c'est de beaucoup ce qui m'agacera le plus. »
Pauvre Toty ! Par ce coup de lame qu'il croyait bon,
il n'avait fait que se découvrir.
294- LOUIS LENOIR S. J.
Si ce sacrifice vous attire des humiliations, tant mieux!
Plus il y en aura, mieux cela vaudra. Qui veut la fin veut
les moyens... Il faut enfin que vous vous dég-agiez de ce res-
pect humain qui es*t une forme de Torg-u-eil : non seulement
vous craignez de paraître inférieur aux autres , vous voulez
encore leur paraître supérieur, parce que, à tort, vous vous
croyez supérieur.
Quant à la petite prière, le jeune homme la refuse
obstinément: a Mon bon Père, comment voulez-vous
que je fasse? Vous comprenez bien que je ne peux pas.
Je ne peux pas dire de sang- froid au bon Dieu que
j'ai des âmes à lui sauver et que je ne les lui sauverai
pas. Voyons, ce n'est pas possible! » — « Mais non,
réplique le directeur, je ne comprends pas du tout que
vous ne puissiez pas le lui dire, puisque vous pouvez bien
le lui faire. Ce qui devrait vous paraître impossible ,
c'est de le faire et non pas de le dire. Et vous le faites,
non seulement de sang-froid, mais de gaieté de cœur... »
Enfin Toty a cédé. Mais les humiliations prévues ne
se sont pas fait attendre. « J'en ai déjà reçu deux ou
trois, comme quoi j'étais un imbécile et comme quoi
j'entrerais au séminaire dans le plus bref délai. »
Cependant, ce n'est qu'un essai. Il regimbe, et, pour
reprendre sa liberté, il essaie d'une feinte : « Ce que
je n'admets pas, oh î mais pas du tout, du tout, du tout,
c'est qu'un sacrifice comme celui du tabac puisse être
une condition nécessaire de vocation. C'est absolument
impossible, cela me révolte, c'est inadmissible. » Puis
voici le coup de pointe : « Je connais bien des Pères
Jésuites qui fument ! » Et en allumant sans doute une
petite, — oh! toute petite, — cigarette, il attend la
riposte.
Elle est datée du jour où le Père Lenoir allait quitter
Vitry.
I
... Quant à la valeur de ce sacrifice et au danger du refus,
VITKY POUR LA SECONDE FOIS 295
vous n'avez pas compris ma pensée : ce n'est pas le tabac
qui fait mal (je le conseille à beaucoup), c'est l'attachement
à l'orgueil et à la sensualité. Or, chez vous, le double atta-
chement existe à propos du tabac. Vous fumez : !<> parce que
vous avez contracté là une habitude que votre volonté n'a
plus ia force de vaincre; 2° parce que votre orgueil soulTii-
rait si vous cessiez, et cela pour deux raisons : vous vous
attireriez les moqueries des autres et vous feriez acte de
dépendance.
Friand de la lame comme il Test, le Père ne se
dérobe nullement au coup qu'on a cru porter à ses
confrères :
Voilà pourquoi il faut que vous cessiez et remplaciez tous
mes conditionnels par des futurs... Et ce conseil -là pourrait
tout aussi bien vous être donné par un religieux qui fume-
rait à longueur de journée. Il vous est spécial à vous. Pour
un autre ce sera la musique, pourtant si belle et si louable en
soi. Pour un autre les sports. Pour un autre trop d'achar-
nement à l'étude, etc. Ces mille attaches de tout notre
être, que vous jugez insignifiantes, entravent l'action d'amour
du bon Maître sur nous et, par nous, sur des milliers d'âmes.
Comprenez- vous ?. . .
L'enfant comprit si bien qu'au reçu de cette lettre,
« de fureur » il cassa une pipe et « une des plus jolies ».
« J'en avais quatre. J'en rends une à mon frère, pour
qu'il la garde, car elle n'est pas à moi. Je vous envoie
les deux autres, pour vos soldats; ce sont celles que
je préférais. Donc je ne fumerai plus de pipes. » Mais
il se réservait de fumer quelques cigarettes... en dimi-
nuant progressivement. Au 21 février, il n'en était
plus qu'à cinq ou six par jour.
206 LOUIS LENOm S. J.
* ■
On aura remarqué les pointes de malice dont le
Père Lenoir agrémente sa correspondance. Elles sont
assez rares. Non pas qu'il n'eût beaucoup d'esprit : ses
yeux si bons, mais si pétillants, le disaient assez ; mais
il estimait que la plaisanterie n'est qu'un condiment et
qu'à vouloir en faire un plat, on gâte tout. Il ne se la
permettait qu'à bon escient avec les grands intimes.
Une seule fois nous l'avons surpris à manier l'arme, —
si dangereuse, — de la moquerie. A l'un de ses enfants
de Marnefîe, pour lequel il éprouve toute la dilection
de saint Paul pour Timothée, mais qu'il savait assez
fier de son nom et de ses autos, il écrivait :
Ayant par hasard sous la main une feuille de papier
(( cher », je remploie pour vous, avec mon stylo « très cher »,
car je sais combien ces objets de luxe vous font estimer
davantage ceux qui s'en servent... On est tellement plus
intelligent et tellement plus honorable de caractère et telle-
ment plus agréable à Notre-Seigneur quand on dépense plus
d'argent que les autres , pour le seul plaisir d'en dépenser et de
le montrer aux autres ! Allons, Dédé, ne vous fâchez pas, etc..
Et une autre fois, comme un pâté d'encre vient de
s'étaler sous sa plume, il ajoute en post-scriptum :
Cette saleté est due à mon stylo ; comme il est en or, vous
la trouverez sans doute « très chic » et je n'ai pas besom de
m'en excuser.
Tous ont noté l'aisance du Père Lenoir à se réjouir
bonnement de l'esprit des autres. Un de ses amis lui
ayant envoyé des couplets intitulés Pipe et Gnôle, il
répond : « Exquise votre chanson ! Je vais la lancer
ici; elle aura grand succès. » Et pourtant, Dieu sait si
c'était son genre !
I
VITRY POUR lA SECONDE FOIS îiy''
La plaisanterie savait aussi condescendre. A un
brave petit Aveyronnais blessé, qui s'appelait Alaux,
il fait semblant de téléphoner :
Enfin, le fil est réparé. Allô! Allô! José! C'est vous?
Alors ça ne va pas fort? Hein? Quoi? Un gros morceau de
chair enlevé? Mais, vous en aviez de rabiot, mon gros pou-
pon, et si les Boches vous ont un peu amaigri, il faut leur en
être reconnaissant. Vous serez maintenant bien plus joli gar-
çon pour revenir au pays... Pour moi, j'ai perdu aussi un
gros morceau de chair;... mais c'était de la qualité inférieure
et ça ne coûtera pas beaucoup à réparer...
Mais le bon enfant ne peut admettre que son aumô-
nier parle ainsi : « Mon bien cher Père, de la chair
comme la mienne, les Allemands en tuent, en mas-
sacrent tous les jours, tandis que comme la vôtre,
héros d'un régiment envers Dieu et envers la Patrie,
c'est rare qu'ils fassent des victimes ; car ces héros sont
très rares... » Le petit cultivateur usait gentiment du
droit de riposte.
Est-il maintenant nécessaire d'insister sur les carac-
tères de la direction du Père Lenoir? On la devine
tout à la fois très riche, très souple et très ferme.
Un point mérite une mention spéciale, à cause du
grand usage qu'il en a fait : l'examen particulier. On
sait que saint Ignace recommande instamment, pour
mieux arriver à corriger nos défauts, de les combattre
séparément par méthodes successives, comme lit le
jeune Horace luttant contre les trois Curiaces. C'est
dans ce but qu'à l'examen de conscience général por-
tant sur l'ensemble des fautes commises, il a surajouté
la pratique de l'examen particulier. Dans les secteurs
du front, il y avait souvent ainsi un coin délicat sur
208 LOUIS LENOIR S. J.
lequel il fallait a avoir Tœil » ; l'ennemi tenu en échec
de ce côté, tout le reste était sauf^
Afin de faciliter la pratique de Texamen particulier,
il existe de petits calendriers spéciaux disposés pour
enregistrer chaque jour et totaliser au bout du mois
les défaites ou les victoires. Le Père Lenoir, qui en
avait d'ordinaire une provision, était arrivé à faire
apprécier ces feuilles comme un de ses meilleurs ca-
deaux. Quand le stock était momentanément épuisé, il
préparait lui-même de sa main des calendriers men-
suels, qu'on devait lui renvoyer une fois remplis.
En écrivant ces lignes, nous avons sous les yeux un
de ces bilans « sur les gros mots », où des points épais
au crayon fuchsine, tantôt drus et tantôt rares, témoignent
d'une admirable fidélité à se surveiller. Chose plus
surprenante, même après leur séparation d'avec le
Père Lenoir, certains persévèrent dans cette pratique.
Eloigné de lui depuis plusieurs mois , quelqu'un écrit :
« L'examen particulier se poursuit chaque jour... Quel
bien vous m'avez fait quand vous m'avez donné ce
moyen de sanctification ! » Et des blessés en conservent
un tel souvenir qu'ils en font l'éloge à l'aumônier de
leur ambulance. « Envoyez-moi donc, écrit l'abbé G...
au Père Lenoir, une de ces « petites feuilles » d'examen
dont m'a parlé le petit caporal et auxquelles il tenait
tant. »
Comment s'étonner dès lors que de si nombreux bles-
sés, à peine rétablis, demandent à revenir près de leur
aumônier? Au dépôt colonial de Cavaillon, quand il y
a un départ pour un autre régiment, les anciens du
* A ceux qui seraient tentes de voir dans cette pratique une minutie,
nous recommandons la lecture des directives tracées de la main même
du P. Lenoir à l'intention d'un jeune officier : examen particulier sur
ses devoirs d'état, (voir Appendice A). Pour la méthode, rapprocher
cette note du document cité p. 435,
i
VITRY POUR LA SECOiNDE FOIS 299
4* utilisent toutes les roueries pour « se défiler ».
<( Ce n'est pas que le N^'^^ ne soit pas pareil, allègue
l'un d'eux comme excuse : seulement ce n'est pas comme
à notre 4", surtout en fait de notre foi. » Mais quand
c'est pour le régiment Pruneau, ils crient tous : Présent !
Arrivé au dépôt le 18 janvier, Joseph Alaux apprend
qu'il y a un détachement le lendemain pour le 4\
« Alors j'ai été trouver le commandant de compagnie
et j'ai demandé à partir volontaire. A la visite du
médecin-chef, j'ai demandé à être mis apte*. » Et deux
jours après il avait rejoint.
Un caporal ^ qui a une « blessure par balle entrée
par la joue gauche et sortie par la droite, en fracturant
un peu la langue et ne laissant que cinq dents à la
mâchoire supérieure, et faisant un trou de sortie de
huit centimètres sur cinq » , ajoute simplement :
« L'affaire de quelque temps et je serai rétabli. »
Un autre , — c'est le petit « bonhomme au poivre »
du 2o septembre, — précise le motif de son désir :
« D'ici peu, j'espère reprendre ma place en face des
Boches... et que vous nous donnerez Notre -Seigneur
comme vous le faisiez au bois d'Hauzy. »
Ce que tous regrettent, ce sont les belles cérénwnies
de M. l'aumônier : « Quant à communier souvent ici,
je ne me souviens plus d'y avoir été... Le cœur manque.
Aussi, que voulez- vous, des messes en symphonie à
grand renfort de coups de grosse caisse ! C'est plutôt
un concert, un bal qu'une cérémonie pieuse. Quand
j'y suis, j'écoute la musique; et la messe est finie que
je n'ai même pas vu l'officiant. C'est trop bête. Du
temps du Christ, les Juifs avaient fait un marché du
temple de Jéhovah. Aujourd'hui on en a fait une salle
de café-concert. Est-ce que l'hymne national français,
russe, italien, belge, serbe, etc , sont des prières? Un
* Lettre au Père Leiiolr, 1b janvier 1916.
2 Kcaoît Uousscl.
300 LOUIS LEN.OIR S. J.
blasphème, oui! Voyez les Anglais! Prière, cela? Dis-
traction, oui! Et quand on sort, qu'emporte-t-on? Un
reste de chanson qu'on silTlote ; les uns discutent le bon
et le mauvais des morceaux joués ; les autres cherchent
une petite infirmière anglaise pour flirter... »
Il y a tel Motu proprio de Pie X auquel ces lignes
d'un simple caporal fourniraient un savoureux com-
mentaire.
Par tout ce va-et-vient vital de correspondance, le
Père Lenoir continuait d'être, pour les dispersés du
4c colonial, ce qu'il était au front, l'âme du régiment.
*
Si saint Paul avait pour Timothée un tel amour qu'il
ne pouvait l'oublier dans ses prières, de jour et de nuit,
et si , « au souvenir de ses larmes d'autrefois , il dési-
rait tant le revoir », c'est surtout parce que le disciple
élu avait la charge de transmettre à d'autres le dépôt
du Christ. C'est pour un motif analogue que le Père
Lenoir, — comme du reste tous les aumôniers militaires
soucieux de leurs responsabilités, — entoura d'une
affection spéciale tous les prêtres, et plus encore les
séminaristes. Non pas que ces derniers aient jamais
été bien nombreux au 4" colonial. Mais des régiments
voisins plusieurs venaient à lui, attirés par sa répu-
tation ou à la suite d'une rencontre fortuite. « Cette
nuit où nous nous rencontrâmes à Beauséjour, affirme
Ravmond C... est inoubliable. » — « Les noms des deux
villages qui furent le théâtre de notre rencontre, écrit
Toussaint P..., Erquinvilliers et Noroy, sont peut-être
une grande étape dans ma vie. » De pareils faits suf-
fisent pour que s'amorcent des correspondances suivies,
qui se continueront non seulement de tous les coins
du front français, mais aussi de Salonique, de Fez et
d'Hanoi.
VITRY POUR LA SECOiNDE FOIS 301
Le premier souci du Père était de s'assurer que les
séminaristes conservaient bien la liaison avec leurs direc-
teurs. Maintien des liens organiques, condition majeure,
presque toujours indispensable, de la persévérance. Puis
quand ils changeaient de régiment ou de division, il s'em-
pressait de les recommander à l'aumônier de leur nou-
velle unité.
Sa méthode était invariable. Bien loin de se mettre
en tiers, le religieux n'aspirait qu'à s'effacer. Un jeune
homme qu'il guidait autrefois lui communique deux
lettres de son nouveau directeur. Il réplique aussitôt :
Je vous renvoie ces deux lettres comme un trésor. Je vous
les redis li<4ne par ligne. Si vous les comprenez bien et les
mettez en pratique..., je réponds de votre vocation et de
votre salut...
Quand, par suite d'un oubli, l'aspirant au saceraoce
restait sans appui spirituel, et réclamait un conseil,
l'aumônier le donnait, certes, mais toujours avec une
parfaite discrétion :
Ci-joint une petite feuille extrêmement pratique et pré-
cieuse [feuille d'examen particulier], dont vous vous servirez,
.si le Père N*** le jufje à propos et comme il vous l'indiquera.
Je me permets de vous l'envoyer, car je suppose qu'il n'en
a pas à sa disposition... Dites-lui cela.
Ou encore :
Bien entendu, tout ce que je vous propose doit être con-
tiôlé par votre directeur. Je le veux... Car lui seul a actuel-
lement grâce d'état pour vous conduire; et je ne voudrais
pour rien au monde vous donner un conseil qui ne cadrât
pas avec sa manière de voir et de vous guider...
302 LOUIS LENOIR S.
De plus, bien qu'il poussât tous ces jeunes clercs vers
la perfection et le plein abandon à Tamour divin, il
dirigeait chacun suivant son idéal particulier précédem-
ment en-trevu, ministère paroissial, enseignement, ou
missions lointaines... Quanta ceux qui lui manifestaient
des velléités de vie religieuse : « Vous verrez après la
guerre, répéta^it-il ; alors seulement vous pourrez faire
dans le calme une retraite d.élection. »
Le 27 janvier, le Père Lenoir quittait Vitry-le-Fran-
çois. Cette fois, au lieu de rejoindre directement le
front, il avait accepté une permission, non pas, il est
vrai de trois semaines ou d'un mois, comme on le lui aurait
facilement accordé en guise de convalescence, mais du
moins de six jours. Quand il annonça cette décision à
ses parents : « Voyez comme je suis raisonnable ! »
semblait-il dire...
Pourquoi consentir aujourd'hui à ce qu'il avait refusé
en novembre? Raison toute simple : le 4* colonial n'était
plus au danger. Choisi, vers la fin de décembre, à cause
de sa brillante conduite à Massiges, pour la garde d'hon-
neur du Grand Quartier Général, on l'avait, à Chantilly
et à Senlis, complimenté, choyé, restauré. Le général
Joffre avait voulu réduire le service de garde au mini-
mum pour que le rep'os fût complet. Et maintenant,
depuis le milieu de janvier, le régiment était au camp
de Crèvecœur, où. tout le corps colonial mettait à
profit dans des manœuvres les enseignements de
l'offensive de Champagne.
Un autre motif obligeait l'aumônier à prendre sa
permission : l'impression du Petit Livre de Prières.
Quand il s'était mis au travail à Braux-Sainte-Cohière,
le Père Lenoir rêvait de faire un opuscule dont le Drix
VITRY POUR LA SECONDE FOIS 303
« ne dépasserait pas 10 centimes si possible^ ». Il dut
bien vite en rabattre, surtout quand il prétendit joindre
au texte des cantiques leur notation musicale. Mais
dans un but apostolique, qu'il appelait lui-même u une
bonne œuvre et une mauvaise alTaire » , il s'acharna
coûte que coûte à poursuivre la combinaison suivante :
« Je paierais (avec des aumônes, et ma solde au besoin)
les frais de composition L'éditeur vendrait le livre au
prix de revient du papier et de l'impression, sans béné-
fice (œuvre chrétienne de guerre!) ou avec un béné-
fice très minime... »
Il s'agissait de trouver, ailleurs que dans la lune, cet
éditeur. Par lettres, l'art de persuasion de l'aumônier
avait échoué sur tous les fronts. « Le tir de barrage de
la revision » ayant été hautement approbatif et même
louangeur, il espérait être plus heureux de vive voix.
Il avait simplement oublié que les affaires sont les
affaires. A Paris, partout où il se présenta, on l'accueillit
avec le respect dû à sa réputation et à son zèle ; on ne
refusait nullement de contribuer à titre personnel à
l'aumône nécessaire. Mais le Père s'aperçut vite que
de part et d'autre on ne parlait pas la même langue.
Puisqu'il s'agissait d'une bonne œuvre, il fallait frapper
ailleurs.
C'est alors qu'il « découvrit presque », — le mot est
de lui, et il l'avoue à sa honte, — l'admirable Œuvre
des Campagnes. Il fut émerveillé de sa vitalité, de
son importance et particulièrement du dévouement
qu'il y rencontra dès l'abord. Aux premiers mots de
la causerie qu'il fit durant l'ouvroir du l^r février, sa
cause était gagnée, et le Livre de Prières adopté,
comme il le désirait, par soixante ou soixante -dix
marraines. « Voici ce qui a été décidé : elles achèteront
à Mersch les exemplaires au prix du papier et les dis-
tribueront gratuitement (20 centimes, prix officiel pour
1 Au R, Père de Boynes, 3 décembre 1915.
304 LOUIS LENOIR S. J.
ceux qui voudront bien paver, — c'est le prix du papier
seul, l'opuscule tout compris revenant à 4o centimes).
Les autres frais seront à ma charge... »
Ces frais dépassèrent notablement les prévisions de
l'aumônier. Et avec la courbe ascendante des prix en
ciiaque chose, Us ne cessèrent de s'accroître. D'un
coup, tout l'arriéré de solde de son temps d'ambulance
fut eng-louti; puis durant un an ce gouffre absorbera
chaque mois une grosse partie des ressources utili-
sées jusqu'alors en menus cadeaux pour ses hommes.
Ce sera, dans ses comptes, un perpétuel « conflit
entre les cigarettes et le Petit Livre* ». En style
d'affaires, multiplication du tirage signifie bénéfices;
mais en style « bonnes œuvres », quand on perd sui
chaque exemplaire même vendu au prix fort, et qu'on
fait à qui les demande des distributions gratuites, la
signification est un peu différente... Le Père Lenoir
écrira dans quelque temps à un intime : u Je ne sais
si vous comprenez bien, tant c'est enfantin. Mais, en
affaires, je suis incorrigible, — ou plutôt impossible à
former, à moins d'un long stage près de vous-. »
Au point de vue apostolique, le rendement fut
immense. En quelques jours, le premiei' tirage de 10000
s'envola : « Même par télégramme, des commandes
de 100, 300 ou 500. » Un exemplaire, avec hommage
d'auteur, fut envoyé à Chantilly, destiné au général
Jpffre ; mais « la garde qui veille aux barrières... »
l'empêcha de parvenir. L'aumônier avait même fait un
autre rêve. « Vous me paraissez vivre dans une atmos-
* Simple détail ,qui, pour les anciens marsouins, aura son prix : dans
l'agenda du 26 avril 1916, nous avons noté ceci: « Chaque relève 2000
cigarettes :.::: 100 paquets = 50 francs. Au reste « toute la solde de l'au-
mônier, a écrit le Général Pruneau, allait à s£s poilus sous la forme
de cigares, de cigarettes, de bonbons, de papier à lettre, de toute
sorte de petits objets que les braves gen=? des tranchées apprécient
tant » (Note au Colonel Dosse, chef d"E.-M. à l'Armée d'Orient,
26 juillet 1917) cf. p. 417.
2 Lettre du 12 avril 1916.
VITRY POUR LA SECONDE FOIS 305
phère saine et bonne, lui écrivait quelqu'un de bien
placé pour voir, puisque vous croyez possible que le
gouvernement accepterait de distribuer gratuitement
un livre de prières au poilu!... Hélas! comme c'est
loin de la réalité ! »
Oui, le Père Lenoir avait un instant caressé cette
espérance. En voyant les millions que Ton prodiguait
cbaque jour pour la défense nationale, pour la santé
du soldat, pour sa distraction, il trouvait naturel que
l'on détournât de ce côté quelques gouttes du Pac-
tole. Et peut-être, après tout, qu'une subvention
officielle à un livre de ce genre n'aurait pas eu moins
d'efficacité, pour l'amélioration morale de la troupe,
que l'exhibition de chanteuses de café -concert aux
Théâtres des Armées...
Au reste, aucun amour-propre d'auteur n'avait
poussé le Père Lenoir à cette démarche ; modestie qui
montre bien la pureté de son zèle, la première édition
n'était pas signée. Il ne faudra pas moins qu'une
lettre de son Père provincial, le 25 avril, pour l'obliger
à mettre son nom sur les suivantes.
Seule restait à l'apôtre la « caisse de la Providence
et du bon saint Joseph ». Elle ne lui manqua pas,
puisqu'elle permit au Petit Livre d'atteindre, par tirages
successifs, le chifTre de 150000 exemplaires. Parmi les
œuvres de guerre de V Œuvre des Campagnes , ce n'est
certainement pas celle qui lui sera le moins comptée
dans les plateaux de l'éternelle Justice.
Ainsi s'achevait la première permission de guerre du
Père Lenoir.
11 ne devait pas en avoir d'autre.
CHAPITRE XVII
DANS LA SOMME
HIVER ET PRINTEMPS. LES AMES QUI s'ÉVEILLENT
(Février — Avril 1916)
Le 4* colonial occupait dans la Somme le secteur
de Rosières.
Le 28 janvier, quand les Allemands, bousculant des
territoriaux sur nos positions de Frise , s'avancèrent
jusqu'auprès de Cappj, les marsouins avaient été trans-
portés en hâte dans la région. Les contre -attaques
vigoureuses de la 6^ brigade coloniale ayant rétabli
Tordre , le 4e n'avait pas eu à intervenir
Dès le surlendemain de son départ de Versailles, le
Père Lenoir est installé auprès des tranchées, à Méha-
ricourt, dans une maison à peu près respectée par les
obus, qu'il taxe d' « installation confortable »
Bien qu'un peu agité, le secteur, écrit-il, « est beau-
coup plus calme que ceux de Massiges et de Beausé-
jour ». On citait, dans une division voisine, une com-
pagnie qui, en quatorze mois, avait compté dix tués.
A trois kilomètres des lignes, le comte de Lupel,
neveu de Montalembert, continuait d'habiter son châ-
teau de Warvillers. Plus au nord, le maire de Fra mer-
ville , M. Gordier, était également resté en place avec
sa famille.
Au 4* colonial, l'accueil fut tel qu'on devait
DANS LA SOMME 309
l'attendre et sans retard les occupations abondèrent.
Le Père n'est pas crrrivé depuis deux jours qu'il conclut
ainsi une longue lettre à un ancien de Marneffe :
« Allons, bonsoir, il est 1 heure du matin. Il faut
que j'aille me reposer un peu avant de reprendre, de
bonne heure, les confessions et communions, l'organi-
sation d'une chapelle, la visite des « enfants )) dans les
tranchées. Vos prières m'y aideront. Merci ^ »
Bientôt les premières épreuves du Livre de Prières
commençant à lui arriver, il travaille à leur correction
« jusqu'à 2 heures et demie du matin ». C'est ce
qu'il appelle passer ses nuits tranquilles chez le colo-
nel (( à Tabri et au chaud ^ »,
Le 15 février^ changement à vue. Ces lieux ne sont
vraiment pas dignes des marsouins. On leur destine plus
au nord, en face de Dompierre et de Fay, le Bois Com-
mun et le Saillant Philippi. Une vie nouvelle s'ouvrait
pour le Père Lenoir, vie de Juif errant, où la perpé-
tuelle incertitude du lendemain allait doubler ses préoc-
cupations et ses fatigues.
Un repos de cinq jours, empoisouDo par les gaz suf-
focants à Caix (19-24 février),; et l'on se met en route
pour le nouveau secteur. La relève s'effectue par Proyart
et Chuignes, « en pleine tempête de neige, aveuglante,
glaciale, pénétrante, enveloppant tout, hommes, che-
mins et boyaux. On plaisante quand même. Nos
hommes sont admirables. »
Lorsque, huit jours plus tard, il fallut refaire en sens
inverse le même chemin et redescendre de cinquante
kilomètres au sud-ouest, le temps était tout aussi détes-
table. L'ordre était arrivé brusquement; Verdun com-
mençait à engloutir les divisions. Etait-ce un départ?
* A Robert du Parc, 8 février.
2 A ses parents, 11 février.
310 LOUIS LENOIR S. J.
En tout cas, le bel optimisme du Père Lenoir ne se
laisse pas entamer. Pour rassurer les cœurs sur le
succès des terribles attaques, tout lui est bon. « Pour-
quoi jurer contre la neige et les bourrasques? Elles sont
plus défavorables aux assaillants cju'aux défenseurs. »
Et, bien différent de ceux qui, dans les nouvelles du
jour, trouvaient sans cesse matière à jeter Falarme, il
puisait dans chaque communiqué, même dans ceux qui
concernaient Douaumont, de quoi donner du courage.
(( Joie du communiqué d'hier au soir, écrit-il le 3 mars.
Excellent. Confiance. »
Au lieu de Verdun, on s'arrêta simplement à Demuin
pour inaugurer une période d'instruction.
Depuis la fin de décembre, le G. Q. G. français,
d'accord avec Douglas Haig, avait décidé une offensive
combinée, au nord et au sud de la Somme. Elle s'im-
posait plus que jamais. Le seul moyen de dégager
Verdun était d'attaquer les Allemands sur un autre
point du front.
Dans la préparation qiii s'inaugurait à Demuin, les
âmes ne seraient point oubliées. Mêlons-nous à la
fotde qui remplit l'église le 1er dimanche de Carême
(12 mars). Le Père vient de raconter les tentations de
Notre- Seigneur au désert. 11 ajoute :
Ces tentations ppuv nt être les nôtres aujourd'hui. Tenta-
tions de lassitude d'abord. Jésus a souffert. 11 jeûne depuis
quarante jours. « Cela snfîit, lui suggère le démon. Dis que
ces pierres deviennent des pains. Les forces humaines ont
des limites... « C'est encore ce que le tentateur nous
souffle à Toreille : « Mange, repose- toi. Sors du désert, du
danger. Devoir, pciiilence, oui sans doute! mais tu en as pris
ta part ! »
DANS LA SOMME 311
Oh! défiez-vous! Oui, vous avez souffert non pas quarante
jours, mais dix-huit mois, non seulement de k\ faim, mais du
froid, de la boue, de la mort présente, dans le désert du cœur ;
lassitude bien compréhensible, surtout chez nous Français, si
braves, mais si vite fatig^ués ! Mais le devoir est là, situation
imposée par Tennemi. Il faut tenir coûte que coûte. Si la
ligne cède en un point, c'est la domination allemande, ter-
rible. Ou si par lassitude nous acceptions la paix avant Técra-
sement de l'adversaire, il faudrait recommencer dans dix ans,
vous ou vos fils. Et puis les souffrances passeront. Si éloi-
gnée que paraisse la fin, elle viendra. Déjà nous l'entre-
voyons par delà la résistance héroïque de Verdun. Ah ! oui,
mes amis, tous nos cœurs sont tournés en ce moment vers
ces frères d'armes, dont vous avez lu comme moi, les larmes
aux yeux, les splendides sacrifices dans le bois des Gaures
ou aux abords de Douaumont. Nous les suivons avec angoisse,
avec fierté; mais avec la joie de l'espérance aussi. Car de ces
côtes de Meuse enténébrées par l'infernal bombardement, une
lueur d'aurore monte déjà, l'aurore de la victoire...
La préparation d'une offensive n'exige pas seulement
l'entraînement des hommes, mais aussi l'organisation
du terrain. Il faut aménager des emplacements de
batteries, creuser des sapes, ouvrir des boyaux d'accès,
construire et poser des passerelles, prévoir pour les
munitions des dépôts abrités et, pour les assaillants,
des places d'armes et des parallèles de départ. Tra-
vaux fatigants, dont la plupart doivent s'effectuer de
nuit. Travaux périlleux , car l'ennemi s'en aperçoit
vite et les shrapnells ne sont pas longs à survenir.
Pendant un mois et demi, le 4^ colonial va passer
des périodes alternées de six jours, tantôt à ces tra-
vaux, tantôt à l'instruction, d'abord dans le secteur de
Rosières (du 17 mars au 4 avril), puis de nouveau à
Demuin (du 5 au 10 avril), enfin plus au sud, à
l'est de Beaufort (du 11 au 21).
Le Père Lenoir adaptera le mieux possible son
ministère à ces déplacements.
312 LOUIS LENOIR S. J.
Un incident, qui eut lieu à Rosières, met en relief
l'estime dont l'entouraient tous ceux qui le voyaient à
l'œuvre, à commencer par ses chefs.
A l'occasion d'une rencontre de brigadiers, anciens
camarades et amis de toujours, un dîner, avec pro-
gramme musical, avait été donné par le colonel Pru-
neau. Au milieu du repas, le général Diguet, nullement
habitué, dans la 32e brigade coloniale, à voir des
aumôniers à des popotes de régiment, questionna le
Père sur sa situation. Ce fut le colonel qui répondit.
Après avoir fait l'éloge de ce qu'on avait organisé
au 4e, il entonna un dithyrambe sur le rôle des aumô-
niers, et ajouta : « J'en suis si convaincu que je l'ai
dit à Joffre, en plein déjeuner. Je lui ai déclaré que si
j'avais un régiment épatant, je le devais au moins
pour la moitié à l'aumônier : d'antimilitaristes, d'anar-
chistes et de mangeurs de curé, il a fait des héros, des
types qui vont à la messe, et qui se font casser la
figure, et chiquement, par foi, foi patriotique et foi
religieuse. Alors Joffre m'a regardé de son œil bleu,
un peu interloqué. Je lui ai dit : u C'est un fait! ». Là-
dessus le brigadier du Père Lenoir, le général Têtard,
renchérit encore ; et il insista longuement sur la force
militaire que les soldats puisaient aux sermons de
l'aumônier. A ce moment, la musique entonnait un
morceau : <( Eh bien! tenez, continua le général, toute
cette musique-là, ça ne vaut pas une de nos messes
chantées ! » Et l'on revint sur ce chapitre plusieurs
fois encore.
L'aumônier était bien un peu gêné. Mais, plus
encore, il devait être heureux de ce témoignage publi-
quement rendu à la conception qu'il s'était faite, con-
trairement à la lettre des règlements, de la place et du
rôle de l'aumônier militaire.
« D'ailleurs, pour le moment, disait-il dans une
lettre de la même époque, je n'ai malheureusement pas
DANS LA SOMME 313
de quoi m'enorgueillir. Ce nouveau régiment est bien
peu fervent, et mes efforts ne sont guère couronnés de
succès. »
Déjà, dans la précédente période de tranchées, il
avait écrit : « Hélas ! je ne distribuerai pas Notre-Sei-
gneur à beaucoup. Les habitués de jadis sont presque
tous au ciel et les autres ne connaissent pas le don de
Dieu*. )) — (( Au point de vue religieux, confie-t-il
encore, peu de satisfactions. Cérémonies à peu près
impossibles. La masse n'est pas attçinte. .Et puis, on
est un peu fatigué. Pas de pessimisme ; mais de la
lassitude et, chez plusieurs nouveaux . du mauvais
esprit-. ))
Cependant on se repose, on se refait. Au dehors, la
température s'adoucit. Le printemps est en marche. Et
c'est aussi le soleil de la grâce qui se lève dans
quelques âmes. Aux approches de Pâques, l'apôtre
redouble de vigilance, comme un bon jardinier qui sent
venir l'heure où les fleurs éclosent. Parmi les conver-
sions de cette période, celle du jeune « Parigot » est
des plus typiques.
Un Parisien de dix-sept ans, non baptisé, ignorant de tout
en religion, charmant par ailleurs, très ouvert, très éveillé,
arrive au régiment la semaine dernière. Dimanche matin
(12 mars), à Theure de la messe, un autre gamin de dix-sept
ans, excellent, car il a passé par un patronage, et à qui
j'avais recommandé d'amener des camarades, n'en ayant pas
trouvé, avise le nouveau venu qu'il n'a pas encore abordé :
« Tu viens à la messe avec moi? » Estomaqué, l'autre finit par
céder en curieux. 11 ne comprend rien ni aux cérémonies ni à
* Au R. Père Tenneson, 3 mars.
* Au capitaine Monnicr, 20 mars.
314 LOUIS LENOIR S. J,
mon sermon, sinon qu'il faut se mettre bien avec le bon Dieu,
et, pour ce dernier motif (comme Frecl)\ va à la communion
avec les autres. Or, à peine a-t-il reçu la sainte Hostie, qu'il
entend une voix intérieure. « Je vous assure que c'était une
voix qui me parlait au dedans et me disait : Fais-toi baptiser,
fais-toi baptiser! » Après la messe, pendant la soupe, la voix
le poursuit, l'obsède, jusqu'à ce qu'enfin, dans l'après-midi, il
se décide. Il cherche l'inconnu du matin : « Mène-moi à l'aumô-
nier. » L'instruction a été vite faite, carie gosse est intelligent
comme un Parisien, et le baptême a été des plus touchants,
avec le chef de bataillon pour parrain... Et moi donc, si heu-
reux d'avoir ce fait, scandaleux pour certains, mais bien pro-
bant de l'action de Jésus dans l'Eucharistie ! Cette charmante
petite ame est déjà si transformée, que je soupçonne le bon
Maître de vouloir la ciseler rapidement.
« Ne publiez pas cela, » ajoutait -il en racontant ce
trait au Père Courbe. Mais, en vérité, pourquoi taire
une merveille de la grâce? L'histoire de cette première
communion avant le baptême montre à tout le moins
que, même en un cas où il ne saurait être question de
communion sacramentelle, Jésus dans l'Eucharistie
peut agir puissamment sur une -âme. Pourquoi même,
suivant la suggestion du R. P. Longhaye, n'y ver-
rait-on pas « une belle preuve, entre autres, que la
présence réelle ne dépend pas de la foi du commu-
niant^ » ?
Ainsi la bonne semence recommençait à lever, et
tout particulièrement chez ceux que leur colonel quali-
fiait plus haut d'une manière un peu rude et que
l'aumônier appelle tout simplement ses « chers
aDaches o.
4.
Ce mot réclame une explication.
A grouper ensemble, comme nous sommes bien
obligés de le faire, certains passages des lettres du Père
Lenoir, on risque, auprès de lecteurs non prévenus,
Allusion au récit Deux Marsouins de 1915.
î h&lirc. au Père Lenoir, 2G avril 1916.
DANS LA SOMME 315
ce renforcer la légende des « apaches coloniaux » ; et
pourtant les régiments de marsouins, rec^-utés à partir
de 1915 comme tous les autres, n'en avaient pas plus
que le lot commun : c'était la grande exception. Seu-
lement il est incontestable que notre apôtre, si dis-
tingué d'allure et si parfaitement aristocrate de
manières, avait, à les discerner, à les poursuivre, le
goût du bon Pasteur pour les brebis perdues. Sans doute
il eut d'autres paroissiens que ceux-là et de meilleui\s ;
mais je ne sais s'il en eut de mieux aimés.
Répondant à l'un de ses confrères qui était allé,
durant le carême, évangéliser une colonie pénitentiaire
près de Tours, il lui criait : « Bravo pour vos
Pâques!... Oui, c'est un ministère superbe que j'ai
toujours envié, que j'envierai plus que jamais après
la guerre ; car les plus attachants de mes enfants
d'ici sont ceux qui sortent de ces maisons-là. » Les
amis de Dieu ont, encore aujourd'hui, plus de joie au
cœur pour un pécheur repentant que pour quatre-
vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pé-
nitence.
Ajoutons, pour prévenir toutes les susceptibilités
d'amour-propre, qu'avec le temps, ce mot d' « apache »
devint sous la plume de l'aumônier un terme d'affec-
tion, sous lequel il engloba tous ceux que leur éduca-
tion avait tenus dans l'ignorance des vérités religieuses.
Il disait « mes apaches » comme tel père très aimant
dit « mes grands vauriens — ou mes diables — de
fils ».
Sous le bénéfice de ces remarques, les coloniaux les
plus chatouilleux sur l'esprit de corps pardonneront
certainement au Père Lenoir d'avoir écrit à la fin de
mars qu'il éprouva « des consolations indicibles » en
voyant « toute une bande d'apaches parisiens déclen-
chée par le petit néophyte y> dont nous avons parlé.
« 11 en a déjà ramené six autres », écrira-t-il bientôt
lu'ù Pcre rêve de fonder pour eux une confrérie, et au
316 LOUIS LENOIR S. J.
milieu d'avril c'est chose faite : « Me voici à la tôte
d'une congrégation d'apaches de 17 à 22 ans^.. »
Ils ont tous un casier judiciaire des mieux fournis (meurtres,
cambriolages, outrag^es aux mœurs, etc.); mais nous lirons
demain à la messe Tévangile de sainte Marie-Madeleine. Bien
entendu, je les mets tous au régime de la communion quoti-
dienne, autant que le permettent les travaux et le service et
les distances. Le dernier venu était un vrai Nicodème : la
nuit, avec des précautions infinies pour ne pas être vu, et
prière de ne pas lui dire un mot devant les autres ; mais il
sentait le besoin de changer, de se laver, de se nourrir. Je
riais beaucoup et le plaisantais ; mais j'en passais par toutes
ses timidités. La grâce n'a pas tardé à agir et hier, subitement,
il s'est déclaré devant tout le monde. Vous ne sauriez croire
tout ce que j'ai détruit, ces jours derniers, de photos abomi-
nables... Mais qu'est-ce que cela parmi tant de brebis égarées
et récalcitrantes^?
Rien n'est communicatif comme le feu. La marque
par excellence de l'apôtre est de savoir allumer en
d'autres cœurs la flamme du zèle. C'était un des secrets
du Père Lenoir; par là il atteignait jusqu'au fond des
escouades ceux qu'il n'avait jamais vus, même les plus
rebelles.
« Malgré les travaux, écrit un de ces jeunes apôtres
momentanément éloigné de son aumônier, je peux assis-
ter deux jours sur trois au salut et j'amène toujours
avec moi quelques nouveaux camarades... » Ou encore :
« Je tâche de faire le plus de bien possible. L'autre
jour j'ai amené un camarade, il y avait huit ans qu'il
n'avait fait ses Pâques,... et maintenant il est décidé à
les faire ^. »
1 A M. l'abbé Germain, 13 avril.
2 Au Père Courbe, 12 avril.
3 Soldat E. F., 20 avril.
DANS LA SOMME 317
Pour Louis, écrit un autre, vous dites que je suis chari-
table. C'est peut-être vrai; mais lui pour moi a été bien plus
charitable que moi pour lui. C'est un grand cœur et un ami
auquel je dois déjà bien des choses. Vous, vous avez conti-
nué ce qu'il avait si bien commencé... X. m'écrit de temps
en temps. Et s'il revient au 4®, j'espère qu'avec la grâce de
Dieu, nous le sauverons*,..
En faveur des nouvelles recrues que lui amenaient
ses rabatteurs, le Père Lenoir, en ce carême de 191 G,
rappelait chaque soir avec une persévérance obstinée
labîme sans fond de la miséricorde divine. Pour les
convaincre qu'il n'y avait « pas de crime impardon-
nable » , il ouvrait simplement le missel à la messe du
jour, et commentait un récit des épîtres ou des évan-
giles de carême, assuré que ce contact permanent avec
la liturgie assurerait à sa parole plus d'efficacité que
les plus belles raisons.
Ainsi, le samedi après le 2^ dimanche de carême
amène à l'évangile l'histoire de V Enfant prodigue;
c'est le sujet traité à Rosières ce soir-là (25 mars).
Deux jours après, le 3e lundi de carême rappelle
la guérison par Elisée du lépreux Naaman, généralis-
sime syrien ; l'aumônier la raconte et ajoute que la
lèpre du péché n'est pas plus difficile à guérir. La
messe du samedi suivant, 1^" avril, rapporte le pardon
de la Femme adultère ;he\le occasion de présenter « la
plus grande misère devant la plus grande miséricorde ».
Avec la même rigueur liturgique, le Père utilise encore
à Demuin, le 5 avril, la guérison de V Aveugle-né ; le 6,
la résurrection du Jeune homme de Naïm; le 7, la
résurrection de Lazare; enfin à Beaufort, le 11 avril,
la préservation de Daniel dans la fosse aux lions;
le 12, le Bon Pasteur , et le 13, ainsi qu'il le disait
plus haut au Père Courbe et comme en témoignent ses
1 Soldat A. B., 22 octobre 1915.
318 LOUIS LENOIR S. J,
feuilles de sermons, la conversion de sainte Marie-
Madeleine.
Le Lundi Saint, en envoyant aux siens un brin de
rameau béni îa veille, il annonce qu'il aura la consola-
tion de faire à Beaufort toutes les cérémonies de la
Semaine Sainte. « Mais la consolation est petite, ajoute-
t-il, vu la peine de ne pouvoir réunir mon régiment
avant la semaine prochaine. J'attends avec impatience
la fin de cette période de travaux, pour fêter solennel-
lement Pâques, huit jours en retard. »
CHAPITRE XVIII
rONTAINE-LÈS-CAPPY
LES PÂQUES AU CRÉNEAU
(Avril — Mai 1916)
La fôte de Pâques était déjà fort compromise par ces
travaux qui émiettaient le régiment. Un déplacement
subit le Samedi Saint pour la région de Bayonvillers
faillit la « saboter » complètement. Sur trois bataillons,
l'aumônier ne put s'occuper que d'un seul, à Wien-
court, et encore « en y passant naturellement toute la
nuit ».
Puis sans aucun répit, au lieu du repos escompté,
voici qu'à ces périodes d'instruction et de travaux, suc-
cède dès le mardi de Pâques une reprise de secteur, à
l'est de Fontaine-lès-Cappy. Le Père Lenoir s'en désole
d'abord : les Pâques ne seront-elles pas rendues impos-
sibles au grand nombre? Mais, grâce à l'ingéniosité de
son zèle, cette circonstance même se transforme en
une abondance de grâces bien plus fécondes que celles
dont il avait rêvé.
Ce récit pourrait s'intituler « les Pâques au cré-
neau ».
Je traverse en ce moment une période excellente au point
de vue religieux. La Sainte Vierge en son mois de mai prend
une revanche sur le démon. Ces Pâques individuelles faites
au créneau sous les obus sont ferventes et beaucoup plus
nombreuses que je n'aurais osé l'espérer. Je passe mes jour-
320 LOUIS LENOm S. J.
nées et une partie de mes nuits, de créneau en créneau, à
donner Fabsolution et la communion. Si près des Boches, à
quinze ou vingt mètres parfois, le respect humain diminue
sing-ulièrement. Beaucoup de créneaux sont disposés comme
de véritables confessionnaux. Quand on ne parle qu'à voix
basse, pour ne pas être entendu de Tautre côté du parapet
ou du simple mur de sacs à terre, on ne craint pas d'être
entendu des camarades et, même devant eux, on accepte de
se confesser. Beaucoup de retours de quinze, vingt et vingt-
cinq ans. C'est la pêche miraculeuse. J'estime que plus de
deux mille, peut-être deux mille cinq cents, sont maintenant
en règle avec le bon Dieu. C'est bien loin de la perfection;
mais étant donné le milieu, je suis tout à la reconnaissance
envers Notre -Seigneur et ceux qui l'ont aidé de leurs
prières*.
Ici encore, n'en déplaise aux plus cners amis du
Père Lenoir, nous sommes bien obligés d'ajouter ceci :
Mais ce qui me console le plus, ce sont les conversions
ardentes de jeunes apaches. Déjà plusieurs ont été tués
quelques heures seulement après que je venais ainsi, en
passant, d'absoudre toute une vie de péchés et de leur
donner la sainte hostie, dont ils rayonnaient encore.
Seulement cette fois le chef de file n'est plus un
{( Parigot », La ville-lumière ne doit-elle pas partager
ses prérogatives avec la seconde ville de France?
Cette nuit (3-4 mars), j'ai longuement préparé à sa pre-
mière communion un apache marseillais de dix-sept ans, de
la fameuse bande de « l'As de Pique » : une générosité telle,
et si raiéonnée, malgré l'ignorance religieuse absolue, que la
grâce en fera sans doute rapidement un apôtre.
1 Lettre au R, Père de Boynes, complétée par plusieurs lettres du
•mois de mai au Carmel de X..., au Père Courbe, au capitaine Monnicr
Les chilTres donnés pour les Pâques sont du 24 mai.
FONTAINE-LÈS-CAPPY 321
Le Père Lenoir, qui commençait à avoir de ce monde
spécial une connaissance aussi précise qu'un préfet de
police, pensait que le tatouage du bras constituait
rinsig-ne de la bande. Toujours est- il que, le soir de
sa première communion, le jeune Marseillais, après les
jours de paradis qu'il venait de vivre, jetant tout à
coup les yeux sur cet « as de pique » qui lui rappe-
lait tout son passé d'enfant prodigue, fut atterré.
« Quoi! Notre- Seigneur Jésus a vu ça ce matin? G est
honteux ! » Il fit aussitôt rougir un morceau de fer et
se mit à brûler l'image : « Pendant quelques jours, du
moins, on ne la verra pas, » disait-il. Ce tatouage
servit à l'aumônier de matière à tout un enseignement;
il devint le symbole des mauvaises habitudes et des
traces laissées dans l'âme par le péché, un stimulant
toujours actuel au repentir, et il aida même à expliquer
le caractère indélébile imprimé dans l'âme par le bap-
tême et la confirmation.
C'est le même enfant qui s'écriait quelques jours
plus tard : « Vrai, pour que Notre-Seigneur Jésus soit
venu me chercher là où j'étais, faut qu'il soit pas fier! »
Ou encore : « Si je dois redevenir ce que j'étais, oh!
tout de suite une balle dans la tète ! » Parfois il se
privera de soupe par respect pour la communion qu'il
doit recevoir au salut : « Notre-Seigneur passe avant ! »
disait-il. Et un soir que l'aumônier lui rappelait qu'il
avait le droit de manger : « Mon âme a mangé, répon-
dit-il ; ça suffit. »
Blessé dès le début de la bataille de la Somme, il
écrira, pendant son absence, à son « cher Père » des
lettres délicieuses, dont le lecteur nous pardonnera
de citer ici quelques échantillons. La phj^sionomie du
Père Lenoir serait-elle complète sans une esquisse de
ces cœurs simples, auprès desquels il trouvait ses plus
douces consolations?
Rouen, le 5 Juillet 1916. Mont Bons et Cher père, Je vous
21
322 LOUIS LENOIR S. J
écris saitte Lettre pour vous faire savoir de mais nouvelle
qu'il sont trais bonne est que ma préssantte vous trouve de
même.
Je vous ferais Savoir que Jait étais Blessé dan le Village
d'Herbécour par Un Obus Jait 5 petite Blesure.
mont Cher père Je me fait du mauvais sans Je panse
avons donnais mois vitte deu vaus Nouvelle Jait fait dais
Prièrre pour qu'il vous ariverien Je suis Antrétemans à
rilotel Dieu a Rouen Je suit soigné par lai Soeur il sont
Chantille est Brave.
mont Cher Père Je me Lang-ie Dettre guérie pour alais
vous rejindre.
la comunion que Vous ma Vais donais a van de montais a
lassaus le Bon Dieu que ja Vais sur mois il ma protéger.
Mais can Je serais gérie Je pansse rais a lui Jirais lui faire
Un Bouquès est Jirais lu,i portais a Léclisse.
mont Cher Père Je voi plurien à Vous dire pour le moman
Recevais Une caresse de votre Dévoué G.
Au soir de la première communion de l'enfant pro-
digue, le Père Lenoir avait écrit à la mère une longue
lettre : « Votre cher petit, assis à côté de moi, disait-il,
est tout rayonnant... C'est une résurrection... et, dans
ce bonheur, il y a la pensée de votre bonheur à vous :
il est si heureux de rendre sa mère heureuse ! Quel
excellent et charmant enfant vous avez là ! Vous avez
dû bien pleurer sur lui! Mais, malgré ses égarements,
son cœur est resté d'une droiture qui me ravit!...
Quand vous le retrouverez, vous serez émerveillée de
la transformation de votre enfant*... »
Or, le 19 juillet, l'enfant est à Marseille, en conva-
lescence, et il écrit :
1 Un officier supérieur du 4« colonial nous écrivait à ce sujet :
« Remarquez que des apaches qui se laissent convertir aussi rapide-
ment ne sont pas des apaches. Ils en ont peut-être l'allure, mais ils
ne sont pas gangrenés à fond. »
FONTAINE-LÉS-CAPPY 323
Marseille, le 19 juillet 1916. Mons Bont et Cher Père, Je
Vous dirais au moman que je Vous écrie je me trouve au
milieu de ma Famille qu'il vous Remercie de la Chantille
Lettre que Vous luis a vaits ans voillaits que le Bon Dieu ma
protégés de la mort car jo rait fait faute dan la Famille.
Quelle joit ma mère quant elle ma vue arrivais elle ma trouvé
Grandie et surtous la joit du Bonheur sur lais Lèvres que Notre-
Ségneur Gésue ma donnés. Elle vous Remercie Baucou davoir
mie sont fils dan le Bons Ghemin et surtous de lui avoir cuver
lè portte du Paradie.
Mont Gher père la Lettre que Jait Resus a THotel Dieu dat-
tais du 10 me die que Ja lait ettre citte sa ma fait Bien Plesir
car Je man fait honneur de maittre Battu avec le 4eme Golo-
nial car sur lait tairain Je marchain la tête hautte et Je dirais
toujour Vive le Régimand Prunaud.
Mont Père Resevaist de toute ma Famille sait Respaitt
A festueus.
Après la permission, le dépôt; mais le brave garçon
ne s'y plaît pas.
Toulon, le 4 août 1916. Gher père, Je Vous dirais que je
me Langie à toulon Je Voulais partir Volontaire mait lia que
dais détacheman pour le 34'«*^ Golonial mait moi au 34™«
Je Veù pa llalais Je me sui Ancagé au 4^ et Je Veus Restais
au Régimant Prunaud.
Gher père Jait pa pansait de Vous dire que le capitaine
Ardie* a étais décorais de la Croid de La légion doneur saitte
Médalle Va Bien sur La poitrine d'un Brave moi Je me langi
de portais ma Groid de gèurre
Je Vous dirais quo momant que Je Vous écrie Je me trouve
au cercle catolique et Je Vous dirais quilla Un chantis Père.
Faut espérais mont Gher père que nous serevoillon Bien tôt.
Bien le Bonjour au Golonel Prunaud Vous lui dirais que
Bientôt Je me Rebatrais dans Sais Beau Ranp.
Vous dirais a mon ami Nicoli qui se Langise pa que Jo
Reviendrais Bientôt.
^ Le capitaine Hardy, qui commandait dans la Somme la 7® G'" du
4* colonial.
324 T.OUTS LENOIR S. J.
Et le 15 août, toujours de Toulon :
Chère père Vous mavais fais de penne quant Vous ma Vais
die quant Je Resevrais la Lettre Vous serais an plinne Batalle
mait prenais courage car le Bout Dieu Vous Protégera est
nous Retourneron Vous Pinot et Gharle avec la palme de
Lorries et avec Lègle prussien nous sie couperons le bec pour
pa qui nous pique. Cher père nous contons partir tous lait
Jour mait nous prion pous Vous et pour lait Brave qui sont
au Dangés,
Enfin il rejoint son cher régiment. Mais deux mois
après, il retournera en permission, avec sa croix de
guerre battant neuf sur la poitrine ; et voici l'expres-
sion naiVe du double sentiment qui l'anime : avant la
fierté, la reconnaissance :
Dimanche le 15 Octobre 1916.
Bien Cher Père
Je vous ferais savoir quomomant que Je vous écrie nous
retournon de la Bonne Mère de la Garde Nous avon bien
pries Dieu pour que Vous Sauvies Baucous Dès Ame. car
llnna quil font Mal est qu'il Vous drais Venir dan le bon
Chemin.
Cher père je Vous dirais quas Marseille il fais Un tean trais
Beau est Je panse ou Vous êtte que sa soie de même. Je
Vous dirais que tous lais Marseillait et Marseillaise me
Regarde il doive se pansé qu'il est Jeune se Héros est Je
marche trais fier de a partenir au 4"^« Colonial et surtous a
la 5^"^ Escoide a lais Escoide torpille. Cher père Je Vois
plurien a dire pour le momant quant Vous avoillan Une
Crosse Carresse insie que toute ma Famille.
Vottre petit fils qu'il panse a Vous,
G***
Comme le Parigot mécanicien, le jeune Marseillais
FONTAINE- LÈS -CAPPY 325
s'était fait apôtre. La veille même de sa première com-
munion, il avait déversé sur un camarade plus ignorant
que lui sa science de néophyte et l'avait décidé à l'imi-
ter. Six mois plus tard, avant le départ pour Salo-
nique, il amènera encore un ami à Taumônier en lui
disant : « Té ! il allait partir sans son viatique ! »
Le Père Lenoir ne fut pas en reste de délicatesse.
Au cours de la journée passée à Marseille avant
d'embarquer, il ne fera qu'une seule visite et ce sera
pour la maman du cher petit. Dès lors, l'aumônier
devint l'ami de la famille entière et, durant une autre
permission, l'enfant croira ne pouvoir mieux faire que
de joindre à son bonjour « une crosse caresse de
Charlotte de Jeanne et Félix et de ma chère mère que
j'aimme tens ».
Aujourd'hui, encore « crandie », il fait, comme chauf-
feur, des « voiyage au Lonoour ». Et, dans ses rêves
bercés par la houle, il voit souvent réapparaître la
ligure da « Bont père Lenoir, quil repose Laba sie
loin, mes dou il veille sur nous' ».
Il serait facile, avec les lettres qui nous ont été com-
muniquées, de reconstituer plusieurs monographies du
même genre. En toutes, on retrouverait la même
action et réaction entre le Père et ses fils, les mêmes
spontanéités réciproques. Dans les âmes que nous frô-
lons dans la vie, n'y a-t-il pas le plus souvent des
parcelles d'or pur insoupçonnées à travers la gangue
qui les enserre? C'est le privilège de la sainteté de les
discerner d'un coup d'œil et de les aider à se dégager.
Si je me suis attardé ainsi aux suites de cette con-
version, c'est pour faire entrevoir, par un exemple,
quelque chose de ce que fut le prolongement lointain
des « Pâques au créneau ».
> Lellre à l'auleur, 21 octobre 1920.
326 LOUIS LENOIR S. J.
N'allons pas croire, d'ailleurs, que le Père Lenoir se
donnât tellement à ses convertis qu'il en oubliât les
autres.
Avant-hier, un petit de dix-neuf ans est changé de compa-
gnie; je le mets aussitôt en relation avec un excellent
enfant d'une escouade voisine et, après les avoir communies
hâtivement, en cachette, dans leur tranchée, je les avertis
que je repasserai aujourd'hui. Or, ce soir, je les découvre
tous deux cachés dans l'herbe, sur le parapet, entre la
tranchée et les fils de fer; ils y avaient rampé sans peur
des Boches d'en face, bien près pourtant, afin de ne pas
être gênés par leurs camarades, et ensemble ils étaient en
train de réciter des prières en m'attendant. Ce matin, le
petit était descendu très loin par les boyaux pour cher-
cher de l'eau; il en avait rapporté un bidon et, réveillant
l'ancien, l'ange gardien, il lui avait dit : « Tiens, on va
« faire un peu de toilette pour le bon Dieu qui' va venir,
« aujourd'hui. » Ensuite, ils avaient procédé à la toilette
de l'âme et, pour mieux la faire, s'étaient aidés l'un l'autre
dans leur examen de conscience. Aplati comme eux dans
L'herbe, j'achevai de les préparer et, sur la toile de tente
qu'ils avaient étendue en guise d'autel, je leur donnai la
sainte hostie. Quelle délicieuse action de grâces nous fîmes
ensemble, toujours couchés dans l'herbe, pendant que les
Boches tiraient au-dessus de nos têtes! Louis pleurait de
joie et d'émotion.
Et tant d'autres dans un coin de tranchée, ou au petit-
poste, ou au fond d'une mine M...
*
Quand le Père Lenoir avait ainsi passé les heures du
jour aux tranchées, sa tâche quotidienne n'était pas
1 Au Carmel de X.,., 18 Juin 1916.
FONTAINE- LÈS -GAPP Y 327
finie. Il retournait auprès des compagnies de réserve,
cantonnées soit à Chuignes, soit même à Ghuignolles.
Un de ses confrères*, aumônier bénévole dans un
groupe qui venait de mettre en batterie aux environs,
le rencontra le 30 mai « à bicyclette, poussiéreux et
suant. 11 revenait des lignes pour faire sa réunion du
soir à l'église. Il était radieux. « Bonne journée, me
dit-il; quelques-uns encore sont revenus,... quinze,
vingt ans! Deo gratias! » Je compris, au cours de la
conversation , qu'il était désolé de savoir qu'un millier
encore de ses hommes restaient éloignés de Dieu. 11
faisait toutes sortes de plans de conquêtes. On voyait
bien qu'il ne vivait que pour eux, et que la pensée de
leur salut était son obsession constante...
Chaque soir, après son instruction, continue le même reli-
gieux, à l'issue du salut, le Père avait l'habitude d'offrir la
communion aux soldats présents... 30, 40, 50 s'approchaient
ainsi régulièrement, et j'ai toujours constaté qu'ils le faisaient
avec une grande piété... Ayant la même façon que lui de voir
les choses, je l'encourageais fortement, et me prêtais volon-
tiers à le remplacer.
L'aumônier du 24e colonial, qui ss rencontra, en
juin, à GhuignoUes avec le 4^, décrit ainsi ces céré-
monies du soir :
... Bien avant l'heure, les rares chaises sont occupées... Nos
hommes arrivent, le dos barré de bidons destinés à remporter
le précieux pinard à la tranchée, les capotes déteintes et
boueuses, les pieds lourds, embarrassés. On s'assied partout,
sur les agenouilloirs, sur les bancs de l'école qui se sont réfu-
giés là, sur les marches de l'autel latéral, sur les tables, les
jambes pendantes... Les bougies s'allument. On chante. Évi-
demment, rue Monsieur on chante autrement; mais peut-être
pas de meilleur cœur... Moi, boitillant, je me promène, don-
* Le R. Père Paile, qui, lors de sa mobilisation, était recteur du col-
lège français d'Iiernani, en Eapay^ne.
328 LOUIS LEiNOlR S. J.
nant un livre à celui-ci, un chapelet à un autre, marquant la
page à un troisième, qui, empêtré dans son casque, son
masque, son chapelet, son livre, et n'ayant pas l'habitude de
tant de choses, voudrait pourtant bien chanter avec les cama-
rades. A la bénédiction, les vieux chrétiens s'inclinent. Les
nouveaux, sans peur, regardent en face, avec intensité, l'osten-
soir; il semble que Nôtre-Seigneur se dévoile à eux.
C'est le moment du sermon. Rien d'académique. Une con-
versation, avec questions, réponses, arrêts brusques; n'ayez
pas peur, toujours en bonne langue française, car le Père
Lenoir est un classique. Il parle de la table de communion,
en contact plus direct avec les âmes, presque avec les corps,
puisqu'il y en a -d'assis à ses pieds qui, le cou tendu, fixent
sur lui des yeux ardents. La métaphore n'a jamais été plus
vraie, ils boivent ses paroles... Dans ces yeux grands ouverts,
on lit la faim de la vérité, la soif de la justice. Pour beau-
coup ces choses sont neuves; pour d'autres, ils ne les ont.
jamais entendues exposées ainsi. Au lieu de l'impersonnalité
des phrases banales, on leur présente Notre-Seigneur comme
l'ami, le soutien, le confident... Dans l'église, un mouve-
ment perpétuel de gens qui veulent avoir une bonne place
et, se faufilant jusqu'au premier rang, se plantent devant vous ;
d'autres qui, pressés par une corvée, n'ont pas la possibilité
de rester jusqu'à la fin. Ce va-et-vient ne trouble pas l'audi-
toire; plus rien n'existe pour lui, sauf l'orateur. Puis le défilé
(pour la communion) commence... Beaucoup vont les bras
ballants et reviennent le regard droit devant eux, comme s'ils
voulaient défier les railleurs. Le Père lit les actes tout haut.
Un dernier cantique... et puis les voilà rendus à la vie de
tous les jours, au danger aussi; mais ils ne sont plus les
mêmes, on leur a donné un peu d'idéal... Sortis, la joie de
vivre se traduit par des rires qu'on entend même de l'église,
mais qui n'arrivent pas à troubler dans leur recueillement les
fidèles adorateurs nombreux, très nombreux, qui veulent
s'entretenir seul à seul avec Notre-Seigneur... Il faut avoir
vu cela pour le croire... Toutes nos subtilités de civilisés raf-
finés leur sont inconnues. Mais le cœur y est... Le Père
Lenoir est un apôtre, presque un thaumaturge, au moins par
les miracles intérieurs qu'il opère*,..
1 P. de Vauplane, lettre à sa mère, 6 juin 1916.
FONTAINE-LÈS-CAPPY 329
Après le salut, l'aumônier causait « jusque très tard
dans la nuit avec les hommes qui venaient recevoir
absolution, conseils, consolations ». Le matin, il y
avait encore des communions. Puis sa vie reprenait
aux créneaux telle que nous l'avons décrite.
Ainsi se bouclait divinement le cycle de ses journées.
La seule chose dont le Père ne parle nulle part dans
ses lettres, ce sont les dangers auxquels il s'exposait.
« Combien de fois, note le commandant Mury, îui ai-je
dit d'être plus prudent et que nous avions besoin de lui ! »
Et dans le carnet de campagne dont cet officier a bien
voulu nous communiquer de précieux feuillets, on lit :
Mai 1916. — Guerre de mines à Fontaine-lès-Cappy.
Je préviens un jour le Père Lenoir que, le lendemain, nous
allions faire sauter un gros fourneau de mine. Or j'apprends
par la suite qu'au moment de Topération, le Père Lenoir sest
joint au petit élément avancé, chargé après l'explosion de
couronner aussitôt la lèvre de l'entonnoir. Je regrette de
l'avoir prévenu, il s'est trop exposé.
Et toujours, malgré ces préoccupations, le Père
Lenoir songeait aux anniversaires de ceux qu'il aimait
et trouvait le moyen de le leur dire. Vers ce début de
juin, à l'un de ses anciens professeurs dont on célébrait
la cinquantaine de vie religieuse, il avait envoyé ses
vœux , en précisant combien certaines explications du
traité de la Foi et de l'Eucharistie lui avaient été précieuses
dans son apostolat de guerre. Et le R. Père Harent
commençait ainsi sa réponse : a: Que dans la tranchée
on m'écrive pour la fête de ma cinquantaine, c'est un
comble d'attention délicate, dont je suis infiniment tou-
ché...* » Combien d'autres professeurs du Père Lenoir
lui ont rendu un pareil témoignage! Contrairement au
proverbe, l'amour, chez lui, savait a remonter » magni-
li(]uement.
* Lettre du 13 juin 1916,
CHAPITRE XIX
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE
DEUX PLAIDOYERS EN FAVEUR DES MARSOUINS
Le 7 juin, les soldats qui cherchent le Père Lenoir
apprennent qu'il a demandé une permission de quarante-
huit heures et qu'il est parti en hâte pour Paris. Une
permission extraordinaire, lui qui toujours avait refusé
ses congés de convalescence ! Un événement bien grave
avait dû se produire...
L'événement était une note non signée, qui venait de
paraître dans un petit bulletin destiné aux aumôniers
et prêtres soldats de France. Elle était intitulée La Com-
munion en viatique sur le front.
Le décret du il février 1915, dont nous avons déjà
parlé', n'était pas appliqué par tous les aumôniers de la
même manière. Tandis que les uns hésitaient à en faire
bénéficier les soldats, même en passant, d'autres organi-
saient fréquemment le soir pour les troupes de relève
des saints, suivis de communions plus ou moins nom-
breuses.
Sollicités de donner leur avis sur cette pratique,
certains canonistes, et non des moindres, avaient à
maintes reprises décliné toute compétence. « Que
voulez-vous que nous vous disions? répondaient-ils aux
aumôniers militaires. Vous seuls connaissez les cir-
constances concrètes qui permettent déjuger en dernier
ressort. )>
' Voir plus haut, p. 18b.
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 331
La note du bulletin dont le Père Lenoir s'était ému
n'avait pas cru pouvoir observer la même réserve.
(( De divers côtés, disait- elle, no-us arrivent des
plaintes et des protestations sur la manière abusive
dont est appliqué par plusieurs le décret du 11 février
1915... On nous sig-nale des faits vraiment étonnants,
qui se généralisent et se multiplient d'une manière
inquiétante... »
Puis, après une brève interprétation du décret,
l'auteur ajoutait :
(( Il est donc inadmissible qu'on donne la sainte
communion après les repas, le soir, quand on pourrait
parfaitement la donner le matin à la messe ; surtout si
les soldats, étonnés du peu de respect qu'on exige
d'eux, ne demandent pas mieux que de se gêner un peu
pour montrer leur bonne volonté à Notre- Seigneur.
« Il est donc inadmissible que d'une manière habi-
tuelle on organise le soir des saluts solennels avec
communion générale, même dans les cantonnements de
repos, alors que rien n'empêche de remettre cette
cérémonie à la messe du lendemain...
(( Les aumôniers qui se laissent aller à ces excès
rendent à la cause de la communion fréquente et à leurs
hommes de très mauvais services. La communion
devient pour eux une chose banale qui ne demande
aucun effort, aucune préparation. Ils l'acceptent pour
faire plaisir à l'aumônier, comme ils acceptent des
dons de moindre valeur. N'est-il pas à craindre que,
dans ces conditions, les communions sacrilèges se
multiplient?
« Et voilà comment, avec les meilleures intentions
sans doute, on abuse d'un bienfait de l'Eglise au grand
détriment des âmes : non dijudicans Corpus Domini
(I Cor. IX, 26). ))
Quelques-uns s'imaginèrent que ces paroles visaient
l'aumônier des marsouins ; lui-même le crut. Aussi, avec
332 LOUIS LENOIR S. J.
une décision toute religieuse et toute militaire, accou-
rait-il sans retard à Paris, pour soumettre une fois de
plus sa conduite à ses supérieurs. Un double désir l'ani-
mait : ne rien faire qui fût en contradiction avec les
intentions de Rome, mais ne rien céder des droits que
le décret de 1915, porté « en vue de la sanctification
des âmes* », conférait à ses soldats. Fixons nettement
cette attitude du Père Lenoir ; elle est indispensable
pour éclairer le débat. L'aumônier ne vient nullement
pour se défendre. Il vient défendre l'intérêt des âmes
dont il est chargé, ou, — mieux encore, — consulter
sur la meilleure méthode à suivre pour les sanctifier.
Pour une simple question personnelle, jamais il n'au-
rait (( sacrifié une journée de travail aux tranchées,
alors que chaque journée comptait quantité de retours,
de confessions, de communions ^... »
On le rassura bien vite. Ses façons de faire n'étaient
pas en cause. Le blâme n'allait qu'aux abus. La
vigueur même des deux derniers paragraphes le
prouvait clairement. A juste titre, on désapprouvait
les communions le soir, lorsque rien n'empêchait, —
lorsqu'il était parfaitement possible, — de les distribuer
le matin; rien de plus. Au reste, la note anonyme
n'était, ni de près ni de loin, un document officiel.
Le directeur du bulletin, qui avait pour le Père
Lenoir une grande affection, se montra fort attristé
qu'il eût pris pour lui les critiques formulées. L'auteur
lui-même affirma d'une manière catégorique et à plu-
sieurs reprises qu'il n'avait aucunement visé l'aumônier
des coloniaux ^.
Le Père Lenoir s'était donc mépris sur le sens de
l'article.
* Bono animarum consulere cupiens, ce sont les termes mômes du
décret.
* Au P. Courbe, IS juin.
3 Un mois plus tard, 1-e R. Père Tournade écrira encore au Père
Lenoir: « J'ai eu une longrue conversation avec l'auteur de l'article...
Il m'a assuré tant et plus qu'il n'avait jamais eu votre personne* en vue... »
POUR LA CAL'Sli: EUCHARISTIQUE 333
Heureuse méprise qui allait lui fournir l'occasion
d'obtenir de pr<j'cieux encouragements. •
A l'instant même, avec cette promptitude caractéris-
tique des hommes d'action, il se décide à adresser une
supplique au Souverain Pontife. Le jour s'étant passé
tout entier en démarches, il prendra sur son sommeil
pour la rédiger. Il s'enferme le soir chez des amis à
Versailles, rue des Bourdonnais ; et le lendemain matin,
8 juin, le rapport était prêt : six pages d'un latin
élégant et sobre, où, malgré les vingt- deux mois de
guerre, le professeur avait retrouvé d'emblée la phrase
cicéronienne.
(( Implorant Sa Sainteté pour tant de soldats en
danger de mort qui réclament leur viatique , »
l'auteur demandait si l'application du décret du 1 1 fé-
vrier 1915 pouvait se faire, non seulement à ceux qui
doivent, le jour suivant, attaquer ou reprendre les
tranchées, mais encore à ceux qui, destinés à remonte/
en ligne dans quelques jours seulement, ne peuvent,
en attendant, venir à l'église que le soir. Pour ceux-
là, il demandait en particulier si, « tant que sub-
sistait le danger, ils pouvaient chaque soir communier
dans les mêmes conditions ».
La supplique se terminait par un certain nombre
d'annotations que nous allons retrouver dans un se-
cond document.
Transmettant sa requête au supérieur qui s'était
chargé de la faire suivre, il ébauchait le dilemme qui
dès lors deviendra sous sa plume comme un leitmotiv :
(( Puissions -nous aboutir et ne pas laisser triompher le
démon î Car il ne s'agit pas de savoir si nous donnerons
la communion d'une façon ou d'une autre, mais si nous
continuerons à la donner, ou si nous ne la donnerons
plus du tout. »
Cette lettre était timbrée de la gare du Nord. Dès
l'aube d^ jour suivant, l'apôtre avait rejoint son poste.
334 LOUIS LENOia S. J,
Le 20® corps campait dans les parages du corps
colonial, au nord de la Somme. L'intrépide coadjuteur
de Nancy, Mg»" Ruch, y remplissait la fonction d'aumô-
nier : occasion trop belle pour le Père Lenoir de solli-
citer encore un conseil. Il fut accueilli très aimable-
ment et reçut cette réponse : « Je n'ai aucune autorité
pour vous approuver ou non... » Réserve bien remar-
quable en un moment où tant de langues s'agitaient.
« Mais puisque vous me demandez mon avis, je vous
le donne, en confrère. Pour moi, au corps d'armée, je
n'ai pas les mêmes difïîcultés. Nos régiments au repos
se sont le plus souvent trouvés dans des conditions
différentes des vôtres. Mais dans les conditions que
vous m'indiquez, vous avez parfaitement raison d'agir
comme vous faites. Continuez en toute sûreté de
conscience. » L'entrevue se termina par cette offre
extrêmement bienveillante : « Si vous le voulez,
remettez -moi une note que je transmettrai à Rome, à
l'un de mes amis. »
On devine avec quelle gratitude la proposition fut
accueillie. La note pouvait être rédigée en français.
Le Père la composa plus prestement encore que la
première.
Ce mémoire n'a rien de l'allure tapageuse d'un
manifeste. En aucune manière il ne prétend contribuer
à un mouvement d'opinion qui favoriserait des nou-
veautés. Un seul but : en vue d' « appliquer le- plus
exactement possible le décret du 11 février 1915,
soumettre à l'autorité ecclésiastique une manière d'agir
adoptée dans les difïîcultés présentes par plusieurs
aumôniers ».
La supplique exposait les faits que nous connaissons
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 335
déjà * : l'impossibilité pour la plupart des soldats, même
dans les cantonnements de repos, de se rendre à
l'église le matin et de communier à jeun; la distribu-
tion de la communion le soir, après la préparation que
l'on sait : chants liturgiques, sermon, salut solennel
et prières. Elle concluait ainsi :
« C'est pourquoi, soucieux de sauver ces milliers
d'âmes sur le point de paraître devant Dieu, mais ne
voulant le faire que dans une soumission entière aux
directions de l'autorité ecclésiastique, ces aumôniers
demandent humblement s'ils peuvent, en toute sûreté
de conscience, continuer à donner ainsi tous les jours,
dans les conditions énoncées plus haut, la sainte com-
munion en viatique à leurs soldats, qui ne peuvent la
recevoir autrement et qui sont tous, plus ou moins,
en danger très prochain de mort, d
On a déjà remarqué combien le Père Lenoir sentait
lourdement peser sur lui le poids des âmes. Leurs diffi-
cultés pour se maintenir en état de grâce l'effrayaient.
Cette pensée que de son action à lui dépendait en
quelque manière leur bonheur éternel faisait son
martyre. C'est pour l'aider à porter ce fardeau qu'il
réclame si largement la Sainte Eucharistie. « Par
quelle aberration du sens chrétien, lisons- nous dans
une note de cette époque, surchargée de ratures,
voudrait -on multiplier à plaisir, pour la difficulté
même, les obstacles entre les âmes et Notre-Sei-
gneur? Quand il a tout fait pour venir à elles, en leur
facilitant le plus possible cette union nécessaire, quand
il inspire à l'Eglise de lever les obstacles matériels qui
subsisteraient et que, malgré tout, les âmes doivent
encore, pour venir à lui, vaincre beaucoup de diffi-
cultés physiques et morales, se maintenir en état
de grâce, surmonter la fatigue, "^le respect humain, etc.,
* Pour satisfaire au désir qui nous a été exprimé, nous donnons dans
l'appendice B le texte complet de cette supplique.
336 LOUIS LENOm S. J.
pourquoi exigerait-on d'elles d'autres sacrifices en
vue de mériter leur communion? »
Pour ol)tenir l'heureuse solution de cette affaire, le
Père mendie, avec plus d'insistance que jamais, des
prières exceptionnelles. « Car nous savons bien,
répète-t-il à plusieurs, nous qui vivons depuis vingt-
trois mois au milieu de ces âmes de combattants et qui
sommes chargés d'elles, que nous ne pouvons les
ramener au bien et les y maintenir que par la commu-
nion aussi fréquente que possible. »
Un peu soulagé par ces deux requêtes, l'aumônier
attendit. Vers la fin de juin, la réponse à la supplique
latine arrivait. Les explications et demandes du Père
Lenoir a n'avaient effrayé » aucun des théologiens qui
en avaient pris connaissance. Tous, et en particulier
un personnage influent de la Congrégation des Sacre-
ments, en avaient approuvé le contenu. Nulle difficulté
à ce que la communion en viatique fût réitérée aussi
souvent que le péril se renouvelait, « et dans les cas
indiqués elle était réitérable ». On n'avait mênie pas
jugé à propos de soumettre le cas au Souverain Pontife.
Mais on versait la supplique aux dossiers, « pour
l'utiliser si la question revenait sur l'eau ».
Cette réponse fut un grand réconfort pour le Père
Lenoir.
Retardée dans sa transmission par la bataille de la
Somme, qui battait son plein, la seconde réponse ne
lui arriva qu'au soir du lo juillet. Elle était accom-
pagnée d'une lettre charmante de Ms"" Ruch, qui s'ache-
vait par ces mots : « Vous le voyez, votre demande, la
rédaction et l'envoi de votre note, tout a été très oppor-
tun. Dieu a tout conduit; qu'il bénisse magnifiquement
votre zèle ! »
L'opportunité provenait de ceci : on avait craint un
instant, disait la réportse, une démarche des opposants,
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 33T
c qui pouvait, si les choses étaient inexactement expo-
sées, provoquer un blâme ». La note du Père Lenoir
avant semblé « particulièrement nette », on en avait
remis une copie au cardinal Secrétaire d'Etat, dont
l'impression avait été excellente. Quelques membres
de la Congrégation des Sacrements, consultés à nou-
veau , s'étaient montrés « plus résolument encore
favorables à la pratique adoptée ». Enfin, répétait -on
avec insistance, « il est impossible de fixer plus de
règles qu'il n'en existe sur ce sujet. En dernière ana-
lyse, il faudra toujours laisser la question d'applica-
tion au jugement des aumôniers ».
Ce point de vue si important fut mis en lumière par
un autre prince de l'Eglise. Habitué par un long ensei-
gnement théologique à dégager les aspects essentiels
de problèmes autrement plus complexes, il résuma la
controverse en quelques phrases qui semblent défini-
tives :
« Mon humble avis est que vous pouvez user du
décret en toute sûreté de conscience, selon que vous
le jugerez juste et convenable in Domino... D'un autre
côté, il ne semble pas qu'il soit opportun de provoquer
des interprétations officielles, qui ne pourraient être
données en suffisante connaissance des lieux, des
personnes et surtout des conditions de la guerre.
Lorsque les congrégations romaines ne croient pas
prudent ou possible de donner une solution authen-
tique, elles répondent : Consulantur probati auctores.
Or, ici, les probati auctores ne peuvent être que les
aumôniers consciencieux, éclairés, seuls à même d'ap-
précier les circonstances dans lesquelles leurs soldats
doivent être regardés comme étant en probable péril
prochain de mort. Voilà mon sentiment in Domino K »
* Lettre au Père G. G..., 13 Hoùt 1916. La consultation qui motiva
cette lettre devint le tract En Viatique, dont il est question plus
loin. Voir note 1 de la page 340.
22
338 LOUTS LENOIR S. J.
Il serait outrecuidant de commenter des paroles aussi
fermes.
* *
Un résultat malheureux des oppositions signalées
avait été de resserrer les consciences. Nous igno-
rons si les critiques, justement portées contre les
abus, rendirent plus prudents ceux qu'elles visaient.
Nous savons qu'elles rendirent timorés des esprits
droits.
« Je reçois à l'instant le dernier numéro de ...,
écrivait au Père Lenoir un aumônier de ses amis. Cela
me fait de la peine de le voir devenu si sévère depuis
quelque temps. Le résultat de ces paroles dures ne
sera -t- il pas d'éloigner de Notre -Seigneur?... L'autre
jour, à ma chapelle, un prêtre discutait s'il devait donner
la communion à deux soldats à 6 heures du soir. « C'est
«le cantonnement, disait-il; le danger est trop peu
« constant. » Pour mettre fin à ses hésitations, il a
fallu l'arrivée d'éclats d'obus sur nous et la mort d'un
pauvre soldat*. »
Aventure pareille était arrivée au Père Lenoir lui-
même dans la Somme. « Un prêtre me disait un jour :
« Je comprendrais votre manière d'agir, si « vérita-
blement nous étions ici en péril de mort... » Il n'avait
pas achevé de parler que le sifflement d'un obus se
faisait entendre et le projectile éclatait à quelques
mètres. On ne me fît plus aucune objection. Les Alle-
mands avaient répondu pour moi*. »
On pourrait accumuler des faits semblables. Un chef
de bataillon, cousin du Père Lenoir, racontait avec
1 Lettre de M. l'abbé F. P..., 29 mai 1916.
* Raconté par le R. P. Paile.
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 3j9
humour « la scène qu'il dut faire » en un secteur bom
bardé, pour obtenir le viatique auquel il avait droit.
Et quelle est la famille où Ton n'a pas entendu parfois
un permissionnaire, fervent chrétien, se plaindre de
n'avoir pas eu, au front, la possibilité de communier
même au temps de Pâques?
Aussi le Père, consulté par ses collègues, ne crut -il
pas avoir le droit de cacher sous le boisseau la lumière
obtenue de Rome.
Les témoignages de gratitude affluèrent, tous plus
ou moins semblables à celui-ci :
« Je vous remercie beaucoup de votre lettre du
25 juillet. J'avais été quelque peu suffoqué par les
affirmations fantastiques de certains sur la communion
non à jeun des soldats. J'en étais devenu un peu hési-
tant. Votre îettre me délivre et m'encourage... Elle
me rend, ainsi qu'aux âmes dont j'ai la charge, un
très grand service ^.. »
Malgré son activité, le Père Lenoir ne pouvait songer
à rassurer individuellement tous les cœurs troublés par
la controverse. Dans le Doigt de gant de la Somme,
il avait d'autre besogne. Aussi plusieurs prêtres de
ses amis, affligés des confidences qu'ils recevaient de
jeunes catholiques au cours de leurs permissions ^ — le
R. P. Tournade, ancien aumônier général de V Asso-
ciation Catholique de la Jeunesse Française, compta
parmi les premiers — désiraient vivement qu'on fît
paraître un rapport renfermant les opinions de ceux
qui avaient une certaine « connaissance des lieux,
des personnes et des conditions de la guerre ». Si les
* Père Georges Caillaud, 1^^ août 1916. L'auteur de ce merci devait
être blessé mortellement trois mois plus tard, auprès de Combles, au
milieu de ces artilleurs, que certains trouvaient n'être pas assez
dangereusement exposés pour pouvoir communier en viatique
340 LOUIS LENOIR S. J.
aumôniers militaires, selon le mot du cardinal cité
plus haut, étaient seuls auteurs compétents^ il semblait
étrange qu'ils fussent seuls à ne pas parler.
Le Père Lenoir prit intérêt à la rédaction de ce rap-
port ; et des difficultés s'étant élevées en cours de
route, il écrivait : « Il faut publier. Il faut éclairer.
Il faut empêcher Tavis contraire de prévaloir. Il faut
que les prohati auctores aient droit de dire leur mot
eux aussi... »
La note dont le Père encourag-eait ainsi la rédaction
se grossit du jugement d'un grand nombre d'aumôniers.
Tous reconnaissaient qu'on avait beaucoup plus péché
par restriction que par profusion, par timidité que par
audace ^ C'est après les avoir lus, qu'un officier supé-
rieur, plus habitué à la précision d'un tir au créneau
qu'à celle des expressions théologiques, résumait son
sentiment dans cette boutade : « Je trouve qu'on a
tout à fait raison de décider que ceux qui mangent de
la vache enragée pour la défense du pays sont à
jeun^. »
* L'article, intitulé En Viatique, parut d'abord dans les Études du
5 octobre 1916. Plus tard, joint à de touchants récits de M. labbé
Thellier de Poncheville, portant le titre bien significatif de Commu-
nions du soir, il forma un tract de la collection Uostia, publiée par
l'Apostolat de la prière. Voir aussi, dans la revue Hostia de mai-
juin 1917 : Un cas de conscience eucharistique.
2 (Colonel Camors, 24 novembre 1916. La lettre se poursuivait ainsi :
« D'ailleurs, en mon ignorance, je pense que cette question du jeûne
doit être une question de pure forme, à laquelle il faut sacrifier
dans les circonstances habituelles de la vie, alors qu'on a le loisir
et l'habitude de se plier aux convenances. Mais à la guerre, où Ton
vit une vie spéciale, où l'on voit ce que l'on n'avait pas vu depuis la
Chanson de Roland, — ou plutôt depuis Roncevaux, — où l'on voit des
prêtres barbus courir sus à l'infidèle et ne pas lui épargner les horions,
il est permis de ne pas s'étonner si les choses les plus sacrées et les
plus immuables subissent un léger fléchissement. Et d'ailleurs le
Saint -Père a ordonné. 11 a envoyé une note de service à ce sujet, et
comme dans cette sphère c'est en somme lui qui est le commandant
en chef, il n'y a qu'à s'incliner et à lui obéir... »
I
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 341
« «
Ainsi se faisait peu à peu Tunion sur l'interprétation
du décret.
Est-ce à dire que la manière de l'appliquer fût
identique chez tous les aumôniers? Le prétendre serait
faire outrage à la nature, qui n'a pas en vain doté
l'espèce humaine d'une aussi riche variété de tempéra-
ments et d'humeurs ; la grâce divine respecte cette
diversité et n'illumine pas toutes ses créatures des
mêmes lumières.
Sur la façon de faire du Père Lenoir, écarton?
d'abord une idée fausse , colportée par une légende qui
ne fut pas toujours bien intentionnée. Si notre apôtre
fut large dans l'interprétation du décret n qui désirait
pourvoir au bien des âmes », il n'en usait pourtant pas
en toute sorte de cantonnement.
On ne devrait pas avoir à insister sur de pareilles
évidences...
(( Il est probable, écrivait- il en 1915, que d'ici peu,
le corps d'armée se déplaçant pour un repos plu?
complet, c'est-à-dire plus à l'arrière, nous ne pourron?
plus bénéficier des mêmes privilèges pour les commu-
nions*. »
Et quelques jours après : « Vous pouvez interrompre
une semaine l'envoi des hosties, puis les reprendre à
raison de 200 petites et 30 grandes par semaine : la
loi du jeûne eucharistique reprenant sa vigueur là où
le régiment se trouve au repos, le nombre des commu-
nions va en être notablement diminué. »
Même distinction en 1916, après les directions solli-
citées de Rome. « Je ne vous demande pas de petites
* A ses parents, 27 novembre 1915.
3*2 LOUIS LENOIR S. J.
hosties. Hélas! l'éloin^nement du front nous fait ren-
trer dans la loi générale du jeûne eucharistique, d'où
suppression nécessaire des communions, les soldats
n'étant pas libres le matin*. »
Tout est à peser dans cette phrase; il n'y a pas
jusqu'au petit hélas I qui n'ait sa signification.
En son for intérieur, le Père Lenoir eût souhaité
peut-être qu'en dehors même de toute considération de
danger de mort ei sans autre but que de faciliter la
communion quotidienne, la loi du jeûne eucharistique
fût, pour le temps de guerre, purement et simplement
suspendue. Question de droit positif, qui dépendait de
la volonté de l'Église. De fait, sauf pour le cas du
viatique largement compris, l'avait-elle permis? Non.
Le Père Lenoir le savait et se conformait à la loi.
Remarque plus notable, à Tencontre de certaines
insinuations malveillantes : les soldats formés par lui
le savaient aussi et, même loin de leur aumônier, s'y
conformaient également. Nombre d'officiers et de
prêtres Font affirmé. La parole naïve d'un simple,
parlant au nom de tout un groupe d'amis, sera, en
l'espèce, plus convaincante encore :
Ce matin, jour de l'an, nous avons eu une belle messe,
à laquelle noui? avons pu faire la sainte communion en fai-
sant un peu pénitence. Car, comme l'on ne nous avait pas
(lit que Von pouvait communier en viatique, nous avons
jeûné jusqu'à la soupe de 11 heures. Mais une petite péni-
tence comme celle-là n'est rien en comparaison de ce qu'a
fait le bon Dieu pour nous*.
Ces inexactitudes tendancieuses étant écartées,
essayons de préciser quelle fut, dans l'application
^ 6 septembre 1916.
2 François Suchou, l^f Janoier 1916.
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 343
du décret, la manière propre du Père Lenoir. N'ayant
jamais eu le privilège de le rencontrer au front, je me
garderai de porter un jugement personnel. Laissons
parler ceux qui l'ont vu à l'œuvre. Parmi la centaine
de témoins qu'on pourrait invoquer, je n'en retiendrai
que trois : prêtres de situation et d'âge différents, qui,
n'ayant point connu raumônier avant la guerre, ne
peuvent être suspects de partialité.
Le premier est un vaillant curé-doyen, qui, demeuré
longtemps au milieu de sa population bombardée,
connut la détresse des corps et des âmes autrement
qu'à travers les récits de 'journaux. Le second, un
jeune recteur de collège, que son exquise dévotion à
l'Eucharistie, comme l'atteste la série d'instructions
qu'il fît à GhuignoUes en 1916, rendait particulièrement
exigeant sur le respect dû à la sainte communion. Le
troisième, un professeur dans un scolasticat de théo-
logie, qui, fixé par son dévouement à Somme-Suippe
durant toute la guerre, sut garder, parmi le tumulte des
troupes de passage, l'œil sagace de l'observateur et la
parole précise de l'érudit.
« J'avoue, écrit M. l'archiprêtre Dourlen, curé de
Rosières, que le premier soir, bien que le Père eût pris
soin de m'avertir et de me demander une autorisation,
je fus surpris, sinon scandalisé... Mais quand je me fus
rendu compte de l'esprit de foi et du courant d'enthou-
siasme reliffieux et patriotique que cette pratique de
la coQimunion, — possible seulement à cette heure de
la journée, — entretenait parmi les hommes, je crus
comprendre... J'ai applaudi de tout cœur à cette ma-
nière de faire et l'ai défendue au besoin. » Quant aux
critiques, lorsque le doyen eut constaté que l'aumônier
M passait des journées entières au confessionnal » , que
même « une partie de ses nuits était consacrée à
confesser* et à préparer ses soldats à la sainte commu-
' Sur ce souci d'assurer rintégriLé du sacrement de Pénitence, ceux
qui ont approché de près le Père Lenoir sont unanimes. No\is en
344 jUIS LENOiR S. J.
nion », il se fît, au hasard de ses rencontres, une opi-
nion bien arrêtée : « En face des critiques que j'ai
entendu formuler, je me suis laissé aller à juger, —
sans témérité, je crois, — que l'on trouvait à la mé-
thode du Père Lenoir le défaut d'exiger une somme de
dévouement peu ordinaire... »
Le témoignage du R. P. Paile, à propos de ceux qui,
« tout en l'admirant dans son zèle, se refusaient à
suivre la même voie que lui », complète cette opinion :
« Je crois que ni lui ni eux n'avaient tort, et que
somme toute il fallait être lui pour que l'application
générale et fréquente qu'il faisait du décret obtînt son
maximum d'efficacité et le minimum d'abus. Il avait
chez ses hommes une réputation de héros et de saint,
qui lui donnait une autorité merveilleuse pour l'appli-
cation de mesures qui, pour d'autres, eussent peut-être
été imprudentes. »
Enfin ces jugements nous semblent judicieusement
condensés dans la parole suivante du R. P. Dutilleul :
« Des aumôniers courageux et zélés, — je pense, en
écrivant ceci, au Père Henri X..., retourné à sa mission
de Chine, — se déclaraient plutôt incapables d'appli-
quer intégralement ses méthodes que peu disposés à les
employer. Si je ne me trompe, leur impression était,
comme la mienne, celle d*un charisme pour amener
ces hommes à la Sainte Eucharistie. »
avons déjà parlé plus haut au chap. V, p. 110. Ajoutons encore ce
témoignage du capitaine Duchamp : « Le 1& février 1916, à Caix , je
trouvai le Père Lenoir à Téglise, où selon son habitude il restait en
permanence. C'était l'heure du salut, l'église était pleine: plusieurs
soldats attendaient à la porte de la sacristie leur tour de passer vers
le Père, un peu comme le Samedi Saint on attend près des sacristies de
cathédrales son tour de confession... Le 24 ou le 25 juin, dans la tour
du clocher de Cappy, je vis à peu près le même spectacle, le même
défilé de petits marsouins. Beaucoup durent y faire leur dernière
confession. »»
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 34S
Ce chapitre ne saurait se terminer sans quelques
mots sur une pratique connexe à la communion en
viatique, et qui presque toujours en était la condition
indispensable : nous voulons parler du port de la Sainte
Réserve.
Le respect envers le Saint Sacrement, nul plus que
le Père Lenoir n'en était jaloux. Il suffisait, pour s'en
convaincre, de l'avoir vu à -Fautel célébrant la messe.
Les honneurs dus au Saint Sacrement,... c'est assez
de rappeler le « piquet de volontaires » des jours de
fête.
Mais quand il fallait porter la communion aux tran-
chées, ces honneurs n'étaient plus possibles et, tout
comme les autres aumôniers, le Père Lenoir devait
bien le faire incognito. Dans les secteurs mieux instal-
lés, lorsqu'il avait à sa disposition un local clos^ sacris-
tie d'église, guitoune, trou quelconque, à peu près à
l'abri des obus, il j dressait un tabernacle et c'est là
qu'il déposait la sainte Réserve. Mais très souvent ces
conditions manquaient; et force lui était bien de con-
server sur lui l'Eucharistie. Pour dédommager Notre-
Seigneur, le Père tâchait alors de vivre du mieux
possible le chapitre de l'Imitation De familiari amicilla
cum Jesu.
Laissons-le s'en expliquer lui-même. Dans une lettre
remontant au 26 avril 1915, à une époque, — et ce
détail a son importance, — où les blessés, qu'il devait
secourir un peu de tous côtés, « étaient d'une tren-
taine par jour quand il n'y avait pas attaque », le Père
Lenoir écrivait à un de ses amis, inaugurant alors une
brillante carrière d'aumônier :
Venons -en à la erande question, capitale, celle du Saint
346 T.OUIS LENOm S. .1.
Sacrement. Lui seul a fait les merveilles que je vois depuis
neuf mois. Non seulement, en le portant ainsi, j'ai pu donner
quantité de communions que je n'aurais pas données sans
cela, mais de plus je suis sûr que sa seule présence inco^
çfnito a contribué plus que tout le reste à la conversion et à
la sanctification des âmes.
J'ai une petite custode de vermeil qui contient une ving-
taine d'hosties, dans une poche intérieure, tenue par une
chaîne d'or autour du cou. En cas de mort?... 11 s'arrangera
pour faire passer par là quelqu'un d'intelligent qui compren-
dra et se tirera d'affaire. En temps ordinaire, eh bien ! oui, Il
assiste à toutes nos conversations, même les plus futiles;
même II en entend qui ne sont guère orthodoxes; mais 11 les
(intendrait bien autrement, et je ne crois pas qu'ainsi caché,
11 soit traité moins révérencieusement que dans quantités
d'églises abandonnées. Je devrais suppléer par des actes
d'amour fervents, c'est vrai, et je suis honteux de m'être si
vite accoutumé à le porter, au point que bien des fois je reste
des heures et des heures sans penser qu'il est là... Mais II me
connaît, 11 sait ma faiblesse et je suis convaincu qu'il aime
encore mieux ce manque de respect pour pouvoir se donner
à quelques âmes de plus, qui, elles, Le recevront dans des
dispositions excellentes.
D'ailleurs la préoccupation constante de Lui gagner des
âmes n'est- elle pas un hommage constamment rendu à son
cœur? J'espère qu'il veut bien s'en contenter et, pour elle,
me pardonner le reste*...
Cette présence de l'Eucharistie rayonnait du Père
Lenoir à son insu. Séparé de lui depuis de longs mois,
un médecin auxiliaire, — celui qui avait été le parrain
du petit patrouilleur, — le laisse entendre souvent
dans sa correspondance : « Ce qui me manque mainte-
nant et qui m'aidait si bien alors, c'est la présence de
Notre-Seig-neur au Saint Sacrement. Comme, sans Lui,
la méditation, l'examen particulier me paraissent durs
et stériles ! . . . » Et à plusieurs reprises il évoque le sou-
^ Au Père Pelle Uer, !2(> aviU iyiâ.
POUR LA CAUSE EUCHARISTIQUE 347
venir do certaine « nuit de nouvel an, où, dans la rue
déserte de Virginy, ensemble nous adorions notre bon
Mnître présent sur votre cœur, en le remerciant et en
lui demandant pardon* ».
Ce respect familier, qui fait partie de ce qu'on a si
bien nommé « l'esprit d'enfance », le Père Lenoir était
parvenu, comme sans y penser, simplement par
l'intensité de sa foi, à l'inspirer à tous autour de lui.
Un jeune relig-ieux en eut un jour le sentiment très
vif. « Entrant dans l'ég-lise de Courtémont, écrit-il,
je fus stupéfait. » Ainsi q^ue tant d'autres ég-lises du
front, on l'avait réquisitionnée, — sauf pour le
dimanche, — comme salle de lecture, ouverte naturel-
lement à tous, croyants et incroyants. Les jours de
semaine, des prêtres y célébraient néanmoins leur
messe, il le fallait bien, et près de l'autel, des soldats
venaient prier et comxmunier; tandis que dans le fond,
sur des tables, d'autres écrivaient ou lisaient.
On n'y jouait pas, cela va sans dire; et l'attitude de tous
était si parfaite que celte simultanéité d'occupations ne cho-
quait nullement. C'était « la maison du père de famille ».
L'aumônier, il est vrai, ne la quittait point : il était là, — à
la sacristie, — donnant le ton de la part de Notre-Seigneur...
Et Ton avait d'emblée l'impression qu'il offrait à tous, même
aux mécréants, une familiarité avec Notrjg-Seigneur abso-
lument candide, enfantine, et, pourtant toute pénétrée de res-
pect^.
.^'est-ce point ainsi que Jésus aimait à être entouré
dans les villages de Palestine?
* Lettres du 15 octobre et du 30 novembre 1915. Raymond Thomc,
Tauteur de ces lettres, devait être tué le 28 juin 1916 à P^onlaine-lcs-
Cappy.
' P. Louis Berne.
CHAPITRE XX
LA BATAILLE DE LA SOMME
L*ENTHOUSIASxME d'hERBÉCOURT. LES HORREURS DE BIACHES
(Juin — Août, 1916)
A la pression des Allemands sur Verdun s'était ajou-
tée, depuis le 15 mai, celle des Autrichiens sur l'Italie.
Menée par 250000 hommes dirigés par le prince héri-
tier Charles- François-Joseph, cette offensive avait, au
bout de deux semaines, obligé nos alités à céder trois
cents kilomètres carrés de leur territoire dans le Trentin.-
La diversion russe, amorcée le 3 juin, depuis le
Pripet jusqu'à la frontière roumaine, eut tout de suite
un succès suffisant pour produire un rappel de troupes
allemandes du front occidental, sans toutefois diminuer
la souffrance de Verdun. Après la perte du fort de
Vaux le 7 juin, il fallut faire tête, à Thiaumont, puis à
Fleury même, à de formidables attaques conduites à
grand renfort de gaz et de liquides enflammés. L'ennemi
était parvenu à cinq kilomètres de la ville. On ne
pouvait différer davantage l'attaque de la Somme.
Destinée à soulager les Français, il était juste que
cette offensive abandonnât aux Britanniques l'effort prin-
cipal. Notre 6e armée (général Fayolle), qui compre-
nait, du nord au sud, le 20^ corps, le l^' corps colo-
nial et le 35e corps, les appuierait à leur droite, à
cheval sur la rivière.
LA BATAILLE DE LA SOMME 349
(( A nouveau, la délivrance victorieuse surgit à l'hori-
zon, écrivait le Père Lenoir. Nous tâcherons de faire
de la bonne besogne... » Et la phrase s'achevait par
deux mots qui depuis ont bien changé de sens : « à la
façon russe »!
Le 21 juin, le 4e colonial quitte enfin les tranchées,
où depuis quelque temps, par suite des pluies, on
vivait enlisé dans la boue. C'était le repos complet de
quelques jours avant les grands combats. L'aumônier
avait tiré des plans merveilleux pour achever les prépa-
ratifs de ses marsouins.
Grosse déception. Au liey d'aller cantonner dans des
villages, il fallut bivouaquer dans les bois de Morcourt.
« Je suis désolé, navré, de l'installation au point de
vue capital de l'action religieuse. Pas d'église, pas le
temps de construire une chapelle ; pas même de cagna
pour recevoir les hommes et les confesser; je n'ai qu'une
toile de tente pour m'abriter la nuit, rien pour l'admi-
nistration des sacrements, » Une fois de plus apparais-
sait l'étrange méconnaissance des réalités chez ceux qui,
du fond de leur bureau, voulaient restreindre aux jours
qui précèdent immédiatement une attaque l'application
du décret sur le Viatique.
« Nous ne pourrons faire, ajoutait le Père Lenoir,
qu'une grand'messe solennelle en plein air, avec com-
munion générale. » Cet espoir lui-même fut trompé.
Le 29 juin au soir, avant de regagner les lignes, on
put avoir la messe ; mais au moment de la communion
se déchaîna une averse diluvienne qui rendit impossible
la distribution de l'Eucharistie, et l'aum.ônier en fut
réduit à dire : « Ceux qui avaient l'intention de com-
munier. Notre- Seigneur leur en tiendra compte. »
Du moins avait-il eu le temps, en cette veillée
des armes, d'adresser à ses coloniaux une allocution
vibrante, où se révèlent avec éloquence ses préoccupa-
tions et ses rêves ; elle débutait ainsi :
350 LOUIS LENOIK S. J.
Au temps où la France, par sa j^Tandeur morale, exerçait
sur le monde entier cet ascendant unique que Dieu lui avait
départi de préférence à tous les peuples, c'était une tradition,
à laquelle nul n'aurait voulu manquer, de ne jamais partir au
combat sans avoir solennellement appelé sur nos armes les
bénédictions du Dieu tout-puissant. Pour vaincre, il faut
sans doute compter sur les énergies humaines et matérielles ;
mais quand on les a portées à leur maximum, quand on a
accumulé toutes les ressources possibles de munitions et
d'hommes, il reste encore un élément de victoire indispen-
sable, le secours de Dieu. Nos ancêtres le lui demandaient
en passant en prières la nuit qui précédait le combat, c'était
leur veillée des armes. Ce soir, nous aussi nous faisons la
nôtre, en venant ici demander à Dieu la victoire.
Pj.iis, ayant passé en revue les principaux motifs de
confiance et exhorté son auditoire à se préparer à l'abso-
lution générale, le Père concluait par cette envolée,
où passe toute son âme d'entraîneur d'hommes et de
poète :
Par delà ces ronces et ces bois coupés, symboles de deux
ans de souifrances, voyez- vous ce champ de blé presque
mûr? C'est la France nouvelle qui lève, c'est là qu'il faut
courir. Il y a bien des fleurs rouges à travers les épis, car il
y aura des victimes dans nos rangs ; mais ne regardez que les
épis gonflés, songez à la moisson toute prête, à la victoire, et
ne pensez plus qu'à l'honneur splendide de la conquérir...
Par Méricourt et Cappy, le 4" vint prendre ses posi-
tions de combat, quatre kilomètres à l'ouest d'Her-
bécourt. Il était encadré à gauche par les 24^ et
22^ colonial, à droite par le 8*. La 3" division coloniale
venait ensuite, plus au sud.
L'ordre d'attaque précisait que « l'action du i^r G. A. G.
viserait à prendre pied sur le plateau de Flaucourt, en
vue d'empêcher Fartillerie ennemie de cette régioD
LA BATAILLE DE LA SOMME 351
d'aorir au nord de la Somme. Elle ne devra pas dépas-
ser l'objectif limité qui lui est assigné ».
Après la pluie, qui avait oblip^é à tout retarder de
deux jours, le l»^"" juillet le temps se lève superbe :
visibilité parfaite où chacun lit un présage de victoire.
Quand on apprend, vers 9 heures, Favance réalisée
au nord de la Somme par le 20^ corps, parti à l'assaut
un peu après les Anglais, dès l'aube, l'exaltation gran-
dit. Le Père Lenoir sort le premier de la tranchée,
donne sa bénédiction aux combattants et à 9 heures 30,
au signal, il dit très calme : « Mes enfants, en avant M »
D'un bond, les 2e et 3^ bataillons se portent à
l'assaut. Pour employer une expression qui date de
cette époque, ils « collent au barrage roulant ». La pré-
paration d'artillerie avait été si bien faite, qu'en dépit
de deux formidables nids de résistance, l'avance est
en coup de foudre. L'enthousiasme est au comble.
Après avoir franchi la première ligne allemande , un
jeune ami du Père Lenoir, le sous -lieutenant Lambert,
qui courait en tête de sa section, tombe à genoux,
joint les mains et crie de toute sa force : « Mon Dieu,
merci ! » Près de dix lignes de tranchées fortifiées sont
prises, sur une profondeur d'environ 1500 mètres.
Le premier objectif était attemt; on n'avait pas le
droit de poursuivre sans de nouveaux ordres. Durant
six longues heures, attente fiévreuse. Immobilité méri-
toire, devant un ennemi qui partout se retire complè-
tement bousculé. Lorsque, vers 16 heures, la progres-
sion reprend sur Herbécourt, les Allemands se sonl
ressaisis, les mitrailleuses crachent. Peu importe! Le
fortin du Kronprinz est attaqué à la grenade, tourné,
enlevé. Des éléments pénètrent jusqu'à l'église. Mais
ils sont trop en flèche et, pour permettre à l'artillerie
* Témoignage de plusieurs, entre autres de Joseph Hugon.
352 LOUIS LENOIR S. J.
de recommencer sa préparation, ils doivent être rame-
aés sur l'alignement général.
Le 2 juillet, les mêmes bataillons enlèvent avec un
égal brio le village d'Herbécourt, permettent par des
feux de flanc, à gauche, la progression du 24e et cap-
turent les mitrailleuses qui protégeaient, à droite,
l'objectif du 8e. « Assaut difficile et magnifique, écrit
Le Père Lenoir, et qui restera la gloire tout à la fois de
Qos hommes et des deux chefs de bataillon Defoort et
Gicquel. » Mais, modestement, l'un de ces deux com-
mandants dira le 6 juillet, dans une lettre à l'aumônier :
« Nous devons au bon Dieu le résultat miraculeux des
deux journées, soirée du 2 surtout à Herbécourt. »
Malheureusement, au nord de la Somme, par suite
des masses considérables opposées par les Allemands,
l'attaque principale était arrêtée. Pour des raisons de
prudence, des ordres supérieurs ne permettent pas aux
marsouins de poursuivre leurs succès plus à l'est. Aussi,
le 3 juillet, « dans la plaine entièrement débarrassée
de Boches, on piétina, on trépigna d'impatience, se
portant jusqu'à Flaucourt, mais laissant l'ennemi se
reprendre. Le lendemain, la rive gauche du canal, vide
la veille, était de nouveau occupée par les Allemand?
et fortifiée, tandis que nous les regardions faire*. »
Quand le Père Lenoir parlait ainsi , il avait dans
l'oreille ce qui faisait, en ces jours d'enthousiasme, le
sujet ordinaire des conversations : « L'art militaire,
disait un officier supérieur, a des règles immuables, il
n'y a pas à gazer à ce sujet : il faut exploiter un succès
en tactique, comme en musique, comme en librairie,
comme au théâtre, et si on y faillit la sanction est iné-
vitable. Puisqu'au nord de la Somme les corps d'armée
étaient arrêtés pile et que les coloniaux avaient obtenu,
1 Lettre du Père Lenoir au capitaine Monnier, 31 août.
LA BATAILLE DE LA SOMME 353
au sud, un succès total, inespéré, avec des pertes
minimes, on devait les soutenir, les appuyer, appro-
fondir et élargir leur trou. A la guerre, dans la bataille,
il faut renforcer les forts, quitte à laisser se dépêtrer
les faibles. Cela paraît peut-être paradoxal; mais c'est
exact, c'est vrai de tous les temps; toujours la même
formule sous des mots différents : exploiter un succès,
élargir une fissure qui se produit chez l'ennemi, être le
plus fort au point favorable... »
Mais le commandement préféra ne pas changer
l'objectif primitivement fixé à l'offensive, c'est-à-dire
les nœuds des grandes communications allemandes en
direction de Cambrai. Au reste, la France", qui devait
alimenter seule la fournaise de Verdun, avait-elle assez
de troupes disponibles pour transformer en attaque
principale les opérations du sud de la Somme?
Durant ces journées, où le cadre des officiers subit
des pertes sévères \ mais où l'on eut encore plus à
souffrir de la chaleur et de la soif, quelle fut la con-
duite du Père Lenoir? Je m'en voudrais de changer un
mot à ce témoignage d'un soldat qui le vit à l'œuvre ;
nous en respecterons même lorthographe : « Toute la
journée et pendant les cinq jours il fesait qu'adporter
de l'eau au soldat et penser des blessés en attandan
l'arrivait des brancardiers. Comme nourriture je sais
pas ce qu'il manger, mais comme repos il venait au
poste, de secour du médecin chef vert les minuits ou
1 heure du matin et sil y avait un brancar de libre il
se reposer dessus et il reparter le lendemain apprêt
avoir dit sa messe vert les 6 ou 7 h. »
En désaltérant les corps, on le devine, il n'oubliait
' « Parmi les tués : capitaines Valuet et Wegel , lieutenants Expo-
sito, Genêt, Séré , Gayde, Henriot, Guiraud, adjudant- chef Ville-
min... » (Lettre du Père Lenoir au capitaine Monnier, 31 août.)
Pu.-mi les blessés se trouva M. l'abbé Rellcney, qui avait remplacé le
Père Lenoir au 4« colonial de novembre 1915 à Janvier 191o.
23
354 LOUIS LENOIR S. J.
pas les âmes. Et les paroles prononcées par lui en ces
heures de sang se gravaient profondément dans les
mémoires. Longtemps après, un de ses convertis d'un
régiment voisin, saisi de scrupules en songeant à ses
fautes passées, lui écrivait : « En attendant, j'ai con-
fiance et je me rappelle vos paroles dans les ruines
fumantes d'IIerbécourt : « Dieu rebâtit toujours plus
« beau le plan que nous avons détruit. »
Après ces victorieux assauts, le régiment fut relevé
le 5 juillet et vint cantonner à Ghui^^noUes. « La lutte
extrêmement vive, écrit l'aumônier, a épuisé les forces
de mes hommes, mais en les rapprochant de Dieu. »
Le dimanche suivant, l'église étant trop petite, grand'
messe en plein air sous les ombrages du château qui
domine le village au sud. Cérémonie splendide, tout à
la fois action de grâce pour le succès, prière pour les
morts, préparation aux futurs combats. De l'évangile
dominical, — épisode de la Pêche miraculeuse, — le
Père Lenoir trouve, en commençant son discours, cette
application inattendue :
11 y a quelques jours, un ordre vous a été donné : « Au
largue et jetez vos filets!... Au large! défoncez les lignes alle-
mandes. » Et tout de suite la réponse vous est venue aux
lèvres : « Voilà deux ans que nous le tentons en vain !
A quoi bon l'essayer encore?-^) Mais vous êtes des soldats,
vous êtes des chrétiens, vous avez obéi. Confiants dans Tordre
de vos chefs, malgré la fatigue, malgré les appréhensions de
l'esprit ou du corps ou du cœur, vous avez apporté à l'exécu-
tion de cet ordre toutes vos énergies, votre intelligente initia-
tive , votre esprit de sacrifice , tout votre entrain de mar-
souins ; et la pêche a été miraculeuse.
Gloire à vous, soldats du 4® colonial! C'est bien à vous
que devait revenir Thonneur de réaliser les premiers ce
qu'après deux ans de guerre on commençait à croire impos-
sible, de franchir l'infranchissable. Vous aviez trop souffert,
trop bien mérité du pays en inscrivant sur votre drapeau, en
LA BATAILLE DE LA SOMME 355
lettres de san^, les noms de Jaulnay, de Massig-es, de Beausé-
joiir, pour qu'il ne vous appartînt pas d'y ajouter, en lettres
d'or, le nom d'Herbécourt...
Après avoir félicité tous les collaborateurs de la vic-
toire, nos chefs, dont on <( ne dira jamais assez quel
cœur de père animait chacun d'eux et quel amour les
liait à leurs hommes », et ces frères d'armes, si fré-
quemment oubliés par l'infanterie, « les artilleurs, qui,
pour épargner vos vies , ont effectué des prodiges de
puissance et de précision, » il ajoutait :
Mais, par-dessus tout, gloire à Dieu! Que d'autres, par
ignorance ou par haine, le méconnaissent jusqu'en ces heures
décisives du sort de la patrie; nous, du moins, nous procla-
mons son souverain domaine sur les nations comme sur les
individus.
Oh ! je sais bien que Dieu n'a pas coutume d'intervenir
à tout propos dans nos opérations militaires ou autres.
A certains jours cependant, Dieu intervient, le plus souvent
sans violenter l'ordre des choses ou la liberté des hommes.
Il a mille moyens, en elfet, d'inspirer les chefs, d'ajouter à
la force morale des hommes, de disposer les circonstances en
i'aveur de ceux qui se confient en lui et qui par leur conduite
méritent ses bénédictions.
Puis venait l'éloge des soldats tombés :
L'un d'eux me disait : « Je meurs content parce que j'ai
travaillé à la victoire et qu'ayant l'àme pure je vais au ciel. »
Ah 1 ces braves qui la veille encore maugréaient contre le
repos trop court ou la soupe trop lente à venir, mais qui au
moment de sacrifier leur vie n'ont plus trouvé en eux que
la volonté d'accomplir tout le devoir et la force de l'accom-
plir avec enthousi;^me , comme ce petit qui, jusque dans la
mort, riait de joie a la pensée des Allemands en fuite 1
356 LOUIS LENOIR S. J.
Enfin cette émouvante péroraison, qui touchait si
délicatement aux souffrances les plus intimes et n'utili-
sait le rappel d'un passé odieux que pour dresser les
cœurs pleins de confiance vers rave,nir :
Pour la messe qui précédait votre départ, mes chers amis,
nous avions tourné fautel face à fest, vers. les lig-nes à fran-
chir, et je vous montrais les champs de blé déjà prêts pour la
moisson , l'avenir quelque peu ensan<^lanté par les. coqueli-
cots, mais si beau dans sa parure gonflée d'épis d'or. Ce matin
nous avons tourné fautel vers l'ouest. Car, en un jour de
halte comme celui-ci, il est bon de jeter un regard vers le
chemin parcouru. Là-bas, un peu partout, ce sont les canton-
nements de prétendu repos où, deux hivers de suite, vous
avez varié par d'autres souffrances les souffrances des tran-
chées : vous n'en voulez plus, n'est-ce pas? Là-bas, plus loin,
ce sont vos femmes, vos enfants, vos vieilles mères si long-
temps désolées, si miséreuses peut-être, et qui ont tressailli
de joie et de fierté en lisant dans les journaux l'avance des
coloniaux et fespoir d'une prochaine victoire. Ne trompez
pas leurs espérances! Là-bas, c'est toute la race dont vous
portez en vous les traditions et les vertus, c'est le patrimoine
sacré du territoire et des gloires nationales, que nous ont
légué les héros et les saints de France, que l'ennemi a voulu
démembrer et souiller, mais que vous avez commencé de
reconquérir pour le transmettre à vos enfants intact, grandi
encore par votre propre valeur...
Et dominant tout ce passé, sur cet autel de fortune, il y a
celui qui a fait la France, qui a fait les plus belles gloires de
notre patrie, qui a fait votre famille et son bonheur; il y a
Dieu, Notre -Seigneur Jésus -Christ, ici, réellement présent
dans la petite Hostie, pour se donner à vous; car il veut con-
tinuer par vous son œuvre de libération et de salut et, pour
cela, vous communiquer sa force. Venez à lui... Ce sera tout
à la fois une communion d'action de grâces pour les succès
qu'il nous a donnés, une communion de prière fraternelle
pour nos morts, une communion de préservation et de force
pour la lutte qui doit repousser l'ennemi plus loin et hâter
l'heure du triomphe et de la paix.
LA BATAILLE DE LA SOMME 357
Nous n'avons pas de peine à croire le g-énéral Malcor,
lorsqu'il écrivait le lendemain que raumôriier avait été
« entraînant ». Le soir même, le R. P. Paile notait
dans son carnet de campagne : « Magnifique assistance.
Plus de 500 communions. Le Père est ravi. 11 y a de
quoi. iMais il pense toujours à ceux qui restent éloignés,
et un sentiment de tristesse se mêle à sa joie... »
La bataille continuait très dure au nord de la Somme :
la position de réserve du 4^ colonial se prolongea contre
toute attente. Le 14 juillet, il était encore à Chùi-
gnoUes. Pour son discours, le Père eut ce jour-là une
idée gracieuse, dont il sut tirer un puissant effet ;
Aujourd'hui nous fêtons notre mère, la France...
Pour que la fêle soit complète, il faut que les fils offrent
à leur mère un bouquet, et j'ai pensé qu'en guise de fleurs
et de compliments, on ne pouvait mieux faire que de vous
oITrir vous-mêmes à elle, vous, ses fils du 4® colonial, avec
vos faits d'armes et vos vertus. J'ai ouvert le registre des
« ordres du régiment » ; j'y ai cueilli quelques citations. Ce
sont bien les plus jolies fleurs et les plus merveilleux poèmes
que nous puissions présenter à la France. Que ce soit notre
bouquet de fête : il lui dira mieux que tout le reste l'amour
et le dévouement du 4« colonial pour sa mère.
Et il se mit à lire. Dans un ouvrage consacré à sa
mémoire, le Père Lenoir ne nous pardonnerait pas de
supprimer tout ce qui est à la gloire de ses marsouins.
Voici quelques-unes de ces nombreuses petites fiches,
transcrites de sa main :
Le soldat Fauget Victor, le G décembre 1914, s*est placé
spontanément à l'extrémité du boyau d'une tranchée conquise,
est monté sur le parapet, disant à son caporal : « Mets-toi
derrière moi à l'abri, passe-moi des fusils approvisionnes;
quand je serai tué, tu me remplaceras. » Après avoir fait do
358 LOUIS LENOIR S. J.
nombreuses victimes, est tombé, frappé d'une balle au cœur,
en criant : « Vive la France ! »
Le soldat BrelayLéopold, blessé grièvement le 25 décembre
1914, ayant perdu Toeil gauche, se met à chanter la Marseil-
laise y pendant qu'on le transporte au poste de secours.
Le soldat Grosjean Armand, étant guetteur, le 20 jan-
vier 1915, est atteint par un obus de gros calibre qui lui sec-
tionne le bras droit et lui fait une blessure grave à la cuisse.
Il se retourne vers ses camarades de la tranchée et lève le
bras qui lui reste en criant : « Vive la France ! »
Un caporal engagé volontaire, Fabre Louis, très griève-
ment blessé à la tête le 29 mars 1915, refuse d'aller au poste
de secours en disant : « Je ne veux pas quitter la compagnie,
je veux rester jusqu'à la victoire. »
Un lieutenant mortellement blessé, Albertini, est emporté
de l'Annulaire de la Main de Massiges sur un brancard. 11 se
retourne vers les lignes allemandes, brandit son poing : « Les
gueux! ils m'ont eu, mais quand même vive la France ! »
Un commandant de compagnie, lieutenant Guiraud, blessé
à mort devant Herbécourt, ne veut pas qu'on l'emporte avant
que sa compagnie ait atteint l'objectif assigné. Apprenant
enfin que nous avons pris le village, il dit : « Maintenant je
peux mourir. »
A ces fleurs mer.ve-illeuses, « écloses dans le cœur de
nos soldats », l'orateur en ajoutait d'autres, « fleurs
plus penchées, plus lourdes de la rosée des larmes, qui
sont écloses dans le cœur de leurs parents », frag-
ments de lettres dont l'héroïsme n'était pas inférieur à
celui des morts qu'elles pleuraient.
Et après un hymne de gratitude « à la France, qui a
fait notre sang, qui d'âge en âge a façonné cette intel-
ligence claire, cette volonté loyale, ce cœur généreux,
d'où jaillissent les vertus^ », Forateur montrait com-
1 C'était le temps où le p:cnc'ral allemand qui commandait en chef
à Péronne disait au correspondant du New-York World: « La nation
française a surpris le monde entier et personne plus que nous (en
effet I). Le peuple français est comme régénéré. » Benroduit dans
les journaux allemands du 27 juillet 1916.
LA BATAILLE DE LA SOMME 359
ment, plus que tout le reste, la religion « est la sève
qui vivifie ces fleurs du patriotisme ».
A ces trois semaines de gloire allaient succéder, pour
le 4" colonial, trois semaines d'épreuves, les plus dures
qu'il ait connues.
Le matin du 23 juillet, on partait pour les abords de
Biaches. Les unités de la 72" division d'infanterie, à qui
l'on succédait, étaient toutes mélangées; la première
ligne, sans cesse ballottée par le flux et le reflux des
attaques, n'était pas tracée ; la relève fut très dure. De
plus, l'artillerie ennemie, considérablement renforcée
au Mont Saint- Quentin et sur les hauteurs au sud de
Péronne, rendait fort dangereux les travaux d'orga-
nisation, qu'il fallait nécessairement entreprendre.
Quel enfer ! écrira quelque temps après le Père Lenoir.
Jamais nos hommes n'avaient autant souffert. Un marmi-
tage continu, auprès duquel Massiges et Beauséjour étaient
bien peu de chose... Les hommes mangeaient une fois par
jour la soupe froide qu'ils allaient chercher à travers des
Lirs de barrage presque continuels durant 25 kilomètres de
boyaux (de Biaches à Cappy aller et retour) et qu'ils rap-
portaient pleine de terre, à moins qu'elle n'arrivât pas du
LouL, les porteurs étant tués en route.
Dramatique récit, qui mettait au cœur d'un neveu du
Père, celui qu'il appelle toujours « petit Roger
mignon », un très vif regret de ne pouvoir envoyer
« de la bonne soupe aux soldats de l'oncle Li » ; Roger
se dédommageait en leur envoyant beaucoup de pas-
tilles de menthe.
Pour le 8e colonial, qui occupait, à droite du 4^^ le
360 LOUIS LENOIR S. J.
monticule de La Maisonnette , « ce séjour du 24
au 30 juillet fut aussi, d'après Y Historique du régiment,
une des périodes les plus rudes et les plus fatigantes
de toute la campagne ». Quant à Tartillerie, un géné-
ral, qui était alors colonel dans le secteur, nous a
assuré que la violence des bombardements ennemis
avait réduit de 50 Yo le personnel des batteries de tir.
Pour soulager tant de souffrances, le Père Lenoir
n'avait qu'un remède, toujours le même. « Ici nous ne
sortons pas des visions affreuses. Mais de ces horreurs
même TEucharistie fait jaillir la vie*. »
On comprend mieux, quand on les replace ainsi dans
leur cadre, la joie que lui apportaient en ce moment
même les réponses de Rome.
La sainte Hostie restait le seul ravitaillement qu'il
pût procurer à ses hommes dans leur détresse. D'abord
il n'avait dit sa messe, que courbé en deux ou à
genoux dans son « trou de lapin ))., Puis il avait assez
approfondi ce terrier, pour s'y tenir à peu près debout.
Mais impossible de faire la distribution eucharistique
en première ligne durant la journée.
Aussi, écrit- il, à la nuit tombante, je repars visiter la par-
tie qu'il est impossible d'aborder le jour. Ce tour fini, je me
rends à notre poste de secours central, qui est à plusieurs
kilomètres à l'arrière. Chemin faisant, rencontre des innom-
brables corvées de ravitaillement, et c'est encore l'occasion,
de voir beaucoup d'amis, — quand on se reconnaît dans
l'obscurité, — et de donner à quelques-uns la sainte commu-
nion, sur la route, à la lueur des fusées éclairantes, comme à
d'autres tout à l'heure dans les trous de marmites, ou der-
rière les ruines de Biaches entièrement détruit...
« Ainsi l'on vit heureux, » conclut-il, — mot qui
fait penser à l'anecdote de saint François d'Assise
* Au Père Courbe, 27 juillet.
LA BATAILLE DE LA SOMME âfî!
enseig-nant « la joie parfaite » au bon frère Pxufin , —
(( heureux des espérances prochaines, heureux de tout
ce qui germe de bien et de beau au milieu de ces hor-
reurs*... »
Deux jours plus tard, en la fête de son père saint
Ignace, la Providence ménage à Taumônier une joie
moins austère : la rencontre d'un jeune jésuite, capo-
ral au 8e colonial, Gabriel Régis. Les qualités ardentes
d'entraîneur, que ce religieux cachait sous un aspect
réservé, n'avaient pas été de prime abord appréciées par
ses chefs. Mais aux dernières affaires du Bois -Biaise,
surtout dans la nuit du 25 au 26, quand l'ennemi avait
voulu nous déloger de La Maisonnette, Régis, au dire
de tous ses camarades, avait été tellement « épatant »,
que son capitaine, protestant notoire, l'avait proposé
comme sergent. En cette fête, les deux religieux ne
savaient pas qu'avant un an, le même jour, la France
réclamerait, sur le même champ de bataille, le sacrifice
de leur sansr.
Mais à cette joie succède une douloureuse épreuve :
Je viens de perdre, le 7 août, tué net par un 210, tandis
qu'il faisait construire un poste de secours, rhomme de
bien par excellence qu'était notre infirnmier maître de cha-
pelle, M. Joucla. C'était l'aide principal de mon ministère,
organisateur de toutes nos cérémonies, sans qui je n'au-
rais jamais pu faire tout ce qui s'est fait au régiment,...
collaborateur et ami que je croyais indispensable et donc
invulnérable.
*
Le Père Lenoir n'était pas au bout de ses souf-
frances,
* A s«s parcjits, 29 Juillet.
362 LOUIS LENOIR S. J.
Au sortir d'une chaude affaire, écrit -il le 13 août, je
vous envoie un filial bonjour, avec un cri de reconnais-
sance pour le bon Dieu qui m'a, une fois de plus, bien pro-
tég-é. Comme tous les jours depuis des semaines, mais en
des circonstances plus difficiles que jamais, nos coloniaux
ont été admirables. Ils sont à bout de forces...
Tout est strictement exact dans ce raccourci laco-
nique. Mais il lui faut un commentaire.
En vue de rectifier nos positions entre Biaches et
La Maisonnette, on préparait depuis quelques jours,
de concert avec le 8^ colonial, une attaque locale,
« que tous disaient impossible ». « Trois fois le colonel
Pruneau présenta des objections, faisant remarquer
Tétat de fatigue de ses hommes, la situation désavan-
tageuse qu'il occupait, pris en enfilade par les pièces
du Mont Saint- Quentin et même à revers, par celles
des environs de Gléry. Malgré tout, l'ordre formel
d'attaque est donné. Il s'agissait d'enlever la partie est
de Biaches et le Bois -Biaise. L'opération fut confiée
aux 1er et 3e bataillons*. »
Les hommes sentaient mieux que personne les dif-
ficultés de l'entreprise. « La veille, a raconté le Père
Lenoir, deux compagnies qui étaient dans une tranchée
de réserve au contact du N^^ furent travaillées par des
meneurs de ce régiment au moment de remonter ; il y
eut quelques défections. » Y^' Historique du 4e colonial
entre dans plus de détails, cite des chiffres et ajoute :
« Les officiers, les cadres, l'aumônier du régiment qui
a une grosse autorité morale se prodiguent, et dans la
nuit la majorité des manquants, dans la journée du len-
demain le reste rejoignent leurs camarades, plus pour
prouver que leur manifestation n'est pas due à la
crainte que pour montrer qu'ils la regrettent. »
1 Historique du 4^ régiment d'infanterie coloniale, campagne
1914-1918. 15, 15.
TA BATAILLE DE LA SOMME 363
L'attaque eut lieu néanmoins. Le récit qu'en a fait
le Père Lenoir, dans trois de ses lettres \ coïncide en
tous points avec celui de VHistorique,
Le lendemain, 12 août, ces deux compagnies, comme
les autres, firent admirablement leur devoir. Pas une délail-
lance. Sous les feux de barrage intenses, on sortit avec autant
fie discipline que le J^"" juillet, on alla jusqu'à la ligne boche...
D'un bout à l'autre, fils de fer intacts, cachés dans les herbes.
Les patrouilles de la nuit les avaient bien signalés, mais l'artil-
lerie avait répondu qu'ayant lancé tant d'obus, elle était cer-
taine qu'il ne restait plus un obstacle^. Par dessus les réseaux
iufranchissables, on se battit à la grenade quelques minutes.
Les Allemands affolés tiraient en l'air et jetaient des gre-
nades non amorcées. Si les défenses avaient été détruites,
nous aurions été facilement maîtres de tous ces Boches, démo-
ralisés malgré leur nombre. Il fallut sur ordre se replier. On
le lit avec la même discipline, et sans autant de pertes qu'on
aurait pu craindre^. Jamais je n'avais autant admiré la valeur
de nos hommes.
Concordance parfaite également avec VHistorique du
8t^ colonial. Mais pour ce régiment, la proximité des
lignes ennemies ayant empêché la préparation d'artil-
lerie, les vagues d'assaut ne purent même pas débou-
cher de leurs parallèles de départ*.
Quand le Père Lenoir écrit : « Sous des feux de bar-
'^ L'une au capitaine Monnier, 31 août, deux autres, 13 et 19 août, à
un jeune et vaillant soldat, Joseph Alaux, qui fut blessé au cours de
cette soirée.
2 En réalité l'artillerie n'avait plus les mêmes allocations de muni-
tions qu'au l^"" juillet et un grand nombre de batteries avaient été
envoyées ailleurs.
^ Les pertes furent néanmoins fort lourdes : « 2 officiers et 70
hommes tués, 13 officiers et 228 hommes blessés, 17 disparus, voici
le bilan de cette funeste attaque. » Historique, p. 15.
• Historique du 8© régiment d'infanterie coloniale pendant la
Grande Guerre, p. 54.
364 LOUIS LENOIR S. J.
rage intenses, on sortit », ce on inclut les deux chefs
de bataillon (commandant Defoort et capitaine Frech),
qui avaient mené l'attaque en personne. Ce dernier,
blessé au visage, avait refusé de quitter son poste.
Mais il est aisé de deviner que ce on renferme aussi
l'aumônier : les détails concrets du récit sont d'un
témoin oculaire. Et de fait, nous savons qu'il avait
choisi, pour s'y mettre, le coin le meilleur : il s'était
placé parmi les compagnies de mutins et avait renou-
velé, — mais dans des conditions autrement péril-
leuses, — son geste du ier juillet. Ayant avec son
grand crucifix béni le champ de bataille, il cria :
(( Mes enfants, en avant ! »
« A l'attaque du 12 août, raconte Joseph Hugon,
j'ai su par ceux qui y étaient qu'il était parti le pre-
mier ^> Et comme on fut obligé de se replier des fils de
fer, il resta le dernier, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus
personne de blessé sur le terrain. »
On comprend dès lors pourquoi, le lendemain, il
jetait « un cri de reconnaissance vers le bon Dieu ».
Telle fut assurément, au cours de la campagne, la plus
cuisante douleur militaire du Père Lenoir. Il avait écrit
quinze jours plus tôt : « Quand nous avons franchi les
lignes boches, l'enthousiasme que nous croyions mort,
a ranimé toutes les âmes. » Avoir dit cela le 29 juillet,...
et le 11 août être témoin d'une pareille équipée ! Quelques
meneurs d'un régiment voisin avait suffi.
* Sans blâmer cette crânerie, qu'ils admirent évidemment, certains
l'ont déclarée « objectivement discutable » ; et l'on nous assure que
« plusieurs officiers, d'ailleurs chrétiens et vaillants, n'auraient pas
beaucoup aimé ce geste qui, malgré sa grandeur, dépasse — et
quelque peu déforme — le rôle 'i ■ Ijinmônicr ». Soit! Mais, dans le
cas particulier de Biaches, où il g'aj^issait de rallier de pauvres égarés,
il n'y eut — qu'on se rassuie! — aucune voix discordante parmi les
officiers. Il est tellement plus faciic de pécher par défaut que par
excès, que l'on ne peut s'empêcher de louer ceux qui dépassent la
commune mesure.
LA BATAILLE DE LA SOMME 365
La faute militaire était indéniable. UH'istorique
du 4e colonial Faccuse avec une franchise presque
brutale. A cacher les défaillances, comme d'autres
régiments l'ont fait, on s'expose à les voir se renou-
veler, plus graves.
Nul ne peut songer à chercher une excuse. Remar-
quons toutefois que, pris en masse, il est rare que les
gens d'une race ou d'une province ne paient pas la ran-
çon de leurs qualités. Ceux dont l'enthousiasme est
facile ont aussi le découragement prompt... Et puis,
comme nous le disait un général de corps d'armée,
qui fut en bonne place alors pour juger de ces événe-
ments, « on avait vraiment abusé de ces troupes ».
Avec la fournaise de Verdun, le haut commande-
ment en était réduit à exiger de tous les Français plus
que le possible. Après quelques minutes d'oubli, les
écervelés des compagnies coupables se le rappelèrent
magnifiquement. Leur mutinerie n'avait duré que
quelques heures et à l'arrière. Ramenés sur le terrain,
leur vaillance se retrouva ; et malgré les influences
mauvaises, malgré l'épuisement, ils fournirent à nou-
veau l'effort surhumain que réclamait la France. « Nos
coloniaux ont été admirables ! » Pour la vérité intégrale,
ce cri de leur aumônier doit être, en point final de
cette triste page, le mot qui reste
CHAPITRE XXI
AU GRAND REPOS
l'instruction des AMES. MARRAINES ET CARMÉLITES
(22 Août. — 11 Octobre 1916.)
Lorsqu'une faute a été commise, rien n'est important,
pour le redressement moral du coupable, comme d'uti-
liser le sentiment de honte qui naît en lui. Si l'on ny
prend garde, très vite il débilite l'âme et la déprime :
« A quoi bon des elTorts, si c'est pour en arriver là?
Pourquoi lutter? » Dès lors, le crime n'est pas loin.
Si, au contraire, un rebouteur psychologue se trouve
pour persuader au malheureux que son égarement a
été passager et offrir de nouveau à ses regards l'idéal
à poursuivre, il y a chance que la brisure morale se
répare.
On a écrit un volume entier sur VArt d'utiliser ses
fautes. Les milliers de réhabilitations qui ont eu lieu
pendant la guerre n'ont pas eu d'autre secret.
Celui qui, dans les ruines d'Herbécourt, avait vivifié
une âme honteuse d'elle-même en lui jetant cette
parole : « Dieu rebâtit toujours plus beau le plan que
nous avons détruit, » le savait mieux que tout autre.
Il est instructif de voir comment, dans le discours pro-
noncé le 27 août devant le bataillon des têtes chaudes,
le Père Lenoir sut mettre à profit, pour fortifier les
cœurs, leur défaillance d'un moment. Il avait beau
dire, avec un grain de malice, à son ami le Père
AU GRAND REPOS 367
Courbe : « Je n'ai jamais été professeur de rhétorique,
moi ! » il en possédait d'instinct tous les secrets.
Après un émouvant « appel des morts », il avait
hautement exalté ceux « dont les corps, depuis la
tranchée des Pommiers jusqu'au chemin creux de
Biaches, avaient jalonné l'une des étapes de la vic-
toire ».
De la liste glorieuse, il avait détaché les noms de
certains camarades rendus plus attachants par leur âge
ou leur situation de famille : « Un enfant de vingt ans
(Julien Pignatel) qui, ayant entendu au delà de
rOcéan, à des milliers de lieues, l'appel du paj'S,
s'arracha aux étreintes de sa mère et vint se battre
avec ce courage inlassable et cet ardent patriotisme
dont les créoles nous ont donné le plus magnifique
exemple*; — un père de quatre enfants (Jules Galinier)
qui, rappelé auprès d'un foyer où l'amour était idéale-
ment tendre, désigné nommément à plusieurs reprises
pour entreprendre des constructions diverses aux envi-
rons de Narbonne, refusa toujours, estimant que son
devoir était de donner l'exemple en restant au
front... »>
De la part de ces chers dis~parus, le Père avait jeté
à tous ce cri de l'un d'entre eux, montrant le ciel à son
ami : « Tâche de me rejoindre là-haut! » Maintenant il
ajoutait :
Mes chers amis, il est une autre recommandation que vous
font tous nos morts, c'est de garder intactes les traditions
qu'ils vous laissent. Ce sont les traditions du 4^ colonial,
j^lorieuses entre toutes celles des régiments de France. Dans
la vie fausse et odieuse des twnchées, ces grands mots d'hon-
neur et de tradition risquent parfois de perdre un peu de leur
valeur. Ici, dans le calme, dans le vrai, regardez bien ce
numéro qui s'estompait peut-être sous la poussière des
décombres de La Maisonnette, écoutez ces voix des aînés que
menaçait de couvrir à certains iours la voix des obus et repre-
368 LOUIS LENOIR S J
nez conscience de tout ce qu'il y a de beau et de grand dans
notre régiment. Un blessé de votre bataillon me récrivait
encore hier : w Le 4® a tellement de cote à Paris que je ne
veux entrer dans aucun autre rég-iment. » Pour ma part, je
vous avoue n'avoir jamais autant admiré votre valeur que
dans la dernière attaque du 12 août. Après trois semaines de
souffrances, malgré vos appréhensions, sortir comme vous
l'avez fait, parfaitement eiî ordre, atteindre les réseaux enne-
mis, vous y battre à la grenade, revenir aussi crânement que
vous étiez partis et cela sous la mitraille que vous savez, c'est
cent fois plus beau que d'enlever huit kilomètres en quelques
heures de victoire, comme vous l'avez fait le l^"" juillet. Le
12 août vous avez dépassé tout ce qu'on avait dit jusque-là
de plus élogieux sur le 4^ colonial.
Confiance donc, mes chers amis, vous valez mieux, beau-
coup mieux que ne le dit parfois votre fatigue. L'âme des
héros de Bazeilles vibre toujours dans les plis de votre dra-
peau.
Quand raumônier jetait ces mots d'une psychologie
si pénétrante, on était bien loin de La Maisonnette.
Dans la nuit du 20 août, le régiment était redescendu
des lignes. « Enfin, nous allons pouvoir nous laver! »
s'était écrié le Père Lenoir. D'abord en camions jus-
qu'auprès d'Amiens, puis, en chemin de fer, le 4® colo-
nial avait été transporté dans la région de Glermont-
sur-Oise. La Ô' hors -rang cantonnait à Noroy.
On se trouvait là dans un joli village, où tout repo-
sait des horreurs de Biaches. « Il y a des œufs, du
lait et même d'excellentes carottes, qui dispenseront
petit Roger de m'envoyer les siennes. » Mais l'église
était minuscule, et le régiment morcelé : le l*"" batail-
lon à Guignières, le 2e à Erquinvilliers.
Un autre changement avait eu lieu, douloureusement
ressenti, et qui risquait de changer l'allure et la vie
AU GRAND REPOS
369
intime du régiment. Le colonel Pruneau venait d'être
promu au commandement de la 32e brigade coloniale.
CANTONNEMENTS DE REPOS «1916
Jp XSammereux
Sitôt qu'il Tavait appris, un officier temporairement
évacué écrivit au Père Lenoir : « C'est bien regrettable
pour le 4e dont il avait si bien conservé l'esprit, tandis
que vous vous efforciez d'en garder Fàme. » Mais quand
24
370 LOUIS LENOIR S. J.
il parlait ainsi, Tofficier ne connaissait pas encore le
successeur.
En terminant le discours que nous analysions plus
haut, et bien que le nouveau brig-adier fût déjà parti
pour rejoindre son poste, Taumônier avait tenu à le
saluer publiquement une dernière fois.
Hélas I celui qui vous avait remis ce drapeau nous a quitté
lui aussi. Ce n'était pas assez des morts, il nous a fallu perdre
le chef admiré de tous pour sa bravoure, le père extrême-
ment aimé de chacun pour sa bonté. Mais la Providence a su
faire taire aussitôt nos regrets parle choix du successeur...
Sous sa conduite, aimés de lui comme vous Têtes déjà, il
vous sera facile de maintenir les traditions de vos morts...
1
Ce qu'il disait en public, le Père l'écrivait plus Ion- "
guement à sa famille. « Le successeur est le colonel
Thiry, tout jeune, jusqu'ici chef d'état-major de la
3e division coloniale, très coté pour sa valeur militaire
et d'une bonté, d'une amabilité simple, qui continuent
parfaitement les traditions du colonel Pruneau. » C'était
d'un bon augure, que l'avenir ne démentit pas.
Au repos, le premier souci est de mettre de Tordre
et de réorganiser. Sauf pour la comptabilité de son
« Livre de Prières », où l'on sait quelle déplorable
combinaison financière il avait imaginée, le Père
Lenoir était d'une rigueur de méthode surprenante.
Sauf en affaires, il était un homme d'affaires remar-
quable.
Le nombre des églises à desservir par suite de la
dispersion du régiment multipliait le travail. « Chaque
jour, écrit-il, courses à bicyclette ou à pied, et chaque
AU GRAND REPOS 371
jour aussi, multiplication des sermons. » Pour cette
seule période du 27 août à la Toussaint, nous avons eu
la curiosité de compter les allocutions écrites qui nous
sont parvenues. Le chiffre est impressionnant : 58 cane-
vas ou plans , dont certains représentent la matière de
deux pages, et 10 instructions surchargées de ratures,
rédigées d'un bout à l'autre. Un très grand nombre de
ces instructions furent prononcées en deux ou trois
cantonnements indiqués d'ordinaire en tête de la
feuille. Si l'on songe que d'autres canevas ont dû se
perdre et que , bien des fois , sans doute , Taumônier
n'eut pas le loisir de jeter d'avance ses notes sur le
papier, nous croyons être en dessous de la vérité en
disant que durant ces « mois de vacances » il parla
cent dix à cent vingt fois.
C'est à dessein que nous avons employé le mot ins-
tructions, car la principale préoccupation du Père était
d'enseigner. Sauf quelques « excellents enfants de la
Lozère et de l'Aveyron »^ les nouveaux venus étaient
d'une ignorance complète.
« Les jeunes 16 nous arrivent nombreux , pour tenir
les fusils des tués — de « nos saints »^ j'espère. —
Chez eux l'instruction militaire est parfaite, l'instruc-
tion religieuse nulle; c'est la « tabula rasa ». Et natu-
rellement, tous les meilleurs des anciens, qui les
auraient amenés k Notre-Seigneur, sont partis pour le
ciel ; ce travail de formation des « cadres » pour le
bien est à recommencer sans cesse*... »
Le Résumé de la Religion Catholique, qui dans le
Livre de Prières occupe trente -six pages, procurait au
catéchiste le texte le plus ordinaire de ses enseigne-
ments. Veut-on un exemple? Voici comment s'amorce
la preuve de l'existence de Dieu ;
* Au Père Courbe, 6 seplembre.
370 LOUTS LENOIR S. J.
V^ous trouvez un jour, sur le terrain pris à Tennemi , une
mitrailleuse toute montée. Un camarade vous en donne
l'explication suivante : « Cette pièce est le résultat de nos
tirs d'artillerie. Nous avons lancé dans la région tellement
de projectiles de toute sorte que des éclats se sont trouvés
rassemblés ici en très grand nombre; par hasard ils étaient
tous déchirés de façon régulière; par hasard aussi en se ren-
contrant, ils se sont emboîtés les uns dans les autres; par
hasard, à la longue, l'un s'ajoutant à l'autre, ils ont fini par
constituer cette mitrailleuse, tandis que d'autres éclats à côté
s'emboîtaient aussi par hasard les uns dans les autres et for-
maient les caissons, les fcandes, les balles. Quand la pièce
était en action tout à l'heure, fauchant nos rangs, nous avions
tort de croire qu'un homme la maniait : de même qu'elle
s'est faite toute seule par la rencontre fortuite de morceaux
de métal, de même elle se mouvait toute seule par Teffet du
déplacement de Tair et le jeu automatique, fortuit aussi, de
ses engrenages. »
Si ce camarade ne se moque pas de vous, il est fou. La
préparation de tous ces morceaux de métal, leur agencement
si ingénieux et si précis, leur combinaison parfaite en vue
d'un but à obtenir, portent la marque indéniable de Vintelli-
gence , pareil outil est l'aboutissement d'une pensée. C'est
un homme qui l'a fait.
Regardez maintenant le monde, avec ses milliers d'étoiles
et de planètes gravitant les unes autour des autres dans un
ordre parfait infiniment plus compliqué que le mécanisme
d'une mitrailleuse, etc*...
Nous possédons également, de cette époque, six
instructions sur le Notre Père, plusieurs sur la Litur-
gie^ à propos des principaux objets qui se Aboient à
Téglise, sur la Messe et les ornements sacerdotaux
et toute une série sur les Saints. La Sainte Vierge y
occupe évidemment la place d'honneur, aux jours de
Notre-Dame des Sept-Douleurs et des fêtes du Rosaire.
Puis chaque bienheureux fournit à l'aumônier une
Livre de Prières du Soldat Catliolique, p. 89
AU GRAND REPOS 373
occasion d'enseig-nement doctrinal. Les stigmates de
saint François d'Assise (17 septembre), au cours
des Quatre-Temps, lui permettent d'insister sur l'esprit
de pénitence. A propos de saint Janvier et de l'am^
poule de cristal qui conserve un peu de son sang,
après avoir raconté ce qu'il avait vu lui-même à Naples,
il précise l'attitude qu'il faut tenir entre le scepticisme
qui nie tout miracle et la crédulité naïve qui le voit
partout. Le 21 septembre, saint Mathieu est présenté
comme un modèle d'esprit de foi ; le 22 , saint Mau-
rice et sa légion tliébéenne prêchent la honte du res-
pect humain et la fierté d'être à Jésus-Christ. Quelques
jours après, saint Michel, mis en opposition avec l'or-
gueil de Lucifer, olFre un exemple de discijDline et les
Anges Gardiens un modèle de dévouement. Puis saint
François d'Assise, le 4 octobre, saint Bruno, le 6,
l'amènent à parler plusieurs fois de la vie religieuse et
des moines. Enfin, le 10, François de Borgia, le duc de
Gandie, chez qui la pensée de l'éternité fit naître le
saint, occasionne deux instructions sur l'Enfer et
le Ciel.
Gomment ne pas rappeler également que ce fut h
Noroy et Erquinvilliers, le 3^ dimanche de septembre,
que fut prononcé le discours : « Pourquoi Dieu ne
fait- il pas cesser la guerre? d La vaillante revue
Frères d'Armes le publia en tract quelques mois
après, mais la censure y avait taillé une large brèche.
Au temps, en effet, où d'autres avaient pleine liberté,
— si même ils n'étaient pas subventionnés, — pour
répandre des feuilles venimeuses contre l'armée et ses
chefs, Frères d'Armes avait l'interdiction de se
demander si « la guerre actuelle n'était pas Vaboulisse-
ment logique de certaines fautes... » On ne pouvait
imprimer qu' « à nos fautes politiques et sociales
s'étaient ajoutées des offenses directes à la Divinité ».
Il paraissait dangereux pour la défense nationale de
rappeler qu' « au lieu de veiller aux intérêts du pays,
374 LOUIS LENOIR S. J.
nous faisions la guerre à Dieu, à ses religieux, à son
nom même, systématiquement exclu de nos actes
officiels )) , et que « nous rejetions hors de chez nous
tout ce que Dieu, dans son amour, avait institué pour
y maintenir l'ordre et la paix*... »
Ces questions délicates, le Père Lenoir se serait cru
coupable, en un pareil moment, de les aborder avec
un esprit de récrimination. Seul, un but doctrinal le
poussait. Il ne pensait pas qu'on pût, sans elles,
résoudre les difficultés soulevées si fréquemment contre
la Providence. Au reste, parmi ses auditeurs, l'unani-
mité était complète pour reconnaître à ses enseigne-
ments un caractère de pondération et de mesure, qui
lui assurait de l'ascendant même sur les non- catho-
liques. Artiste et poète, doué d'une sensibilité très
vive, ayant le sens mystique, il n'oubliait pourtant
jamais que
La parfaite raison fuit toute extrémité.
Par respect pour la doctrine, dont il était le héraut,
il prévenait jalousement les déformations que les
cerveaux simplistes pouvaient en faire. En insistant sur
l'e'ficacité de la prière , il mettait en garde contre la
superstition : « Défiez -vous de ces formules que l'on
vous enjoint, avec menaces, de recopier sept ou neuf
fois, vraies boules de neige du diable! » En recom-
mandant le scapulaire, il avait soin de prémunir à la
fois contre le fétichisme qui verrait en lui « un préser-
vatif infaillible, une sorte de gris-gris » et contre « la
présomption de ceux qui mettent là toute leur religion
et se croiraient dispensés par cette pratique des actes
beaucoup plus difficiles des vertus chrétiennes et de
l'observance nécessaire des commandements ».
^ Tract no 3 de Frères d'Armes : li, rue d'Assas, Paris; le texte
censuré a été rétabli dans une édition ultérieure.
AU GRAND REPOS 375
Bien qu'il n'y eût plus guère, au 4% de mar-
souins ayant fait les colonies, peut-être s'y conservait-
il encore, parmi les traditions, une vague religiosité
exotique, dosée de fatalisme et de superstition, qui
exigeait, plus qu'ailleurs, prudence et mise au point.
De là sans doute ce remerciement adressé à une per-
sonne qui lui avait envoyé de petits médaillons :
« Merci de vos Sacré-Cœur; je m'en sers, mais peu,
pour des raisons particulières à mon régiment... Aussi
vaudrait-il mieux, pour le plus grand bien, les utiliser
ailleurs*. » Et qui donc oserait dire qu'à cause de cela
il fût moins dévot qu'un autre au Sacré-Cœur?
Même préoccupation dans ce passage, que nous
retrouvons sous sa plume, à deux reprises, en sep-
tembre 1915 et 1916, textuellement le même, si impor-
tante lui apparaissait la précision de doctrine qu'il
renferme :
On a dit le miracle de la Marne. Mes amis, miracle signifie
intervention positive de Dieu, dérogeant accidentellement
aux lois de la nature, lois qu'il a lui-même posées et dont il
reste le Maître tout- puissant. Il y a des miracles incontes-
tables dans l'Évangile et dans l'histoire de TEglise. Aussi, je
n'aime pas entendre pro«raner ce mot ; on lui enlève sa valeur,
on le démonétise en criant au miracle pour tous les faits qui
dépassent nos prévisions. Si Ton prouve un jour que Dieu
soit intervenu directement dans la. victoire de la Marne, en
dérogeant d'une façon quelconque aux lois de la nature, très
bien, nous l'appellerons un miracle. D'ici là, contentons-
nous de dire qu'en disposant les circonstances de cette bataille
décisive, en inspirant nos chefs, en secondant nos efforts,
Dieu nous a aidés, ou comme disaient les gens de Naïm, que
w Dieu a visité son peuple^ ».
* Au Carmel de X..., 27 mai 1916.
* Ce sermon fut donné le 15e dimanche après la Pentecôte, où
l'Kvanfçile raconte la résurrection du fils de la Yeave de Naïm. (S. Luc,
chap. vn.)-
376 LOUIS LENOIR S. J.
Car le plus extraordinaire à la Marne, où se manifesta le
mieux Taicle divine, ce fut vous ^ vous, épuisés, vaincus,
désorganisés, démoralisés, vous reprenant tout à coup, rede-
venant maîtres d'un ennemi incomparablement plus fort...
*
* *•
Le Père Lenoir a beau se dépenser, il n'arrive pas,
à cause de l'éparpillement des troupes, à satisfaire tous
ceux qui réclament sa présence. Le médecin -major du
1er bataillon lui écrit de Cuignières : « Je faisais der-
nièrement la réflexion que l'on ne vous voyait plus
depuis qu'il n'y a plus d'obus autour de nous *. »
Mais l'aumônier n'oublie pas ceux qui souffrent. La
mutinerie de Biaches avait eu son contre -coup au
conseil de guerre. « Hier, j'ai fait quarante kilomètres
à bicyclette pour aller consoler et réconforter quatre de
mes enfants, condamnés à mort pour une heure de
défaillance ou plutôt d'enfantillag-e. . . , bien triste journée.
J'aurai du moins la consolation de les voir mourir en
bons chrétiens et ïnonter droit au ciel'. »
En le remerciant « pour son dérangement » , l'un de
ces malheureux signait : « Un ami qui vous serre cor-
dialement la main, » puis il ajoutait : « Si vous voulez
m'écrire, voici mon adresse : Monsieur N..., à la
prévôté de la 2* division coloniale, secteur 13. » Le
Père Lenoir avait des amis partout. Un autre con-
damné, — un de ces créoles dont il avait fait un si
vibrant éloge, — lui disait en Une langue amphigou-
rique, qui tout à coup devenait sincère : « J'ai grand
l'honneur de vous remercier de toutes vos estimes
d'ambition et de bienfaits que vous avez pu emporter
1 Lettre de M. Louis Colat, 26 septembre.
* A ses parents, 12 septembre.
AU GRAND REPOS 377
au VIS à vis de notre cas. Si vous saviez dans quel
état d'angoisse perpétuelle j'étais, par des suites de mon
corps qui soulïre et démon esprit qui travaille! Depuis
que j'ai reçu votre gentille visite, il me semble que
l'émoi que j'avais n'existe plus... »
L'espoir que l'aumônier avait fait -luire à leurs yeux
ne fut pas trompé. Le recours en grâce, fortement
motivé, fut agréé par le président de la République.
Et une lettre signée des quatre coupables repentants
prévint aussitôt « leur Père » que la peine était com-
muée en prison.
L'organisation du service religieux n'empêchait pas
le Père Lenoir de songer aux orphelins et aux moins
fortunés du régiment, qui avaient besoin d'une mar-
raine. Là aussi il fallait mettre de l'ordre. Un certain
nombre de protégés avaient vraiment gâté le métier,
et tous en pâtissaient. A propos de demandes indis-
crètes d'argent, l'aumônier écrivait :
Je tâcherai d'y remédier, le pauvre petit est excusable,
étant totalement abandonné et sans éducation. Mais les envois
en nature ne sont jamais de trop : Tadministration est bien
loin de donner le nécessaire, comme le prétendent les jour-
naux...
Dix jours après il reprenait son plaidoyer auprès de
la même personne.
Je regrette bien que les marraines se lassent de leurs fil-
leuls ou plutôt des soins à leur donner, car si certains com-
mencent à démériter ou deviennent moins nécessiteux,
d'autres le restent toujours et le temps, qui ajoute sans cesse
à leurs souffrances, les rend de plus en plus intéressants,
c'est-à-dire dignes d'intérêt. Plus je vais, plus je les plains
et les admire tout à la fois. Si jamais j'ai la joie de vous les
présenter, vous comprendrez tout ce qu'on a dit de plus beau
sur le soldat de France.
378 LOUIS LENOlll 6. J.
Éloquent pour apitoyer sur les détresses matérielles,
le Père Leiioir ne pouvait l'être moins au sujet de la
misère des âmes. Pour elles il imagina de trouver aussi
des marraines, heureux de rendre à un mot souvent
profané par la presse boulevardière quelque chose de
son sens chrétien. L'occasion s'en offrit à lui en des
circonstances qui méritent d'être contées.
Les conversions rapportées aux chapitres précédents
ont, plus d'une fois sans doute, surpris le lecteur... De
ces faits mystérieux, dont la source est divine, nous
pouvons du moins trouver une explication partielle
dans le dogme si consolant et trop peu utilisé de la
Communion des Saints. Entre les âmes chrétiennes
existent, par l'intermédiaire de leur chef Jésus, des
liens surnaturels, plus éthérés mais plus réels que les
ondes de la télégraphie aérienne et qui nous trans-
mettent de Fun à l'autre certains mérites et le résul-
tat de nos prières.
Or donc, il y avait une fois, sur une terre d'exil, un
pauvre Carmel , à qui, vers la fin de 1915, le R. P.
Labrosse prêta le récit du Petit Patrouilleur. Ce fut un
enchantement. Plus tard, le monastère reçut, par la
même voie, la première partie des Deux Marsouins de
1915. L'enthousiasme s'accrut, au point qu'en "récréa-
tion l'on en parlait sans cesse. L'une des sœurs ayant
affirmé que cela lui valait autant et peut-être plus
qu'une retraite, la Mère supérieure se prit à la taquiner
sur ses « trois directeurs » : Raymond^, Fred et Petit-
1 f^om de baptême du Petit Patrouilleur, v. la fin du chap. vi.
AU GRAND REPOS ^t^
Pierre. Elle réponlait : « Je suis si honteuse quand
je pense que j'ai peut-être reçu, en un an, plus de
grâces qu'eux trois dans toute leur vie. — Quant
à moi, ajoutait une autre, mon jugement particulier,
je le crains, consistera en ceci : le bon Dieu placera
un Fred devant mes yeux , me faisant voir d'un coup
d'œil ce qu'il a reçu et fait. La comparaison ne sera
pas longue, et j'ai peur qu'elle ne tourne pas à mon
avantage... »
Ainsi devisait-on derrière les grilles, tant et si bien
que certaines religieuses se sentirent inspirées de faire
à Dieu, s'il le jugeait bon, l'abandon de Leurs conso-
lations spirituelles, — le seul bien que possède une
Carmélite, — pour obtenir aux convertis du Père
Lenoir douceur dans la prière et persévérance.
La seconde partie de la merveilleuse histoire de Fred
et Petit-Pierre manquait encore.
« Quel malheur, s'écriait- on, que la fin n'arrive
pas! » Et, s'adressant à celle qui paraissait la moins
timide, on ajoutait : « Vous devriez écrire au Père
pour la lui demander. — Je veux bien, dit celle-ci en
riant, mais notre Mère ne permettra jamais. » Or la
Mère prieure répliqua tout de suite : « Mais si, je vous
permets. »
Prise au mot, la religieuse dut s'exécuter. Ce fut
l'origine de tout.
La réponse du Père Lenoir fut débordante de joie et
de confusion. 11 voyait dans cette démarche « une
preuve nouvelle que ses petits Saints de là-haut
veillaient sur leurs camarades , en suscitant pour eux
les pnères et les mérites qui feraient triompher la
grâce ». Mais il suppliait de ne pas oublier devant
Dieu « l'aumônier chargé de les instruire et qui est
parfois si embarrassé pour le faire..., tant le manque de
sainteté, d'union à Notre-Seigneur paralyse l'ins-
trument! » A l'intérieur de l'enveloppe qui contenait
cette première lettre, — huit grandes pages, — nous
380 LOUIS LENOIR S. J.
avons lu ces mots tracés par l'une des lectrices : « La
première lettre qui a failli me faire devenir sainte. »
« Dès lors*, chaque envoi du Père Le-noir fut poui
la maison un événement. Les récréations du Garmel
sont toujours pleines d'entrain ; mais quand le visage
de Mère sous -prieure laissait conjecturer qu'il y avait
quelque chose du 4^ colonial, c'étaient les grandes bonne?
récréations. Les bateaux n'étant pas réguliers, nous
restions souvent plusieurs jours sans nouvelles de nos
familles. Cette lettre du Père, c'étaient tous nos ^rères
et parents de la guerre que nous avions sous les yeux.
Mais avant de l'ouvrir, quelle angoisse ! La première
question était toujours : « Y a-t-il des conversions? »
Si l'on répondait non, si les Pâques avaient été
entravées par le mauvais temps, si une campagne
semblait s'amorcer contre les communions du sojr, si
les nouveaux renforts étaient moins assidus que les
anciens aux offices, c'était évidemment qu'on avait
mal prié. « Ces lettres, disait une sœur, me font l'ellet
d'un coup de fouet. Priez I priez! sauvez cette âme!...
C'est à en perdre la respiration. » Et nous rappelant
que Fred converti avait imaginé de 5e chiner pour
obtenir à d'autres la lumière de la foi, nous l'imitions,
— c'était bien le moins ; — on se quêtait récipro-
quement des sacrifices. L'impulsion é'èait si forte que
certaines n'auraient pas ouvert une porte, dit un verset
de l'ofïîce ou bu un verre d'eau sans l'offrir « pour nos
marsouins ». Entre soi, on ne se demandait pas un
service, sans un signe qui voulait dire : C'est pour
eux.
« Mais quand les nouvelles étaient bonnes, quelle
joie! Les anciennes oubliaient avec les jeunes leur
gravité et notre Mère devait presque imposer silence. »
* Les détails qui suivent sont tirés textuellement soit de relations
écrites, soit de récits qui nous ant été faits de derrière la {grille du
monastère.
AU GRAND REPOS 381
Un jour, le courrier apporta l'histoire d'un libre-
penseur qui, élevé très chrétiennement, puis affilié aux
sociétés secrètes, avait conçu pour la religion une haine
féroce. Deux fois à la mort depuis le début de la
guerre, il avait refusé tout aumônier.
Il y a quelques semaines, racontait le Père, il nous arrive :
terreur dans son entourage, qui n'ose plus pratiquer.
Quelques jours après, son escouade est violemment bom-
bardée. « Si j'avais été touché, me dit-il ensuite, et que vous
vous fussiez approché de moi, je vous aurais chassé comme
un chien. » Le lendemain, pour éviter une corvée, il fait un
détour et passe, sans lé vouloir, près de l'endroit où je disais
la messe en plein air. Une force irrésistible le prend et le
pousse dans l'assistance, tandis qu'à l'intérieur une grâce
intense le bouleverse...
\ ce récit, on devine sî les cœurs battaient. Mais
comment exprimer la stupeur de reconnaissance qui
accueillit ce mot final du converti :
En se relevant, après sa confession, il me dit, avec un sens
chrétien remarquable : « Quelqu'un, je le sens, a dû prier
beaucoup pour moi. »
Ce jour-là, il y eut des larmes dans bien des yeux,
de Carmélites.
D'autres fois, l'enthousiasme ne fut pas aussi caimft,
on releva même quelques excès. De la joie d'une
conversion foudroyante apprise aux I^rs Vêpres de
sainte Anne, sa patronne, une novice se troubla telle-
ment qu'elle agissait tout de travers. Et, comme on lui
en faisait la remarque : « Oh! ma Mère, répondit-elle,
je comprends que le bon Pasteur ait perdu la tête et
que, pour courir après la brebis égarée, il ait laissé là
i^2 LOUIS LENOIR S. J.
les quatre-vingt-dix-neuf autres! » On prétendit aussi
qu à force de prier pour les coloniaux, telle religieuse
parut avoir, « en dirigeant les cérémonies du Gliœur'
l'air du sergent qui fait faire Texercice ».
Petits inconvénients au prix des avantages qu'ap-
portait cette collaboration d'apostolat. Elle était tout
à fait dans les traditions du Carmel. Quand sainte
Thérèse fondait sa Réforme, c'était pour prier jour
et nuit et aider continuellement ceux qui sont employés
au salut des âmes : « Mes sœurs, disait-elle, c'est là
votre vocation, ce sont là vos affaires... Le jour où
vous cesseriez dé consacrer vos prières, vos désirs, vos
jeûnes à ce but tout apostolique, vous ne rempliriez
plus la fm pour laquelle le Seigneur vous a réunies
ici^ ».
Les Carmélites exilées s'intéressèrent même aux dif-
ficultés pécuniaires provoquées par le Livre de Prières
du Soldat Catholique. 11 est tel quatrain qui, glissé
dans un numéro spécimen^ attira de larges aumônes :
Va, Petit L'ivre^ et dans son âme
Allume, s'il en est besoin,
La douce mais brûlante flamme
De l'apostolat du Marsouin.
Une prière cependant n'obtint pas l'effet qu'on
espérait. Le Carmel,' au 13 septembre 1916, était
« depuis un mois et un jour » sans aucune nouvelle
de l'aumônier. La messagère habituelle fut chargée de
s'informer. « Nos mères et sœurs croyaient que vous
aviez été tué; j'ai pensé que le meilleur moyen de
le savoir était de vous écrire... » La réponse vint,
pacifiante, mais ne satisfit pas complètement, car elle
se terminait par cette phrase : « Si le divin Maître
veut bien me prendre aussi, comme je l'espère, pendant
cette campagne, je me joindrai humblement à nos
* Histoire d'après les Bollandistes, Retaux -Bray, tome I, pp. 214,
338. 341.
AU GRAND KEPOS 383
Saints du 4e colonial, pour vous bénir de là -haut et
vous aider à vous sanctifier beaucoup encore avant de
nous rejoindre ^ »
C'était une hache à deux tranchants. L'engagement
final fut enregistré évidemment avec joie. Au nom de
tout le Garmel, la destinataire écrivit en bas de la
lettre en soulignant quatre fois le dernier mot : « A
garder précieusement à cause de la promesse, celle
d.'un Sai?>t. » Mais on protesta vivement contre cette
idée de partir tout de suite pour le ciel : « Si tous les
bons s'en vont, il ne restera plus que des chenapans.
Que deviendrons-nous dans cette triste compagnie, si
le bon Dieu nous laisse ici-bas? » Et pour le convaincre,
on lui lançait une sorte de syllogism.e : « Nous sommes
entrées au Carmel pour sauver les âmes. Or pour cela
Notre-Seigneur se sert d'apôtres. Malgré vos désirs du
ciel, mon Père, puisque vous êtes apôtre, nous ferons
tout notre possible pour vous retenir sur la terre. »
Si, en ce point, les Carmélites ne furent pas exau-
cées, elles le furent merveilleusement pour tout le
reste. En maintes occasions, le Père Lenoir constata,
par des convergences dont il avait seul le secret,
combien fut efficace, sur les âmes dont il était chargé,
l'apostolat de leurs prières.
* 7 septembre 1916.
TROISIEME PARTIE
VERS L'ORIENT — LA MACEDOINE
Octobre 1916 — Mai 1917
CHAPITRE XXn
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE
COMME LES CHEVALIERS DE MALTE
FOURVIÈRE ET NOTRE-DAME DE LA GARDE
(12 Octobre — 26 Novembre 1916)
Après un mois et demi passé autour de Noroy, le 4e
colonial se mit en route ; mais au lieu de marcher vers
l'est, il s'éloignait encore des tranchées.
Qu'allait-il devenir? Depuis plusieurs semaines, on
répétait que le général Gouraud réclamait les coloniaux
en Champagne. Sans doute, on allait prendre le chemin
de fer... Mais non; voici qu'on s'écartait des lignes;
on remontait au nord-ouest, entre Beauvais et Breteuil.
Nous marchons, sans rien savoir, sans rjien comprendre à
notre destination : le colonel lui-n^ôine n'en a pas la moindre
idée. Nous allons au jour le jour, à l'aide d'ordres qui arrivent
chaque nuit pour le lendemain : on se croirait en « pèleri-
nage », au temps du noviciat, avec le rouleau à décacheter
chaque soir...
C'est sans doute le pèlerinage vers la victoire. Mais s'il
avait une allure plus religieuse, il semblerait moins long*.
* A ses parents, 14 octobre. Le Père fait ici allusion à un usage bien
connu des prêtres qui jadis offraient l'hospitalité aux novices de la
Compagnie de Jésus , au cours de leur pèlerinage. A titre dépreuves,
pour s'habituer à compter sur la Providence, les novices s'en allaient
deux à deux, pendant un mois, sans argent, mendiant chaque jour
leur nourriture et leur gîte, en suivant un itinéraire que d'ordinaire
ils ne connaissaient qu'au fur et à mesure.
388
LOUIS LENOTR S. .1.
L'aumônier s'efforce, pour son compte, de lui donner
cette allure religieuse. Et, comme la fête de sainte
Marguerite-Marie approchait, il jalonne sa route d'ins-
tructions sur le Sacré-Cœur. Les deux dernières cause-
ries de la neuvaine se firent à Sommereux.
« Ici, Téglise est à deux kilomètres de la popote,
lisons- nous dans le naïf récit de Hugon. Le soir, j'ai
vu plusieurs fois le Père trouver quelqu'un sur son
chemin et se retourner pour ne pas le laisser revenir, et
alors il ne dînait pas si je ne l'avais pas forcé à prendre
quelque chose. Mais ce qu'il acceptait c'était quelques
ligues ou un peu de viande froide ou un peu de confi-
ture, un peu de vin et une petite tasse de café. Des fois
je lui disais : « Il vous faut prendre le temps de man-
ger. Il reviendrait bien. » Il me disait : « C'est pas
sûr. Et comme ça c'est sûr. » Et il était content d'avoir
ramené une âme de plus à Notre- Seigneur Jésus-
Christ. Et puis, il faisait de ses beaux sermons pour
nous encourager... »
Un résultat des sermons de Sommereux nous a été
conté par le lieutenant Bédier : « Mon ordonnance était
un homme qui ne mettait jamais les pieds à l'église.
Vieux père de famille, peu instruit, mais entêté, il
avait entendu dire que les curés étaient des fumistes,
et il s'en tenait là. Un soir, à Sommereux, comme je
lui demandais je ne sais plus quel service, il me lança
tout à coup : « Mon lieutenant, c^st que je voudrais
aller au salut. — Tiens ! — Et même que c'est pour faire
plaisir à mon lieutenant. » Le motif me surprit, car je
ne lui avais jamais manifesté le moindre désir à ce
sujet. Je crus simplement que le bonhomme voulait
couper à la course dont j'allais le charger. Mais le
lendemain, il était encore au salut, et le surlendemain
et les jours suivants. Je me gardai bien de lui en
faire la remarque. Quelque temps après, lisant quand
même dans mes yeux un certain étonnement, il me dit :
« Oh! c'est que maintenant, mon lieutenant, c'est plus
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE 389
pour vous faire plaisir. — Ah! — Voyez-vous, quand
j'assiste au sermon, ça m'enlève mon cafard. Autrefois,
j'allais boire un coup. Maintenant je vais au salut. —
Bon ! — C'est que lui, vous savez, il ne parle pas comme
les autres... » Notez que le brave garçon n'avait sans
doute pas entendu prêcher depuis sa première commu-
nion ; ce qui ne rempêcha pas de conclure : « Lui ,
c'est sincère. Il m'a fait pleurer. Ça, c'est un bon
bougre ! »
La Toussaint ramenait une des plus chères dévotions
du Père Lenoir. Quand il avait une grâce plus difficile
à obtenir, c'était à « ses Saints du 4^ colonial » qu'il
s'adressait de préférence. De ses sermons de guerre,
près du tiers portent en tête, après une offrande <( au
Sacré-Cœur, à la très Sainte Vierge et à saint Ignace »,
une quatrième invocation « à ses Saints ». Et dans les
centaines de lettres de consolation qu'il dispersa aux
quatre coins de la France , rien de plus fréquent que
des phrases comme celle-ci : « Ces prières, que
j'offre pour vous, pour le petit Henri, pour la petite
Jeanne, je les fais passer par les mains de votre cher
mari, votre Saint, le Saint de la famille. »
Dès lors, il n'est pas surprenant que le sermon du
l" novembre ait fait impression.
Il y a deux ans, à pareille date, j'expliquais à l'un de vos
camarades que cette fête de la Toussaint est la fête de tous
ceux qui sont au Ciel. Il me répondit en souriant : « Alors
ce sera ma fête Fan prochain. » C'est sa fête aujourd'hui;
car il est tombé le 25 septembre sur les pentes de Massi^'^es...
Dans l'auditoire, plusieurs craignaient que ce ne fût
aussi la fête de l'orateur l'année suivante. .
300 LOUIS LENOIR S. J,
Cependant Tattente persistait. Le 29 octobre, le
Père avait écrit : « Le mauvais temps est une cause
de ce retard. » Et le 30 : « Notre départ ne semble
plus imminent. » On s'apprêtait à prendre ses quar-
tiers d'hiver, quand brusquement, le 2 novembre, la
grande nouvelle filtra : Salonique.
A l'esprit du plus grand nombre, ce mot n'éveillait
que des idées confuses. Synonyme, pour les uns, de
« fièvre » et de « pestilence », il équivalait, pour
d'autres, à « nouveauté ». Ceux-ci appréhendaient un
plus grand éloignement de leur famille et des permis-
sions plus rares : ceux-là se réjouissaient d'hiverner
au pays qu'ils croyaient être celui du soleil. Plusieurs
étaient vexés de cette mesure , humiliés même , parce
qu'ils la considéraient comme une punition pour
1 équipée du 11 août; cette opinion s'étale avec amer-
tume dans V Historique du 4^ Colonial. Mais, puisqu'il
fallait envo^^er des troupes hors de France, n'était-il
pas naturel que le choix tombât sur des coloniaux?
Dès le premier instant, le Père Lenoir ne vit qu'une
chose : la volonté de Dieu, le devoir. A lui, plus qu'à
tout autre, il appartenait d'atténuer les impressions
pénibles, appréhensions et froissements d'amour-propre,
et de faire converger vers le but fixé toutes les énergies
disparates.
Pour saisir l'âme d'une foule, il faut lui présenter
un idéal; et quand cet idéal se concrétise dans un
souvenir connu du passé , l'auditoire vibre et l'orateur
est maître. C'est ce qui arriva au Père Lenoir le
5 novembre. Hugon écrit : « Le jour où il nous
annonça notre départ en Orient, il nous fît un sermon
magnifique, en nous pariant de nos ancêtres quand ils
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE 391
partaient en croisade. » Coïncidence que Taumônier ne
manqua pas d'exploiter : Somniereux avait possédé
jadis une commanderie de Malte.
A travers le canevas qui nous en est resté, il sera
facile de nous rendre présents à ce discours.
Avant de quitter cette église où, durant trois semaines,
nous avons reçu tant de g-ràces, tant de communions, si
souvent prié pour la victoire et pour nos morts, je veux
vous parler d'un souvenir qui s'y rattache.
Il y a huit cents ans, vivaient ici des Chevaliers de Malte.
Moines -guerriers, ils répandaient leur charité dans le pays;
puis, quand l'heure sonnait, ils partaient pour les croisades,
expédition bien plus pénible et plus longue que nos voyages
d'aujourd'hui : pas de sous-marins, mais des navires lents
et frêles, pas de retour avant longtemps, danger de peste
et de maladies... Sous ces voûtes mêmes a retenti le cliquetis
de leurs armes et leur chant : Dieu le veut!
Dieu le veut! Ces mots étaient une affirmation et une prière.
Affirmation que leur cause était sacrée : reprendre la Terre
Sainte, qui, comme telle, était française...
Prière pour obtenir force et constance dans le sacrifice et
pour faire leur devoir...
Aujourd'hui, même cri, même prière. Car d'ici, où par-
tez-vous?
Contre les violateurs des principes de justice, de charité,
de paix. Ils ont beau invoquer Dieu, pratiquement ils le
démentent par leurs actes. Leur triomphe serait la ruine de
la religion. Donc notre cause est sainte.
Dans cette affirmation et cette prière, vous trouverez la
force de faire votre devoir, peut-être très long, très dur, mais
qui est la volonté de Dieu.
Les Chevaliers de Malte, parce que défenseurs de la cause
de Dieu et pour obtenir sa protection, essayaient de mieux
vivre, — et avant de partir recevaient, dans cette église, abso-
lution et communion.
Vous de même, pour avoir Dieu avec vous, soyez plus chré-
tiens, — et avant de partir, purifiez- vous de vos fautes et
communiez.
302 LOUIS LENOIR S. .1.
*
Le 4e colonial quittait la France. Mais emmènerait-il
son aumônier? Il semble que la question n'aurait pas
dû se poser... Or, non seulement elle se posait, mais
les règlements la tranchaient par la négative.
Un remaniement, en effet, venait de s'opérer dans
les divisions coloniales. Le 4^, ainsi que le 8e, formant
brigade ensemble sous les ordres du général Têtard,
passaient à la division qui partait pour TOrient, la 16^;
tandis que le Père Lenoir continuait de compter au
groupe de brancardiers de la 2e division, qui restait en
France.
Il y eut là pour l'aumônier quelques jours d'une
véritable angoisse. D'autant plus que, dans ces derniers
mois, des « articles tendancieux, comme il l'écrit,
avaient paru sur l'organisation de l'aumônerie » qui
tendaient à « débiner ceux qui s'affectent aux régi-
ments^ ».
Rien n'eût été plus facile, pensera-t-on, que de rayer
le Père des contrôles du G. B. D./2. pour l'inscrire au.
G. B. D./16. Simple jeu d'écriture... Et pourtant, non,
pas si simple, car le décret du 5 mai 1913 n'accordait
à chaque division qnun seul aumônier titulaire, et à
la 16e ce poste était rempli.
Au reste, l'organisation de l'aumônerie dans cette
division était restée jusqu'alors strictement conforme à
la lettre des règlements. L'aumônier titulaire, ainsi
que son adjoint, vivaient au G. B. D, même, et
rayonnaient de là pour desservir comme ils pouvaient,
aidés par des prêtres-soldats dévoués, les unités de la
division. Aussi ne se montrait-on nullement pressé d'y
* LeUre du Père Lenoir au Père G. G., 14 novembre 1916. *
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE 393
admettre quelqu'un qui bouleversait los méthodes éta-
blies. Bref, il y eut des froissements.
Cependant les instances du Père Lenoir furent si
tenaces, et surtout son désespoir à la pensée d'être
séparé de son 4^ fut si émouvant, que l'autorisation fut
accordée. Il compterait pour ordre au G. B. D./16, en
surnombre ; mais on craignait que l'autorisation ne fût
pas longtemps maintenue à l'armée d'Orient, où les
brimades à l'égard des aumôniers n'étaient pas rares.
Pour couper court à toute rivalité d'influence, le
Père promit très volontiers de limiter son action au
seul 4e colonial. Cet engagement ne lui coûta pas ; il
ne désirait rien autre chose.
Discret comme il Tétait, l'aumônier ne fit part à
personne de ces difficultés. Quand plusieurs années
après il les connut, le colonel Thiry nous écrivit :
Je n'avais jamais entendu dire que quelqu'un eût rauclace
de reprocher à un aumônier d'avoir refusé le farniente d'un
G . B . D . pour suivre un régiment qui était détaché et qui
pouvait être appelé à s'engager isolément. Et quand il s'agit
du Père Lenoir, c'est un comble I
D'ailleurs, personne n'a rien à reprocher au Père Lenoir.
S'il n'a jamais paru au G. B.D., où l'affectaient. /e.v règle-
ments, le seul responsable, c'est le colonel du régiment, c'est
donc moi et je revendique celte responsabilité. Je ne pouvais
rendre de meilleur service à mon régiment que de lui conser-
ver son aumônier connu et aimé de tous, admiré de tous,
respecté par tous*.
Il restait au fils à informer ses parents. Il les savait
admirables de courage. Mais ne fallait-il pas amortir au
cœur d'une mère le choc de la nouvelle? Aussi quelle
délicatesse dans ces messagef. successifs !
Le 4 novembre, rien qu'un mot : <( Un grand mou-
vement se prépare, dont je vous reparlerai bientôt sans
* Lettre du colonel Thiry, 10 octobre 1920.
sy^
L0UÎ3 LENOin S. J.
doute .. » Deux jours après, en indiquant son nouveau
scclcur postal, conséquence de son passage à la 16^ divi
sion coloniale : c II fallait cette mutation pour me
permettre de suivre mon cher 4« dans Torganisation
nouvelle de certaines troupes d'élite .. » Puis, le
7 novembre, à midi 45, passant à Versailles même,
tout près du «• nid •> , il jette par la portièie une carte
avec ces lignes :
En gare des Chantiers I. ..
Mais il était impossible de vous prévenir, chers parents
bien -aimés. . Nous nous arrêtons quelques minutes seule-
ment, nous serons demain soir au camp de ia Valbonne, près
de Lyon, ou nous resterons quelques semaines. Je ferai
limpossibie pour revenir de là à Versailles, ne fût-ce que
quelques minutes.
Enfin, le lendemain, une longue lettre oij, sans qu'il
soit même nécessaire de dire les mots douloureux, tout
se devine :
... Avec quelle émotion et quels regrets j'ai dû hier vous
envoyer ce mot de si près, sans pouvoir vous embrasser!.,.
C'était à Tend roi t même des adieux du 28 septembre 1897.
Celui qui a si bien combiné toutes choses, alors et depuis,
continuera : nous pouvons avoir confiance en Lui.
La destination temporaire que je vous précisais dans ce mot
vous a laissé comprendre le but de notre déplacement et le
nouveau théâtre de guerre où l'on veut utiliser les marsouins.
Ne vous effrayez pas : tout bien considéré, il y a beaucoup
plus de chances humaines de revenir de là-bas que de la
Somme infernale d'où nous sortons. Quant aux chances
divines, elles sont partout les mêmes...
Seule la distance est réelle, avec le retard forcé des nou-
velles et les revoirs nécessairement plus rares. C'est un sacri-
fice que nous offrirons ensemble à la France et au bon Dieu,
sans nous plaindre, pour la victoire de nos armées et pour le
salut des âmes qui me sont confiées.
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE 395
Nos hommes sont enchantés de partir, moi aussi. C'est le
voyage d'il y a quatorze ans qui recommence \..
A lire une pareille lettre, ne croirait-on pas qu'il
s'agit d'un voyage d'agrément?... « Toutes les chevau-
chées sont charmantes, dit V Imitation, quand la grâce
de Dieu vous transporte. »
Pour adoucir encore la souffrance, le cœur du fîls
multiplie au cours de ces journées toutes les bonnes
nouvelles qu'il peut glaner :
Un mot de YOEuvre des Campagnes me dit que le succès
du Petit Livre est tel qu'elle vient de prendre la décision
d'une nouvelle édition de 40000 exemplaires... Bien entendu
je n'y contribue pas financièrement^.
Ainsi la Providence n'avait pas manqué à celui qui
comptait sur elle uniquement.
Selon son espoir, le Père put revenir durant quelques
heures à Versailles. Mais faut-il dire à Versailles? Car
le plus clair de ces deux journées s'écoula en courses
apostoliques au chevet de ses anciens marsouins, sur-
tout dans les hôpitaux. De retour à Lyon, le 17 no-
vembre, après une nuit passée tout entière à causer
de l'Orient avec l'abbé de Genouillac, aumônier de
la Piotte, qui repartait pour Salonique, il envoyait ce
rapide billet où se découvre au naturel toute son âme :
Chers parents bien -aimés, en attendant Theure de monter
à Fourvière dire ma messe, je veux vous envoyer un mot de
filiale tendresse, de reconnaissance, d'espoir en une réunion
complète et prochaine. Ne vous inquiétez pas. Soyez,
' A sa famille, 8 novembre. Les derniers mots font allusion à son
druart pour rUniversité Saint-Joseph de Beyrouth, en 1902.
* 11 novembre.
396 LOUIS LENOIR S. J.
d'avance, reconnaissants au bon Dieu qui arrangera toutes
choses comme il Fa fait jusqu'ici.
Que ce revoira été court! Je me faisais scrupule de l'écour-
ter encore hier soir, et j'étais tout peiné de vous quitter une
heure plus tôt. Mais, après coup, je ne puis le regretter : non
seulement j'ai trouvé mes deux pauvres blessés, mais, grâce
à l'auto, j'ai pu faire plusieurs autres visites qui se sont trou-
vées on ne peut plus opportunes. J'ai pu aussi aaheter enlin
les petits livres tant cherchés...
Ainsi luttaient, — et se conciliaient, — au cœur du
Père Lenoir les sentiments du fils et de l'apôtre. N'est-
ce pas plus humain et, somme toute, plus édifiant, que
les adieux stoïques ou ampoulés prêtés par la légende
à tel ou tel saint missionnaire?
A Fourvière, il fut rejoint par plusieurs de ses
coloniaux lyonnais, qui se trouvaient en permission;
Jacques Terrel était là, séminariste à l'âme ardente,
qui devait, comme son aumônier, être tué en Macé-
doine. Pour lui faire prononcer la consécration de tout
le régiment à la Sainte Vierge, le Père avait choisi la
chapelle de Notre-Dame du Bon-Conseil, envers qui,
on se le rappelle, il avait une particulière dévotion*.
*
Inutile de raconter ce que fut l'action du Père Lenoir
durant les quinze jours passés près de la Valbonne, à
Meximieux. Nous ne pourrions que nous répéter. « Je
multiplie les cérémonies, écrit-il, pour multiplier les
occasions de retour à Dieu et de communion. »
Mais, après avoir noté ses adieux à sa famille, pou-
vons-nous taire le salut qu'à k veille de partir il
adressait au pays de France ? C'était en terminant
* Voir la note p. 116 cL, sur Jacques Tcrrcl, voir p. 525.
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE 397
son discours sur la Dédicace des églises, le 2e dimanche
de novembre :
En ces années de guerre, il me semble que cette fête des
églises de France est particulièrement opportune.
Elles ont tant soutTert, nos pauvres églises ! Je ne parle pas
de celles qui ont péri sous les obus, partageant, malgré leur
caractère sacré, le sort des villages que Tennemi vouait à la
ruine. A celles-là, sans doute, nous devons en cette fête un
hommage tout spécial, comme à nos morts.
Mais je parle de celles qui demeurent encore, celles de
chez vous, églises de campagne ou cathédrales de grandes
villes. Que de souffrances elles ont connues depuis vingt-cinq
mois ! que d'angoisses se sont réfugiées là à toutes les heures
du jour !
Si Ton voulait, sur une immense carte de France, marquer
d'un trait rouge, d'un trait de sang, les lieux des plus grandes
douleurs de cette guerre, il faudrait marquer d'abord le cœur
des femmes et les églises. Aussi, à la veille de quitter cette
terre de France, nous les saluons avec amour, avec recon-
naissance, toutes nos églises, en ce jour de leur fête. Elles
incarnent en quelque sorte Tâme douloureuse du pays; elles
incarnent l'âme des mères, des femmes, des enfants qui,
tandis que nous serons au loin, viendront y prier, y consoler
leurs peines, y puiser la force de nous écrire des lettres qui
entretiendront notre couraiie...
Ces derniers mots n'étaient qu'une suggestion. A plu-
sieurs reprises, aux saluts du soir, devant la popu-
lation du bourg qui accourait nombreuse, le Père y
insista. Pour viriliser les âmes, il savait l'importance
des affections de famille. Comme ces antennes qui ne
se dressent vers le ciel que grâce aux liens qui les
retiennent fortement à la terre, ainsi de bien des
hommes... Sur les lèvres du Père Lenoir, les souvenirs
du foyer tour à tour consolaient, purifis^ient, faisaient
pleurer et prier. Combien de mères, combien de
femmes lui doivent d'avoir retrouvé le cœur d'un prc-
398 LOUIS LENOIR S. J.
digue! Or, voici que la dispersion, fruit mauvais de la
guerre, allait se faire plus complète. A trop s'étirer, le lil
casse. Ces nobles alfections, déjà blessées, ne seraient-
elles pas brisées en plusieurs, par léloignement?
L'aumônier le craignait... C'est pourquoi, au cours de
ces dernières journées, il se fit de mieux en mieux
— ce qu'il avait toujours été depuis deux ans — un
merveilleux agent de liaison.
Les sermons sur sainte Cécile, le 22 et le 24 no-
vembre, les derniers prononcés en France, sont, à ce
point de vue, un chef-d'œuvre de fine psychologie et
de zèle éclairé. Pour fêter la patronne des musiciens
et attirer à l'église d'autres soldats que les habitués,
le salut avait revêtu, ces deux soirs, à Meximieux et
à Villieu, l'allure grandiose d'un concert religieux.
Parler d'une vierge romaine du IlJe siècle à des mar-
souins sur le point de lever l'ancre, pouvait sembler
une gageure. Le Père Lenoir n'est pas embarrassé.
Vous vous rappelez le fait dominant delà vie de sainte Cécile.
Elle était la fiancée de Valérien, qui lui apportait en partage
une des plus grosses fortunes de Rome, un cœur droit et
généreux, une âme de soldat : les plus riches dons, sauf le
plus riche de tous, le plus nécessaire, le seul nécessaire, la foi
chrétienne. Valérien était païen. Cécile n'eut pas de repos
tant que, par ses prières et par son action, elle n'eût gagné
Valérien à la vraie foi. Elle y mit tout son tact de femme,
toute sa tendresse de fiancée, tout son zèle de chrétienne, et
elle finit par Tamener, elle triomphante, lui très humble,
aux pieds du Pape saint Urbain pour le baptême et la com-
munion. Quelques jours après, ils étaient, l'un près de l'autre,
martyrisés, et depuis lors, depuis dix-sept cents ans, ils sont
tous deux dans le bonheur du Ciel, vivant ensemble une vie
d'amour infiniment plus douce et plus intime que celle qu'ils
rêvaient sur terre.
Leçon très utile pour nous tous.
Vous, mères ou femmes, sœurs ou fiancées de soldats,
n'êtes- vous pas toutes, plus ou moins, chargées par Dieu de
DANS L'ATTENTE DE SALONIQUE 399
leur montrer le chemin du devoir — du devoir chrétien, et
du devoir miUtaire qui est une partie du devoir chrétien — ?
Quand ils viennent près de vous, en permission, quand vous
leur écrivez, n'avez-vous pas, comme Cécile, un merveilleux
rôle à remplir près d'eux, en oubliant vos propres souffrances,
en les taisant tout au moins, pour ne plus penser qu'à leur
âme à eux, qui, peut-être, est tentée de lassitude et que vos
paroles aimées ranimeront mieux qu'une parole du chef ou
du prêtre?
Ah ! ces lettres superbes que les soldats m'ont bien sou-
vent données à lire I Lettres griffonnées un soir, à la veillée,
d'une écriture que Fâge faisait trembler, — ou la fatig-ue du
jour, ou l'émotion, — mais où la mère, la femme, la liancée
avait mis tout son cœur, cœur de française et de chrétienne,
qui n'avait pas tremblé, lui, pas même sur les mots de dan-
ger ou de mort : l'amour en débordait, un amour fort, viril,
inspirant la vaillance, le sacrifice de tout au devoir. Et quand
le père ou le petit avait lu cela , il avait bien senti des larmes
gonfler ses paupières, mais des larmes de bonheur, de fierté,
et tout de suite, d'instinct, son cœur avait battu à l'unisson
du cœur de là-bas.
Et cependant qui saura jamais les douleurs cachées der-
rière ces lettres? Les images de sainte Cécile la représentent
avec la palme de son martyre. Ne faudrait-il pas figurer une
palme aussi près de ces femmes que les séparations de la
guerre torturent, et qui savent encore écrire des lettres
héroïques?...
Le 2o novembre, ordre subit de départ. Et le lende-
main , après un voyage où il n'y eut d'autre incident
que les acclamations formidables d'un régiment russe,
à qui les marsouins avaient joué leur hymne national,
le 1" bataillon arrivait à Marseille vers le milieu du jour.
Ne vous tourmentez pas, écrivait-il encore à sa mère, je
400 LOUIS LENOIU S. J.
suis en bonnes mains, des mains maternelles ; demain malin,
je dirai la messe à Notre-Dame de la Garde.
Ses enfants y montèrent nombreux avec lui. Une
personne*, qui ne le connaissait encore que par les
lettres enthousiastes d'un filleul de guerre, fut frappée
du « respect admiratif dont tous Tentouraient... Son
teint était rosé par Tair vif de la colline et avec son
petit calot et sa barbiche, il avait à la fois allure de
missionnaire et de soldat... Quel immense bonheur
pour une mère, disait-elle en terminant, que de possé
der un tel fils ! Mais aussi que d'angoisses ! »
1 Mni^ Deneuve, lettre à M"« Marguerite Vétillart, 21 décembre 1916
— Le 2« et le 3« bataillon suivirent de près. Mais ils s'embarquèrent à
Toulon, sur le Canada. Voir plus loin p. 431.
CHAPITRE XXIII
EN MÉDITERRANÉE
LEITRE SUR l'aUMÔNERIE MILITAIRE.
LE DANGER DES SOUS -MARINS ET DÈS GRECS.
(27 Novembre — 9 Décembre 1916)
On s'embarque ! Le Britannia avait accompli déjà
trente-quatre traversées de guerre, sans avarie. C'était
de bon augure. Les hommes disaient : « Il est verni! »
Nul doute que la trente -cinquième ne fût heureuse.
Sous les derniers rayons d'un soleil d'automne, Mar-
seille est trop belle en ce soir du 27 novembre, et
trop douce. Elle accroît dans les âmes le regret de
quitter la France. Pour couper court aux émotions,
tandis qu'on appareille, la musique attaque la Marseil-
laise et \ Hymne des Marsouins. *
Et maintenant, le danger c'est le sous- marin. La
route, les escales, l'horaire doivent être secrets. Le
sont-ils pour l'ennemi, dans une grande ville cosmo-
polite, où les partants racontent au premier venu tout
ce qu'ils vont faire? En février dernier, le Père Lenoir
ne l'ignorait pas, un de ses frères en religion, le Père
de Daran, qui accompagnait comme lui une armée
flottante de coloniaux, n'avait pas achevé son voyage.
Dans le numéro de la Revue des Deux- Mondes qui
s'imprimait au moment même où l'on quittait Marseille*,
* Numéro du l^r décembre 1916 ; cf. ?ierre Lhajide, Trois prêtre»^
soldats, chez Beauchesne.
26
402 LOUIS LENOIR S. J.
M. Georges Goyau rappelait le geste d'absolution tracé
à plusieurs reprises par le jésuite sur les torpillés de
la Provence; s'étant volontairement dépouillé de sa
ceinture de liège au profit d'un homme qui en man-
quait, « il aida tous ses camarades à mourir, et puis il
mourut ».
A bord du Dritannia, on organisa tout de suite, en
prévision de la plongée possible , les exercices de sau-
vetage. Un coup de clairon, et tous devaient se préci-
piter sur leur ceinture; un second coup, et chacun se
portait au poste d'abandon assigné, canot ou radeau.
Dès le second jour, une alerte eut lieu qui n'avait
rien de fictif. Au large de la Sardaigne, une canonnière
s'approcha et son commandant cria par mégaphone :
« Sous-marin signalé au sud. Ne passez pas avant 6 heures
et demie. » On en fut quitte pour ralentir et zigzaguer
jusqu'à la nuit. Les marsouins, qui se déclaraient fort
contents de la nourriture, n'en perdirent pas l'appétit.
Ils étouffèrent seulement, pour la soirée, leurs chants
et leurs rires. Mais à partir de cette alerte, chacun
couva sa ceinture d'un œil plus attentif, et les sergents
n'eurent pas à répéter deux fois les consignes qui, le
soleil couché, interdisaient sur le pont les cris et la
lumière.
De jour, les yeux étaient à la fête. Le 29, on s'était
réveillé devant Bône, et durant de Jongues heures, on
ne se lassa pas de contempler les couleurs ensoleil-
lées de la côte algérienne.
Afin de faciliter au Père Lenoir sa messe et son
ministère, le commandant du bord avait mis à sa dis-
position une cabine, pour lui seul. Mais l'aumônier
n'eut garde de se la réserver. Grâce aux tentures qui
le suivaient toujours, deux sapeurs « de ses fidèles n
l'avaient transformée en une ravissante chapelle, où
l'on se succédait tout le long du jour pour prier,
causer et recevoir le Viatique. De temps à autre, l'au-
EN MÉDITERRANÉE 403
mônier s'échappait pour parcourir les cales, distribuait,
comme aux tranchées, des cigarettes aux bien por-
tants, ou tirait de sa fameuse boîte de pharmacie des
pilules infaillibles contre le mal de mer.
A le voir ainsi entièrement oublieux de lui-même,
les témoins étaient dans l'admiration. Mais lui, de plus
en plus, se croyait inférieur à sa tâche. Lorsque, sa
journée finie, il se retrouvait seul, auprès du petit
tabernacle, luttant contre le sommeil, il en faisait la
conlidence : « Je pars le cœur gros; la plupart de
mes hommes ne sont pas prêts, ils le sont moins que
jamais. » Et ailleurs :
A côté des fidèles qui connaissent Notre- Seigneur, com-
bien Tignorent encore... ou, le connaissant, ne veulent pas
de Lui! Priez pour toutes ces pauvres âmes, retenues par
Tignorance ou la passion, ou le respect humain, si près de
leur éternité*. La nuit rôdent quelques Nicodèmes, ajoutait-
il dans une autre lettre. Mais qu'est-ce que tout cela à
côté des centaines d'indifTcrents ou de trembleurs? Nous avons
reçu, au moment même du départ, de sérieux renforts, des
inconnus : pas moyen d'aborder la plupart ! Et je n'ai à bord
que douze cents de mes hommes ! Les deux mille trois cents
autres sont derrière, sans aumônier'^ !
Puis, faisant allusion aux critiques dont nous avons
déjà parlé, il ajoutait : « Il est vrai que, si j'étais au
G. B. D., pas un seul n'aurait avec lui l'aumônier ni
le Viatique... »
Cette question de l'organisation de l'aumônerie le
hantait de plus en plus. Le matin de l'embarquement,
tandis que les pèlerins de Notre-Dame de la Garde
redescendaient la colline, Hugon avait surpris un
lambeau de conversation du Père Lenoir avec un
' A Jacques de Thuy, l^r décembre,
* Au Père G. G..., 30 novembre.
404 LOUIS LENOm S. J.
prêtre : « Nous ne devons pas, disait-il, nous cantonner
au poste de secours. Le plus grand nombre des l)lessés
ne s'y arrêtent pas. C'est sur le champ de bataille qu'il
nous faut aller; là où l'on meurt avant que les bran-
cardiers ne puissent faire la relève. C'est la notre
place. » Et le ton vif de ces paroles frappa tellement
le brave Hugon qu'il note exactement l'heure, 8 h. 30,
où elles furent prononcées.
Le Père Lenoir n'ignorait pas que là où les chefs
maintenaient la lettre du règlement et ne permettaient
pas le passage dans les unités combattantes , certains
aumôniers, prisonniers contraints d'une légalité mes-
quine, avaient accompli des merveilles. Mais ce dont
il souffrait c'est que, la question ayant été soulevée
dans quelques revues, on l'eût souvent résolue de la
façon qu'il jugeait la moins favorable au bien des
âmes. A vouloir maintenir le prêtre dans son groupe de
brancardiers, on faisait le jeu de ceux qui redoutent
son influence... « Ces discours, ces conseils donnés
magistralement par des incompétents de l'arrière me
mettent hors de moi^ »
Somme toute, le mot d'ordre : « L'aumônier au
G. B. D. ! » lui semblait être de même nature que la
formule, fameuse sous Waldeck-Rousseau : « Le prêtre
à la sacristie ! »
Aussi aurait-il voulu, pour empêcher ces idées de
prévaloir, qu'on éclairât l'opinion. Et dans sa* petite
cabine du Brilannia , tandis qu'on dort et que « ça
danse », il mûrit son projet.
Je voulais, écrivait-il le 30 novembre, vous envoyer
là-dessus tout un mémoire. Mais, avec la mer qui nous
berce, je n'en ai pas le cœur... Quelques faits seulement...
Et le voici qui, d'une plume alerte, oublia-nt le som-
* Au Père G. G..., 14 cl 30 novembre.
EN MÉDITERRANÉE 405
meil, se met à rédiger bien mieux que le mémoire
qu'il se défend d'écrire : vingt-huit pages, auxquelles
nous avons déjà fait quelques emprunts. Mais nous
avons le devoir d'y insister, car, par avance, elles
auréolent magnifiquement les méthodes d'apostolat qui
devaient finalement coûter la vie au Père Lenoir
devant Monastir^
Après avoir rappelé ses efforts d'octobre 1914 pour
* Si l'on se préoccupait un jour de l'organisation méthodique
de l'auniônerie militaire en France, il y aurait lieu de tenir
compte des critiques émises ici. On les trouvera développées plus au
long-, sous le pseudonyme de Verax , par M. l'abbé Périer, qui fut
aumônier de la 88^ D. I. Dans son opuscule, sobre et loyal, intitulé
Vérités sur iaumônerie mililaire (Beauchesne), pas de récriminations
stériles , mais une discussion serrée , menée vivement au moyen de faits-
typiques et convaincants. Dans le compte rendu publié par les Etudes
du 5 mars 1918, le P. S[ainte]-M[arie] s'accorde pleinement avec
lui pour déclarer que « la question de l'aumônerie militaire a été mal
posée et mal résolue ».
Enfin, dans la Revue du Clergé français, du 25 mai 1918, le P. Alexis
Décout a repris ces critiques et rédigé, somme toute, le mémoire que
le P, Lenoir eût souhaité. Ce rapport, de tout point remarquable,
signale « dans V organisation même de l'aumônerie une triple cause
de difficultés et de faiblesse « : le nombre des aumôniers est insuffisant,
leur répartition est défectueuse, leur rattachement administratif aux
groupes de brancardiers n'est pas heureux. Pour conclure, il aboutit,
en parfaite communauté de vues avec tous ceux que n'aveugle
pas la passion anticléricale, à proposer cette solution pratique : « Il
y aurait encore une base d'organisation bien simple, à condition de le
vouloir : calquer sommairement ie service des âmes aux armées sur le
Service de Santé : un aumônier divisionnaire ; un aumônier régimentaire
chef de service; un prêtre reconnu, faisant fonction, par bataillon
(ou groupe d'artillerie, ambulance, forte compagnie du génie, parc de
réparations, camp d'aviation, etc.); autrement dit un prêtre dans
tout effectif dont l'importance exige la présence ou les soins d'un
médecin ou deux... » Qu'on réduise, si l'on y tient, au strict minimum
grades et soldes : l'aumônier divisionnaire gardant seul l'assimilation
que lui confère la loi; l'aumônier de régiment ayant rang de lieute-
nant, les autres ayant la même assimilation que le jeune médecin
auxiliaire...
Quelque opinion que l'on professe à cet égard, du moins faut-il
reconnaître qu'une présomption très forte s'élève contre le règlement,
de ce simple fait que, pour être au service de ses marsouins, le
P. Lenoir a dû vivre constamment en marge du règlement.
406 LOUTS LENOIR S. J.
se détacher du groupe des brancardiers divisionnaires,
il ajoutait :
Il me fallut quelques semaines pour obtenir de vivre
dans un rég"iment : je regretterai toujours très amèrement
ces semaines où quantité d'âmes ne furent pas secourues à
temps. Bien vite je fus si convaincu de la nécessité du con-
tact permanent avec les hommes, que, des difficultés s'étant
présentées pour Tairectation d'un autre aumônier à Tun des
régiments dont ofiîciellement j'étais chargé, tout bien pesé
j'étais décidé à laisser ce régiment sans secours religieux ordi-
naire plutôt que de m'occuper de deux régiments à la fois,
Vaction efficace sur un seul me semblant préférable à l'action
inefficace sur deux.
Le Père développait ensuite longuement cette pensée
que, « si réel et nécessaire que soit le service de Faumô-
nier près des blessés, il est très secondaire à côté du
service des vivants, c'est-à-dire des soldats avant le
combat... »
Dans un combat, assister tous ceux qui tombent est
matériellement impossible. Mais quelle consolation pour
Taumônier, si, pendant les semaines, les mois précédents,
vivant sans cesse au milieu de ces âmes, il a fait pour le
salut de chacune d'elles tout ce qui humainement pouvait
être tenté! Sans doute, il aura fait encore beaucoup trop
peu ; mais combien ce peu est supérieur à ce qui est possible
à l'heure même du combat!
Par suite du même faux principe, ceux qui reprochent
aux aumôniers de quitter les groupes de brancardiers pour
les régiments, leur reprochent d'accompagner les combat-
tants dans les assauts, au lieu de rester au poste de secours,
« où ils pourraient absoudre tous les blessés ! » Evidemment,
ceux qui parlent ainsi n'ont jamais vu de près un combat.
Ils raisonnent sur le schéma du Service en campagne^ très
simple, en effet : de toutes les unités engagées, les lignes
droites convergent vers le poste de secours central d'où elles
EN MÉDITERRANÉE 407
rnyonnent à nouveau vers les ambulances : aucun blessé
n'échappe à Taumônier restant au poste de secours....
Mais la réalité est tout autre.
Une fois la bataille engagée, des blessés afïluent au poste
de secours. Ce sont presque tous des blessés légers, qui ont
pu venir d'eux-mêmes ; l'aumônier cherche parmi eux celui
qui aurait besoin de l'absolution; ils ont surtout besoin d'une
bonne parole et d'une cigarette... Les autres, les seuls inté-
ressants pour le prêtre à cette heure où chaque seconde est
chargée de responsabilités infinies, les blessés graves, en
danger de mort, sont restés sur le champ de bataille. Les
brancardiers ne pourront y aller que plus tard, dans plu-
sieurs heures peut-être. D'ici là beaucoup seront morls, —
sans prêtres — parce que le prêtre est resté au poste de
secours. Et, parmi ces cris déchirants : « Brancardier! Bran-
cardier! » auxquels ne répondent que les éclatements d'obus,
il n'est pas rare d'entendre cet autre cri, plus déchirant
encore : « Un prêtre! un prêtre! L'aumônier! » Quand enfin
les brancardiers peuvent emporter les survivants, le poste de
secours voit passer des blessés graves. Mais la plupart attein-
dront tout à l'heure une ambulance; et quelle est l'ambu-
lance qui n'a pas la présence permanente d'un prêtre -infir-
mier, ou la visite régulière d'un aumônier, d'un curé?...
Sans doute, quelques blessés mourront ou perdront connais-
sance entre le poste de secours et l'ambulance ; mais ils
sont une minorité infime, des exceptions. Et c'est pour eux
qu'on voudrait immobiliser, aii poste de secours, l'aumônier,
que tant de mourants réclament sur le champ de bataille !
Puis, encore une fois, le service des morts et des blessés
d'ambulance n'est pas le principal. Si, avant le combat, l'au-
mônier a préparé son régiment, s'il a réconcilié avec Dieu et
muni du Viatique toutes les âmes de bonne volonté, sa place,
à l'heure de l'assaut, est évidemmentau milieu de ses hommes,
à l'endroit le plus exposé^, non seulement pour absoudre, en
* Un juste tempérament doit être apporté à ces paroles, et nous
le trouvons dans le Père Lerioir lui-même. Quand il tomba, blessé,
dès le premier jour de l'offensive de Champagne, il écrivait le surlen-
demain de sort lit d'hôpital : « Je suis furieux et n'arrive pas à l'indif-
férence. Quitter le régiment juste à l'heure où commence le massacre
et n'être pas là pour aider Ions ces pauvres enfants h mourir !... » C'est
évidemment à ce résultat qu'aurait abouti un aumônier qui se serait
408 LOUIS LENOIR S. J.
masse et en particulier, et profiter, près de certains , des grâces
surabondantes de la dernière heure, mais aussi pour encoura-
ger les combattants de son exemple et de ses paroles. Cet
exemple de Taumônier dans le danger est la plus efTicace des
prédications auprès de tous, croyants et incroyants : ani-
mam suam dal pro aniicis *. Beaucoup de conversions ont eu
là leur origine : c'est là qu'on apprend à connaître le prêtre
et, en lui, Notre-Seigneur Jésus-Christ...
Ceux qui ont vécu dans l'intimité du Père Lenoir
reconnaîtront bien en ces lignes son âme frémissante,
tremblant sous le poids de ses « responsabilités infi-
nies ». Pour se libérer de ce fardeau qui l'écrase, il en
vient à vouloir rechercher toujours « le plus dange-
reux » ; exagération, folie même si l'on veut, qu'il avait
le tort d'ériger en règle générale : le plus grand bien
ne requérait-il pas parfois plus de prudence?... Mais
le Maître, Celui qui veille dans le petit tabernacle et
dont le disciple prend conseil au fur et à mesure qu'il
écrit, ne doit-il pas sanctionner cet excès même? S'il le
désapprouvait, l'apôtre aurait le droit de lui dire : a Sei-
gneur, n'avez- vous pas, tout le premier, aimé jusqu'à
l'excès et jusqu'à la folie de la croix? »
Cependant, au moment où le Britannia quittait la
rade de Bizerte, ordre lui avait été donné de se diriger
vers Salamine. Pourquoi? Mystère. Escortés par des
torpilleurs et destroyers de divers pavillons, les colo-
niaux, après des méandres infinis pour échapper aux
toujours placé à l'endroit le plus exposé. Cas de conscience angoissant,
qui se trouve analysé dans loute son acuité, et résolu de la façon
la plus héroïque, au cours d'une lettre de l'aumônier militaire Louis
Roullet, racontant la mort du Père Gascua, de la Compagnie de Jésus;
voir Pierre Lhande, Trois prèlres-snldats , Beauchesne, 1918
* « Il donne son âme pour ses amis, v
EN MEDITERRANEE 409
sous-marins, arrivaient en vue de l'île fameuse..., mais
sans savoir ce qui les y amenait : Allaient-ils prendre
la voie de terre vers Monastir? ou former avec d'autres
transports un convoi pour Salonique? ou simplement
occuper Athènes et cofl'rer Constantin?
De toutes les hypothèses cette dernière souriait le plus,
— et de beaucoup, — à nos marsouins : « Coffrer Cons-
tantin, » c'était sur les entreponts le mot du jour, on se
le répétait avec gourmandise. Nul n'ignorait en effet
que, depuis le départ de Vénizélos, d'Athènes (24 sep-
tembre) , le gouvernement grec se montrait fort peu
sympathique à la France. Soit par les journaux lus
avant de quitter Marseille, malgré les mutilations de
la censure, soit à travers les messages embrouillés
de la T. S. F., on devinait que, durant ces derniers
jours de novembre, la reddition des canons promis aux
Alliés n'avait pas marché grand train. Quant aux
armes qui, chaque nuit, disparaissaient de la caserne
du Rouffo, chacun soupçonnait fort qu'elles allaient à
ces fameuses bandes d'épistrates, sur lesquels* le roi
disait n'avoir aucun contrôle, vu qu'ils étaient officielle-
ment démobilisés. Aussi le refrain avait-il de la vogue,
avec vingt variantes : « Coffrer Constantin, le juger, le
supprimer... Constantin le traître. »
Nos marsouins ne croyaient pas si bien dire.
A peine en rade du Pirée, le dimanche matin,
3 décembre, ils apprirent tout : l'infâme guet-apens de
l'avant- veille, la guerre des rues où avaient été assas-
sinés sept marins anglais, cinquante-quatre français,
dont six officiers, sans parler des cent quarante blessés ;
puis, la veille, le massacre des Vénizélistes et le pil-
lage organisé de leurs demeures. On devine la stupeur,
la rage, les poings qui se fermaient...
Briand n'avait pas été de taille à discuter avec Ulysse,
simple Ulysse d'adoption pourtant. Un coup de griffe
aurait mieux valu. On essaya de le donner. Quand
410 LOUIS LENOIR S. J.
les coloniaux apprirent que le bataillon allait débar-
quer pour occuper une des collines dominant Athènes,
malgré le tressaillement de l'inconnu, ils furent con-
tents. Au reste, les Grecs en cette matinée, — au
Pir'^o, tout au moins, — semblaient peu disposés à la
résistance. Ils arboraient le drapeau français et fai-
saient « kamarad ». Mais, à mesure que l'on franchis-
sait les huit kilomètres qui séparent le port de la
ville, la foule devenait houleuse et narquoise. Loin des
canons, plus de respect!
Et quelle fureur chez nos fiers marsouins, quel souf-
flet sur le visage des blessés de Massiges, quand, le
soir même, sous les yeux d'une populace devenue arro-
gante en apprenant le succès des antivénizélistes, il
fallut reprendre le chemin du port et réintégrer le Bri-
tannia! Lorsque quatorze ans plus tôt, allant à Bey-
routh, le Père Lenoir passait au Pirée, il ne s'attendait
guère à y revenir dans des conditions aussi dramatiques
et aussi « pitoyables pour le prestige de la France ».
Qu'allait-on faire? Les troupes de débarquement
étaient manifestement insuffisantes; et l'amiral Dartige
du Fournet n'osait, sans l'assentiment de Paris et de
Londres, renouveler le tir, — si pacifiant pourtant, —
de l'avant- veille. Quand les cinquante- trois obus de
10 centimètres des torpilleurs, et surtout les quatre}
de 30 lancés par le Mirabeau , avaient commencé à
tomber près du Palais- Royal, l'etrervescence populairii
s'était subitement calmée et Constantin avait bien vitd
réitéré sa promesse de livrer six batteries de campagne.
N'allait-on pas recommencer, ... et accentuer? Le
risque d'ébrécher à l'Olympéion un reste de fût ou de
chapiteau était-il comparable à la perspective certaine
d'une nouvelle trahison?
C'était l'avis commun à bord du Britannia, Un député
vénizéliste, qui vint y dîner, était plus affirmatif que
tous; il était outré, lui qui connaissait bien ses compa-
triotes, de voir comment l'Entente avait i^âché sa situa*
EN MÉDITERRANÉE 411
tion par des illusions impardonnables sur la sincérité
des Grecs.
Une seule chose restait certaine, c'est que les Athé-
niens avaient peur des coups. Ils en avaient tellement
peur que, pour calmer l'inquiétude de la population lors
de l'arrivée du Brilannia, un journal , le Nca Hiniéra,
avait annoncé que, contrairement aux bruits qui cou-
raient, les coloniaux venaient simplement « s'occuper
dans le pays d'un recensement d'animaux ».
On y aurait surtout compté des lièvres... Paris, —
ou plutôt Londres, — ne voulut pas s'en apercevoir.
Les navires durent se contenter d'assurer le blocus
d'Athènes. On balaya de Salamine tout ce qu'il y restait
de soldats grecs.
Entassés dans les faux-ponts et les cales du Britan-
nia, qui avait dû recevoir, en sus d'un contingent déjà
anormal, cinq cents surnuméraires, les hommes sen-
taient baisser leur entrain : les chants devenaient rares.
De plus, la nourriture n'avait pas été prévue pour une
si longue traversée. On avait beau utiliser les denrées
fournies par le blocus et multiplier au Pirée les « cor-
vées » d'oranges pour varier l'ordinaire du riz et des
lentilles , on n'arrivait pas à grand'chose : les corvées
revenaient bredouilles, les Grecs n'étant guère capables
de ravitaillement, quand les crochets de l'Entente ne
les soutenaient plus.
Le 6 au matin, quand, par un magnifique soleil, on
vit entrer en rade le Canada, portant les deux autres
bataillons du 4e colonial, il y eut un moment de joie;
et, longtemps après, le commandant Mury se rappelait,
avec le geste de l'aumônier agitant son mouchoir, son
charmant sourire qui souhaitait à tous la bienvenue.
Le 8, on était toujours là, n'ayant de ressource,
pour tromper l'attente, que de se remplir les yeux
de lumière en discutant sur la beauté des côtes .de
412 LOUIS LENOIR S. J.
l'Attique. Habitués aux plantureux paysages du Forez
ou de la Bresse, les uns trouvaient nettement laides
ces terres « sans arbre ni culture » ; d'autres, familia-
risés avec les landes bretonnes et provençales, décla-
raient magnifiques ces lignes de rocaille tranchant
dans le ciel clair : ils y mêlaient par la pensée un par-
fum de lavande.
L'aumônier prenait part aux conversations, c'est-à-
dire qu'il allait de groupe en groupe, souriant, écoutant
surtout, écoutant inlassablement; puis, quand il était
pris comme juge, et seulement alors, il plaçait discrète-
ment un mot, qui d'ordinaire ralliait tous les suffrages.
Celui qui, à Marnetîe, avait entrepris des cercles
d'études pour les domestiques du collège, semblait
revivre. On sentait si bien qu'il n'y avait en lui aucune
morgue de pédant, mais seulement la joie d'initier aux
premiers secrets de l'art ! Aider un esprit à se dégager
de la matérialité, n'était-ce pas lui rendre plus facile
l'accès des vérités divines? En face de l'Hymette et de
l'Acropole, le Père Lenoir le pensait plus que jamais.
Dans cette rade de Salamine, unique par ses souve-
nirs pour un ancien professeur de belles -lettres, il
rêvait de messes grandioses, pour le dimanche suivant,
sur le pont des deux transports où se trouvait le 4^.
Déjà chanteurs et musiciens se préparaient, quand, le
samedi 9 décembre, on leva l'ancre, échappant aux
insultes et aux railleries des Grecs. Devant l'ultimatum
de l'Entente, Constantin, disait-on, s'était incliné; il
avait fait une nouvelle promesse : Ulysse continuait.
C'était le jour précisément où, dans un article, —
enfin non censuré, — le Temps pouvait écrire : a La
vraie Grèce n'est pas à Athènes ; elle est à Salonique. »
Nos coloniaux allaient la retrouver.
CHAPITRE XXIV
SALONIQUE
RUDES ÉTAPES A TRAVERS LA MACÉDOINE
(Décembre 1916)
De Salonique, nos marsouins n'eurent qu'une idée
confuse. Des façades criardes aux toits rouges; des rues
où circulait, estompé par une poussière fine, un bario-
lage éclatant d étoffes claires; ici ou là, le feuillage
sombre d'un cyprès, et, par -dessus le tout, quelques
aiguilles lumineuses de minarets dressées vers le ciel.
En regardant de plus près, on s'apercevait que ces
étoffes étaient surmontées de visages énigmatiques
nuance vieux cuivre, affectant puérilement des airs tra-
giques. A l'horizon, l'amphithéâtre dessiné par la ville
était soigneusement ceinturé de remparts qui dévalaient
à pic les pentes des ravins ; mais cette suite de créneaux,
trop réguliers, donnaient l'impression d'une forteresse
pour jouets d'enfants.
Sur le passage des coloniaux, qui, musique en tête,
se dirigent vers le camp de Zeitenlick, des haies se
forment. A côté de nos matelots en cols bleus et des
Annamites coiffés d'un chapeau de lampe, se faufilent les
petits cireurs de bottes vêtus de guenilles colorées. La
tunique jaunâtre des Juifs y alterne avec les culottes
bouffantes des gendarmes crétois ; les manches ballantes
des evzones, avec les chemises rayées des marchands de
fruits d'or. Par derrière, distant et digne, se donnant
414 LOUIS LENOllI S. J.
l'apparence d'un pacha déchu, l'indigène du pays, le
Salonicien, celui qu'un chroniqueur de l'époque décrivait
comme une « individualité somptueuse, tirée, du fez au
talon, à quatre épingles de sûreté ».
Remontant les siècles, la pensée du Père Lenoir
s'était tout de suite reportée sur ces malheureux de
la vieille Thessalonique, dont Théodose avait, en 390,
ordonné le massacre ; et, plus haut encore dans le passé, il
avait salué pieusement, en lui demandant son secours, la
jeune communauté chrétienne que saint Paul avait aimée.
Puis, parvenu au bivouac, sur toute la cohue qu'il venait
de traverser il résumait son impression dans cette phrase :
« Quelle Babel que cette cité de guerre ! Jamais je n'au-
rais imaginé pareil mélange de nations ; et dans quels
vices, dans quelle saleté! »
Une Babel... Afin de saisii la portée de l'expédition
qui se prépare, tâchons de voir un peu clair dans ce
chaos.
*
Il y avait quatorze mois qu'avec le débarquement
des premières troupes alliées, cette Babel avait pris
naissance. A la suite des guerres balkaniques, en 1912,
la Grèce s'était engagée, au cas où la Serbie serait atta-
quée, à mettre à sa disposition loOOOO hommes. Quand
la Bulgarie se fit menaçante, le gouvernement d'Athènes
se déclara incapable de tenir ses engagements et, par
la bouche de son chef M. Vénizélos, il pria les Alliés,
— que les traités de 1863 constituaient puissances pro-
tectrices de la Grèce, — de fournir ce contingent (21 sep-
tembre 1915). Quinze jours plus tard, les Français étaient
en rade de Salonique et la 156^ division, venant des
Dardanelles, commençait à planter ses tentes aux envi-
rons. Les Anglais suivaient de peu. Mais déjà Cons-
SALONIQUE 415
fan lin, par crainte de son beau -frère le kaiser, avait
contraint Vénizélos à démissionner.
Malheureusement, ces secours étaient trop faibles;
retardés d'ailleurs dans leur marche par des montagnes
où les routes manquaient, ils ne purent empêcher la
tragédie serbe de se dérouler avec une rapidité fou-
droyante. De rinstant où les Austro- Allemands fran-
chirent la Save et le Danube, jusqu'au jour où le gou-
vernement de Nisch, d'étapes en étapes, fut refoulé à
Scutari, il ne s'était pas écoulé sept semaines (8 octobre-
24 novembre). Du moins, Tintervention franco-anglaise
du côté de Vélès, célèbre par les luttes de Guevgheli et
de Krivolak, avait-elle, en menaçant les flancs de l'ar-
mée bulgare, permis aux Serbes de s'évader nombreux
vers l'Albanie et vers Corfou. De là, grâce à la flotte
de l'amiral Dartige du Fournet, ces rescapés avaient
contourné la péninsule grecque et rejoint à Salonique
ceux qui venaient les aider à reconquérir par le sud
leur royaume envahi.
Ainsi le royaume d'Athènes avait -il laissé écraser
ses alliés serbes par les Bulgares. Ceux-ci n'en témoi-
gnèrent à Constantin aucune reconnaissance ; mis en
appétit de conquêtes, ils commencèrent bientôt à gri-
gnoter le gros morceau de la Macédoine que les traités
avaient déclaré grec. Et, pour comble de délicatesse,
un de leurs soudards signifia gentiment que l'on ne fai-
sait ainsi que « renouveler la gloire d'Alexandre le
Grand, cet illustre Bulgare' ». A l'est, après une résis-
tance d'opéra-comique, dix-sept forts tombèrent comme
des châteaux de cartes et se rendirent. A l'ouest, l'inva-
sion déferla de Monastir sur Florina, Banitza, Eksissou,
et ne fut enrayée que vers le lac Ostrovo (23 août 1916).
Les avant-gardes bulgares étaient descendues au sud
jusqu'à Kaïlar.
* Ordre du jour du général Kirkof,
416 LOUIS LENOIR S. J.
Au centre, pendant l'hiver et ie printemps, Tarmée
de Salonique s'était fortement retranchée. Et, quand ^
les routes furent construites, les munitions jugées suffi- "^
santés, elle avait entrepris enfin, au milieu de sep-
tembre, une brillante offensive. Sous le commandement J
du général Cordonnier, nous avions repris Florina, et le
prince héritier de Serbie, accompagné du général Sar-
rail . avait fait, )e 23 novembre, une entrée solennelle
à Monastir.
C'était cette oflensive que le 4<i colonial était appelé
à poursuivre.
On avait cinq jours pour se préparer. Le Père Leiioir
les mit activement à profit. D'abord et avant tout, selon
son habitude, il se constitua au camp le prisonnier des
âmes. Parmi les troupes de Salonique, plus encore à bord
des cuirassés qui se trouvaient en rade, il comptait plu-
sieurs amis et de très chers. N'importe! « Impossible
de m'absenter, écrit-il comme excuse. Mes enfants
m'obligent à rester tout le jour sous ma tente à leur
disposition. »
Car l'aumônier, désormais, possède une tente qui,
pour 140 drachmes — loo francs depuis la baisse du
change, — va lui permettre de trouver partout un bon
gîte. « C'est là, dira-t-il plus tard, que sitôt arrivé à
l'étape je dresse l'autel et dépose Notre -Seigneur; c'est
là que je dors, enroulé dans mes couvertures, sur une
petite natte que j'ai achetée pour quelques sous. »
Pas plus que les autres il n'échappe au vaccin anti-
typhique. « Si l'immunisation est proportionnelle à la
réaction, on peut se rassurer sur mon compte : je suis
immunisé pour toujours. »
Cela ne l'empêche pas de prévoir. Maternellement
attentif, il a remarqué que c'est une grosse déception
SALONIQUE 417
pour ses marsouins de ne pas trouver à Salonique du
tabac français. Aussitôt il en commande un colis pour
chaque semaine : « Comme vos cigarettes sont très
supérieures, paraît-il, à celles d'ici, bien volontiers j'y
mettrais trois cents francs par mois; car je crois qu^
c'est le meilleur soulagement à apporter aux souffrances
de ces braves gens. » Ce souci, qui va reparaître inces-
samment dans ses lettres de Macédoine, méritait une
fois pour toutes d'être noté, surtout si l'on songe qu'au-
cune de ces cigarettes ne parut jamais aux lèvres du
Père Lenoir.
Mais il est d'autres munitions moins faciles encore à
se procurer et cependant bien plus importantes : les
lectures. Les journaux de Salonique, V Indépendant, la
Tribune, VOpinion, renseignaient à peu près sur les
événements ; mais leur contenu restreint était vite expé-
dié. Il fallait autre chose.
Je voudrais recevoir rég-ulièrement, mandait l'aumônier
au Père Courbe, par envois hebdomadaires, des livres
capables de faire du bien à mes plus intellectuels (ce qui est
très relatif), tout au moins de leur meubler sainement l'es-
prit. Certains sont passionnés pour la lecture, assez instruits
pour vouloir du bien écrit, mais ne trouvant ou ne recevant
que de l'Anatole France, du Zola, du Gyp, du Concourt, du
Flaubert ou des saletés nouvelles. Je leur voudrais d'abord
des livres historiques très bien faits... ou, à leur défaut, de
bons et beaux romans de Bourget, Bazin, Bordeaux, Bar-
res, etc., ce que nous donnions à nos grands de Marneffe les
plus avancés *...
A ce nouveau budget il affecte volontiers la plus
grosse partie du restant de sa solde. Plus tard, il récla-
mera (( les séries Pierre l'Ermite et Moreux : excellent
ici; vous pourriez en mettre beaucoup d'exemplaires ».
Mais il exclura les livres sur la guerre, « du moins en
* n décembre 1916,
27
418 LOUIS LENOIR S. J.
g'énéral ; comme ils y sont , nos hommes veulent préci-
sément s'en distraire ». De cet interdit, il n'exceptera
même pas un ouvrage qui renfermait plusieurs de ses
propres récits, les Impressions de guerre de prêtres-sol-
dats. « Très intéressant et tout à fait à recommander
pour d'autres milieux, ce livre ne me semble pas
opportun ici^ »
Les préparatifs achevés, le 16 décembre, on se mit
en route. Le départ ne fiit pas chose commode. C'était
la première fois que l'on avait à se transporter à mulet,
sans le secours des voitures. Pour protester contre leur
charge, les bêtes entêtées se couchaient, renversant dans
la boue les cantines et les sacs. Il fallait les débâter,
les relever, les rebâter; puis elles se recouchaient.
Charmants caprices, qui ne sont qu'à leurs débuts. Dans
huit jours, le mulet de l'aumônier choisira le point pré-
cis de la route où s'étale la plus jolie couche de boue
liquide , pour faire sembkmt de buter et déposer les
bagages dans la sauce. ...
Le soir du 17, on campait tout près de Topsin, autour
d*une belle ferme macédonienne servant d'hôpital, mais
« devant un paysage de désolation, de pauvreté, de
saleté qu'on imaginerait difficilement ». Pour compen-
ser, heureusement, « au loin, l'Olympe neigeux, splen-
dide ».
En douze heures on avait passé du plus rigoureux
hiver à l'été le plus chaud. Désormais, rien de plus
fréquent que ces sautes brusques de température, très
* 31 janvier et 9 février 1917. A nos lecteurs avides de se procurer
les écrits du Père Lenoir, nous sommes heureux de signaler cet ou-
vrage. Ils y trouveront notamment : Le Petit Patrouilleur, Deux
Marsouins de 1915, L'histoire de Youp (ou La confession du Juif ),
chez Pion.
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'^ cl/
SALON 1 QUE 421
souvent au cours de la même journée. Ce ne sera pas
la moindre souffrance des marches de Macédome.
Autre point noir pour l'aumônier. Depuis le départ
de Marseille, aucun dimanche n'avait pu être solennisé :
ni le 3 décembre, à cause du débarquement humiliant
fait au Pirée ; ni le 10, par suite de l'installation au
camp de Zeitenlick ; ni le 17, puisqu'on avait ce jour-là
fait l'étape de Samli à Topsin. Or voici qu'après cinq
jours de stationnement dans ce village, on allait encore
se remettre en route la veille du dimanche, avec une
marche prévue pour quarante-huit heures. Décidément,
dans cette armée d'Orient, les ordres supérieurs ne sem-
blaient guère se préoccuper du jour de prière des catho-
liques et des protestants. Du moins, puisque Noël tom-
bait un lundi, on serait à l'étape ce jour-là : partis le
samedi matin, nos coloniaux auraient accompli le diman-
che soir les deux jours de marche après lesquels, dans
ces rudes montagnes, un repos de vingt- quatre heures
était habituel. Et l'on pourrait, soit à minuit, soit dans
la journée, célébrer cette fête d'une manière qui ferait
revivre dans tous les cœurs un coin du pays de France ...
Hélas ! il fallut perdre cet espoir.
Les étapes, qui pouvaient être combinées de façon beau-
coup moins dure et moins difficile au ravitaillement, l'ont été
de telle sorte que nous devons marcher toute la journée
du 23, toute la journée du 24, toute la journée du 25... C'est
fait exprès, on m'avait averti à l'avance... Mesure aussi mala-
droite que mesquine; car tous, croyants ou incroyants, en
sont outrés... Et j'entends de ma tente des hommes dire bien
haut qu'en leur demandant le sacriiice de leur vie, on pour-
rait bien leur laisser la consolation de s'y préparer chrétien-
nement*...
Mais ces doléances ne sont que pour les intimes.
* A ses parents, 'i2 décembre^
422 LOUIS LENOIR S. J.
Aux autres, il fait valoir que, somme toute, on a bien
de la chance de quitter au plus tôt l'immonde plaine iu
Vardar, transformée en marécage par les pluies
récentes. Le seul bon souvenir que les hommes en
emportent est celui des tortues qu'ils ont mises h la
soupe dans la « roulante » : chair un peu coriace, genre
grosse grenouille, mais bouillon succulent. L'aumonier
s'y intéresse, comme k tout ce qui améliore l'ordinaire
de ses « enfants ». Il trouve même des débrouillards
qui ont dégusté du corbeau ; mais quand i'I leur a
demandé si c'était l>on, ils se sont contentés de
répondre : « C'est meilleur qu'on ne pourrait croire. »
Tout lui est occasion de distraire et d'instruire . les
restes de vieux thermes romains et de chapiteaux
corinthiens, auprès desquels, le 23, on fait la grand'-
halte; et surtout, à Yénidjé- Vardar, les ruines de Pella,
qui vit passer, revenant de ses conquêtes, Alexandre
le Grand : « Ville misérable, mais très pittoresque, la
plus curieuse peut-être que j'aie jamais vue, avec ses
jardins ruinés par les dilYérentes guerres balkaniques. »
Sa joie fut grande d'y saluer un Père Lazariste, qui
représentait magnifiquement l'influence française dans
le pays et jouissait sur tous. Turcs et Bulgares, d'une
souveraine autorité.
La journée du dimanche, où l'on dut repartir avant le
jour, fut marquée par des récriminations particulière-
ment amères. Alors que les transports s'étaient déclarés
incapables de fournir au 4^ colonial ni une voiture ni
une automobile, sur la route quarante -cinq camions
« balladaient » des Serbes, à raison de treize par camion.
On devine les réflexions... Le Serbe avait beau se
battre vaillamment, il fut en un instant chargé de toutes
les malédictions. Chacun y allait de sa petite his-
toire. Celui-ci savait d'un tringlot que les Serbes chi-
paient les denrées de l'Intendance pour les revendre
aux civils. Un autre qu'à leur arrivée de Corfou,
SALONIQUE 423
quand ils apprirent que leur solde serait réglée par les
Français, les gradés s'étaient cousu un galon de plus
sur la manche, si bien que dans certain état-major,
pour un effectif équivalent à un de nos corps d'armée,
on comptait cinquante-deux officiers, presque tous
colonels... Et puis, on les payait en argent du pays,
tandis qu'on nous payait en billets de France, ce qui
faisait un déchet de 12 °/o--- Boutades, qui ne doivent
pas faire oublier que les Serbes ne furent jamais avares
de leurs efforts ni de leur sang. Mais le rappel de ces
plaintes aide à comprendre la « macédoine » de races
où Ton s'agitait...
La nuit de Noël fut encore plus triste qu'on ne
l'avait prévu. Le gîte d'étape était à Vertekop. Il
y avait là un hôpital anglais, admirablement tenu :
une armée de tentes blanches, parmi lesquelles circu-
laient une foule de médecins et d'infirmières ^ On
s'apprêtait à fêter la Merry Christmas. Celle des colo-
niaux fut bien simple : un dîner frugal, fait surtout de
conserves, car on était arrivé fort tard et plusieurs
mulets qui portaient les vivres avaient lâché en route.
Puis, tandis que, roulés dans leurs couvertures, les
marsouins essayaient de dormir, ils entendirent de
leurs tentes les joyeux chœurs anglais... L'aumônier,
bien sûr, n'omit pas de célébrer la messe de minuit,
mais dans l'intimité, sans le faire savoir aux hommes,
qui avaient besoin de leur restant de forces pour
retape très dure du lendemain : « Messe bien triste
dans son éloignement et dans sa solitude^. »
Puis à l'aube, en route de nouveau. Tous étaient
harassés par les deux jours de marche précédents. Les
mulets eux-mêmes demandaient grâce, tellement épuisés
* C'est cet hôpital que les avions allemands viendront bombarder le
12 mars 1917, y tuant plusieurs infirmières.
'^ Lettre du 29 décembre.
424 LOUIS LENOIR S. J.
que plusieurs, ne pouvant plus porter leur charg-e,
durent être abattus. N'importe ! on avait défense de se
reposer le jour de Noël... Heureusement, rambulance
anglaise put prêter quelques camions.
De Vertekop à Vladova, on devait, dans îa journée,
s'élever de 440 mètres. La colonne se faufila, lon-
geant et coupant tour à tour des torrents grossis par
les pluies, et multipliant les lacets pour gravir les
pentes. On escalada le belvédère rocheux sur lequel est
perchée l'ancienne Edesse, première capitale des rois
de Macédoine : ville des eaux, comme l'indique son
nom actuel de Vodéna, bruissante de cascades courant
à fleur du sol, mais plus encore merveilleuse terrasse
dominant la plaine immense. Ceux que la fatigue
n'accablait pas purent à loisir admirer à l'horizon les
montagnes de neige, les hauteurs plus proches couvertes
de grenadiers et de mûriers, de troupeaux avec leur
pâtre portant houlette, de coquets villages nichés dans
les creux, et partout de petits lacs formant miroir au
soleil couchant. Quelle différence avec la plaine du
Vardar !
Mais aujourd'hui le Père Lenoir est aveugle. Quand
il voit ses marsouins épuisés, il n'a plus le cœur d'ad-
mirer la nature. « Nous sommes, écrit-il, dans des
montagnes qui seraient magnifiques de beauté, si le
motif de notre voyage n'enlevait à toute chose son
charme. » Puis, parvenu enfln à l'étape de Vladova,
(( en cette soirée qui devrait être radieuse de béné-
dictions divines et de joie », l'aumônier, « navré,
désemparé, de ce que la messe de Noël avec ses con-
versions et ses communions n'ait pu avoir lieu »,
en était réduit, comme au soir du 45 août 1915, à
SALONIQIJE 425
venir chercher, auprès d'une âme qui pouvait le com-
prendre, « un peu de réconfort ». Pour calmer ses
scrupules et ses angoisses d'apôtre, on lui avait écrit :
« Ce qui est rassurant, c'est que le bon Dieu a un bien
plus grand désir que nous de sauver les âmes. » Il
réplique :
C'est en efTet ce qui m'empêche de me décourager tout à
fait. Mais Dieu a aussi la volonté mystérieuse de sauver les
âmes les unes par les autres, et de ne pas donner les grâces
de conversion là où fait défaut Tinstrument qui devrait les
appliquer. J'ai très grand'peur que cette impiété plus grande
de mon régiment, ces difficultés matérielles et morales qui
s'opposent à la conversion des âmes ne soient la conséquence
de mes péchés. Aussi je vous demande en grâce, à vous et
à votre sainte communauté, de m'obtenir du Cœur de Notre-
Seigneur la réalisation de votre vœu : l'union parfaite et
constante avec Lui.
Le 27 décembre, quand, après avoir encore monté,
on découvrit tout à coup le lac d'Ostrovo, ce fut un cri
général d'admiration. Des coloniaux, qui avaient
voyagé en Haute-Egypte, se rappelèrent à cette vue le
coup d'œil du Nil au-dessus du barrage d'Assouan ; les
Savoyards évoquèrent le lac du Bourget. Cette masse
d'eau, prisonnière d'une énorme dépression volcanique,
sans cesse alimentée par la vallée de Kaïlar, est entiè-
rement murée au nord par les premiers contreforts du
Kaimackalan ; si bien que son niveau en s'élevant
recouvre implacablement chaque année végétation et
constructions. Au nord-est cependant, s'étalait une
grève de sable assez large pour que le régiment pût
y camper à Taise.
Le col que l'on devait franchir était à 963 mètres
d'altitude, Ostrovo seulement à 540. Comment sorti-
rait-on de ce trou? Un chemin unique au nord-ouest;
426 LOUIS LENOm S. J.
mais tellement tortueux et brisé qu'après vingt zigzags,
il semblait s'évanouir dans le rocher. Etait-ce vraiment
là qu'il faudrait passer? Encore cette route était -elle
alfreusement défoncée par d'incessants convois :
colonnes d'infanterie, canons et caissons, munitions et
ravitaillements s'y succédaient nuit et jour.
Pour le régiment, le coup de collier du 28 décembre
fut rude ; et même^ — s'il n'était irrévérencieux de
parler ainsi aux abords de la Vieille -Grèce, — nous
dirions qu'il fut homérique. Les roulantes qui se dan-
dinaient cahin-caha, plus déhanchées que jamais du
train de derrière, parurent plusieurs fois se cramponner
sur le bord de l'abîme, semblant dire : « Si je culbute,
que mangeront ces pauvres gars? » Du reste, le 4e n'était
pas seul à profiter de la route. Le 34c colonial en vou-
lait sa part, des Serbes aussi, et surtout deux compa-
gnies de sapeurs italiens, belles indolentes que le colo-
nel Thiry dut secouer au milieu de la montée. Sur cette
corniche, où nul ne pouvait s'arrêter sans obliger à la
pause plusieurs kiloniètres de troupes en marche, où la
moindre embardée d'un véhicule suffisait à retarder
d'une demi-journée les vivres de milliers de combat-
tants, prudence et décision s'imposaient. Aussi ne
manquait-on pas de s'y exhorter impétueusement les
uns les autres. Les conducteurs juraient en dix langues
différentes. Les muletiers grecs, turcs, koutzo-valaques
se poignardaient du regard et multipliaient dans un jar-
gon incompréhensible des conseils qu'ils jugeaient indis-
pensables. Dans ce cirque empoussiéré, aux échos
sonores, ce fut un beau tapage que nul n'a oublié.
Au sommet du col, désagrément d'un autre genre.
Un vent rageur se déchaînait du sud-ouest, menaçant
de tout jeter à terre, et cinglait les visages d'un ter-
rible soufflet glacé, abrutissant. Le supplice continua
plusieurs heures jusqu'à Banitza.
Le froid était décidément venu ; durant cette nuit
SALONIQUE 427
du 28 au 29 décembre, il descendit à 5** au-dessous de
zéro. Et malheureusement les couvertures, dont les
hommes avaient dû se délester pour une marche aussi
rude, n'arrivèrent, par suite de l'encombrement, qu'à
une heure fort tardive. Mais le Père Lenoir n'avait pas
voulu être mieux traité que les autres ; négligeant les
olîres qu'on lui faisait de loger sous un toit, il avait
planté sa tente au milieu de ses marsouins.
On était au vendredi : déjà l'aumônier se réjouissait
à la pensée de la messe si longuement attendue, qu'il
célébrerait le surlendemain à Eksissou, point terminus
du voyage. D'après le programme fixé, on devait
atteindre ce village dans la journée du samedi, après
vingt-quatre heures d'arrêt à Banitza. Or, au dernier
moment, un contre-ordre supérieur survint qui prolon-
geait d'un jour le stationnement. Et l'on se mit en
route |x>ur la dernière étape le 31 décembre, un
dimanche matin.
O fut pour le Père Lenoir une nouvelle et très vive
souifrance.
CHAPITRE XXV
EKSISSOU
HIVERNAGE SOUS LA TENTE
(Janvier 1917)
En quittant Banitza pour Eksissou, les coloniaux!
avaient été salués par un avion boche, qui derrière eux,
dans le bivouac, avait fait des victimes serbes et
anglaises. Désagréable visite due à Timportance straté-
gique de ce village. Vers Banitza en effet convergeaient
nécessairement tous les convois. Un coup d'œil sur la
carte suffît à s'en rendre compte.
L'armée de la Macédoine méridionale s'allongeait,
de l'est à l'ouest, comme un cimeterre, dont la poignée
était à Salonique. Les montagnes du Païkon et du Kaï-
mackalan formant barrière au nord le rendaient inutili-
sable autrement que par sa pointe. Recourbé à partir
de Banitza, il piquait droit au nord pour fouiller
Monastir.
Or, pour communiquer la vie de la garde à l'extré-
mité, pas d'autre ressource que l'itinéraire suivi par le
4e colonial, avec passage obligatoire par le couloir
d'Ostrovo*. Qu'une violente pression austro-bulgare
contraignît nos troupes à un repli, c'est vers cet étran-
^ La ligne du chemin de fer elle-même, après un détour au sud pour
desservir Véria, remonte par Vodéua et aboulil également à Ostrovo
et Banitza.
EKSISSOU 429
glement que tout refluerait. Ceux qui avaient, douza
mois auparavant, retraité à travers les sinistres défilés
de Demir-Kapou ne souhaitaient pas de renouveler
une semblable expérience.
De plus, que feraient en ce cas les Grecs d'Athènes?
Enhardis devant nos troupes en mauvaise posture, ne
les prendraient-ils pas à revers?
La déchéance de Constantin avait bien été procla-
mée de divers côtés par ses sujets, dans la Crète, à
Chio, à Sjra, à Lesbos, à Samos, à Lemnos, et même,
— il faut bien, aux pays du soleil, un sourire à toute
chose I — par la colonie grecque de Marseille, Constan-
tin n'en était pas moins toujours le roi des Hellènes. Il
avait eu beau présenter des excuses pour l'attentat du
2 décembre, il possédait toujours en Thessalie des
troupes qui constituaient une menace. Des ofhciers,
ostensiblement démobilisés à Athènes, étaient revenus
en civil à Larissa, tout prêts, au moment opportun, à
prendre la direction des épistrates cachés dans le pays.
La presse ne se dissimulait pas te danger : « Cons-
tantin tâche pour un moment de remettre le masque
qu'il s'était trop pressé de lèvera La menace grecque
devient extrêmement grave. La situation de l'armée
Sarrail est, depuis la défaite roumaine, le côté le plus
sombre de la situation militaire. Que sera-ce si elle
doit se défendre aussi par derrière-? » Le Daily Mail
demandait avec inquiétude si Salonique n'allait pas
être un nouveau Gallipoli, et \ Homme enchaîné récla-
mait ouvertement le retrait de l'expédition.
Ce sera l'honneur de nos chefs d'avoir tenu bon
malgré tout.
Contre la menace grecque, on établit au sud de
Banitza des troupes de surveillance, où le 4e colonial
* Le Temps, 13 décembre.
* Journal de Genève, 7 décembre.
4.;0 LOUIS LENOIR S. J.
fut englobé. Un compap^non du Père Lenoir écrivait le
7 janvier : « La division est là, comme un poing mena-
çant prêt à s'abaisser sur Constantin à la moindre
alerte. Nous avons autant de chances de marcher au
sud qu'au nord. J'opinerais volontiers pour le sud. Le
champ de bataille de Pharsale est toujours là. »
En attendant, on s'installait.
Depuis qu'ils avaient atteint les crêtes, au sortir
d'Ostrovo , les coloniaux foulaient la région où s'était *.
brisée l'invasion bulgare. Tout portait les traces de la J
dévastation, et Gornitchevo, le premier village rencon- j
tré sur la hauteur, n'était qu'un amas de ruines. Eksis- |
sou n'avait guère plus d'apparence... et pour de bonnes z
raisons. Au mois d'août dernier, lorsque les troupes j
franco-serbes s'étaient repliées, les habitants leur J
avaient tiré dans le dos; et trois semaines plus tard, \
après la reprise du village, nous y avions trouvé nos ;
blessés assassinés : un adjudant avait un couteau dans i
le cœur, et d'autres malheureux des balles dans la
tête s'ajoutant à une blessure pansée. On n'avait pu
empêcher les représailles. Triste destinée de ces popu-
lations frontières! Ballottées par le va-et-vient des
envahisseurs, pillées alternativement par l'un et par
l'autre, quand elles cèdent au vainqueur du jour, elles
conservent au maître d'hier, qui pourra revenir, assez
d'apparente fidélité pour éviter sa vengeance.
Aussi n'y avait-il pas lieu, à Eksissou, d'être trop
confiant envers les rares indigènes demeurés au pays.
Volontiers, les sapeurs eussent aménagé pour leur
aumônier une des maisons en terre battue restées debout
EKSTSSOU 431
A défaut de confort, il y aurait trouvé l'avantage fort
appréciable d'une cheminée et d'un feu. « Je le lui
disais, écrit son ordonnance. Mais il me répondait tou-
jours que les hommes ne seraient pas libres pour venir
le voir. » Et il s'installa, comme d'habitude, sous la
tente. Des pluies viendront, transformant le camp en
un vaste cloaque : peu importe ! Avec les compagnies
qui chercheront de moins mauvais emplacements au-
dessus du village, le Père Lenoir acceptera de se
déplacer, mais rien de plus. La neige et la gelée se
mettront de la partie : peine perdue ! « Vous pensez
s'il faisait froid avec la neige! écrit encore Hugon. Le
matin, il perçait la glace de son seau pour sa toilette,
voilà tout. Ah! quel homme! »
Ce qui accroissait le malaise de Laumônier, c'est qu'il
ne pouvait faire de mouvements pour se réchauffer, véri-
tablement enfermé par les visiteurs, qui, d'après les
témoignages unanimes, « se succédaient du matin
au soir* ». Lui-même avoue qu'il ne lui reste aucune
minute dans la journée pour la correspondance. Or
telle était la joie qu'il paraissait éprouver dans ces
entretiens, que plusieurs se demandaient s'il ne perdait
pas alors la conscience du froid. Jamais, assurait-on,
avocat ou médecin illustre, en voyant les clients s'écra-
ser dans son antichambre, ne fut aussi rayonnant.
Non pas que tous ses visiteurs s'en retournassent
convertis. Le Père Lenoir note au contraire, dans plu-
sieurs lettres de ce temps-là, que l'on traverse une
« détestable période au point de vue religieux, et que
sur tous souffle un vent d'indifférence et parfois
d'impiété ».
Le moral aussi baissait.
Les efforts redoublés de l'Allemagne pour obtenir une
paix blanche, les lettres qu'elle échangeait avec l'Amé-
* Attestations, en particulier, du colonel Tliiry, du lieutenant-colonei
Dcf'oort, du commandant Mury, du capitaine Monnicr, du lieute-
nant Bédier, de Joseph Ilugon et de Jules Avril.
432 LOUIS LENOTR S. J.
rique faisaient germer l'espoir d'un prompt achè-
vement de la guerre. Le 13 janvier, quand on connut à
Eksissou la réponse des Alliés indiquant à Wilson
leurs conditions, plusieurs se persuadèrent que l'armis-
tice était proche. Et ces illusions contribuaient moins
à fortifier les cœurs qu'à les amollir.
L'aumônier n'y voyait qu'un stimulant à se dépenser
davantage. Pour remonter le moral, tout lui était bon.
Le soir, quand le soleil baissait, combien de ses visi-
teurs se rappellent avec quel charme, soulevant la por-
tière de sa tente, il leur faisait admirer les couleurs de
ce merveilleux paysage ! Sur les plans des montagnes
étagées à l'infini se dégradaient toutes les nuances,
depuis le mauve brumeux des lointains, jusqu'au roux
vif, avec toute la gamme des bleus, des verts et d :s
roses. On ne se lassait pas de regarder. Et guidée par
lui, bien rarement la pensée s'arrêtait sans remontei
jusqu'à Dieu.
Quand les derniers visiteurs étaient partis, vers
9 heures et demie ou 10 heures du soir, le Père Lenoir
se mettait à sa correspondance, toujours volumineuse.
« Pour avoir moins froid, il se roulait dans sa couver-
ture et s'étendait sur sa couchette ^ » C'est de la sorte
qu'il trouvait le moyen , malgré ses doigts gercés et
engourdis, de prolonger encore son rôle de consola-
teur. .
Au reste, suivant le mot d'une exquise justesse du
commandant Mury, « la petite tente du Père Lenoir
n'est pas son logement, c'est la chapelle ». On y venait
pour prier. Quand le mauvais temps ne permettait pas
de mieux faire, on en soulevait largement les panneaux,
pour assister à la messe du dehors. Ainsi avait- on
procédé le matin du jour de l'an et le 7 janvier.
Mais le 14, quelle joie! On put installer l'autel non
* Témoignage de plusieurs , entre autres de son oi^donnance et du
capitaine Monnier.
EKSISSOU 433
loin du lac de Petersko, dans le cirque de rochers qui
l'entoure. C'était la première fois, depuis le départ de
Marseille, que l'aumônier pouvait solenniser un
dimanche. Devant un auditoire imposant, où se trou-
vaient mêlés aux marsouins des artilleurs, des sa-
peurs du génie, des cavaliers et deux généraux, il
sut avec tact, mais très fermement, rappeler au sujet
de la loi dominicale les droits de Dieu et des âmes.
Mes chers amis, je suis heureux d'avoir enfin pu célébrer
devant vous cette Messe que nous désirions depuis si long-
temps. Voilà deux mois déjà que dos circonstances diverses,
toutes indépendantes de notre volonté, nous ont empêchés de
nous réunir le dimanche autour d'un autel; j'en étais inquiet
pour vous. Car cette assistance à la messe du dimanche n'est
pas seulement une oblig-ation rigoureuse et grave, parce que
Dieu l'a voulue telle, — quand elle est possible, bien
entendu; — mais, de plus, elle est un besoin de notre cœur,
et je dirai un besoin de notre esprit, pour l'élever au-dessus
des soufFrances, des faiblesses, des vulgarités de notre vie
quotidienne et entretenir en lui la pensée de Dieu...
Puis, sans effort, l'orateur s'éleva du merveilleux
spectacle que l'on avait sous les yeux dans ce « théâtre
de la nature », pour exposer, avec autant de force que
de poésie, les principales preuves de l'existence de
Dieu. Des musiciens avaient joué avant le sermon; par
un de ces à-propos délicats qui lui gagnaient toutes les
sympathies, le Père en profita pour renforcer son argu-
mentation :
Pensez-vous que le vent de ces montagnes, à force de souf-
fler dans les maisons démolies d'Eksissou, ait pu un jour par
hasard assembler entre elles quelques planchettes de bois et
quelques cordes et en fabriquer l'instrument qui résonnait
tout à l'heure sous les doigts si légers de l'artiste? Il y a fallu
l'art et le métier tout à la fois. Eh bieni vos oreilles qui
m'écoutent renferment comme des violons microscopiques
portant chacun plus de 6000 cordes de longueurs inégales,
28
434 LOUIS LENOIR S. J.
pour prévoir toutes les nuances du son. Et l'on vouflrnît que
ce fût là l'œuvre du hasard! Folie ou plaisanterie?
De môme que le violon supi o e un luthier, de même le
mouvement des astres, l'oreille de l'homme et mille autres
détails du monde supposent un Etre intelligent qui les a
faits, — Etre supérieur à l'homme, puisqu'il a fait l'homme
comme le reste, — et cet Etre, nous l'appelons Dieu.
Pensons à Lui, en vivant jour et nuit au milieu de ses
œuvres...
Il y eut à cette messe quatre cents communions.
« J'aurais voulu davantage, écrit-il à ses parents; mais
il faut plus remercier que se plaindre. » Revenant
quelque temps après sur cette solennité, il ajoutait :
« Ce fut splendide. Un escadron voisin profita, un peu
surpris, de cette communion en viatique. Des officiers
me dirent : <( Mais nous ne sommes pas au danger
ici! » Le lendemain même, subitement, Lescadron
recevait l'ordre de s'éloigner pour aller au danger. Et
ce fut sans doute la dernière occasion, — et la première
pour beaucoup, — de recevoir le viatique avant de
mourir ^ »
*
A voir l'aumônier témoigner un tel entrain pour
l'organisation des cérémonies religieuses et faire cons-
tamment si bon visage à ceux. qui abusaient de son
temps, on pouvait croire qu'il n'avait à cela nulle diffi-
culté. Jugement naïf, en tout cas sammaire. Ceux qui,
ayant ,1e goût des travaux de l'esprit et des médita-
tions solitaires, ont à « recevoir » continuellement,
sans avoir le droit, de par leurs fonctions, de manifes-
ter qu'on les lasse, savent fort bien que l'affabilité inal-
térable ne s'obtient pas sans une sévère discipline. Et
si l'accueil souriant est facile pour huit ou dix visiteurs,
' Au Père G. G., 6 février.
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EKSISSOU 435
il est à craindre que le onzième n'en porte la peine. Or^
est-ce sa faute à ce cher onzième, qui a besoin d'un
conseil ou d'une semonce, s'il n'a pu venir plus tôt?
Aussi comme on voudrait être pour lui — et même
pour le douzième et ceux qui viendront après, — inlas-
sabLement bon ! Et peut-être, enlisant les pages qui pré-
cèdent, certains ont-ils envié l'immuable sérénité du
Père Lenoir... Qu'ils se rassurent! Le Père Lenoir avait
intérieurement les mêmes impatiences. Un document
précieux, daté du 15 janvier, en témoigne.
Nous avens déjà dit l'importance que le religieux,
fidèle aux méthodes de saint Ignace, attachait à Texa-
men particulier. Observateur impeccable de ses règles,
même au milieu des marches accablantes de Macé-
doine, il faisait cet examen deux fois par jour; et, sui-
vant la recommandation de son bien-heureux Père, il en
notait soigneusement le résultat. Parmi les exclama-
tions de stupeur que nous ont, à maintes reprises,
arrachées les secrets de sa vie intérieure, il y en eut
une particulièrement admirative, — pourquoi le taire?
— le jour où nous avons retrouvé sa feuille d'examen
particulier, exactement marquée sans une lacune ^usqnk
la veille de sa mort, le soir du 8 mai inclus.^
Or sur quoi portait cet examen? Le document du
lo janvier nous l'apprend :
ÉLECTION, 15 Janvier 1917.
But : Acquérir la douceur de Nôtre-Seigneur et sa
bonté patiente [Sainte Enfance^ Apostolat, Passion^
Eucharistie).
Par sa bonté, Il gagnait les âmes,' par mes impa-
tiences. Je les rebute,
' Après un long- regard ^ur ce bordereau spirituel et songeant à la
somme d'énerjjie qu'il avait exigée pour cire tenu à jour dans un tel
bouleversement de vie, quelqu'un nous disait : « C'est plus éloquent
que tous les sermons du monde. >» — Au point de vue méthode, con-
fronter le document qui suit avec celui de l'Appendice A.
436 LOUIS LENOIR S. J.
Près de la plupart ^ mon principal moyen d'apostolat
est (le leur faire connaître et aimer Notrc-Seigneur en
moi.
Pbatiqve : Chercher, avec Valde de Notre -Sei-
gneur et à son exemple^ à corriger mes impatiences,
surtout :
i)...
2) Envers ceux qui abusent de mon temps.
3) Dans la préparation de nos cérémonies.
Devise : « Jésus, doux et humble de cœur, rendez
mon cœur semblable au vôtre! »
Sanction^ ;..»
Ainsi donc, au lendemain de cette solennité du
14 janvier, pour laquelle il n'avait épara^né aucun soin,
à cette époque où Ton n'entendait qu'un concert de
louanges pour rafFabilité qu'il prodiguait à ses visiteurs,
seul en face de Dieu, en établissant sa revue de cons-
cience pour le mois passé, aucun défaut ne lui sem-
blait plus urgent à surveiller que celui-ci : ses impa-
tiences au sujet des cérémonies ou vis-à-vis des indis-
crets.
Vers la lin du séjour à Eksissou, la petite tente fut
témoin d'une scène qui mit des larmes aux yeux du
Père Lenoir. Le 21 janvier, parut un ordre qui rappe-
* Cette Election nous a permis un recoupement. Jusqu'alors, le Père
Lenoir faisait son examen particulier sur l'esprit de prière et l'union
à Notre- Seigneur, chose qu'il est difficile d'apppécier mathématique-
ment; et, de fait, sur la feuille \e résultat est indiqué par des lettres,
signifiant bien, assez bien ou médiocre. Mais, à partir du 15 janvier,
l'examen est marqué en chiffres ; c'est que les actes d'impatience, même
intérieurs, peuvent plus facilement se compter. Voir feuille ci-contre.
EKSISSOU 437
lait en France tous les jeunes soldats de moins de
vingt ans, trop faibles, disait-on, pour supporter les
fatigues d'Orient.
J'en ai eu le cœur déchiré, pour rattachement que je leur
portais, pour le bien du régiment, dont ils formaient le meil-
leur conting-ent, et surtout pour le bien de leurs âmes, qui
en souffriront peut-être...
Plusieurs en pleuraient et moi-même j'en avais les larmes
aux yeux. Quelques-uns, convertis tout récents, sont venus
sous ma tente la veille du départ recevoir leur Viatique :
spontanément, se levant devant la sainte Hostie, ils ont juré
fidélité à Notre-Seigneur et à leur devoir de soldat. Or cer-
tains d'entre eux, il y a six mois, étaient encore des apaches,
et, depuis quelques semaines où je pouvais les voir très fré-
quemment, ils faisaient Fexamen particulier (avec feuilles à
Tusage de nos Pères, sanctions, etc.), l'un sur les g"ros mots,
un autre sur le dévouement aux camarades, un autre sur
l'apostolat, un autre sur la présence de Dieu, qu'il avait
p^-esque continuelle, un autre sur l'intimité avec Notre-
Seigneur... *.
Rien n'est plus touchant que les lettres écrites dans
la suite au Père Lenoir par ces jeunes, arrachés à son
affection. Ils se disent « navrés d'avoir quitté le 4° »,
d'autant que plusieurs ont été versés aux tirailleurs
sénégalais, dont la compagnie n'a tout de même pas
autant de charmes que celle des marsouins. L'un
raconte que « malgré qu'il soit loin du régiment, il
n'est pas éloigné de Notre -Seigneur ». Un autre, qui
s'excuse de n'avoir, en deux mois, écrit que trois lettres,
atteste qu'il n'a pas manqué une fois à la messe du
dimanche. Plusieurs notent le nombre de leurs commu-
nions, leurs efforts pour y conduire des camarades et,
par des signes conventionnels, tiennent le Père au cou-
^ Raconté dans un grand nombre de lettres, notamment à ses parents,
1^1 janvier, au Garmcl de X"*, iS janvier, au R. P. de Boy nés, 5 février.
438 LOUIS LENOIR S. J.
rant de leurs progrès : celui-ci dit « qu'il ne prononce
plus de paroles trop mal accentuées », celui-là com-
ment il « partage ses soulfrances avec Dieu ». De Tun
d'eux, qui fait « une estage de mitralleuse » à Cavail-
lon , nous n'avons pas retrouvé moins de cinq lettres
entre le 25 février et le 27 mars.
« Cher père, écrit-il, je vous dirais que j'ait gardé
un bons souvenir de vous, que quant jie pence lès larme
me vienne au yœux...
« Se matin dimenche, je suis étais avec mont cama-
rade S. à l'éclisse saint Jaque faire la saintte comunion
la ou Monsieur le curé nous a resus comme ses enfant,
ou j'irais sant fautte dimanche prochain resevoir Nottre
Ségneur Jésus ou il matens avec lès brad ou vert, ous
je ferais à maime tans une prière pour moi que le
Bout Dieu me garde toujour fidèle et surtous qu'il me
laisse pa retombé dens le mauves chemin... »
Et par deux fois les lettres du jeune marsouin se ter-
minaient ainsi : « Bien le bonjour à mont cher colo-
nel. »
I
CHAPITRE XXVI
KAÏLAR
UN MOIS DANS UNE ÉGLISE GRECQUE, PARMI LES TURCS
(Février 1917)
Le Père Lenoir. avait écrit le 10 janvier : « De plus
en plus nos regards se tournent vers le sud. » Seize
jours plus tard, le 4e colonial se mettait en route pour
Kaïlar.
Depuis la veille, à Paris, la Chambre, en comité
secret, discutait sur les affaires grecques (25 janvier).
Tenir Constantin en respect, sans briser avec lui;
urger l'exécution de ses promesses plus par menace que
par violence ; Tintimider plutôt que Tirriter ; bref,
paraître fort plutôt que frapper fort : telle fut, pour
ceux qui n'assistèrent au huis-clos qu'à travers la porte,
la politique exposée par M. Briand et qui lui valut un
vote de confiance.
Tout porte à croire que telle fut aussi la ligne de
conduite officiellement fixée aux coloniaux pour
Texpédition qui s'amorce. Bien à cont-re-cœur, ils vont
se comporter comme s'ils avaient cette consigne.
D'Eksissou à Kaïlar, l'étape fut d'abord pittoresque.
Il neigeait à gros flocons. Mais^ vers midi, un rayon
de soleil transforma la route en une rivière de boue
glacée. A la vue du cantonnement nouveau, enseveli
sous un tapis blanc et entouré d'un cirque de névés,
il y eut un frisson... Faudrait-il encore camper sous
la tente? Par bonheur, le village était important; et,
n
440 LOUIS LENOIR S. J.
composé de Turcs, il fut de bonne composition devant
les baïonnettes. Sauf quelques compagnies pour les-
quelles on dut réquisitionner des mosquées, les trois
mille bommes trouvèrent à se loger cbez Tbabitant.
Le Père Lenoir savait déjà qu'au milieu de cette
population musulmane, une petite colonie grecque
s'était implantée depuis la guerre de 1912. Elle comp-
tait entre autres un sous-préfet vénizéliste, jeune et
actif. On apprit bien vite que cette colonie n'avait plus
de pope à demeure. A la suite de plusieurs tractations
compromettantes, le desservant avait cru prudent de
prendre la brousse ; il faisait le coup de feu dans la
montagne avec les comitadjis. Son église était libre.
Autant pour la soustraire à la réquisition ^ que pour
assurer les offices du régiment, l'aumônier s'y installa.
En cette vigile de saint Jean Chrjsostome,. il crut
reconnaître là une intention bienveillante du « Docteur
eucbaristique, un de ses saints de prédilection* )>. Au
surplus, rillustre patriarche de Constantinople ne
serait-il pas heureux de voir l'antique vérité reprendre
ainsi ses droits sur le schisme?
Personne ne trouva la chose étrange. Les anciens du
régiment se rappelaient avec délices les réunions quo-
tidiennes qui, dans les cantonnements de France,
étaient « le meilleur moment » de la journée; ils souf-
fraient d'en être privés depuis deux mois.
Le Père Lenoir n'ignorait pas qu'en temps ordi-
naire, un prêtre catholique ne doit point célébrer la
messe dans une église schismatique, soit à cause de
l'inconvenance de cette promiscuité de cultes, soit en
raison du scandale qui, dans les localités de religion
mixte, en résulterait pour les fidèles. Mais il se rappe-
lait aussi que, là où ce danger de scandale n'existait
pas, et du consentement de nos frères séparés qui
1 Au Carmel de X**', i<5 janvier.
KAILAR 441
peuvent être édifiés par le spectacle de nos cérémonies,
Rome avait une fois ou l'autre adouci sa discipline ;
elle prescrivait seulement en ce cas d'éviter Tusage en
commun de Fautel et des objets qui servent de près au
sacrifice de la messe, tels que pierre sacrée, nappes et
linsTes
Pour éviter, d'ailleurs, que la moindre confusion
doctrinale pût s'établir dans l'esprit de ses soldats, le
Père ouvrit tout de suite une série d'instructions sur
rÉglise grecque. Dès le 27 janvier, simplement en
donnant à saint Jean Ghrjsostome, au soir de sa fête,
le titre : de a Docteur grec de l'Église catholique », il
commençait à débrouiller l'écheveau. Les jours sui-
vants, il étudia les points oii l'Eglise de Gonstanti-
nople avait rompu avec la tradition apostolique,
insista sur la révolte contre l'autorité du pape, succes-
seur de saint Pierre, dit un mot de la Trinité et de la
procession du Saint-Esprit, parla longuement du purga-
toire et des indulgences. Puis il intéressa vivement ses
auditeurs en leur expliquant Forigine des différences
liturgiques dont ils avaient le témoignage sous les
yeux (absence de tabernacle, communion sous les deux
espèces, baptême par immersion, etc.), ayant soin de
noter que ces dillerences n'ont aucune importance doc-
trinale, puisqu'elles se retrouvent en partie chez les
Grecs catholiques. Il y eut même, après deux causeries
sur le Mahométisme et les croisades, un sermon sur
le « salut des non-catholiques », où le Père, répondant
aux questions qu'on lui posait souvent, rappela les
moyens qui sont à la disposition des schismatiques et
des musulmans pour parvenir au ciel. Enfin la fête de
saint Cyrille d'Alexandrie, encore un saint patriarche
grec-caihollquCy lui fournissait l'occasion, le 9 février,
1 Voir pnLre autres le décret du Saint Office du 42 avril 1704 (Col-
lecLauea S.-C. de P.-F., édition l'J07, n» 2G5)
442 LOUIS LENOIR S. J.
de donner à ces enseignements une magnifique clô-
ture.
Le suppléant du pope disparu, qui venait faire le
service dominical, se montra enchanté de la combinai-
son. Dans un village plein de soldats, il avait, pour le
mobilier de son église, trouvé à bon compte le plus
(îdèle et le plus respectueux des gardiens. Aussi accep-
ta-t-il volontiers, en compensation, de laisser chaque
dimanche Téglise disponible à partir de 9 heures. Il
voulut même, le 28 janvier, assister à la messe mili-
taire. « Il était là, raconte un témoin, derrière l'iconos-
tase, coiffé de son cylindre à plateau, et n'a cessé pen-
dant tout l'office de rouler des yeux exorbités de sur-
prise. La musique, l'assistance des soldats, l'allocution,
les communions l'ont laissé dans la stupéfaction...
L'aumônier avait dressé son petit autel à lui devant
V autel grec et, contrairement aux habitudes, a laissé
grande ouverte la porte de l'iconostase. C'était très
pittoresque cette messe latine, au milieu des icônes et
de la verroterie orthodoxes. »
Rendant compte de la scène à l'un de ses supérieurs,
le Père Lenoir disait de son côté : « Quand le pope a
vu et entendu notre messe en musique , il a déclaré la
religion catholique supérieure et a renoncé à toute con-
currence. Je n'ai pas trop de remords, car la popula-
tion grecque est insignifiante, le village étant presque
en entier musulman*. »
Dès lors, l'aumônier aimera « installer son culte
triomphant dans ces églises froides, où toujours durant
les cérémonies l'iconostase séparait le célébrant des
fidèles et où ne retentissaient que des chœurs tristes et
maigres. Aussi les Grecs venaient-ils en foule assister
à nos messes du dimanche qui les émerveillaient*. »
1 Au R. Père de Boynes, 5 février,
* Capitaine Monnier.
KAILAR 443
Ajoutons que le pope de Kaïlar, ainsi que le rap-
portent plusieurs témoins, fut émerveillé bien davan-
tag-e par la vie austère du religieux. En une saison de
neige où « Ton se serait cru en Laponie plutôt qu'au
seuil de l'Orient », préférer pour la nuit, à la bonne
couchette d'une maison chaufTée, une simple natte jetée,
dans une église sans feu, sur la dalle froide de l'ico-
noclave*, voilà qui était singulièrement plus stupéfiant
que la messe en musique !
Sur l'existence du Père à Kaïlar, avec l'admiration
du pope, aucun témoignage ne vaut celui de son or-
donnance.
Eh bien si je vous disais que pendant un mois que nous y
avons resté, voilà sa nourriture. Le matin comme la popote
était à deux kilomètres (on Tavait installée dans Tancien tri-
bunal) et que lui il était toute la journée à Tég-lise et qu'il y
logeait, il s'absentait seulement de 11 heures à 12^'30 minutes
le temps juste du déjeuner. Son café j'allais le chercher à la
roulante la plus près. Et tous les deux ou trois soirs je lui
portais une boîte de single quelques fig^ues quelques noix ou
un morceau de fromage une demi- boule de pain et un demi-
litre de vin et en voilà pour trois jours il ne voulait plus
rien. Un jour je lui portai un petit dîner que le chef de popote
avait fait préparer pour lui. Mais il m\a attrapé en me disant
qu'il ne voulait pas ça et de n'écouter que lui pour ça. Eh
bien là pendant un mois il a fait beaucoup de bien. Tous les
soirs au salut il y avait beaucoup de monde... et même il a
fait un baptême un dimanche soir d'un sous-oflicier (le
4 février). Je pus y assister et c'était très touchant.
Somme toute, comme le Père l'écrivait à ses parents,
c'est « la môme vie que dans nos cantonnements de
' Attestation de plusieurs, entre autres de Joseph Ilugon et de
Jules Avril (rapport, p. 5j.
444 LOUIS LENOm S- J.
France ». Ici comme là-bas, ses clients le tiennent sou-
vent « occupé jusqu'à une heure très avancée de la
nuit* ».
Pour les troupiers, la vie à Kaïlar fut plus douce.
Sauf pour les hommes du ravitaillement qui, pendant
les deux premières semaines, durent chaque jour, à dos
de mulet, aller chercher les vivres à vingt- cinq kilo-
mètres, ce fut <r le bon temps ». Le villag-e, qui man-
quait évidemment de tous ces mille riens dont un civi-
lisé en campagne ne peut se passer, — tels que bou-
gies, piles électriques, cigares et camemberts, — était,
par contre, fort bien pourvu en bétail, volailles et lé-
gumes frais ; les œufs surtout , minuscules mais abon-
dants, étaient un régal. De plus, alors que toutes les
lettres de France se plaignaient de la crise de combus-
tible, et qu'il n'était pas rare à Paris d'avoir dans les
appartements une température au-dessous de zéro, on
pouvait, à Kaïlar, faire de copieuses flambées de bois.
Les habitants étaient aimables. A la fin d'un repas
offert par les autorités turques aux autorités militaires,
le kâïmmakam, après les plats de mouton tradition-
nels, déclara que « ses administrés étaient très satis-
faits des coloniaux, et que, si la guerre durait encore,
il souhaitait que ce fût le 4e qui restât à Kaïlar, enfin
qu'il parlait de la sorte non par diplomatie, mais parce
que c'était le langage de son cœur... »
Nos marsouins faisaient également le même souhait
Le Père Lenoir, dans ses lettres de février, ne cesse de
répéter : « Pour le moment, nous sommes les embus-
qués des Balkans. » Et il rappelle volontiers le mot
* Cet aveu revient dans plusieurs lettres de cette époque, v. g. 31 jan
vier et ^7 février.
KAILAR 445
d'un de ses illustres amis : « Décidément, le bon Dieu
nous a envoyés ici pour sauver notre peau. » Mais,
pour lui, il avait d'autres aspirations, qui nous sont
révélées dans ce mot écrit à un aumônier du front
français : « Bon et fructueux carême. Vous missionnez
sans doute sous les obus, etye vous envie^.,. »
Cette envie avait des raisons profondes qu'il nous
faut pénétrer.
A considérer d'un peu loin l'apostolat du Père Le-
noir, on pourrait s'imaginer que tout lui réussissait et
que sa sainteté avait assez de prestige pour dompter
d'un coup les volontés mutines. Le 4^ colonial... un
paradis terrestre! Ses marsouins... de petits anges!
L'histoire de Fred^, dans lequel il avait voulu synthé-
tiser beaucoup de ses mocos, ne donne pourtant pas
cette impression. Mais enfin la légende est simpliste,
et le Père Lenoir a sa légende.
Au reste, il est bien sûr que, dans sa volumineuse
correspondance, l'aumônier met surtout en relief les
beaux côtés de ses enfants. On avait tant calomnié les
coloniaux! En littérature, Marsouin = Marsouille^, ce
qui manque vraiment d'élégance. Tout cela est, à sesyeux,
une diffamation du temps de paix , imaginée par les jaloux
de « la Métropole » et contre laquelle lui, le Père des
marsouins, lui qui les connaît à fond, a le devoir de
protester. Quand on a des amis borgnes, il n'est pas
interdit de les peindre de profil.
Alors , au récit des transfigurations opérées par la
grâce en quelques jeunes cœurs d'apaches, la légende
1 Au Pore G. G.^ 19 février.
* Dans les Deux Marsouins de 1911).
' C'est le titre même d'un volume sur lu Coloniale : La Mârsouillû,
446 LOUIS LENÔm S. J
a tout amplifié. Et cela risque d'amener par réaction,
sur son héros, ce jugement sommaire : u Optimiste un
peu myope, qui n'avait pas bien ajusté son lorgnon. »
Ce serait juger trop vite. Si Toptimiste est le naïf
dont l'épaisse nature ne perçoit même pas l'envers des
hommes et des choses, assurément le Père Lenoir n'est
pas un optimiste. Ceux qui évitaient d'assister à ses
sermons, par crainte d'en comprendre trop bien les
allusions, savaient qu'il voyait clair... Optimiste ^
il lest en ce sens que par tempérament, et davantage
encore par dressage de la volonté, son attention est plu-
tôt fixée sur les beaux côtés de la nature humaine et sur
les événements heureux, afin d'y trouver des motifs
d'espoir et un encouragement pour mieux faire.
Mais cela ne l'empêche pas d'avoir l'œil très ouvert
sur les déficits. Mieux que personne, il connaît les mi-
sères qui guettent de jeunes hommes déracinés de leur
milieu familial, souvent désœuvrés, en tout cas jamais
saisis par des occupations de métier, les seules qui
captent, en plus des muscles, la pensée et le cœur.
Dans ces cantonnements, où fatalement les énergies se
relâchent, il lui en coûte alTreusement de voir des ou-
trages à la morale et Dieu offensé.
Pour ce motif surtout il éprouve ce que l'on a si bien
appelé la u nostalgie du front ».
Est-ce à cause de la vie relativement facile à Kaïlar,
et comme revanche aux privations d'Eksissou? Il
semble que l'aumônier dut, à cette époque, entre-
prendre plus que jamais la lutte. Puisque les murs de
l'iconoclave, tout comme les panneaux de la petite
tente, sont muets sur les assauts qu'ils entendirent, les
sermons restent les seuls documents qui nous permettent
d'assister à cette lutte. Feuilletons-les un instant.
On était depuis seize jours à Kaïlar, quand l'évan-
gile de la Sexagésime (11 février) fournit au Père l'oc-
casion de commenter la parabole du Semeur.
KAILAR 447
î! est un fait, commença-t-il , qui attriste les bons, qui
étonne et scandalise les autres.
Tant d'hommes étaient, il y a deux ans, assidus à Téglise,
qui n'y viennent plus, qui aujourd'hui parlent contre la reli-
gion et disent des choses qu'on n'entendait pas au 4^ autrefois,
ou (ju) v!ennentencore aux offices et dont la vie ne change pas.
Ils font dire : Est-ce là toute la religion? La parole de
Dieu n'a-t-el!e pas plus de puissance? A quoi bon la suivre^
On n'en est pas meilleur...
l^a réponse se trouve dans l'évangile d'aujourd'hui : il
explique la conduite de ceux-là, — il nous dicte la nôtre.
Puis, après avoir lu la parabole et les enseignements
qu'en tira le Christ pour ses apôtres, Faumônier conti-
nuait :
Que pouvons-nous ajouter à cette explication donnée par
Notre-Seigneur, sinon une application à nous-mêmes, à notre
condition présente?
La semence sur le bord du chemin... Quelques-uns étaient
venus en passant, en curieux. Le cœur n'y était pas. Ou
même le cœur était mauvais; ils espéraient sottement trou-
ver quelque avantage et se faire bien voir... Quand ils ont
compris que la religion n'avait rien à faire avec l'avancement,
les « emplois » ou les permissions, qu'elle s'occupait unique-
ment des intérêts de l'âme, des devoirs de chacun bien plus
que de ses droits, ils sont partis. Ils ne pouvaient pas com-
prendre la parole de Dieu; leur cœur n'était pas loyal ni leur
volonté bonne. Prions pour eux.
Le bon grain sur un terrain pierreux... Le danger avait
fait réfléchir; la réflexion avait ramené au devoir. Il y eut
joie, enthousiasme, ferveur de néophyte. Mais ignorance : les
racines de la foi étaient trop peu profondes, d'où inconstance
devant « les épreuves », c'est-à-dire la longueur des souf-
frances; devant « les persécutions », c'est-à-dire les railleries
des camarades. Ils n'avaient pas compris les raisons de la
douleur, ni que la condition de cette terre est la lutte. —
Preuve qu'il faut savoir pourquoi l'on croit ; preuve qu'il
448 LOUIS LENOIR S. J.
faut vous instruire, non en lisant des livres mauvais ou en
écoutant des sophistes, mais en lisant des livres bons et en
consultant des amis sérieux.
Le bon grain dans les épines... Ceux-là savent. Ce sont
des chrétiens convaincus, dont la foi a des racines profondes.
Mais les passions sont venues, des occasions de vie facile. VA
le cœur est repris, à distance, par ce qu'il avait laissé. Plus
on va, plus les liens se resserrent, plus les situations se com-
pliquent : on ne peut plus en sortir... Vient le moment où le
bon grain, déjà grandi, est étouffé. — Si quelques-uns ici
sont de ceux-là, je les supplie de se dégager quand il est
temps encore, de couper les épines, de les arracher plutôt,
même s'il fallait bouleverser le sol, pour rendre vie à la
graine. L'approche du Carême les y invite...
Sinnple canevas, mais combien suggestif! Mieux que
les périodes les plus cadencées, ces phrases brèves,
tout imprégnées de réalités humaines, nous renseignent
sur ce qui donnait à l'éloquence du Père tant de
mordant sur les âmes. Et n'y trouve- 1- on pas la
vérification de ce que nous disait un jour le général
Berdoulat : « L'abbé Lenoir parlait avec l'autorité d'un
officier supérieur faisant un rapport » ?
Il se décida même parfois à hausser ce ton. Les
railleries contre ceux qui pratiquaient ouvertement
leurs devoirs religieux avaient pris, une fois ou l'autre,
l'allure de véritables brimades. Sachant que, sur ce
point, il aurait pour lui non seulement les règlements
qui assurent le droit des consciences, mais aussi l'ap-
probation de tous les gens de cœur, l'aumônier se fit
résolument en public, contre la minorité tapageuse des
petits esprits, le protecteur de la liberté.
Déjà le 2 février, pour la Purification de la Sainte
Vierge, au cours d'un salut solennel qui, en plus des
habitués, avait attiré beaucoup de monde, il dénonçait
ces vexations. En ce jour, le vieillard Siméon avait
KAILAR 449
prophétisé de Jésus qu'il serait « un signe de contra-
diction ».
Vous de même, ajoutait- il, si vous voulez être chrétiens,
vous serez des sig-nes de contradiction... Mais prenez cou-
rag-e... Dieu aura le dernier mot, le triomphe, — vous avec
Lui.
Discrète allusion en passant, que tous ne voulurent
pas comprendre... Quelques jours après, Taumônier
entend raconter qu'un sergent a cru se montrer spiri-
tuel en raillant publiquement quelqu'un qui venait de
communier. A ce récit, le défenseur des faibles tres-
saille; et le soir même, au salut, il stigmatise le fait.
« Ce fut magistral , » nous disait un témoin. Et un
autre ajoutait : « Oh ! qu'il était colère ! » Quand on
nous raconta la scène, nous n'espérions pas avoir la
chance de trouver dans les papiers du Père la mercu-
riale de ce soir-là. Nous l'avons découverte entièrement
rédigée.
Contrairement à ses habitudes, peu de ratures.
Jamais l'écriture n'a été plus courante ; l'iridium du
stylo n'a fait qu'effleurer le papier de sa fine pointe;
le quart des mots est à deviner. D'abord en tête,
à droite, soulignée fortement d'une barre, l'idée maî-
tresse à faire pénétrer : Défense... Oui, c'est bien
un avocat qui se lèvera ce soir ; l'aumônier avait rai-
son, dans ses lettres, de parler de ses clients. Mais il
ne s'agit pas d'eux uniquement, pas seulement de leurs
droits individuels. Non; leur cause, que le bon défen-
seur n'oublie pas, certes, est liée à une cause beaucoup
plus haute... Et le Père Lenoir écrit : Défense des
droits de Dieu. Puis il fonce :
Un fait : un serg-ent a dit : « Messienr'?. je vous amîonco
qu'aujourd'hui X*** a communié... n I' ^.
X*** s'est tu; il a eu grand tort. 11 y a dos cas où il vaut
29
450 LOUIS LENOin S. J.
mieux se taire. Il y en a d'autres où ii faut parler, non pas
discuter, mais dire un mot qui impose le respect.
Si la religion est morte ou mourante dans certains pays,
c'est à cause des faibles, des catholiques. Partout on attaque
la religion, on l'attaquera toujours. Notre-Seigneur Ta dit :
ses disciples seront toujours haïs et moqués à cause de lui.
Mais a-t-il dit de se cacher? Il a dit de défendre ses droits ,
dêtre ses témoins , s'il le faut jusqu'au sang. Un témoin doit
parler quand c'est nécessaire.
Quand on attaque la religion du Christ, où sont ses témoins?
Les uns se cachent, rougissent; ce sont des lâches. Les autres
croient sage de se taire; pas d'histoires... Je suis mon che-
min... J'ai ma religion pour moi.
1® Non, pas pour vous, votre religion, pour Dieu! Ce qui
est attaqué, ce n'est pas votre religion à vous, c'est la reli-
gion de Jésus- Christ. Si vous aimez Jésus-Christ, vous devez
vous lever pour le défendre. Si on insultait votre mère, vous
vous tairiez? Non... Eh bien ! on insulte votre Dieu, celui qui
vous aime plus que votre mère, à qui vous devez plus encore
qu'à votre mère.
2<^ D'autant plus que d'autres sont présents. Il y a des adver-
saires impossibles à convertir, oui. Mais certainement sur le
nombre se trouvent quelques timides qui voudraient prati-
quer, qui n'osent pas, parce que les plaisanteries seraient
pour eux. Si vous les faisiez taire, ils viendraient, ils obser-
veraient la loi divine et ils seraient sauvés.
Quelqu'un qui a eu plusieurs fois roccasion d'en-
tendre le Père Lenoir antérieurement à la guerre nous
disait : « Je le retrouve là, mieux que dans ses dis-
cours les plus peignés. » On prétend que Foch, profes-
seur à lEcole de guerre, parlait à coups de sabre. Si
Ton veut bien se donner la peine de lire à haute voix
la page qui précède, on aura sans doute la même im-
pression.
L'aumônier tenait cette libération des âmes pour si
importante, que le dimanche de Quinquagésime, à la
KAILÀR 454
messe solennelle et dans une église bondée , il y reve-
nait encore, en constatant d'ailleurs avec joie que la
leçon précédente avait porté.
Je sais que, ces derniers temps, plusieurs d'entre vous ont
eu le courag-e de se dresser devant les beaux parleurs qui
raillaient, et de leur imposer silence. Je tiens à les féliciter
en publie ; car s'ils n'ont pas sans doute convaincu les esprits
faux ou ignorants qui les attaquaient, ils ont fait beaucoup
mieux : ils ont délivré des camarades, en apparence indiffé-
rents, mais que ces railleries tenaient en servitude : ils ont
libéré les consciences.
Mes chers amis, je vous ai souvent répété qu'il fallait
défendre votre foi chrétienne par fierté,' car si d'autres se
g-lorifient de leurs turpitudes, il serait honteux que vous, vous
rouvrissiez de ce qui fait votre grandeur...
Je vous ai dit aussi qu'il fallait défendre votre foi par
amour de Jésus-Christ...
Mais aujourd'hui je vous dis : vous devez défendre votre
foi par charité pour vos camarades. Soyez certains que dans
votre section, dans votre escouade, il y a des timides qui
voudraient pratiquer la relig-ion ou la connaître. Pour retenir
ces timides loin de l'église, loin de la lumière, il suffit d'un
homme, d'une mauvaise tête ou d'un mauvais cœur, qui crie
fort ou qui sourit vilainement. Mais pour libérer les cons-
ciences opprimées, il suffirait d'un ho mm.e aussi, d'un homme
qui ait un peu d'esprit et un peu de cœur et fasse taire ces
honteux propos.
Que chacun de vous dans son entourage soit cet homme-là.
Je ne vous demande pas de discuter; je vous demande au
contraire de faire taire les discussions par l'énergie d'une
attitude ou d'une réplique.
Et si jamais la raillerie vient d'un gradé, n'oubliez pas que,
moins que personne, un gradé peut porter atteinte à la liberté
de conscience; qu'en attaquant les pratiques religieuses d'un
de ses hommes, il se met en faute grave au point de vue mili-
taire, et donc n'hésitez pas à protester et à réclamer. Alors
les railleries cesseront, alors vous verrez autour de vous un,
deux, dix hommes se lever et venir avec vous là oîi depuis
i52 LOUIS LENOIR S. J.
si longtemps ils désiraient aller sans Toser, à Téglise, à Notre-
Seigneur Jésus- Christ. Je le répète, vous aurez libéré les
consciences.
11 y faudra de votre part plus de courage que pour atta-
quer une tranchée à la grenade. Mais cette force nécessaire,
vous la trouverez ici en mettant Jésus lui-même dans votre
cœur...
C'est également dans ce but d'assurer la liberté des
intelligences et des cœurs que le Père Lenoir donnait
à cette époque un nouveau développement à sa biblio-
thèque roulante; d'autant plus, écrivait-il au Père
Courbe le mercredi des Cendres, qu' « aujourd'hui
même s'organise ici une €;ntreprise analogue (mais avec
d'autres moyens !) qui va nous inonder de pornographie
et d'anticléricalisme!... Vous m'aiderez à lutter et à
triompher».
Et quelque temps après, en remerciant le même
correspondant de son zèle à lui envoyer des livres, il
contait l'histoire d'un « enfant rêveur de la classe 16 »
qui venait de sombrer sur la Vie de Jésus, de Renan.
(( Je n'avais pu l'empêcher de la lire, — ici, aux avant-
postes du nouveau front grec, — et, quand il a rendu
le livre au mauvais camarade , il a dit en souriant :
« Maintenant, l'aumônier n'est pas près de me
revoir ! »
• *
Le dernier dimanche passé à Kaïlar, — 1er du Ca-
rême, — fut marqué pour les coloniaux par un événe-
ment qui sortait de la banalité courante. L'évêque
schismatique de Fldrina était de passage, venu, paraît-
il, pour régler les affaires du pope vagabond. Son
office très solennel devait durer de neuf heures à midi.
Fort gracieusement, il l'avança, de manière que tout
fût terminé pour neuf heures et demie. Puis, curieux
KAILAn 453
de constater par lui-même ce qu'il entendait dire de
l'aumônier des marsouins, il demeura pendant la messe
militaire sur son trône épiscopal, si bien qu'on eut
tout le loisir de le contempler. D'une corpulence con-
fortable, que faisait ressortir la sveltesse du Père Le-
noir, il étonna bien un peu par son abondante cheve-
lure formant chignon sous sa mitre en cylindre ; mais
tous admirèrent sa magnifique barbe noire prolongeant
un visage très frais, sa propreté, sa distinction parfaite
et le vif intérêt qu'il prenait à nos cérémonies. Le
chant liturgique de V Attende y le Partis angelicus de
Saint-Saëns et aussi, — car il comprenait le français, —
le Souvenez-vous de Massenet, le Notre Père de Brun,
un Hj/mne à l'Eucharistie de Gounod , le Notre-Dame
de France du Père Gondard, tout ce programme lui fît
un plaisir qu'il n'essaya pas de dissimuler.
Il eut une attention spéciale pour le sermon. L'au-
mônier, ayant décidé de reprendre pendant le Carême
un exposé synthétique du Credo, devait en ce premier
dimanche parler de Dieu. Son instruction, que nous
avons sous les yeux, prévoyait un rappel du mystère
de la Sainte Trinité et par conséquent l'enseignement
catholique que « le Saint-Esprit procède à la fois du
Père et du Fils, comme l'amour mutuel procède de la
volonté de deux personnes ». C'était la doctrine tradi-
tionnelle; et seul, l'âpre désir de contrecarrer Rome
l'avait fait rejeter par Photius , dans l'espoir que, sur
une question aussi mystérieuse, la subtilité byzantine
pourrait épiloguer à l'infini. La présence inopinée de
son visiteur fît- elle supprimer au Père Lenoir le pas-
sage en question? Droit et loyal comme il l'était, il se
le fût reproché comme une reculade. Mais son tact, —
qu'il avait exquis, — le tira sans peine d'une situation
qu'il n'avait point fait naître, et l'évêque fut « émer-
veillé ».
Ce même jour avait été attristé par le départ du gé-
454 LOUIS LENOIR S. J.
néral Têtard, nommé au commandement de la 47e di-
vision coloniale. « Nous perdons notre brigadier, écri-
vait le Père à ses parents. C'est un chef et un ami à
qui je dois beaucoup. J'en suis navré. » Respectueux,
par devoir, de toute autorité, l'aumônier donnait volon-
tiers son afTection aux chefs en qui il avait au. discerner
un noble esprit et un grand cœur.
CHAPITRE XXVII
VERS LA VIEILLE GRÈCE
A LA REGEIERCHE DES COMITADJIS ROYALISTES
(1er _ 18 Mars 1917)
Tant d'efforts apostoliques ne pouvaient rester sans
fruits. Sur le point de quitter Kaîlar, le Père Lenoir
écrivait : « Malgré Tabsence de grenades et de mar-
mites, l'action de la grâce est intense dans beaucoup
d'âmes. On dirait sa hâte coutumière avant les jours de
moisson ^ »
Les coloniaux commençaient à se déshabituer de la
perspective d'une expédition dans le sud, quand l'an-
nonce du massacre de douze Sénégalais et d'un adju-
dant, coupés en morceaux, racontait-on, par les Grecs,
précipita le mouvement. Il fut décidé que le 3® batail-
lon seul resterait k Kaîlar.
L'aumônier eut alors l'impression que l'on allait à
de chaudes affaires. Ne voulant pas partir sans être en
règle avec ses correspondants, il entreprit, le soir du
27 février, de liquider son courrier ; et la séance d'écri-
ture se prolongea jusqu'à 5 heures du matin. Quand
il se présenta au boute-selle, frais et dispos, ayant dit
sa messe, il avait écrit « plus de soixante lettres* ». Au
capitaine Monnier, qui lui en faisait un aimable reproche,
* Lettre au Courrier du scolasticat de Jersey, 28 février,
* Lettre du Capitaine Monnier, /•' mars.
i56 LOUIS LENOIR S. J.
vu l'étape de trente -cinq kilomètres que Ton avait à
fournir, il se contenta de répondre en souriant : « Vous
croyez? Oh! cela m'est arrivé bien d'autres fois! »
La route se fît dans des conditions fort convenables.
Le temps était couvert et froid, mais sec, parfait pour
une longue marche. Vers 16 heures on arrivait à Ko-
^ani, ville située exactement à mi- distance entre Mo-
nastir et Larissa.
Du premier abord, l'impression fut bonne. C'était
une localité de 15000 habitants, frileusement peloton-
née contre la montagne, mais qui avait des dégage-
ments et de l'air. Autre différence avec Kailar : cité
complètement grecque, possédant une agora, des pla-
tanes et des maisons propres et coquettes. La grand'rue,
où l'on défila, musique en tête, n'avait pas, il est vrai,
assez de largeur pour les évolutions réglementaires ;
mais elle étai^t bordée de boutiques d'artisans bien four-
nies, d'éventaires de fruitiers fort appétissants et
même, ici ou là, d'échoppes de tabac et de cafés.
Caractéristique qui réjouit les lettrés : ces jolies
demeures comprenaient toutes, à la grecque, un atrium
central, orné habituellement d'un figuier et sur lequel
ouvraient les chambres. Enfin Kozani était une vraie
ville, comme on n'en avait pas habité depuis longtemps.
De nombreuses autorités y tenaient résidence : en plus
du maire, un gouverneur vénizéliste, le préfet, un con-
sul français.
Devant la crâne allure des marsouins, qu'appuyait un
groupe d'artillerie de montagne, la population témoi-
gna beaucoup de déférence et même, — ce qui inquié-
ta légèrement — quelques amabilités. Plusieurs se rap-
pelèrent Je cheval de Troie et le Timeo Danaos... Tou-
tefois, commentant, quelques jours plus tard, l'évangile
de la Transfiguration, le Père Lenoir, fidèle à ses habi-
tudes de délicatesse, y insérait un remerciement gra-
VERS LA VIETLLE GRÈCE 457
cieux envers les habitants : « Il est bon pour nous
d'être ici, s'écriait saint Pierre... Nous pouvons le dire
également de Kozani, à cause de Taccueil qui nous est
fait. » Mais de suite, pour que l'analogie fût moins
imparfaite et qu'une leçon s'en dégageât, il ajoutait :
« Et pourtant, il ne faut pas nous y attacher. Nous
devrons bien vite en repartir pour aller, comme les
apôtres, au travail et, — qui sait? — comme le Christ,
à la souffrance, au calvaire. »
L'unanimité de cette réception méritait d'autant plus
d'être signalée que les discordances étaient grandes
dans la ville au point de vue politique. Ainsi, pour la
seule famille où l'état- major du régiment prenait ses
repas, — dans une salle somptueuse toute lambrissée
de dorures, — un des fils était réputé royaliste, on
disait les autres vénizélistes; quant aux parents, per-
sonne ne savait.
En pareille capitale, l'aumônier avait eu le choix
entre plusieurs églises. Et, bien entendu, le maintien
du prestige de la France, la nécessité de « faire impres-
sion )) — puisque telle était la consigne, — lui avait
imposé de choisir la cathédrale.
Arrivé en tête de colonne, le Père Lenoir s'y était
présenté, tandis que le régiment se préparait à faire en
ville une entrée sensationnelle. Dès qu'il eut exposé sa
requête, grand émoi parmi les popes, qui, séance tenante,
se réunissent en chapitre et invitent l'aumônier à faire
valoir devant tous sa demande motivée. Les anciens
opposèrent cette raison péremptoire que cela ne s'était
jamais vu. Les jeunes, plus politiques, semblaient moins
intransigeants. Pensait -on, par ces discussions, inti-
mider l'aumônier français? En ce cas, tous furent bien
trompés. Leur adversaire aimait passionnément la joute
LOUIS LENOIR S. J.
et ne donnait jamais mieux son maximum que face à la
contradiction. Entremêlant ses phrases de quelques
mots grecs, anciens ou modernes, il se débarrassa de
toutes les arguties et, en dialecticien habile, ramena
sans répit son argument, le seul : « Mes soldats ont
une âme à sauver et des devoirs envers Dieu. » Il avait
d'ailleurs, dans la place, un fougueux auxiliaire : un
jeune pope qui, ayant eu son père massacré par les
Bulgares, était naturellement tout dévoué aux Fran-
çais, tenus pour les instruments de sa vengeance. Le
parti des jeunes l'emportait déjà, quand la fanfare des
cuivres résonna par la ville. Le chapitre fut suspendu
et tous se placèrent sous le porche. « Quand les popes,
écrit un témoin, virent passer cette masse d'hommes
bien équipés, bien chaussés, — nos chaussures étaient
dans ces contrées le plus grand objet d'admiration, —
avec mitrailleuses, canons de 37 et le reste, ce spectacle
donna immédiatement à la requête du Père Lenoir une
force nouvelle; les dernières objections tombèrent et
l'autorisation fut donnée*. »
Quant à l'aumônier, il notait simplement : « J'y
gagne une superbe cathédrale. L'archevêque, royaliste
ardent, étant en prison à Salonique, son chapitre m'a
concédé sans trop de difficultés l'occupation de l'église
jour et nuit, et la célébration de nos offices aux heures
qui nous convienuent. Dieu soit béni ! »
La neige se remit à tomber le 1" mars. Lorsqu'on
vit le prêtre français continuer à dormir, la nuit, sur le
pavé glacial de l'église, les récalcitrants comprirent
mieux que seul un zèle très pur pour la gloire de Dieu
l'avait animé dans sa démarche ; ils regrettèrent leur
opposition. Et quand, le 4 mars, les popes eurent as-
sisté à la messe militaire, ils ne tarirent plus d'éloges
sur nos cérémonies et sur la piété catholique.
^ Capitaine Monnier, 25 avril.
VERS LA VIEILLE GRÈCE 459
Le fait est que cet office dominical avait été splen-
dide. La brigade de chasseurs d'Afrique ainsi que les
artilleurs cantonnés dans le pays y étaient représen-
tés, en sorte qu'il y avait foule et que l'on ne savait
comment se retourner. Parmi les fresques polychromes,
les icônes et les sculptures dorées que faisait ressortir
encore la teinte uniforme et plus douce des vêtements
bleu horizon , lorsque du sein de cette multitude entas-
sée monta vers l'iconostase le chant de Catholique et
Français, du Credo complet avec le FiUoque , puis du
Pitié, mon Dieu, on put dire en toute vérité que cela ne
s'était jamais vu sous le plafond caissonné de la cathé-
drale de Kozani... et que cela ne s'y reverrait probable-
ment jamais.
Un officier présent écrivait le soir même : « L'aumô-
nier a parlé avec une ardeur et une foi qui ont enlevé
l'assistance. » Le dimanche précédent, — on s'en sou-
vient, — le Père avait « rappelé ce que Dieu nous en-
seigne sur Lui-même ». Il rappela ce jour -là « ce que
Dieu nous enseigne sur l'homme, sur son origine et sa
destinée ». La péroraison fut particulièrement émou-
vante. Après avoir longuement insisté sur le bonheur
du ciel, qui est, dans l'intention divine, « le but de
notre création, le terme de notre destinée », il venait
d'entr'ouvrir à la simple lumière de l'Évangile, « sans
aucune imagination fantaisiste », les abîmes de l'enfer,
où vivront, « maudits de Dieu, dans un feu éternel, »
ceux qui n'auront pas voulu observer la loi de leur
Créateur... On le vit s'arrêter quelques secondes,
angoissé, haletant.
Dogme effrayant, reprit-il, qui déconcerterait, s'il n'était
pas affirmé solennellement par Dieu ; dogme qu'il ne faut pas
envisager sans nous souvenir qucTiul ne tombe en enfer,
sinon par sa faute, et jamais sans avoir offensé Dieu grave-
ment, et cela, malgré les avertissements de sa conscience,
malgré les sollicitations de la grâce, malgré les bienfaits
460 LOUIS LENOIR S. J.
divins, malgré Jésus-Christ mort sur la croix pour l'arracher
à cet enter, et dont il a, jusqu'au bout, méprisé l'amour...
Rappel nécessaire en ce temps de Carême : savoir où l'on va,
regarder en face ce qu'il y a derrière la mort. Insensés qui
courent à l'abîme, les yeux bandés! Un jour, — bientôt, —
tous nous serons d'un côté ou de l'autre... Je vous supplie de
faire aujourd'hui les sacrifices nécessaires pour vous retrou-
ver tous au ciel , pour y reconstituer vos familles et notre
régiment... Le 4^ colonial est un régiment de héros. Ah! s'il
pouvait être aussi un régiment de saints! Je donnerais ma
vie pour cela. Je la donnerais pour un seul.
Et dans le manuscrit, un trait vigoureux, soulignant
ces deux derniers mots, accuse la fermeté de la résolu-
tion.
L'impression fut profonde. Cinq mois après, le com-
mandant Mury, qui pourtant n'avait pu assister à la
cérémonie, en évoquait encore le souvenir, d'après les
témoignages de nombreux camarades ^
Sous le coup d'une émotion intense et dans le feu de
l'improvisation , il arrive que des cris passionnés , plus
ou moins réfléchis, s'échappent du cœur. Ici, c'est dans
le calme de la méditation, sans aucune surprise oratoire,
en pleine conscience, que le Père a formulé par écrit,
avant de le livrer à la foule, le souhait le plus ardent
de son cœur d'apôtre. A mesure que le terme appro-
chait, il semble que Dieu ait voulu mettre de plus en
plus précise sur les lèvres de son prêtre la « théorie »
motivée de l'acte qu'il devait accomplir le 9 mai. Pour
comprendre sa conduite folle de ce jour-là, il faudra
nous reporter au sermon du 4 mars. Aussi, quand l'au-
mônier parlait à ses parents de cette « messe sensation-
nelle qui restera historique dans la région », il n'expri-
mait, pensons-nous, qu'une partie de la vérité, celle du
1 Lettre aux parents du P. Lenoir, 8 juillet 1917,
VERS LA VIEILLE GRÈCE 461
dehors. Hisforique , c'est surtout le cri final de l'allo-
culion qui mérite de le rester, car il explique la vie du
Pèpe Lenoir... et sa mort.
Nous n'avons nulle peine à croire que le lendemain,
au moment du départ, les popes vinrent, comme on
nous Taflirme , mêler « leurs compliments et leurs re-
grets » à ceux des autorités civiles et de la population.
Le gouverneur, Cretois ardent, ami de Venizélos, donna
à tous rendez-^ous... à Athènes, prochainement.
Le 4* colonial tournait en effet de plus en plus le
dos à Monastir. « Si nous passons par les Thermo-
pyles, écrivait l'ancien professeur à Jacques de Thuy,
un de ses élèves de Marneffe, je vous enverrai un cail-
lou du sentier du traître , ou un éclat de flèche perse ;
mais de la valeur antique , il ne restera certainement
rien... Pauvre Léonidas ! pauvres Spartiates! quelle
chute! » Mais les Thermopyles étaient loin. . Du reste,
au lieu de poursuivre sur Larissa, on inclinait au sud-
ouest vers Grévena.
Pour éviter toute friction entre les troupes grecques
royalistes d'Athènes et les troupes grecques nationales
de Macédoine, on avait délimité de l'ouest à l'est,
entre le Pinde et l'Olympe, une bande large de dix à
vingt kilomètres, déclarée zone neutre. Elle devait être
occupée par les Français et soumise à l'état de siège.
Ville la plus importante de cette zone, Grévena mar-
quait aussi l'extrême pointe qu'elle formait au sud.
La première étape, qui comportait simplement une
dizaine de kilomètres, fut vite enlevée. Dans un char-
mant groupe de villages turcs répondant au nom de
Sahinlar, en montagne, on attendait les coloniaux
4M LOUIS LENOIR S. J.
comme des libérateurs. « La réception, dit le Père Le-
noir, m'a rappelé les plus touchants épisodes de la
Bible. » Toute la population s'était mise en fête : dans
chaque maison, feu, café, sucreries étaient préparés. Yas-
sar-Hamed, un des principaux notables, était venu
sur son petit cheval accueillir le colonel. Il considé-
rait comme une faveur du ciel de le nourrir lui et sa
famille, — entendez : son état-major.
Nulle politesse ne fut oubliée. Un serviteur partit
aussitôt avec l'ordre de tuer dans la brousse le plus
beau lièvre qu'il pourrait voir. Dans le troupeau voisin,
le notable avait lui-même choisi un superbe agneau et,
alors que Ton payait ces bêtes dix francs, il en avait
mis quarante dans la main du berger. D'un geste noble,
celui-ci s'était récrié, refusaiit tout. Mais Yassar aurait
tenu pour honte de ne pas payer seul les dépenses de
ses hôtes : et, sur son coup d'œil impératif, le pâtre
avait accepté vingt francs.
Le soir, tous les hommes de la maison s'empressèrent
autour des hôtes, non pour manger avec eux, mais
pour leur faire honneur. Après une soupe de riz sau-
poudrée de piments noirs, vint Le lièvre, gros comme
deux de France, tué à 4 heures, servi à 6 et pourtant
cuit. Ensuite parut l'agneau, embroché sur un pieu. La
perche fut appuyée par un bout contre le mur, et au-
dessus du plat de grès qui recueillait le jus, trois
jeunes Turcs découpèrent des quartiers énormes pour
chaque convive. Réclamait -on contre pareille abon-
dance , le maître de la maison se faisait pressant et
persuasif. D'ailleurs l'agneau était si tendre, que fînale-
Bfient il disparut. x\lors on vit un large sourire de satis-
faction illuminer l'honnête visage de Yassar.
Après cela, le reste ne fut qu'un jeu, le caillé de
chèvre un rafraîchissement, le gâteau de maïs un en-
tremets, les amandes sèches le dessert. Pour finir :
café, tabac. Et, par politesse pour son hôte, ce soir-là,
le Père Lenoir prit une cigarette.
VERS LA VIEILLE GRÈGE 463
Les convives, à qui nous devons les éléments de ce
récit, ont oublié de préciser si l'onde claire de la fon-
taine avait, elle seule, à la mode turque, arrosé ce
dîner. Mais eùt-il été correct , sous ce toit patriarcal où
n'entrait goutte de boisson fermentée, de prétendre
jouir à la fois des bienfaits de deux civilisations?
Nous n'aurions pas raconté cette scène, si le Père
Lenoir, préoccupé de prouver à ses parents que sa vie
de Macédoine n'était pas une vie de privations, n'avait
pris plaisir à en relater les principaux détails.
Habitué à coucher sur la dure et dans la crudité
d'une atmosphère humide, il fut encore plus frappé de
ce qui suivit.
Dans nos chambres, une belle flambée de bois et des lits
faits de riches tapis et de coussins, où je dormis royalement,
sous la g-arde de nos hôtes qui ne cessèrent de veiller. Tant
de bien-être nous était acceptable parce que tous nos hommes
étaient reçus avec la même généreuse hospitalité. Mais nous
ne pouvions pas ne pas songer, avec une certaine honte, aux
soulfrances de là-bas...
Là-bas, c'était le front avec sa boue et ses tor-
pilles...
Le 6, il faisait un temps ravissant et les montagnes
étaieu't encore plus engageantes que d'habitude. Au
bout de vingt kilomètres, on atteignit les bords de la
Vistritza, gros torrent large de plus de trente mètres,
profondément encaissé. Dans une légère ondulation
dominant la gorge, tentes et marabouts furent dressés
à l'abri du vent.
Artillerie et cavalerie nous accompac:nent, écrit l'aumônier.
Chez les envahisseurs aussi, quel mélange de races! Nous
464 LOUIS LExNOlR S. J.
avons avec nous des Annamites, des Tunisiens, des Maro-
cains, des Sénég^alais, des Malgaches. Plus encore que nous,
ceux-là doivent se demander ce qu'ils sont venus faire ici.
Ce qu'on allait faire, si Ton se risquait à le demander
à ceux qui d'ordinaire étaient mieux renseignés, ils ré-
pondaient, piteux : « Je n'en sais rien; » mais comme
excuse ils ajoutaient : « Ceux de Salonique, pas davan-
tage. »
Il n'est rien d'ondoyant comme la diplomatie. Ruser
avec un renard oblige à mille va-et-vient. Et peut-être
la souplesse qu'elle exige, les espoirs et les craintes
qu'elle suscite sont un plaisir de jeu pour les négocia-
teurs. Mais pour les agents d'exécution qui en subis-
sent les conséquences sous forme d'ordres et de contre-
ordres, l'agacement n'est pas mince.
Or Salonique négociait toujours avec Constantin. Le
jour même où le 4* colonial cantonnait à Sahinlar
(5 mars), la presse signalait que plusieurs clauses im-
portantes de l'ultimatum accepté le 16 janvier par
Athènes continuaient à être violées. Nos marsouins
s'en doutaient bien. Aussi auraient-ils préféré une dé-
cision nette, rapide, et frapper de beaux coups.
La traversée de la Vistritza fut malaisée. A perte de
souffle, en amont comme en aval, un seul pont, datant
de plusieurs siècles , le pont du Pacha. Le sentier de
chèvres pour y descendre est taillé dans la falaise
comme une corniche et surplombe un précipice
impressionnant. Des sept arches, celle du milieu, haute
de quinze mètres, pointe tellement en bosse qu'on
croirait le pont cassé, comme s'il avait cédé au centre
sous la pression des parois du ravin. Très étroit, bordé
^ de parapets insignifiants, il est parfaitement infran-
chissable pour les voitures. Le long détour que le Train
de combat dut faire le 7 mars pour trouver un bac
ne compliqua pas peu l'étape très dure qu'il fallait
VERS LA VIEILLE GRÈCE 46S
fournir pour atteindre Grévena, Les mulets heureuse-
ment s'en tirèrent avec une désinvolture superbe. L'un
d'eux, ayant de son fier sabot fait céder un pan de
roche , glissa , roula avec sa charge et fut retenu par un
bloc en saillie sur l'abîme, les quatre fers en l'air. On
le supposait en fâcheux état : n'allait -il pas se porter
malade? Mais quand il fut de nouveau hissé sur la cor-
niche, débâté et à peine debout, il aperçut entre deux
pierres une toufl'e d'herbe et se mit à la brouter. En
vrai marsouin, ce mulet avait appris à « ne pas s'en
faire » et à ne « rien laisser traîner ».
La Vistritza franchie, on se trouvait dans la zone
neutre. Le sentier grimpait, dévalait, traversait à gué
de petites rivières, regrimpait sans cesse. Et quand, en
consultant la carte, on espérait avoir fini de monter, il
fallait redescendre, pour remonter encore. Sous leurs
sacs, les hommes peinaient terriblement, d'autant qu'il
faisait lourd. Et cependant, tous arrivèrent au Lout de
leurs trente kilomètres, sans un traînard.
La consigne était de faire à Grévena une entrée im-
posante. Nous lisons dans les feuilles de route du
capitaine Monnier : « Les clairons bien groupés, par un
sursaut d'énergie nos marsouins se sont redressés sous
le sac, ont tapé du pied pour écraser leurs ampoules
et sont entrés le front haut, crânement, dans cette
petite ville qui marque l'extrême limite de la zone
neutre. »
Grévena avait eu plusieurs fois les honneurs de la
presse. Vers la fin de novembre 1916, dans une pro-
testation élevée contre le régime de terreur des tri-
bunaux royaux en Thessalie. Vénizélos signalait ce foit
que quatorze habitants de Grévena, simplement pour
466 LOUIS LENOIR S. J.
avoir exprimé leur sympathie au mouvement national,
avaient été inculpés de haute trahison et emprisonnés ^
Depuis lors, malgré la présence d'une garnison fran-
çaise, ce pays n'avait cessé d'être un foyer d'intrigues
royalistes. Au sud du vallon sauvage qui bordait la
ville, s'agitaient les comitadjis. L'accès des passerelles
était sévèrement interdit dans les deux sens, aux mili-
taires comme aux civils. Tant que l'on se bornait à
échanger d'un bord à l'autre des regards de défi, tout
était sauf, et de jour on ne se permettait guère davan-
tage. Mais la nuit, il n'y avait pas de sentinelles tous
les dix mètres, et le pauvre petit Grévenitko, qui cou-
lait dans le fond du ravin , était bien impuissant à em-
pêcher d'autres échanges. La contrebande de guerre se
multipliait. On disait même que des agents d'Athènes
se rendaient fréquemment en Autriche pour y porter
des nouvelles et des renseignements.
Bien à tort, écrit le Père Lenoir, on nous avait annoncé
une population valaque. Toute la ville est grecque royaliste,
sauf quelques éléments turcs et quelques roumains perclus
ici je ne sais comment... Je suis logé dans une famille grecque,
très prévenante.
L'aumônier, en effet, ne s'était pas installé à l'église.
Non qu'il ne l'eût fait volontiers, mais les conditions
n'étaient plus les mêmes qu'à Kozani ou à Kaïlar. Des
autorités, qui n'étaient nullement du 4e colonial, esti-
mèrent que mieux valait, diplomatiquement, éviter
tout ce qui risquait, même de loin, de « froisser les
idées des habitants » et « pourrait être utilisé par la
presse grecque comme une arme contre nous ». (Mes-
sage n° 148/R réponse à 244, 9 mars, midi.)
Pourquoi, parmi d'autres messages téléphonés qui
* Journaux français, 2S et 24 nocambre 1916.
VERS LA VIEILLE GRECE 467
durent lui être transmis au cours de la campagne, le
Père Lenoir n'a-t-il mis de côté que celui-là? Nous ne
savons ; mais de même que tant d'officiers ont con-
servé des liasses de papiers « pour se couvrir » devant
les hommes, il garda, pensons -nous, ce télégramme
officiel qui lui traçait son devoir, pour se couvrir éven-
tuellement contre les blâmes de sa conscience, si elle
lui reprochait un jour ce qu'il estimait une demi-capitu-
lation ou tout au moins un manque de crànerie.
Ainsi couvert, le Père sacrifia donc, à son vif regret,
les réunions du soir.
Du moins la messe dominicale du 11 mars n'eut
guère à souffrir. Sur une pelouse au bord du Gréve-
nitko, face à l'Olympe lointain, les sapeurs avaient
dressé l'autel ; pour l'orner, des habitants avaient prêté
tapis et tentures. Devant un auditoire de toutes cou-
leurs, où se mêlaient Européens, Africains et Asia-
tiques, l'aumônier sut dire le mot qu'il fallait pour glo-
rifier la France et faire impression sur les Grecs.
C'est un sujet d'étonnement, dit-il, pour la population de
Grévena, de voir ce mélange de races dans notre armée.
Autour d'eux, on est incapable de réaliser l'union simple-
ment entre des villages voisins de Macédoine. Tandis que
chez nous se réalise l'unité entre races de toutes les parties
du monde. D'où vient cela?
Et l'orateur en trouvait l'explication d'abord dans
l'amour commun que tous portent à la France :
Tous, vous l'aimez, parce qu'en tout pays vous avez expé-
rimenté ses bienfaits, parce que vous l'avez vue agir, non
pas dans un esprit de conquête égoïste, mais pour le bien
des autres, afin d'être la libératrice des opprimés.
468 LOUIS LENOIR S. J.
Il faisait ensuite ressortir la force qu'une foi com-
mune donnait en plus aux catholiques pour cimenter
cette unité. Sous sa parole insinuante, « cette messe
célébrée sur la frontière grecque, pour des gens de
toutes nations, à l'heure même où nos familles y assis-
taient en France et où, vêtus d'ornements de même
couleur, parlant la même langue, des milliers de
prêtres récitaient les mêmes prières dans toutes les
églises catholiques du monde entier », puis l'adjura-
tion faite à tous « d'accentuer encore cette unité en
devenant plus chrétiens », tout cela prenait un sens et
une grandeur dont quelques protestants, qui comptaient
parmi les auditeurs de Taumônier, furent profondément
saisis...
*
« *
Comme tout le monde, Taumônier se demandait si
l'on franchirait la rivière tentatrice du Grévenitko. Irait-
on voir la véritable Grèce avec ses couvents juchés sur
des rocs et ses champs d'asphodèles? Le fameux mo-
nastère du Météore, au nord de Kalabaka, n'était plus
qu'à soixante kilomètres. L'opinion générale était que
l'on mènerait longtemps encore à Grévena la vie de
garnison, quand subitement, dans la nuit du 15 au 16,
arriva Tordre de partir en colonne pour fouiller la région
du sud. Siîir un front de près de cent kilomètres,
plusieurs opérations du même genre devaient sur-
prendre les comitadjis dans leurs repaires ou leur don-
ner la chasse : une véritable battue.
La colonne, composée d'un régiment de spahis
marocains, du 2® bataillon du 4e colonial, sous les ordres
de Fadjudant-major capitaine Hardy, et d'une batterie
du 2* de montagne (capitaine Bousquet), devait, avant
le point du jour, atteindre Kipouiios, à vingt-cinq kilo-
VERS LA VIEILLE GRECE 469
mètres au sud, l'un des centres de comitadjis les plus
agressifs et les mieux fournis en armes et munition«s.
« La riv:èr'=' n'est pas large, avait dit le Père Lenoir
en terminant son sermon du 11 mars; mais la mon-
tagne est haute et bien dénudée. » Il ne croyait pas
être si bon prophète. La marche épuisante dans la nuit
noire, les pierres invisibles où les pieds butaient, la
boue où l'on enfonçait jusqu'à mi-jambe, la difficulté
des sentiers de montagne, telle qu'il fallut entailler
le roc pour permettre aux mulets de passer, les trois
torrents que Ton franchit en se mettant à Feau, puis
des escalades où hommes et bêtes glissaient sous la
charge et roulaient les uns eur les autres, vingt autres
obstacles firent que Ton arriva longtemps après le jour.
Le village, écrit Tauniônier, est perché en nid d'aigle sur
un pic d'où il domine toute la région. Nos hommes sont à
bout de forces. S'il y a là-haut dans cette forteresse naturelle,
ou au détour du sentier abrupt qui y mène, cent hommes déci-
dés et bien armés, notre colonne est à leur merci... Or voici
que nos avant-gardes sont accueillies, non pas à coups de
fusil, mais par des enfants, qui nous offrent en souriant
des liasses de journaux français, vendus la veille a Trikkala,
à vingt-quatre kilomètres d'ici. Bien entendu, personne dans
toute la région ne sait le français. Ils sont donc apportés,
d'Athènes peut-être, tout exprès pour nous... L'ironie est
amère *.
Deux jours et deux nuits , on continua les fouilles et
les perquisitions jusqu'à quarante kilomètres de la zone
neutre. Çà et là , quelques coups de fusil ; mais par-
tout les comitadjis prévenus avaient décampé avec
leurs armes et leurs cartouches. C'était un nouvel acte
de la comédie grecque dans le style des précédents. Il
' Tous ces détails et ceux qui suivent sont empruntés surtout à troi«;
lettres du Père Lenoir, du 17 mars à sa famille, du 21 mars et du 9
avul au Père JalabeiU
470 LOUIS LENOiri S. J.
parut aux exécutants que Ton s'était une fois de plus
laissé « rouler par Constantin ».
Quel fut au juste, dans cette affaire, le jeu du cabi-
net d'Athènes? Les archives de Tarmée de Salonique
elles-mêmes ne le révéleraient peut-être pas. A leur
défaut, la suggestion du Père Lenoir ne manque pas
d'une psjcholog-ie perspicace.
Dans Tétat actuel de nos relations avec la Grèce, je ne
puis croire que nous ayons franchi la frontière sans l'assenti-
ment préalable du roi, tout comme au l^"" décembre. Il nous
avait dit alors : « Venez, les dépôts vous seront livrés sans
résistance, inutile d'y venir en nombre. « Et il y avait eu
résistance et massacre. Cette fois le jeu est autre : « La police
contre les comitadjis? Soit! mais alors allez-y en force,
venez-y nombreux, car les comitadjis sont puissants.... » Et
Ton y a mis beaucoup de monde; mais plus on en a mis,
mieux on a fait le jeu de Constantin, si heureux de nous
couvrir une fois encore de ridicule, si heureux aussi de déri-
ver vers des opérations sans résultat les forces qui mena-
çaient ses amis sur le front de Monastir. Les comitadjis ont
dû être prévenus par lui comme ils sont par lui armés, orga-
nisés, commandés...
Ces impressions « griffonnées » d'abord sur place,
dans la maison abandonnée d'un bandit, où le Père
avait eu la joie, comme il le dit, « d'installer Notre -
Seigneur », furent achevées le 21 mars, bien loin de
Kipourios.
CHAPITRE XXVIIi
MONASTIR
RETOUR A MARCHES FORCÉES
PRÉPARATION DES DERNIÈRES PAQUES
(19 Mars — 6 Avril 1917)
Le 48 mars, l'ordre subit était arrivé à Grévena
d'abandonner l'expédition en Vieille Grèce, et de
remonter vers Monastir, sans délai. Le 1^"" Chasseur
d'Afrique se mit en route le jour même.
Deux cavaliers transmirent tout de suite la nouvelle
au bataillon de Kipourios. La nuit tombait, quand le
Père Lenoir Papprit. C'était un tête -à- queue complet
qu'il fallait effectuer. Jaloux comme toujou'-s d'être
à l'avant-garde, il ne voulut pas, pour partir, attendre
au lendemain. Certains estimeront qu'en la circonstance
il manqua de sang -froid; sûrement il manqua de pru-
dence. Mais son cœur de Père était ainsi. Quand ses
enfants, au loin, couraient un risque, si minime fût-il,
le sol lui brûlait sous les pieds.
Je partis aussitôt, escorté de deux dragons et de mon
ordonnance, et dus faire dans la nuit plus de trente kilo-
mètres par les fourrés et les ravins les plus sauvages. Le
guide grec que j'avais pris, avec oromesse d'une bonne
récompense, profita de la nuit noire pour nous laisser seuls
après quelques kilomètres : nous eûmes vite fait de nous
perdre. Pendant des heures, il fallut nous abîmer pieds, mains
et figure, tirant nos chevaux, roulant avec eux. L'un des dra-
gons tomba ainsi dans un précipice de cinquante mètres avec
472 LOUIS LENOIR S. J.
son cheval qu'il ne voulait pas lâcher : une roche les empêcha
de rouler plus bas encore et de se tuer. Au jour, nous pûmes
enfin nous reconnaître, et à 8 heures nous avions rejoint le
1"" bataillon à Grévena, au moment où il partait pour une
nouvelle étape de trente kilomètres*.
C'était la fête de saint Joseph. Le Père prit le temps
de dire sa messe; puis de nouveau, en selle!
L'étape fut rude. Les mulets se montrèrent plus
énervés qu'à l'aller. Leurs flancs, démesurément élar-
gis par les bâts surchargés, heurtaient à chaque ins-
tant les parois rocheuses , et les obligeaient à marcher
sur le bord extrême du précipice, tant et si bien que
l'un d'eux, en repassant au ravin du Pacha, renouvela
l'expérience du looping , mais roula cette fois jusqu'au
fond et se tua.
Un marsouin eut la simplicité de montrer du doigt
la pauvre bête à l'aumônier, comme une sorte d'apo-
logue, pour lui reprocher son imprudence de la nuit.
« Vous croyez que... moi aussi...? » fit le Père, tout
réjoui de cette naïve bonhomie et sans paraître ému
le moins du monde. Seule la feuille d'examen particu-
lier, — qui fut marquée deux fois ce jour -là comme
d'habitude, — enregistre les bouillonnements intérieurs
de cette nuit terrible. Alors, en effet, que les trois jours
précédents l'indice numérique était, de 5, 3, 2, il accusa,
le 19 mars, le chiffre de 23 (15 le matin, 8 le soir),
pour retomber les jours suivants à 2, 4, et enfin à
zéro le 22 mars*. Par cette légère indiscrétion, que le
Père Lenoir certainement nous pardonne puisqu'elle
peut être utile aux âmes, nous apprenons qu'il ne vivait
pas impassiblement serein sous un ciel sans tempête,
mais aussi qu'après l'orage, il savait, par la maîtrise de
soi, ramener le calme. Pour avoir constaté Tun et
l'autre, les bons lutteurs de la vie spirituelle ne l'en
aimeront que mieux.
1 A ses parents, 22 mars. — 2 Voir la feuille hors texte, p. 436.
MONASTIR 473
Dans la lettre citée plus haut, le Père se garde bien
de relater Fincident du mulet ; le récit de la journée se
termine par ces mots : « Mon cheval avait les sabots
en sang. Il fit quand même la route, et vaillamment. »
Son maître pouvait- il être moins vaillant? Quand
on fut au bivouac de la Vistritza, dans le niême pli
de terrain que le 6 mars , raconte Hugon , « vous
pensez s'il devait être fatigué ! Mais oublieux de se
reposer, le soir, dès l'arrivée, il commence à tourner
pour visiter les poilus qu'il avait laissés pendant
quelques jours et pour donner des nouvelles des cama-
rades qui avaient accompli leur mission. » Décidément,
ce corps fluet était d'acier.
En cours d'étape, on avait causé. Quel pouvait être
le motif d'un rappel si brusque? Chacun se perdait en
conjectures. On savait seulement que, le 15 mars,
avait commencé au nord de Monastir un vigoureux
elfort pour dégager la ville de l'étreinte bulgare.
Le 16, l'attaque de la cote 1248 avait été amorcée par
la prise des mamelons de Snégovo ; le 17, le village
lui-même était tombé; et la veille enfin, — le 18, — à
midi, la fameuse cote venait d'être brillamment enle-
vée. Le 3e bataillon du 4e colonial (commandant
Mignot) avait contribué à toutes ces affaires, à l'ouest,
du côté de Bratindol. Pareils succès n'avaient pu évi-
demment être obtenus sans de lourds sacrifices ; et les
ennemis ne renonceraient ^as à ces positions capitales,
sans de violentes contre-attaques. Sans doute on comp-
tait sur les marsouins pour les repousser.
Mais les optimistes attiraient l'attention sur ce qui
se passait en France depuis trois jours : la T. S. F.
avait appris la retraite des Allemands dans la Somme
et dans l'Oise, Péronne et Noyon réoccupées; les com-
474 T.Oric! T.FMOIR S. J.
maniqués donnaient i impression que lo Roche se
repliait, talonné de près par nos cavaliers ([ui bouscu-
laient ses arrière -gardes. Et les imaginations s'échauf-
fant à distance, plusieurs émettaient Thypothèse, — qui
trouvait peu de contradicteurs, — que les Austro-
Bulgares se retiraient en Serbie comme les Allemands
en France et que le 4e colonial allait aider à leur pour-
suite. « Que Dieu soit avec nous ! » conclut laconique-
ment l'aumônier en rapportant ces bruits. Mais il ne
partageait pas cet optimisme. Le fond de sa pensée,
qui perce clairement dans sa correspondance avec les
intimes, est qu'il n'y aurait pas de succès pour l'armée
d'Orient, tant que Ton y mettrait Dieu systématique-
ment de côté.
En attendant, le i" bataillon devait remonter vers
Monastir, à grandes enjambées.
Le 20 mars, on doubla les étapes de l'aller, ne
s'arrêtant qu'à midi chez l'honnête Yassgir-Hamed,^
pour goûter encore de ses succulents agneaux ; le soir,
on couchait à Kozani. Le 22, cantonnement à Kaïlar,
où le Père trouvait le moyen, dans la petite église tou-
jours sans pope, de faire pour ses hommes un sermon
sur l'Evangile du jour (oe jeudi de Carême).
Le 23, on revoyait, à Elcsissou, le camp oii, durant
un mois, on avait gelé sous les tentes, et le 25, enfin,
après une nuit à Sakoulévo, le régiment parvenait à
Kanina, peu de distance au sud de Monastir. Depuis
Kipourios , on avait fourni 200 kilomètres.
Il faut avoir sous les regards le détail de ces
marches forcées, pour apprécier à leur juste valeur
certaines délicatesses du Père Lenoir. Un de ses amis
venait de publier dans la revue des Études une série
d'articles très remarqués sur La crise grecque. Pou.r
lui montrer l'intérêt qu'il avait trouvé dans cette
lecture, l'aumônier entreprend un long rapport, dont
le brouillon, surchargé de ratures et sans nom de desti-
MONASTIR 475
nataire, nous intrigua longtemps. Il lui écrit aimable-
ment le 21 mars :
Une occasion unique s'olîre à moi de vous rendre un petit,
oh i tout petit service, du moins d'en avoir rillusion. C'est de
vous conter les incidents de ces derniers jours, dans Tespoir
qu ils documenteront un peu plus encore Thistorien de la
crise g-recque, — goutte d'eau dans TOcéan...
Et cela devint le récit dont nous avons cité plus haut
quelques extraits*.
A Kanina, pour se reposer, il suffisait d'ouvrir les
jeux :
Nous sommes dans le site le plus féerique qu'on puisse
rêver. J'ai dressé ma tente sur l'herbe, entre les deux bras
du torrent. Le fond du décor, à Touest, est dessiné par les
neiges du Baba, à plus de 2000 mètres d'altitude, à 7 ou
8 kilomètres de nous. Puis le cirque se resserre en des roches
à pic, jusqu'à la gorge verte où nous campons, parmi les
cascades, sous les amandiers en fleurs. Devant nous, s'ouvre
la plaine de Monastir, aux marais tachetés de cigognes. Au
delà, vers Test, la célèbre masse neigeuse du Kaïmackalan.
* Vingt jours après, le Père Lenoir recueillit de nouveaux détails,
et craignit d'avoir donné de l'expédition de Kipourios l'impression
qu'elle avait été sans aucun résultat. Avec ce souci d'exactitude et
de probité intellectuelle qui était une de ses marques, il y revient
encore : « Nous apprenons qu'à Kipourios, le lendemain de notre
départ, un Grec dénonça aux spahis marocains les gendarmes grecs
qui nous avaient si courtoisement accueillis, et l'on trouva chez eux
sept cents fusils, avec un im{)ortant dépôt de cartouches. En même
temps, était dénoncé et saisi chez un fonctionnaire un énorme stock
de tabac destiné à l'Allemagne. La presse de Salonique a, comme de
juste, fait grand tapage autour de ce mince succès. » ( Au Père Jala-
bert, 9 avril 1917.) La 7« C'« était restée à Kipourios jusqu'au 25 mars*
476 LOUIS LENOIR S. J.
Planant sur le tout, des vols d'aig"les, présag-es de victoire.
Et le temps est idéal, très doux, déjà presque trop chaud
Vision délicieuse pour ces premiers jours de prin-
temps... Mais pas plus que la chaleur ces présages ne
dureront. L'imprévu est la loi de la guerre.
Un régiment n'éprouve, en général, aucun plaisir à
passer temporairement sous les ordres d'un autre
corps, surtout commandé par un officier supérieur
d'une arme différente. Dans le cas présent, le déplace-
ment imprévu du 4^ colonial avait été réglé de façon
si « cavalière » que, durant plusieurs jours, le courrier
postal, qui était allé le chercher à Grévena, ne put le
rattraper... La satisfaction fut intense de se retrouver
sous les ordres de la 16^ division coloniale. Le colonel
n'eut pas de peine à obtenir du général Dessort, avant
de remonter en ligne, quarante -huit heures de repos
pour ses hommes.
Car on allait reprendre les tranchées,... les tranchées
quittées depuis Biaches.
Le tragique décor de la guerre, dont on avait chassé
depuis sept mois la douloureuse vision, de nouveau
s'imposait aux regards. Du vallon surélevé de Kanina,
on découvrait une activité considérable, qui rappelait
assez, sauf pour son cadre de verdure, l'arrière -front
de la Somme au mois de juin précédent. Cette plaine,
où le Père Lenoir avait surtout aperçu la poésie de la
nature, apparaissait à un officier, tenu par ses fonctions
à plus de réalisme, comme « un vaste billard, dont le
tapis vert est moucheté d'innombrables bivouacs ».
Sur la ville ouverte de Monastir on voyait les
canons bulgares s'acharner avec une fureur que rien
n'expliquait, sinon la rage de détruire. Ils n'y trouvaient
même plus d'ambulance à bombarder. Depuis que ^ady
1
MONASÏIR 4'?7
Flarley, sœur du maréchal Frencb, en y prodiguant ses
soins aux réfugiés serbes aiïamés, avait été blessée
mortellement, on avait transporté à l'arrière les ser-
vices de la Croix -Rouge. Fuyant les obus, les habi-
tants formaient sur les routes d'interminables cortèges,
avec leurs bardes échafaudées sur des ânes maigres
ou sur des arabas traînés par de lentes gamouses.
Pourtant le plus grand nombre n'avaient pu trouver
place dans les villages encombrés de troupes. Ils res-
taient, — ou bien étaient revenus, — dans la ville,
résignés à leur sort. Et chaque jour le bilan était de
q-uelques femmes ou enfants tués et d'une dizaine de
maisons éventrées ou abattues. Les pronostics opti-
mistes d'un repli austro- bulgare ne semblaient pas sur
le point de se réaliser.
Pour préparer les âmes aux conséquences de ce
déluge de fer, le Père Lenoir n'avait que quarante-
huit heures, et point d'église, aucun lieu de réunion. On
était à Pavant-veille de remonter en ligne, et ces deux
journées qui, d'après les rigoristes, constituaient le
seul moment où l'on avait le droit de donner la com-
munion en viatique, étaient des journées où il était
impossible de le faire ! Rien ne causait plus de tristesse
à l'aumônier que son impuissance, même après tant
de mois d'efforts, à convaincre des confrères timorés.
Comment quelqu'un , « disant la messe pour un régi-
ment qui allait se battre, n'osait-il pas donner la sainte
communion à ceux qui n'étaient pas à jeun ^» ? il n'ar-
rivait pas à le concevoir.
*
Remonter aux tranchées... Jamais, pour le 4c colo-
nial, l'expression traditionnelle n'avait été si juste.
* Lettre au Carrnel de X**% i) avril J9i7,
478 LOUIS LENOIR S.
L'altitude en gare de Monastir est de 601 mètres, et
l'on devait monter à la cote 1248, non pas tout de suite
aux sommets extrêmes, puisque l'on serait d'abord en
réserve, mais pourtant sur les flancs élevés de la mon-
tagne. Qu'étaient la cote 304 ou celle du Mort-Homme,
— si dures par ailleurs, — à côté de ce chiffre?
La relève eut lieu le 27, à la tombée du jour. Toute
la soirée, malgré quelques rayons de soleil, le ciel
avait été menaçant : « C'est un bain qui chauffe, »
disaient les malins. De fait, on venait à peine de partir
qu'une averse torrentielle se mit à tomber, fouettant
les visages, alourdissant les sacs, transformant les
bas- fonds en fondrières, ravinant les sentiers, affolant
les mulets... Et, comme conséquence, une nuit noire
à ne pas voir celui qu'on touche. On grimpait avec les
mains autant qu'avec les pieds ; et lorsqu'il fallait
dévaler un talus, l'unique ressource était de s'asseoir et "^1
de glisser ainsi sur la boue. Vraiment, pour une pre-
mière ^ les tranchées d'Orient ne s'étaient pas mises en
frais.
La relève ne se termina pas sans la chute de plu-
sieurs mulets dans les ravins. Et parvenus aux posi-
tions, les marsouins mirent encore plus d'une heure
pour trouver, à tâtons , l'entrée de leurs abris.
Sur les dix jours passés à la cote 1248, — que le
Père Lenoir résumait ainsi : « Là encore, que de désil-
lusions et de rages intérieures ! * » — nous sommes
moins renseignés que de coutume. Le torpillage d'un
transport les premiers jours d'avril nous a privés,
pour cette période, des lettres de nos informateurs
habituels. Mais les témoignages oraux abondent. On
était au temps de la Passion; ce fut, comme en 1916,
bien qu'avec plus de difficultés, « les Pâques au cré-
neau ».
* Au Père Jalabert, 9 avril»
MONASTIR 470
Comme toujours, Faumônier s'ingénie à obtenir des
âmes qui lui sont confiées le maximum de rendement.
Le 4 avril, d'urgence, il réclame au Père Courbe « un
bouquin quelconque, jeune ou vieux, théorique ou pra-
tique, pour apprendre le latin à un nouveau converti ».
Les circonstances extraordinaires de sa conversion, le mois
dernier, les plus merveilleuses que j'aie encore rencontrées,
et la rapidité, extraordinaire aussi, de sa sanctification, —
comme le fait même de sa vocation religieuse dans les senti-
ments d'amour divin et de zèle apostolique les plus affinés, —
me font supposer que Notre- Seigneur ne tardera pas à lui
donner le Ciel. Cependant espérons quand même l'autre solu-
tion , et suivant son ardent désir, je vais tout de suite le
mettre au latin.
Qu'importent de nouvelles fatigues, pourvu que le
règne de Dieu soit mieux procuré !
Le Père eût souhaité notamment donner de Téclat
aux cérémonies de la Semaine Sainte, si propres à
réveiller dans les esprits les souvenirs d'enfance. On
fît du mieux possible. Il s'excuse auprès de plusieurs
intimes de ne pas leur envoyer, selon son habitude,
du buis bénit le dimanche des Rameaux, sa messe
ayant eu lieu au fond d'une sape, sans palmes ni
feuillage quelconque. Mais le Jeudi Saint, la sape fut
transformée en reposoir et un grand nombre de ceux
qui se trouvaient en seconde ligne vinrent y faire la
traditionnelle « visite des églises ». Le Vendredi Saint,
on eut encore, dans la sape, l'office « simple et rapide,
mais complet ». Ce fut la clôture de cette période de
tranchées.
*
Depuis dix jours, il apparaissait de plus en plus que
les Austru- Bulgares se cramponnaient. Par suite, pousser
480 LOUIS LENOIK S. J.
l'attaque au nord de Monastir sans mener parallèlement
une action vigoureuse à gauche et à droite, était une
tentative vaine et dangereuse. Plus on progressait au
centre, — les ailes ne bougeant pas, — plus les vail-
lants de 1248 étaient encerclés par le bombardement.
Ils recevaient à la fois du nord les loO de Kukuret-
chani, de l'ouest ceux de Magarévo, et les obus de
l'artillerie longue de l'autre rive de la Tcherna ; si
bien que les pauvres fantassins se perdaient en protes-
tations contre les artilleurs français qui, prétendaient-
ils, leur tiraient dans le dos.
La 16e division coloniale, dont la valeur était connue,
fut donc destinée à une mission plus délicate. Au lieu
de continuer devant Monastir, elle irait prêter main
forte à l'est aux Italiens et aux Russes, dont L'ardeur
mollissait et qui ne pouvaient, en tout cas, conduire
seuls l'offensive que l'on projetait à l'aile droite. Les
marsouins reçurent l'ordre de passer la Tcherna au
plus tôt.
Il fallait pour cela redescendre vers le sud. Sur une
largeur d'au moins cinq kilomètres, — que doublait par,
endroits la fonte des neiges, — le lit de la rivière
entre Monastir et Kénali n'était qu'un vaste marécage
infranchissable. Le 19 novembre dernier, des cavaliers
serbes l'avaient bien, il est vrai, traversé à la nage.
Mais cette prouesse, qu'expliquait l'amour-propre natio-
nal, jaloux de ne pas laisser les Français seuls entrer
dans la première ville serbe délivrée, aurait été, en
d'autres circonstances, une folie. Les régiments devaient
franchir la Tcherna en son point méridional extrême, à
Brod, là où les montagnes commencent à l'endiguer,
avant de la rejeter définitivement au nord.
CHAPITRE XXIX
CÉGEL
JOIES EUCHARISTIQUES. SUPRÊMES BECOMM AN DATIONS
(7-15 Avril 1917)
Ceux qui avaient passé en marches les fêtes de Noël
allaient donc avoir la même malchance pour Pâques. Le
Père Lenoir décida de faire l'impossible pour ne pas
les laisser ce jour-là sans office.
Dès le Samedi Saint, il prit les devants avec la
petite équipe de sapeurs, désignée pour aménager le
campement de Sakoulévo. Le régiment devait y arriver
le lendemain dans la matinée. Le dimanche, en l'atten-
dant, Taumônier apprend que l'autre régiment de la
brigade, le 8e, était dans les environs; et, tout naturel-
lement, par suite de la réglementation étrange qui
attachait les aumôniers aux G. B. D., il allait, le jour
de Pâques, se trouver sans messe. A la grande joie de
ceux qui n'avaient plus revu le Père depuis Biaches,
le colonel Savy le fait inviter ; le temps de monter un
autel et de prévenir les hommes, ce ne fut pas long.
A son habitude , l'aumônier proposa la sainte commu-
nion, même à ceux qui n'étaient pas à jeun.
Bien lui en prit d'avoir eu cette initiative. Car, le
seul prêtre-soldat du régiment, le vaillant abbé Penna-
vayre, ayant été blessé à la cote 1248*, il n'y eut plus
* Disciple et imitateur du Père Lenoir dans son de^vouement aux
marsouins, l'abbé Pennavayre fut tué quelques mois plus tard,
3i
482 LOUIS LENOIR S. J
pour les marsouins du 8e colonial, avant l'attaque
du 9 mai, une seule occasion d'assister à la messe ni
de faire leurs Pâques. Un jeune Jésuite, qui avait eu la
joie inespérée de cette fête pascale, Gabriel Régis,
écrivait ttois semaines plus tard à l'un de ses supé-
rieurs :
Je souffre actuellement, moralement, comme je n'ai jamais
souffert depuis le début de la guerre... Tempêtes du cœur et
isolement de Fâme. Absence complète de secours religieux,
nous sommes sans aumônier. J'ai pu, en faisant du chemin,
voir une ou deux fois le Père Lenoir, mais, la plupart du
temps, impossible de quitter mon poste, et cependant je sens
un besoin intense de Notre -Seigneur, au milieu de la tour-
mente des pensées...
Quelques jours après, il sollicitait par écrit de son
capitaine la faveur de « conduire la vague d'éclaireurs
d'attaque », à la place d'un sergent, père de famille,
qui venait d'être désigné : héroïque demande, qui lui
valait le ciel quelques heures avant le Père Lenoir*.
Mais en s'occupant ainsi du 8* colonial, l'aumônier
avait manqué à la sorte d'engagement qu'il avait pris
au départ de Sommereux, de ne pas s'occuper des
régiments autres que le 4e. Sans lui reprocher nettement
ce fait, — ce qui eût été par trop odieux, — certains en
profitèrent pour laisser entendre que le Père Lenoir
était encombrant, qu'il faisait du zèle, et qu'il gagne-
rait à rester chez lui. Ce furent ces plaintes,
semble- t-il, qui, amplifiées par des caquetages de for-
mations sanitaires, attirèrent l'attention de Salonique
sur la situation réglementairement irrégulière du Père
Lenoir. Une niutation s'ensuivit, qui aurait, le 10 mai,
* Gabriel RégiSf notice, chez Beauchesne, cf. pp. 110-115,
CÉGEL *«J
envoyé dans un G. B. D. l'aumônier du 4^ colonial,
si la mort ne lui avait épargné ce brisement de cœur.
Lorsque , très tard dans la matinée de Pâques , le
Père Lenoir vit arriver à Sakoulévo le 4e, — son 4^! —
il n'était plus possible de dire une seconde messe. Par
crainte des avions, les attroupements furent interdits
durant tout le cours de la journée. Or, on devait
franchir la Tcherna durant la nuit, et, d'après les
ordres en voie d'exécution, d'après la hâte que Ton
mettait à doubler les étapes, le Père pensait qu'il
n'aurait pas, avant le combat, d'autre occasion de
procurer le viatique à ses hommes. Motif suffisant pour
renouveler, à la tombée du jour, ce qu'il avait déjà fait
en 1915 devant la Alain de Massiges : dire une messe,
comme il Técrit lui-même, ad conficienduni viaticum.
Dans le bivouac d'Hasan-Oba, au nord de Sakoulévo,
sur la partie haute d'une prairie en pente douce,
tandis que le soleil couché dorait encore quelques
sommets neigeux très loin , les marsouins , malgré la
marche de la matinée et le départ de minuit en per-
spective, accoururent nombreux. Entourant l'autel, en
forme de déambulatoire, les banderoles tricolores qui,
depuis « la sainte Jeanne d'Arc » de Hans, avaient
claqué au vent pour tant de fêtes , réveillaient au fond
des cœurs bien des émotions. Mais, dans le calme très
doux de cette nuit orientale, rien ne fut impressionnant
comme le discours de l'aumônier :
En ce jour de Pâques finissant, là-bas chez vous, les
cloches ont recommencé de sonner à toutes volées, comme ce
matin. Comme ce matin, vos mères, vos femmes, vos fian-
cées, dans leur parure des plus [grands jours, sont retournées
à réalise, prier pour vous ; et, bien que les hommes soient à
la g-uerre, même dans les yeux où la mort a mis le plus de
larmes, il y a en ce moment un peu àe joie, il y a de Tespoir,
parce que c'est Pâques, la résurrection de Notre -Seigneur
Jésus-Christ...
484 LOUIS LENOIR S. J.
Après avoir raconté la journée de la première Pâque
chrétienne, et rappelé le mot du Sauveur aux disciples
d'Emmaûs : « Ne saviez-vous donc pas que le Christ
devait soud'rir avant d'entrer dans sa gloire? » il con-
tinuait ainsi :
La leçon de ce jour est que par la soa/france et la morl on
arrive à la vie. C'est une leçon d'espérance.
Par la souflPrance, une sorte de mort dans le sol, le j^rain
de blé g"erme et fructifie.
Par la soulîrance, les âmes se virilisent...
Par la souffrance aussi parfois les peuples se relèvent.
Pâques de 1917 est Taurore de la résurrection delà France...
Ils la croyaient morte. Dans un trou de huit cents kilomètres
de long", ils lui avaient creusé sa tombe, qu'ils avaient scellée de
fils de fer et gardée par des mitrailleuses. Non pas trois jours,
mais trois ans, elle est restée là, sa vie semblant s'épuiser
g-outte à goutte par toutes ses blessures. Et nous-mêmes
peut-être, — sans douter d'elle pourtant, — ne pensions-nous
pas, à certaines heures noires, que la pierre du sépulcre était
trop lourde pour être jamais soulevée? ... Or, voici qu'enfin
l'heure a sonné où, vivante, glorieuse, la France là-bas sort
de ces tranchées de mort. Depuis trois semaines , aux bords
de l'Aisne et de l'Oise, elle en sort peu à peu, villag-e par
villag-e, les journaux nous l'apprennent... La résurrection
s'étend de proche en proche, et bientôt, sur nos g-ardiens
terrassés, nous chanterons l'alleluia de notre complète résur-
rection..
Pourf«[uoi? Parce que vous, vous avez souffert.
Si la France sort vivante et glorieuse de ces tranchées de
la Somme et de la Champagne, c'est parce que, dans ces
mêmes tranchées de Somme et de Champagne, vous avez
passé des jours et des mois dans la boue, sans dormir, sans
manger, risquant la mort à chaque instant;... parce que
là-bas, vos camarades, vos frères sont morts pour les empê-
cher de passer ou pour reconquérir quelques mètres du sol
sacré de la patrie. Ah! ces glorieux morts du 4™® colonial,
ceux de Jaulnay, de Massiges, de Beauséjour, d'Herbé-
court, de Biaches et ceux qui sont tombés ces jours-ci, à
CÉGEL 485
Eksissou* et devant Monastir, en cette fête de la résurrec-
tion nous leur devons un hommage de reconnaissance : car
c'est de leur mort que nous vivons...
Le manuscrit, que l'aumônier avait encore, on ne
sait comment, trouvé le temps de rédiger, indique
même les particularités utilisées le matin pour le
8^ colonial : par exemple, le nom — rendu par lui glo-
rieux — de La Maisonnette"-, au lieu du nom de Biaches.
En terminant, Torateur empruntait la voix des morts
pour exhorter les survivants à continuer leur tâche et
à réaliser enfin « cette paix qu'ils rêvaient tous dans le
soulagement du pays délivré, une vie de famille plus
douce auprès des berceaux plus nombreux... » Au reste,
pour les soutenir dans les souffrances, nécessaires encore
à cette victoire, « la force était là, dans TEucharistie ,
dans le devoir pascal ».
Bien avant que le sermon fût fini, les dernières
teintes du soleil avaient disparu des montagnes. Mais
la lune montait dans le ciel clair, et sa lumière, assez
discrète pour bannir des. cœurs le respect humain qui
paralyse, suffît à guider vers Ta-utel les files de commu-
niants. Sur TefTectif des deux S3uls bataillons présents à
Sakoulévo, plus de cinq cents hommes s'approchèrent
ainsi, tandis que violonistes et chanteurs lançaient vers
les étoiles leurs symphonies et leurs cantiques.
• «
Ayant passé la Tcherna en pleine nuit, les coloniaux
ne se rendirent pas compte de la sauvagerie du pays
où ils entraient. Mais quand, après quelques heures de
sommeil, le jour venu, ils regardèrent autour d'eux, la
^ Lors d'un bombardement par avion sur le 2« bataillon, le 1«'' avril
' Voir plus haut, ch. xx, p. 361.
4«(3 LOUIS LENOIR S. J.
stupeur fut grande. On eût difficilement imaginé con-
traste plus accusé entre la plaine riante de Monastir et
cette région désolée.
Le bivouac de Gégel ne fit qu^accentuer cette
impression. Gégel est moins un hameau ruiné qu'un
nom géographique pour désigner une sorte de paysage
lunaire, chaotique, un vrai désert. A peine ici ou là
quelques vestiges de murs en terre battue, qui, au
temps de leur splendeur, avaient dû s'appeler tanières
plutôt que maisons. Tout autour, la perfection de
Taridité, des cailloux et de la poussière. « Vous n'en
aurez pas de meilleure idée, a écrit un officier*, qu'en
vous représentant les causses de la région du Tarn,
avec cette différence que, dans le voisinage de Gégel,
il n'y a pas un arbre , pas un buisson , pas un brin de
verdure dans un rayon de dix kilomètres. »
G'était à se demander si l'on n'était pas le jouet d'un
mauvais rêve... Hier encore la nature était si belle,
avec ses bourgeons qui éclataient pleins de sève au
bout des branches de mûriers ! Serait-ce le privilège de
la rivière Noire, — la plupart des marsouins con-
naissaient déjà cette signification du mot Tcherna, —
d'étouffer entre ses deux bras, dans la fameuse boucle,
tout germe de vie?
Pour tuer le cafard, on avait bien, il est vrai,
l'animation du camp, où « la salade des peuples » était
plus complète que jamais. En plus des contingents
habituels, à côté des Indo-Ghinois et des Malgaches,
des Marocains et des Sénégalais , on y rencontrait des
Italiens, des Serbes et des Russes. Il ne manquait que
les Britanniques. Malgré cela, et bien que l'installation
dans un ravin sauvage du nord de Gégel fût excellente,
l'impression première fut sans charmes.
Plus que jamais, le Père Lenoir se dépensa pour
répandre un peu de joie.
^ M. Joieph Gautheria.
GEGEL 487
Manger, fumer, lire, écrivait-il à cette époque au Père
Courbe, voilà les trois besoins perpétuels et perpétuellement
inassouvis de nos hommes. Les satisfaire un peu, c'est leur
plaire beaucoup; et Notre -Seigneur y gagne, vous le devinez
bien : nous ne sommes pas de purs esprits... Je fais venir de
France quelques petites choses : Sed quid hœc inler tantos^?
Et, remerciant son correspondant d'un colis de
lectures récemment envoyé, il se déclarait disposé à
mettre, en livres du même genre, « cent ou deux
cents francs de sa solde par mois ».
Mais sa grande préoccupation fut de faciliter aux
retardataires, spécialement pour le bataillon absent de
Sakoulévo le dimanche précédent, l'accomplissement
du devoir pascal. « Tout le jour, note- 1- il le 16 avril,
depuis notre arrêt ici, confessions et communions sous
ma tente , dressée au bord du ravin. » Et ce souci
primait tellement le reste, qu'il lui sacrifiait même les
joies les plus légitimes de l'amitié.
Un de ses anciens compagnons d'études théologiques
eut l'occasion de s'en édifier. Lieutenant d'artillerie
dans une batterie voisine, il venait d'être blessé, et
attendait à son échelon, dans les environs de Cégel,
d'être évacué sur Salonique. Le Père Lenoir l'apprit.
La blessure de son confrère était un motif qui auto-
risait une petite gourmandise d'amitié. Il se rendit
auprès de lui vers 11 heures, au moment où, les hommes
mangeant la soupe, sa tente était moins assiégée.
On évoqua les souvenirs d'exil, de Jersey et d'Ore
Place... Une demi-heure passa comme un charme,
et volontiers le Père Lenoir l'eût prolongée. Le
lieutenant qui aimait aussi les douces causeries, — il
était de Marseille, — essaya bien de le retenir; mais ce
fut en vain : il ne fallait pas qu'un marsouin pût
dire : « J'ai fa-illi attendre. » A midi 30, l'aumônier
devait avoir déjeuné et se trouver au poste, fidèle à la
1 Mais qu'est-ce qus cela pour un si grand nombre?
488 LOUIS LENOIR S. J,
consigne qu'il s'était imposée publiquement en inscri-
vant sur les panneaux de sa tente les heures où ion
était sûr de l'y rencontrer. « Vous comprenez, dit- il
avec un sourire en prenant congé, les marsouins, ce
n'est pas comme nous en théologie ; s'ils ne trouvent
pas leur Père spirituel une fois, ils risquent de ne plus
revenir. »
Exactitude minutieuse. C'est de mille riens sem-
blables qu'était faite la méthode qui permettait au
Père Lenoir de multiplier son temps, de faire son
oraison et ses examens de conscience, d'écrire ses ser-
mons, de visiter les malades, de confesser, de diriger,
de consoler, et de mener de front une si prodigieuse
correspondance.
Au reste, cette entrevue se passait le samedi, veille
de Quasimodo. Et pour compléter l'œuvre pascale de
Sakoulévo, il devait, ce soir-là, confesser plus encore
que d'habitude.
Le lendemain, 15 avril, lorsqu'il prit la parole sur la
crête qui domine le bivouac de Cégel, plusieurs eurent
le pressentiment qu'ils entendaient leur aumônier pour
la dernière fois.
Ce dimanche de Quasimodo, rappela-t-il tout d'abord, avait
dans l'ancienne liturgie une souveraine importance. Pendant
le carême avait eu lieu Finstruction des catéchumènes, le
Samedi Saint et le jour de Pâques leur baptême et leur pre-
mière communion. Durant toute une semaine, les néophytes
avaient conservé la tunique blanche, pour attester leur
volonté de renaître à une vie nouvelle. En ce premier
dimanche après Pâques, se terminait leur instruction. L'évéque
leur adressait ses derniers conseils : « La préparation est
finie, disait-il, mais la bataille commence... Car la vie chré-
tienne est un combat perpétuel... »
Et Paumônier reprenait le même thème.
GEGEL 489
En cette Quasimodo de 1917, vous avez fait vos Pâques,
ou vous allez les l'aire... Ne croyez pas que vos devoirs de
chrétiens soient finis par là..., ils recommancent seulement.
Pour conserver la vie chrétienne retrouvée ou alYermie , la
bataille intérieure est nécessaire... Et cela, malgré l'orgueil
et la sensualité, malgré la souffrance qui aigrit, qui rend
égoïste, qui fait mal juger les chefs,... malgré les séductions
du dehors, les faux honneurs, les plaisirs défendus,... mal-
gré les camarades qui raillent, et le respect humain,... malgré
les tentations du démon qui veut perdre votre âme etTentraî-
nor en enfer.
Puis, montrant le nord, il ajoutait :
Une autre bataille aussi s'apprête. Finie la longue prépara-
lion. Bientôt la canonnade et les baïonnettes. Là aussi, vous
devez être victorieux... Il y a deux ans, le 23 avril, quand au
Fortin de Beauséjour la mine allemande fît explosion, ce fut
la gloire de la 8« compagnie d'avoir sauté dans le cratère
fumant, pour en couronner les bords, au chant de la Marseil-
laise... La plupart de ceux qui réalisèrent ce prodige me
disaient ensuite : a Jamais je n'y étais allé avec tant de cœur,
parce que j'avais fait mes Pâques, et qu'ayant le bon Dieu
avec moi, je me sentais plus fort que tout. »
Comme eux, vous ferez vos Pâques. Je vous le demande,
— au nom de Dieu d'abord, dont c'est le précepte formel en
ces fêtes de Pâques; — au nom de la France aussi, car la
communion vous rendra plus forts pour mieux là servir; —
enfin au nom de vos mères, dont c'est le vœu le plus ardent,
car elles savent que c'est nécessaire pour sauver votre âme
et pour votre vrai bonheur.
Telle fut la supplication dernière que le 4e colonial
recueillit des lèvres de son aumônier : « Dieu, — la
France, — vos mères, » trois amours auxquels il en
avait continuellement appelé dans les moments dif-
ficiles pour remonter les cœurs.
Des avions ennemis passaient en ce moment sur
4Î0 LOUIS LENOIR S. J.
l'assistance. Personne ne parut s'en émouvoir. A la
suite de son vibrant appel, le Père vit encore cinq
cents de ses marsouins s'approcher de la sainte table.
« Au total, écrivait -il le lendemain, un peu plus de
mille ont fait leurs Pâques. » C'était un chiffre. Pour-
tant, loin d'y trouver un motif de repos, le vaillant
preneur d'hommes jetait plus avant ses regards :
Pour ceux-là remercions beaucoup Notre -Seigneur. Mais
les deux mille autres!... Les jours qui viennent vont être
sans doute très propices à la pêche k la ligne des réfractaires,
dans les trous de rochers où ils s^abriteront des balles bul-
gares ; que vos prières y achèvent l'œuvre qu'elles ont com-
mencée M
Pour prêcher et convertir, il ne restait plus au Père
Lenoir que ses actes. Gomme son maître Jésus -Christ,
c'est par là qu'il avait commencé. Et c'est aussi par
là qu'il devait achever sa tâche.
* Au Carmel d-e X***, 16 avril 1917.
CHAPITRE XXX
LE SECTEUR DU PITON JAUNE
TROIS SEMAINES HÉROÏQUES, l' AGONIE AVANT LE CALVAIRE
(16 Avril — 7 Mai 1917)
On était au 16 avril. En France, malgré la dure
leçon reçue à Saint- Quentin trois jours auparavant,
quand sur des lignes formidablement retranchées
s'étaient brisées des divisions héroïques, les cœurs
étaient tout à Tespoir. Beaucoup, qui connaissaient les
préparatifs accumulés entre Reims et Soissons, pen-
saient que l'élan sur Craonne serait irrésistible.
Sur le théâtre plus modeste du front de Monastir
régnaient les mêmes illusions. Une fièvre d'attaque était
dans l'air. Et peut-être, de part et d'autre, la même
cause psychologique en avait hâté prématurément la
crise : le désir de satisfaire aux impatiences de l'opi-
nion publique.
Avait-on assez amèrement raillé, des deux côtés de
la Manche , les troupes inertes de Salonique , sans
toujours peser les difficultés qu'elles avaient à résoudre,
ni les moyens parcimonieusement limités dont elles
disposaient ! Sous la vive impulsion du général Gros-
setti, Tarmée de Monastir ne pouvait tarder davantage.
Des opérations qui se préparaient, certains se haus-
saient à espérer le craquement du front bulgare.
Quinze à seize kilomètres séparaient Cégel de nos
402 LOUIS LENOIR S. J.
premières lignes. Un bataillon du 4^ colonial devait
y monter le 17 avril. Dès que le Père Lenoir Tapprit,
et bien que la masse du régiment restât encore cinq
jours à l'arrière, il décida de monter aussi. N'avait- il
pas affirmé que la place de laumônier dans l'ordre
de bataille devait être « toujours à l'endroit le plus
exposé » ?
Ses premières impressions ne se font pas attendre.
Le 19, il écrit : « Les mille difficultés de ces mon-
tagnes, plus sauvages et plus abruptes que toutes celles
que nous connaissions déjà, retardent nos préparatifs...
Impossible de se montrer de jour »
Sous peine de ne rien comprendre aux journées qui
vont suivre, il nous faut insister sur ces difficultés du
secteur.
«
La ligne de crêtes à laquelle se cramponnaient les
Bulgares, avait, en face de la 16^ division coloniale,
une altitude moyenne dépassant 900 mètres, et courait
du nord-est au sud-ouest sur près de 5 kilomètres de
longueur. Dominée en son centre par le Piton Jaune
qui marquait la cote 1035, elle s'infléchissait lentement
de part et d'autre, par des contreforts successifs, jus-
qu'à deux cols, celui de Mojno à droite, celui de
Grnicani, moins accusé, à gauche, puis rebondissait
vivement et atteignait aux deux bouts presque la
hauteur du piton central. Chance vraiment extraordi-
naire pour le défenseur, ces extrémités, déjà très fortes
du fait de leur élévation, formaient des saillants pro-
noncés s'avançant comme des promontoires pour sur-
veiller et battre tout le terrain. C'était, au nord, le
Mamelon des Tranchées Bouges, puissamment orga-
nisé, et, au sud, les trois Pitons Rocheux, plus escarpés
encore que le Piton Jaune.
f
LE SECTEUR DU PITON JAUNE 495
Un officier supérieur, se représentant cette crête
comme un élément de la vaste forteresse où se retran-
chaient les Bulgares, l'assimilait à une longue courtine
flanquée de deux bastions. Comme pour rendre plus
exacte cette évocation de citadelle, toutes les cimes
étaient couronnées de créneaux naturels, mesurant par-
fois plusieurs mètres de hauteur, blocs granitiques
paraissant surgis du sol comme des dents grises et
offrant aux tireurs des abris plus résistants que le plus
dur ciment boche. Sur toute leur longueur, du reste,
ces sommets étaient organisés au moyen de tranchées
en crémaillère, dont les rentrants formaient des flan-
quements excellents pour la défense. Les nids de
mitrailleuses perchaient partout; et, au furet à mesure
de leur repérage, le Canevas de tir les affublait de tous
les noms de bêtes indésirables, classées selon l'usage
par séries alphabétiques. Ainsi dans un seul coin
réservé aux appellations chuintantes, se trouvaient
accumulés le nid de Chenilles, le nid de Charançons,
le nid de Chats-huants, le nid de Chevêches , le nid de
Chacals, tous infiniment plus redoutables que les plus
malfaisants de ces animaux.
Devant cette position formidable, quelle était notre
situation?
Nous étions dominés partout et de partout. En face
de la cote 1055 du Piton Jaune, notre point culminant
atteignait péniblement 920 mètres : encore ce monticule
pointant au nord en éperon, était-il environné par le
demi-cercle des tranchées ennemies et se trouvait battu
de toute part. Nos prédécesseurs s'y étaient accrochés
de leur mieux, l'avaient organisé vaille que vaille; et
après leur départ, on continua de l'appeler, en mémoire
d'eux, Piton des Italiens. Il se reliait au sud-ouest avec
une protubérance dénommée Rocher Intermédiaire. Et
rien ne montrera mieux notre infériorité que cette
simple remarque : ce rocher, considéré comme le prin-
496 LOUIS LENOIR S. J.
cipal point d'appui de notre position, était dominé de
3o mèties par le point le plus bas de la ligne bulgare,
le col de Crnicani.
Quant aux tranchées, elles étaient, à la mi- avril, à
peu près inexistantes. Soit en raison de la nature
rocheuse du terrain, soit par suite de l'espoir sans
cesse entretenu de la marche en avant, les Italiens
s'étaient contentés de relier ces deux proéminences par
une série d'alvéoles, creusées un peu au hasard là où
le sol s'était montré moins rebelle, et réunies ensuite
par des parapets en sacs à terre et sans parados.
Donc, pas de lignes à proprement parler, du
moins continues, aucun abri autre que les niches indi-
viduelles ou des appentis protégeant contre la pluie ;
à plus forte raison, aucune tranchée de soutien,
aucun boyau de communication. Il fallut se mettre à
l'ouvrage énergiquement, pour tout improviser, mais
la nuit, puisque le jour on ne pouvait se montrer.
Autre point noir, plus imprévu encore : les sautes
de température. Le lendemain même de son arrivée en
secteur, le Père écrit : « A des chaleurs torrides suc-
cèdent brusquement des tempêtes de neige... » Il en
fut ainsi jusqu'à la fin d'avril. Le 21 , il note : 5 à
6 centimètres de neige; le 23, un peu moins; le 27,
de 20 à 25 centimètres, et temps épouvantable.
On devine les souffrances de ses chers marsouins ;
chacune de ses lettres les détaille. Il ne pense qu'à eux.
Obligés de rester tassés sur eux-mêmes, les jambes
gourdes, sans remuer de peur d'être pris pour cibles,
grelottants, glacés, sans cagnas, sans feu, « presque
sans nourriture à cause des difficultés terribles du ravi-
taillement » , ils n'avaient même pas la satisfaction , si
minime, de manger une soupe chaude. « Je suis désolé
de ne pouvoir soulager leurs misères. Il faudrait pou-
voir, au jour le jour, vous demander télégraphiquement
et recevoir aussi vite les mille ressources de première
LE SECTUER DU PITON JAUNE 497
nécessité qu'on ne trouve pas ici, mais dont la nature
varie d'une semaine à l'autre avec la température et
les lieux ^ »
Dans une pareille situation, qu'allait-il faire? La cir-
culation de jour est interdite.. Eh bien! c'est tout
simple, il circulera de nuit! et non pas trois ou quatre
heures, mais la nuit entière, depuis sept heures du soir
jusqu'à l'aube. Dès le premier instant, le 18 avril, sa
résolution est prise, et il commence^ Il s'apercevra
bientôt des difficultés du terrain : les pistes mêmes sont
coupées de ravineaux, de tourbières et de ruisseaux,
la haute Makovka est très marécageuse. On lui objecte
que, seul ainsi, il se tuera, que du moins il glissera,
tombera dans des trous, qu'il s'enlisera, se perdra, que
des officiers expérimentés ont eu parfois des difficultés
à retrouver leur P. G. Il écoute avec un fin sourire,
hoche la tête, remercie, mais ne modifie pas sa déci-
sion : « Les Bulgares, dit-il, se chargent de l'éclairage;
ils ont des fusées, — sûrement boches, — qui illuminent
magnifiquement. » Si bien, que, malgré les objurga-
tions les plus vives âe l'amitié, durant vingt et une
nuits de suite , il reste obstinément fidèle à son genre
de vie, « rentrant même parfois après le lever du
soleil, et sous les balles ennemies^ » ; donnant à tous
eniin , lui qu'on avait constamment tenu , au cours de
ses études théologiques, pour une petite santé, un
exemple de résistance, qui émerveillera les coloniaux
les plus durs.
Je le connaissais, a écrit son colonel, depuis le mois
* A ses parents, 27 avril.
' Lettre du 19 avril.
* Capitaine Monnier, lettre du 6 Juiilel 1917 à M. Lcnoir.
32
408 LOUIS LENOIK S. J.
d'août 1916, et de réputation bien longtemps avant, mais
jamais je ne l'ai tant admiré que pendant les quelques
semaines qui ont prc'cédé l'attaque du 9 mai*.,.
Plusieurs fois, le colonel Thiry nous a parlé de ces
semaines héroïques :
En avant de la ligne des tranchées que l'on était en train
de creuser, racontait-il, en avant des fils de fer que Ton
posait, — au prix de quelles fatigues I — j'avais établi toute
une série de petits postes pour surveiller ce qui se passait en
avant et, au besoin, donner l'alarme. Les guetteurs, au bout
de ces antennes, étaient très isolés et ne se sentaient pas à
Taise. Le pays était si propre aux embuscades! Eh bien!
chaque nuit, le Père Lenoir allait les voir. Toutes les nuits,
il visitait tous les petits postes, en général de la gauche à la
droite, tous sans exception, portant aux hommes pastilles de
menthe, cigarettes ou chocolat, causant, consolant, tuant le
caFard. Les poilus trouvaient cela très bien, et ne s'en éton-
naient plus. Mais le Père était épuisé au bout de huit jours.
J'avais à mon régiment des marsouins solides, des types qui
avaient fait la brousse. Pas un n'eût été capable de faire ce
que faisait l'aumônier, sans sommeil, sans repos, sous la
pluie, dans la neige, dans la boue... Et lorsqu'à 11 heures
il se présentait pour déjeuner, il était toujours brossé, ciré,
aussi propre que le plus soigné d'entre nous, et toujours
a:issi calme et souriant que s'il avait passé la nuit dans un
lit*.
Je l'ai vu parfois bien fatigué. Un matin que j'allais aux
tranchées, au petit jour, j'aperçus au bord de la piste, à
* 25 juillet 1917. Dans cette longue lettre du colonel Thiry, comme
dans celle précédemment citée du capitaine Monnier, se trouvent
consignés la plupart des détails qui vont suivre.
* Ainsi le Père Lenoir savait allier la vertu de propreté à celle de
pauvreté. Naturellement élégant et soigné de sa personne, il avait
dû, comme tout le monde, renoncer à être tout à fait propre. Mais
il faisait de son mieux et rangeait la pratique de cette vertu parmi
les petits devoirs -- nullement méprisables I — de l'apostolat.
LE SECTEUR DU PITON JAUNE 499
quelques centaines de mètres de mon poste, un soldat qui
somnolait, la tête appuyée sur son bâton. Le capitaine Mury,
qui m'accompagnait, fit cette réflexion : « Faut-il que ce
pauvre homme soit éreinté pour s'être endormi ainsi à deux
pas du poste ! » Je m'approchai et reconnus notre aumônier,
vêtu comme souvent aux tranchées en simple soldat. Brisé
de latigue, il s'était assis avant de monter la dernière côte, le
sommeil l'avait terrassé*. Je lui frappai doucement sur
l'épaule en l'appelant. Il ouvrit les yeux, eut un instant de
surprise de se trouver là, puis tout de suite son bon sourire...
Oh ! ce sourire du Père Lenoir !... Eh bien ! même ce jour-là,
je n'ai pu Tempêcher de retourner le soir aux tranchées; et
pourtant nous nous y étions tous mis pour Vén dissuader,
une vraie conspiration. Jamais je ne l'ai pu, jamais; il aurait
fallu rattacher,..
Hugon, de son côté, n'eut pas plus âe succès. Et
après l'admiration du chef, je ne sais rien de plus
touchant que le témoignage de l'ordonnance, un de
ces compagnons de détail, pour lesquels, au dire du
proverbe fameux, « il n'y a point de grand homme »
parce qu'ils voient de trop près.
Commo le secteur était mauvais et que Ton pouvait navi-
guer que de nuit, eh bien, il partait tous les soirs vers
7 heures avec une musette bien garnie de cigarettes, de
journaux, son petit livre et quelques provisions et tout ce qu'il
pouvait avoir. Le matin il arrivait tout blanc de neige. Un
jour, je lui dis : « Mais, monsieur l'aumônier, reposez-vous
un soir; vous irez demain. Vous tomberez malade si vous con-
tinuez. » Alors il me dit : h On dormira au repos. J'ai besoin
de voir les hommes ces temps-ci. » Puis un autre jour il me
dit : « J'ai fait faire la première communion à un jeune soldat
de la classe 16 et il fut tué quelques jours après. Vous voyez,
me dit-il, les mauvais, s'ils l'avaient su, ils auraient dit c'est pas
1 Cette scène est également racontée par le commandant Mury
dans une lettre du 8 juillet 1917 à M. Lenoir.
500 LOUIS LENOIR S. J.
îa peine. Et me répond pauvres innocents quMls sont ! Au
moins, il est au ciel*. »
Voilà bien, en effet, l'explication dernière de ces
courses insensées, le motif de ces entêtements divins :
sauver des âmes. En mes « promenades nocturnes,
écrivait-il, de sentinelle en sentinelle, c'est la grâce
qui passe, avec Tabsolution et la communion^ ». Et
à Tun de ses anciens compagnons de noviciat, le Père
de Champs de Saint- Léger, il révélait à nouveau, huit
jours avant de mourir, tout son secret : « Ici, dangers
et plus encore privations. Mais la grâce continue de
travailler, — merveilleusement , — dans les âmes ; et
ces rédemptions divines ne sauraient se payer trop
cher. » C'est toujours le même son que le cri final du
4 mars.
*
Telles furent les nuits du Père Lenoir durant les
trois dernières semaines de sa vie. Que furent ses
journées? Il avait son domicile avec la compagnie hors-
î^ang y un kilomètre en arrière de la ligne, dans un
ravin que l'on avait pris l'habitude, à cause de la
proximité du poste de commandement, d'appeler le
Ravin du colonel. Des blocs énormes, peut-être de
lave refroidie, servaient de boucliers. C'était sauvage,
encaissé, « un vrai repaire pour bandits calabrais ».
Quelques cavernes étaient aménagées en logement.
Cependant, jamais le Père ne voulut en accepter une
pour lui. « Oh! non pas par fanfaronnade, remarque
judicieusement le lieutenant Bédier ; car il n'y avait
pas moins bravache que lui; et quand on lui disait
* Récit de Joseph ITiigon , folio 10.
2 Au P. Courbe 23 avril.
LE SECTEUR DU PITON JAUNE 501
qu'un endroit était dangereux , il ne s'y aventurait pas
sans nécessité... Mais les cavernes n'étaient pas suffi-
santes pour abriter tous les hommes, et il se serait
fait scrupule qu'on lui réservât même la plus petite,
sans que chacun fût en sécurité d'abord. »
Il s'installa donc sous la tente , auprès d'un gros
rocher, qu'on surnomma, en raison de sa forme,
la Cathédrale. C'est là que, chaque matin, en ren-
trant de sa tournée, il célébrait la messe, t< bien
heureux, comme il l'écrit au Père Courbe, d'offrir
en action de grâces, pour toutes ces âmes rendues
à la vie. Celui qui leur a ménagé cette résurrection,
et qui les attend avec son infini bonheur, derrière la
mort du corps, toute proche ».
Après sa messe^ il dormait quelques heures. Une fois,
tandis qu'il reposait ainsi, un éclat d'obus traversa la
toile de tente et vint frapper près de sa tête. Le lieu-
tenant Bédier profita de cette occasion pour l'inviter à
plus de prudence. « Comme réponse, l'aumônier me
montra le Saint -Sacrement : C'est lui qui veille sur
moi, dit-il simplement. »
« Il prétend dormir dans la journée, écrit un autre
officier, mais je le soupçonne de passer le plus clair de
son temps à écrire et à recevoir les hommes des com-
pagnies de réserve*. » Ces soupçons n'étaient que trop
justifiés. Le fidèle Hugon avait beau monter la garde,
comme il disait, « pour défendre son maître » contre
les indiscrets; cependant, par crainte de se « faire
attraper », comme à Kaïlar, il n'osait pas trop enfreindre
la consigne, et la consigne donnée par le Père était
de toujours le réveiller quand on le demanderait. Or,
on le demandait souvent; parfois pour des inhuma-
tions, et cela ne pouvait attendre, Hugon le compre-
nait, mais aussi pour des babioles qui n'étaient point
urgentes : réclamer un livre, montrer une lettre, rece-
* Capitaine Monaier, iS uvriU
502 LOUIS LENOIR S. J.
voir un conseil, ou tout simplement... pour rien, pour
causer. Il est vrai que la causerie se terminait rarement
sans une bonne communion.
Néanmoins, môme parmi les visiteurs, il y avait
quelquefois des récalcitrants. C'était Tépoque où « des
mesures absurdes, dites d'humanitarisme », avaient
prétendu infuser, surtout aux régiments de marsouins,
« comme sang nouveau , celui des repris de justice, et
il suffisait de l'un d'eux pour contaminer toute une
section * ».
Extérieurement, de la part de l'aumônier, jamais la
moindre diflérence envers ceux qu'il savait lui être
hostiles. Et parfois on ne fut pas médiocrement surpris
de voir tel ou tel qui se vantait d'avoir, m.ême au petit
poste, refusé les offres du curé, s'avancer dans un
groupe pour lui serrer la main comme les autres; et
poui cet enfant prodigue, le « curé » n'en avait qu'une
étreinte plus chaude et un sourire meilleur.
Mais, dans l'intime du cœur, au sujet de ces refus,
quelles souffrances, quelles agonies!... A certaines
réticences de ses lettres , on les devine sans trop de
peine. Pour en juger pleinement, il faudrait avoir
pénétré dans le « jardin fermé » de ses prières. Celui
qui publiquement s'était écrié : « Je donnerais ma vie
pour un seul, » quels cris d'intense supplication ne
devait-il pas pousser, dans le secret du cœur à cœur,
auprès de son bon Maître? Sa vie, pour la conversion
des brebis égarées, il n'avait aucune peine à l'offrir...
Et parfois il lui semblait qu'il était exaucé.
Beaucoup, dans son entourage, ont noté ces pressen-
timents de mort. Le 17 novembre, disant adieu dans la
sacristie de Fourvière à un colonial lyonnais, Louis
* Au P. Courbe. :2S aurt'l.
LE SECTEUR DU PITON JAUNE 503
Roux, retenu en France par sa santé, il lui avait remis
une image. « J'y ai inscrit en souvenir, dit-il, les dates
de nos trois rencontres principales. » Le jeune homme
prit le mémento, et lut, tout saisi :
, Mai 1915 __ Novembre 1916 _ L'éternité
"■" H ans Meximieax, Fourvière le ciel
« Je protestai , raconte-t-il : <r Mais , Père , nous nous
reverrons avant! — Non, Louis, je vous certifie, pas
avant. » Cela fut prononcé avec une assurance grave et
recueillie qui me bouleversa. »
Et tout récemment, à Cégel, comme un jeune
Jésuite, le frère Riou, lui demandait s'il avait fait son
troisième an\ il avait répondu, joyeux : « Mon troisième
an, je le ferai au ciel. » Le témoignage de Hugon, dans
son réalisme naïf, est encore plus touchant : « Un jour,
on parlait, alors il me dit : La semaine prochaine, nous
serons peut-être au ciel. Et le pauvre, il s'était pas
trompé. »
1 On appelle ainsi une 3« année de noviciat, imposée aux reli-
gieux de la C'e de Jésus après leurs études de théologie et leurs
premiers essais apostoliques, avant l'émission des derniers vœux.
Voir à ce sujet la biographie du Père de Maumigny qui exerça
durant 26 années (de 1887 à 1913) )a charge d'instructeur du 3" au ;
vie par le P. Hamon, Beauchesne, 1921.
CHAPITRE XXXI
LE CHAMP DE BLÉ
DEENIÈRES JOURNÉES. — LES PRÉFÉRENXES DE L ESPRIT-SAIMT
(7-9 Mai 1917)
Le 7 mai, un ami du Père Lenoir écrivait :
« Depuis trois jours, nous vivons sous la voûte d'acier
dont parlent les jouiiialistes de mauvais goût. C'est
par milliers que les obus passent au-dessus de nos
têtes, et cela fait une jolie musique. Dans ma cag-na,
chaque coup se traduit par une secousse, et j'ai
l'impression d'être dans un wagon qui passerait per-
pétuellement sur une plaque tournante. Nous tassons
sur la tête des Bocho- Bulgares quelque chose de
soigné... »
C'était un tour de force d'avoir pu amener dans ces
montagnes un tel nombre de projectiles. Et cependant,
ils ne pouvaient avoir la prétention de détruire les
abris sous roches, organisés par l'ennemi. Pour cela, il
eût fallu plus gros que les loo. Le but de la préparation
d'artillerie était simplement de bouleverser les tranchées
de première ligne, afin de les rendre inutilisables le
jour de l'attaque et de frayer, par avance, aux assail-
lants, des brèches dans les fils de fer.
Le temps était redevenu splendide, facilitant les
observations et les réglages. Mais tandis que le prin-
temps, mettant à profit le bon soleil pour réparer les
deuils de l'hiver, élaborait un peu de vie jusque dans
LE CHAMP DE BLÉ S05
ces vallons sauvages, on éprouvait de la tristesse à
considérer ces jeunes hommes vigoureux, dont plusieurs,
dans trois jours, seraient étendus morts sur les pentes
du Piton Jaune.
Car les exécutants ne se faisaient guère d'illusion. On
leur avait bien dit d'abord que Tofiensive principale
serait poussée fortement à droite, par les Serbes, et que
les Français ne devaient agir qu'en soutien. Mais, assez
vite, les affirmations avaient été moins nettes. On
devina que l'attaque serbe n'avait pu se monter ; ce qui
n'empêchait pas l'ordre d'être maintenu pour les
Français... Il n'est pas nécessaire d'avoir vécu au
milieu de la troupe des journées semblables, pour
deviner les réflexions qui s'échangeaient même parmi
les plus braves, même parmi les moins pessimistes,
même parmi ceux qui étaient les plus décidés à y laisser
leur peau. Sans aucune contradiction, les mêmes qui
avaient entonné la Marseillaise dans le cratère de
Beauséjour, aujourd'hui en face de ces pentes abruptes
dont ils devraient tenter l'escalade sous les feux croisés
des mitrailleuses, auraient chanté tout autre chose.
« Autant vouloir, dira quelqu'un, monter au pas de
charge à la pyramide de Chéops. »
Cet état d'esprit, que seuls ceux qui n'ont pas fait
la guerre peuvent confondre avec le défaitisme, il nous
serait aisé, d'après de multiples conversations, de le
décrire longuement en toute exactitude.
Le Père Lenoir eut la confidence de toutes ces
angoisses, et son cœur en était broyé. Avant son cal-
vaire, il trouva là vraiment ses heures d'agonie. Sous
peine de dissimuler ce qui fut souvent, dans la tâche
militaire des aumôniers, l'aspect le plus douloureux,
il était nécessaire de le signaler.
Sans être strâtégiste, comment ne lui serait-il pas
apparu qu'une attaque sur un à pic et dans un ren-
trant n'était pas le comble de la logique, et qu'elle
ne pourrait, en mettant les choses au mieux, réussir
506 LOUIS LENOIR S- J.
sans de grosses pertes ? A moins de s'arracher les
yeux, le Père Lenoir ne pouvait pas ne pas voir; à
nrioins de s'enlever tout crédit, il ne pouvait nier l'évi-
dence. Pourtant, par obligation professionnelle, il devait
au pays de s'employer à calmer les inquiétudes des
autres, et à maintenir les cœurs au niveau du redoutable
devoir. C'est en de pareils moments surtout qu'apparaît
la profonde vérité de la parole de ses chefs : « Le
commandement n'eut jamais de plus précieux auxiliaire.»
Et quand, après quinze jours d'efforts, à la veille même
de l'attaque, l'aumônier affirmera que « jamais le moral
n'avait été plus haut* », il sera le seul à ne pas soup-
çonner à qui surtout en revenait le mérite.
Ces perspectives, en effet, n'enlevaient point aux
coloniaux l'espoir de réussir. Ce serait un coup dur,
soit! mais on avancerait. Dans une lettre du 7 mai,
un marsouin remerciait ainsi sa mère d'une boîte de
friandises : « Les chocolats ont fait ce matin les délices
de la popote ; et nous les finirons ce soir, pour n'avoir
pas à les transporter... » Merveilleux souci de ne pas
s'encombrer... Puis il ajoutait : « J'espère que , sous peu ,
le communiqué de l'armée d'Orient vous satisfera :
nous ferons tout notre possible, avec l'aide du ciel,
pour qu'on soit content de nous. »
Au début de la préparation d'artillerie, les Bulgares,
non entraînés à recevoir tant de marmites en si peu de
temps, n'avaient guère réagi. Mais le 6 mai, quand les
premières patrouilles sortirent pour exécuter un simu-
lacre d'attaque et vérifier de près les brèches ouvertes
dans les fils de fer, ce fut un beau tapage. Non seule-
* Témoignage du capitaine Monnier, lettre du iO mai 1917,
LE CHAMP DE BLÉ î>07
ment nos détachements furent accueillis par un feu
violent d'infanterie et de mitrailleuses, mais sur toute
la région du Rocker Intermédiaire se concentra une
avalanche d'obus de gros calibre. Et quand, vers le
milieu de la journée, du haut du Ravin du Colonel, nos
bombardes de 240 entrèrent en action, le ravin fut sou-
mis à un terrible tir de représailles par 150 et 210. Malgré
les recommandations réitérées de ne pas rester dehors,
quelques hommes furent surpris, plusieurs blessés.
L'adjudant Bonot, de la 6e compagnie, fut tué, le
médecin chef du régiment, le docteur Mercier, blessé
mortellement. « Eh bien! pendant toute cette soirée,
nous a raconté le lieutenant Bédier, j'ai vu le Père
Lenoir circuler seul dans le ravin , sous le bombarde-
ment, tranquille, comme vous circuleriez dans votre
chambre. Pas un brancardier ne l'aurait fait, et cepen-
dant, je vous assure, nos brancardiers étaient coura-
geux. » Hugon, qui raconte le môme fait, ajoute : « Il
voulait être tout près, pour voir s'il n'y aurait pas
d'autres blessés. » Après une pareille soirée, il n'en
repartit pas moins, comme d'ordinaire, pour sa « pro-
menade nocturne ».
Primitivement fixée au 8, l'attaque avait été remise
au lendemain, pour permettre aux artilleurs d'achever
leur travail. Durant ces deux vigiles, qui préludaient
pour lui au sacrifice, le Père Lenoir, trouvant que les
nuits ne suffisaient plus à son apostolat, passa encore
dans les lignes une partie de ses journées. Où prenait-
il le temps de dormir?
Le récit de Joseph Hugon est ici plus précieux que
jamais. Aucun lecteur ne nous reprochera de le repro-
duire intégralement :
Enfin nous arrivons aux deux derniers jours. Le matin
(7 mai) en disant sa messe il fléchit sur ses jambes, delà fati^j-ue.
On voyait qu'il sommeillait. 11 se ressaisit et reprend. Il liait
508 LOUIS LENOIR S. J.
et se repose, et vers les 9 heures on le demande pour deux
enterrements. Il se lève et puis il ne s'est pas recouché. Et
ce jour- là comme il y avait un semblant d'attaque (les
patrouilles, comme la veille), l'après-midi il partit aux tran-
chées. En revenant il me dit : « Je ne sais pas comment nous
ne sommes pas en bouillie. Où nous étions, nous avons eu
une pluie d'obus. Enfin, il n'y a pas eu d'accident. » Il dîne
et repart aux tranchées, car l'attaque était retardée de
24 heures. Je lui dis : « Mais reposez -vous un peu. » Il
me dit : « Il faut bien que je voie les hommes. » Le lende-
main (8 mai) toute la matinée, après sa messe, il s'est occupé
de sa correspondance. Il déjeune à 11 heures et de suite
après le voilà reparti aux tranchées. Il revient pour dîner. Il
se fait donner un petit déjeuner froid, il prend la valeur d'un
quart de pinard et un petit bout de pain. Il met le tout dans
la poche de la capote et il me dit : « Si ça sert pas pour moi,
ça servira pour les camarades. » Mais jamais je ne pensais à
ce malheur. Car je savais son bon cœur et je croyais qu'il
disait qu'il donnera ça à quelqu'un qui a faim. Il prend aussi
un bidon de taco* pour les hommes.
Enfin il est occupé par les soldats qui viennent le voir
dans la chapelle jusqu'à 10 heures du soir, puis il me donne
quelques exphcations sur ses affaires en cas de malheur.
Enfin, une fois toutes ces affaires en ordre, il prend le Saint
Sacrement sur lui, il fait une prière, prend sa canne et le
bidon de taco, et il me dit : « Bonsoir. » Et je lui dis :
« Bonne nuit, n II fait deux pas et se retourne pour me dire :
« Je ne sais pas quand je vous reverrai. Merci bien, Joseph, de
tout ce que vous avez fait pour moi et la chapelle. Et le bon
Dieu vous le rendra. » Voilà ses dernières paroles qu'il me dit
et que ça m'a serré le cœur...
NV a-t-il pas quelque part, dans la chanson de
geste d'un vieux trouvère, un récit d'adieux semblable
à celui-là?
Ce même soir, le lieutenant Monnier avait été bien
surpris d'entendre le Père Lenoir lui demander conseil
pour son costume du lendemain ; valait-il mieux aller à
1 Eau -de -vie.
LE CHAMP DE BLÉ 509
l'attaque en soutane ou en capote?... Pourquoi cette
question ? aux précédents combats , quand le terrain
était en vue et que la soutane risquait d'attirer l'attention
sur les groupes, toujours Taumônier s'était mis en
capote. Or, jamais terrain n'avait été dominé comme
cette fois... Plus tard seulement, l'officier comprit que
rintention manifestée par le Père de se mettre en
soutane, provenait du désir qu'il aurait eu de con-
sommer son sacrifice dans son uniforme de prêtre , en
grande tenue. Mais, pour les mêmes raisons qui en
avaient décidé d'autres à renoncer au casoar et aux
gants blancs, il s'était privé de cette suprême conso-
lation.
Le 9 mai ramenait l'anniversaire des cérémonies
célébrées en 1913 à Hans, en l'honneur de sainte Jeanne
d'Arc, « apothéose religieuse du régiment, au dire de
nombreux témoins, et jamais égalée depuis ». Une
apothéose se préparait, qui rendrait cette date autre-
ment mémorable.
Le 4e colonial avait à sa gauche le 8^, puis des
Italiens, à sa droite le 37e, puis des Russes. Son front
d'attaque s'étendait, au sud- ouest, 200 mètres au delà
du col de Crnicani et remontait, au nord-est, 400 mètres
au delà du sommet du Piton Jaune : ce qui représentait
environ 2 kilomètres 200. 900 mètres séparaient les
tranchées françaises des crêtes bulgares, que les com-
pagnies devaient occuper du premier bond, avant de
pousser jusqu'à Mojno Morihovo. On ne pouvait espérer
franchir pareil espace d'un seul élan. Chargé de grenades
et de fusils-mitrailleurs, l'assaillant ne serait arrivé aux
cimes qu'à bout de souffle et sans force.
Aussi devait-on, durant la nuit précédant l'assaut,
aménager sommairement, le plus en avant possible,
510 LOUIS LENOm S. J.
des parallèles de départ. Le 2e bataillon, qui attaquait
à gauche, parvint à creuser deux lignes d'alvéoles, dont
une à moins de 400 mètres des fils de fer bulgares. Au
ier bataillon, à droite, la pelle-bêche n'arrivant pas sans
bruit à mordre le sol, le capitaine Humbert utilisa,
pour placer la l^e compagnie, des alvéoles serbes
préexistantes; plus au nord, le capitaine Legros, de la
3e compagnie, avait reconnu des ravineaux défilés aux
vues et le haut d'un thalweg en angle mort, qui suf-
firent à ranger ses hommes. La 7e compagnie à gauche,
un peloton de la 2e à droite, et tout le 3e bataillon
étaient en réserve.
« Un peu avant Taurore, écrit Joseph Alaux, qui
appartenait à la 2e compagnie, je fus réveillé par le
Révérend Père, qui me dit : « Mon cher petit, je viens
t'apporter Notre-Seigneur, afin qu'il te donne le
courage d'accomplir vaillamment ton devoir de soldat
chrétien et qu'il te reçoive directement au ciel s'il
veut que tu tombes dans cette attaque. Ne dis rien à
tes camarades pour ne pas les décourager; mais on
ne réussira pas... Tous sont unanimes à reconnaître
que la préparation est insuffisante... Fais tout de
même tout ton devoir ; montre que tu es soldat du
Christ. Je te dis adieu, car peut-être nous ne nous
reverrons qu'au ciel. Je pars rejoindre les compagnies
d'attaque; je veux monter avec elles. » Là-dessus, il
partit, calme et souriant, vers les premières lignes. »
*
Le départ fut impressionnant. A l'instant où, sur les
montres minutieusement réglées, la grande aiguille
atteignit six heures trente, sans aucun signal, d'un
même bond, toutes les vagues d'assaut jaillirent de
leu^'s trous, et, dans un ordre impeccable, commencèrent
à monter dans l'éclatement des obus. Minutes trop
LE CHAMP DE BLÉ 511
courtes ; car, sitôt que Tartillerie française, pour ne pas
tirer sur nos grenadiers-éclaireurs, dut allong^er son tir,
libérant du même coup la première ligne ennemie, les
Austro-Bulgares sortirent des repaires où ils étaient
tapis, et, de partout, crépita le tac-tac des mitrailleuses.
Tout de suite, les crêtes apparurent plus fortement
organisées qu'on ne l'avait même soupçonné. De hardis
marsouins s'approchèrent assez près des tranchées pour
voir que des créneaux étaient creusés jusque dans
l'épaisseur de la pierre.
Du haut de l'observatoire central , on avait , à perte
de vue, sous les yeux, un spectacle tragique. Des
croupes dénudées, revêtues de fumées épaisses ; par
moments, dans une éclaircie, des vagues humaines
escaladant péniblement une pente, puis, contraintes au
repli, la dévalant au pas de course, laissant des morts.
Les Bulgares avaient la partie belle. Sur la droite, on
en vit un groupe de cinq ou six , debout sur leur
tranchée, tenir tête aisément à des Russes dix fois plus
nombreux, mais épuisés par l'escalade, et les forcer à
redescendre.
Bien vite, le 4* colonial, à qui l'on avait confié, au
centre de cet amphithéâtre de feu, le poste d'honneur,
compta de lourdes pertes. En moins d'un quart d'heure,
sur les quatre capitaines des compagnies d'assaut, trois
étaient tués.
A droite, la vague avait à peine atteint la crête
dominant le sommet du thalweg, qu'elle était fauchée
par des feux concentriques, en même temps qu'une
pièce de campagne tirant de derrière les Tranchées
Bouges la prenait d'écharpe. Le capitaine Legros
tombait dès les premiers pas ; le sous-lieutenant Sénesse
était mortellement blessé, et les survivants devaient se
blottir, tant bien que mal, dans les plis du terrain, sans
pouvoir ni avancer ni reculer. La compagnie Humbert
eut le même sort : progression énergique tout de suite
entravée, et perte de son capitaine.
512 LOUIS LENOIR S. J.
Néanmoins, juste au sud de la cote 1055, deux
sections audacieuses commandées par les sous- lieute-
nants Jacquez (de la l'® compagnie) et Montfolet (de la
2e) parvinrent jusqu'à de& sortes de cromlechs solidement
plantés dans le sol ; et, relativement à l'abri derrière ces
boucliers, ravitaillés par de hardis coureurs de la
IQe compagnie, qui leur passaient des boîtes de muni-
tions à bout de câbles, harcelèrent toute la journée
Tennemi à coups de fusil et de grenades V B. En
détournant ainsi, crânement, l'attention sur eux, ils
sauvèrent la vie à nombre de leurs camarades accrochés
auic pentes...
Au bataillon de gauche, pour qui l'escalade était
moins rude, une bonne partie de la 5^ compagnie attei-
gnit aussi des escarpements rocheux où elle batailla
rageusement. Le sous-lieutenant R-agot entraîna même
quelques grenadiers jusqu'aux brèches des réseaux bul-
gares, mais s'y fît tuer au milieu de sa section, A la
6^ compagnie, le sous-lieutenant Mougin tombait, dans
tes mêmes conditions, à quelques mètres des fils de
fer ; quant au capitaine Maestracci , il avait imprimé à
sa troupe un tel élan, si loin de nos lignes, que, porté
disparu au soir éa combat, on ne put ramener son corps
que plusieurs mois plus tard. Mais pour l'ensemble de
ces deux compagnies, qui marchaient sur un glacis sans
aucun défilement, ce fut, dès le départ, l'arrêt brutal.
La 6^ surtout, qui marquait l'extrême gauche du régi-
ment, prise de front et de flanc et même à revers par
le bastion extrême du Piton Rocheax, fut littéralement
environnée par un cercle de mitrailleuses. Et c'est là,
tout d'abord, qu'il y eut les pertes les plus fortes
* *
Est-ce parce que le Père Lenoir, avec sa parfaite
connaissance du secteur d'attaque, avait prévu qu'il y
LE CHAMP DE BLÉ 513
aurait de ce côté plus de travail, ou bien avait-il voulu,
vers la fin de la nuit, aller une dernière fois au 8^ colo-
nial, à Touest, nourrir de la Sainte Eucharistie son
jeune confrère Gabriel Régis? Toujours est-il qu'au
déclanchement de Tattaque, il était là, et qu'il se dépensa
plusieurs heures parmi les mourants du 2^ bataillon.
Du haut des observatoires, on vit longtemps une
petite tache bleue , un agent de liaison sans doute , qui
courait de groupe en groupe, se blottissait un instant
auprès d'autres taches de même couleur sans mouve-
ment, semblant mort lui aussi, puis qui se relevait inlas-
sable, courait encore, s'aplatissait, rampait et repar-
tait, paraissant se moquer des balles... Agent de liaison,
en elFet, messager divin, qui se hâtait d'achever son
œuvre; car, déjà, les anges apprêtaient sa récompense...
Un peu avant 2 heures, le Père Lenoir arrivait
à l'extrême droite du secteur d'attaque, dans le thal-
weg d'où la l'*e compagnie, à 6 heures 30, était
partie. « Sa physionomie, écrit Joseph Alaux, révélait
la tristesse et la désolation. M'ayant aperçu, il vint
s'asseoir à mes côtés. « J'arrive, me dit-il, du 2^ batail-
(( Ion. Mais c'est affreux ; tout près des lignes ennemies
« gisent des blessés qu'on ne peut secourir et qui sont
« voués à une journée d'horribles souffrances. D'autres
« sont là -haut, derrière les quelques rochers isolés...
« Deux fois je suis descendu et remonté avec des bidons
(( pour porter à boire à ceux qui me le réclamaient.
« Maintenant il faut que j'aille vers les l^e et 3c compa-
« gnies... »
11 savait que le sous-lieutenant Sénesse était blessé
et voulut le voir. On lui indiqua la direction, au nord^
« Et la section Gréau? demanda-t-il ensuite.
* Blesse à plusieurs reprises, en dernier lieu par un canon -revol-
ver, le sous -lieutenant Sénesse était déjà mort probablement. Mais,
du ravineau où se tenait cette conversation, on ne pouvait l'apei-ce-
voir. (Témoignage du soldat Vie, ordonnance de l'oflicier, qui resta
auprès de son corps jusqu'à la nuit.^
33
f)14 LOUIS LENOIR S. J.
— Là-haut, sur les pentes, répondit un soldat. Mais
n'y allez pas : vous êtes un homme mort. »
L'adjudant-chef Masson joignit ses instances à celles
du marsouin : le terrain qu'il faudrait traverser était
absolument découvert, constamment battu.
« Alors, vous croyez que pour moi aussi?... » inter-
rogea l'aumônier avec son sourire habituel. Tant de fois,
depuis le matin, il avait déjà échappé à la mort!...
Cependant le Père semble abandonner son projet et
descend à une source. On espère l'avoir décidé. Mais
après avoir écouté les hommes, il est allé simplement,
à l'écart, prêter l'oreille à la voix plus intime qu'il a
coutume de consulter. Quelques jours auparavant, il
écrivait à l'un de ses amis : « Demandez au bon Maître
de m'envoyer son Esprit-Saint, avec sa lumière pour
m^ nnontrer la meilleure utilisation des circonstances,
et sa force pour réaliser généreusement ses moindres
préférences V,,, » Maintenant il se recueille pour s'assu-
rer de Ja préférence du divin Esprit.
Parmi ceux qui sont là-haut, blesses, il en est un
— le Père Lenoir en avait soulfert pl^ls que tout
autre — dont les sentiments antireligieux sont connus,
Vwn. des très rares du régiment qui ait parfois contrecarré
les .oUiees du dimanche. Son âme n'est-elle pas dans
une indigence spéciale et n'y a-t-il pas des brebis per-
dues pour qui le bon pasteur donne sa vie?... Dès lors
la résolution du prêtre est arrêtée, définitive.
Quand il revient de la source, ayant rempli son
bidon d'eau fraîche, sur son visage très calme on lit
la décision prise. Le sous -lieutenant Gros le supplie
encore de ne pas tenter l'impossible. C'est en vain. Il
avait dit : « Pour faire du 4^ colonial un régiment de
saints je donnerais ma vie. Je la donnerais pour un
seul. » Le moment lui semblait venu de tenir parole.
Il remet à l'officier présent sa canne et le bidon
1 Au P. Courbe, 23 avril.
LE CHAMP DE BLÈ 517
d'eau -de -vie qui l'embarrassent; et il part. Au som-
met du thalweg-, sur le point d'entrer dans la zone
découverte, le voilà qui s'agenouille et se glisse, moitié
rampant, dans un champ de blé vert.
C'est alors que des pentes du Piton Jaune l'aspirant
Gréau l'aperçut. « Sans nouvelle de ma compagnie,
puisque la deuxième vague avait dû s'arrêter bien en
arrière de la section, je guettais anxieusement un agent
de liaison m'apportant des ordres. Vers 2 heures de
l'après-midi, je vis pointer un casque dans les blés à
une soixantaine de mètres de ma ligne. Le couvre-
casque ressortait très distinctement parmi les épis verts.
Aussi, immédiatement, une mitrailleuse crépita, fau-
chant les herbes autour de l'imprudent. L'homme se
recula , sans avoir été touché , pour reparaître deux
minutes plus tard, quelques mètres à gauche. Cette
fois, la mitrailleuse qui était déjà' pointée, le serra de
près dès les premiers coups. Au quatrième ou cin-
quième, je vis celui que je supposais un agent de liai-
son tomber sur le côLé gauche, et rester immobile les
mains croisées sur la poitrine, en même temps que
sa tête s'inclinait lentement, comme dans un geste
d'ardente prière. Cette scène est restée profondément
gravée dans ma mémoire; j'en garantis l'authenticité,
d'autant qu'elle s'est passée dans un moment d'accal-
mie où j'avais tout le loisir d'observer... Avec mes
jumelles je cherchai à reconnaître celui qui venait de
tomber, mais je ne pus y parvenir ^.. »
D'en bas, on eut le même spectacle. Il sembla seu-
lement que la première rafale de mitrailleuse avait
blessé le Père à l'épaule et qu'il s'était arrêté un ins-
tant pour éponger sa plaie. Mais qu'importe ! le sacri-
fice était consommé.
* Extrait d'un rapport du lieutenant Gréau (alors aspirant), du
27 mai 1917, confirmé et complété par une longue lettre du 9 no-
vembre 1920.
518 LOUIS LENOIK S. J.
Une chose parut merveilleuse : c'est que, pour cet
achèvement, Dieu eût voulu, dans ce coin des montagnes
désolées, la présence symbolique de quelques épis. Le
bon ouvrier s'était étendu, la face sur le sillon, dans
la moisson verte, Tapôtre de la communion parmi les
blés eucharistiques...
C'était, depuis le commencement de la guerre, y com-
pris le Père Gabriel Régis , tué le matin même danâ
les tranchées conquises du Piton Rocheux'^, le cent
trente et unième Jésuite qui mourait pour la France^.
* Que les coloniaux, à qui ce livre est dédié, nous pardonnent dt
rapprocher le souvenir de ces deux religieux qui furent unis dans
la mort. Le P. Lenoii" eût aimé à partager ainsi sa gloire. Au
reste, Régis était un vrai marsouin. Qu'on en juge par le texte de sa
dernière citation à l'ordre de Tarmée : « Rkgis (Gabriel) , sous-officier
d'élite, superbe d'allant et d'esprit de sacrifice. Deux fois volontaire
pour conduire les patrouilles chargées de vérifier les destructions.
A l'assaut du 9 mai, réclame l'honneur de commander les grenadiers
précédant la première vague, entraîne son groupe sous un barrage
violent de mitrailleuses et d'artillerie, entre le premier dans la tran
chée allemande, enlève ses hommes à l'attaque de la deuxième tran»
cliée. Arrêté par une mitrailleuse, tente de la neutraliser lui-mêma
à coups de grenades, tombe mortellement frappé, appelle son capi-
taine et lui indique l'emplacement de la mitrailleuse avant de mou-
rir. » Signé : Grossetti.
'^ Il devait y en avoir encore 34 ; en tout 165 sur 855 mobilisés.
CHAPITRE XXXII
" JE VOUS ATTENDS "
L*EUCHARISTIE GARDIENNE DEUX LETTRES d'aDIEU
Anxieux, Joseph Hiigon guettait au Ravin du Colonel
le retour du Père Lenoir. Vaine attente. Et pourtant
« la bataille était sur place, dit-il... Quand je trou-
vais quelqu'un qui venait de là-haut, je demandais si
on ne l'avait pas vu de la matinée..., je me disais : Il
va bien. Quand le soir, un capitaine me dit : « Alors
monsieur l'aumonier a fini, il a été tué vers les
2 heures. »
La nouvelle s'en était déjà répandue. Ce fut une cons-
ternation. On s'était si bien habitué à le voir passer
toujours au travers des balles !
Non pas qu'on le plaignît. C'est ainsi, tous le savaient,
qu'il désirait mourir, en prêtre et en soldat : pénétrant
tout le sublime de ce sacrifice offert en pleine cons-
cience, certains parlaient déjà comme le fera dans
quelques semaines un de ses maîtres les plus aimés :
« Pouvait-il mieux finir? On oserait presque dire que
pareille fin lui était due^.. » Le mot de l'abbé Perreyve
s'était -il trouvé souvent mieux réalisé : « Les prêtres
doivent regarder la mort comme une des fonctions de
leur sacerdoce. Elle est leur dernière messe »?
Ceux qui savaient qu'une mutation était sur le point
de l'enlever au 4^ pour le placer, selon la lettre du
règlement, dans un groupe de brancardiers, ne purent
* Lettre du H. P. Longhaye à M. Lenoir.
520 LOUIS LENOIR S. J.
s'empêcher de relever la coïncidence : « Quelle peine
lui aurait faite ce changement, après ces trois années
bientôt passées dans ce régiment auquel il s'était donné
tout entier!... » Si, comme certains l'ont pensé, le
Père connut ou pressentit cette mutation , il dut avoir
moins de peine à mourir. Sa mission était terminée*...
Mais quel vide tout à coup dans les cœurs ! « Que sera
le 4c sans le Père Lenoir? » s'écriaient plusieurs. Et un
officier incroyant, qu'une trop courte fréquentation de
raumônier n'avait pas encore rapproché de la foi,
disait : « Vous verrez : nos poilus, quels qu'ils soient,
oublieront leurs propres misères pour pleurer ce saint. »
Toutefois, le Père n'était officiellement que disparu.
Le soir tombé, l'aspirant Gréau, à la lueur d'une fusée
éclairante, avait bien pu identifier le corps. Mais traî-
nant un blessé qui réclamait des soins immédiats, il
n'avait pu le ramener. Deux nuits durant, des équipes
de brancardiers fouillèrent sans succès les blés et les
avoines. Les Bulgares étaient venus ramasser des
cadavres français et les enterraient bien ostensible-
ment là -haut sur leurs tranchées, dans l'espoir que
cela nous empêcherait de tirer. Le 12, on n'avait plus
^rand espoir de retrouver le corps.
Malgré le danger, l'aspirant Gréau sollicita la faveur
de faire une nouvelle tentative. Sans peine, il obtint,
pour l'aider, quatre volontaires et deux brancardiers-.
On rechercherait en même temps le capitaine Legros
1 Commandant M..., lettre du 8 juillet 1917 ; détails confirmés par
le capitaine Monnier.
2 Le P. Lenoir eût aimé à ce que les noms de ces braves fussent
conserves. Les voici : Ginestet, Minier, Molinier, Pierre. Les bran-
cardiers s'appelaient Guérin et Bouât. A une lettre de remerciement,
ce dernier répondait quelques semaines plus tard : « Ce que j'ai fait,
qui ne l'eût fait au 4e? J'ai été un favorisé de pouvoir accomplir ce
pieux devoir. Sa mémoire reste vivante en nous et cependant son
départ a fait un si grand vide. "Mais là où le corps n'est plus, i'àme
a laissé une empreinte inelTavablc... «
I
*' JE VOUS ATTENDS " 521
et le lieutenant Sénesse. « Puisque nous savions où ils
étaient tombés, écrit-il simplement, nous avions plus
de chance de les retrouver que n'importe qui. » En
eiVet, sans détour, ils y parvinrent. Les corps des offi-
ciers et des hommes tués près d'eux avaient disparu.
Seul, Taumônier était là. « Il n'avait pas été fouillé : je
retrouvai toutes ses affaires dans ses poches, mais il
avait été remué. Je l'avais laissé sur le côté gauche, le
casque près de la tête et le crucifix dans sa capote,
comme il le portait toujours. Je le retrouvai presque
sur le dos, le casque à une trentaine de centimètres de
la tête, et le crucifix hors de la poitrine. Tout me fait
supposer qu'ayant reconnu un prêtre dans M. l'aumô-
nier on n'osa pas y toucher par respect. »
A l'adresse de ceux qui s'étonnaient de le voir si
souvent porter sur lui la Sainte Eucharistie, le Père
Lenoir, on s'en souvient, avait écrit : « En cas de
mort...? Notre -Seigneur s'arrangera pour faire passer
par là quelqu'un d'intelligent qui comprendra et se
tirera d'affaire*. » Dieu le prit au mot et ne voulut pas,
après le sacriOce accompli, infliger le moindre blâme
à ses audaces eucharistiques. Le prêtre qui devant les
hommes avait procuré tant d'honneur à Jésus-Hostie,
fut préservé, par l'hostie même qu'il portait sur lui, du
déshonneur de l'inhumation schismatique , et, deux
mois plus tard, l'abbé Thibon parlera encore avec
admiration de « la custode qui a si visiblement gardée
le corps aimé du Révérend Père- ».
Entourant cette custode comme autant de linges
sacrés, plus précieux sans doute au cœur du divin
Maître que la plus fine batiste, se trouvaient trois
documents, — trois reliques, — imprégnés de sang :
d'abord son contrat d'alliance avec Dieu, les résolutions
1 Voir fin du chapitre xix, p. 346.
2 LcLlrc à Madame Lenoir, 17 juillet 1917,
522 LOUIS LENOIR S._ J.
de retraite de Noël 1915 héroïquement gardées: nous
en parlons ailleurs* ; ensuite, pour sa famille, une lettre
d'adieu; enfin, pour son régiment, un « au revoir »
suprême, que le colonel ouvrit très ému et s'empressa
de transmettre par la voie du rapport.
4" COLONIAL
ORDRE DU RÉGIMENT
Le 14 mai 1917.
(( Le lieutenant- colonel communique au régiment la
note suivante, trouvée dans les papiers du Père Lenoir,
aumônier militaire, tombé au champ d'honneur le
9 mai 1917, victime de son dévouement aux blessés,
après avoir, durant trente mois, fait l'admiration de tous
par sa bonté, sa foi patriotique, la sainteté de sa vie.
« Il laisse parmi nous un souvenir impérissable.
« C'est avec la plus respectueuse et la plus doulou-
reuse émotion que nous nous inclinons devant la
dépouille mortelle de celui qui fut l'ami, le confident,
le consolateur, le bienfaiteur de tous les braves du
régiment. »
Le lieutenant- colonel,
A. TlIIRY.
€ EN CAS DE MORT s>
Je dis « au revoir » à tous mes enfants bien- aimés
du 4^ colonial. Je les remercie de l'affectueuse sympa-
thie et de la confiance qu'ils m'ont toujours témoignée ;
et si parfois, sans le vouloir, fai fait de la peine à
quelques-uns,je leur endemande bien sincèrement pardon.
De tout mon cœur de Français, je leur demande de
continuer à faire vaillamment leur devoir, à maintenir
les traditions d'héroïsme du régiment, à lutter et à
souffrir tant qu'il faudra, sans faiblir, pour la déli-
vrance du pays, avec une foi inconfusible dans les des-
tinées de la France,
1 Voir plus haut, p. 276.
JE VOUS ATTENDS " ^23
C eu-, c^*<
524 LOUIS LENOIR S. J.
De tout mon cœur de Prêtre et d'ami, je les supplie
d'assurer le salut éternel de leurs âmes, en restant fidèles
à Notre-Seigneur Jésus-Christ et à Sa loi, en se puri-
fiant de leurs fautes, en s'unissânt à Lui dans la sainte
Communion aussi souvent quils le pourront.
Et je leur donne à tous rendez-vous au Ciel, où nous
nous retrouverons pour toujours dans la vraie vie, la
seule heureuse, pour laquelle Dieu nous a faits.
Pour eux y à cette intention, j'offre joyeusement à
notre Divin Maître Jésus -Christ le sacrifice de ma vie.
Vive Dieu! Vive la France! Vive le 4^ colonial!
Un soldat écrivait quelques jours après : « A la lec-
ture de cet au revoir, si français, si chrétien, la plupart
des coloniaux du 4^ ont, — beaucoup pour la première
fois depuis trois ans, — pleuré comme des gosses \ »
Et nous savons que, parmi les ofïiciers d'état-major,
même de ceux qui connaissaient fort peu le Père Lenoir,
plusieurs aussi ne purent dissimuler leurs larmes.
Les sapeurs du régiment, qui avaient si souvent dressé
l'autel de leur aumônier, firent son cercueil et l'y
enfermèrent. L'endroit étant vu des Bulgares, tout
rassemblement était impossible : quelques amis seule-
ment. L'abbé Thibon, infirmier du régiment, lut dans
le petit Livre du Soldat Catholique les prières des
morts, puis le testament, et le cercueil chargé sur un
mulet partit pour Cégel, où l'inhumation eut lieu le
matin même.
Quatre frères en religion du Père Lenoir s'y trou-
vaient providentiellement réunis ; parmi eux, le Père
Chauffert, aumônier volontaire de la 16e division colo-
niale, qui devait mourir quelques mois plus tard. Le
colonel Pruneau^, l'ami des temps héroïques de Beau-
séjour et de Massiges, était là, rappelant par sa pré-
* Pierre Fau, lettre à la Croix de l'Aveyron, mai 1917.
2 Depuis g^cnéral , il commandait alors la 32^ brigade coloniale, qui
avec la 4^ brigade formait Va 16« division coloniale.
'' JE VOUS ATTEiNDS " 525
sence auprès de cette tombe Tune des plus triomphales
jovu^nées du 4e colonial, la victoire d'Herbécourt. La
foule qui suivait le corps était faite surtout des blessés
eu traitement à l'ambulance alpine n° il ; plusieurs se
traînaient avec peine, appuyés sur une canne. Mêlés
aux marsouins , des olliciers , la poitrine barrée de
décorations, entre autres le commandant Defoort,
dont le départ du 4e, au début du mois, avait si
vivement alTecté le Père Lenoir.
Sur le cercueil reposait le grand drapeau du Sacré-
Cœur, portant ces mots : 4e régiment colonial et les
noms de ses batailles inscrits en or sur la soie rouge.
L aumônier fut placé tout à côté de l'endroit où
reposait, depuis cinq jours, le docteur Mercier, médecin-
chef du régiment, l'un et l'autre symbolisant le Ser-
vice de Santé, unis dans la mort comme ils l'avaient
été dans le dévouement professionnel. « Près de la
fosse, le commandement de : Portez armes! retentit.
On donna l'absoute. 11 n'y eut pas de discours : 1 émo-
tion était trop vive. Lui seul parlait \ »
Parmi les coloniaux que la mort du Père Lenoir
avait plus vivement atfectés, se trouvait un jeune sémi-
nariste, Jacques Terrel. Dans son carnet de campagne
il écrivait à cette date une longue prière qui débutait
ainsi : « Mon divin Maître , aidez-moi à me recueillir et à
méditer en votre présence. Mon âme désemparée par le
coup qui l'a frappée veut se réfugier en vous et vous
demander aide et secours... d Le matin du d7 mai,
avec une des hosties restant dans la custode de son
aumônier il communiait encore ; puis il sortait en tête
de sa section pour la conduire à l'assaut. Mais dès les
premiers pas il tombait, frappé d'une balle au front.
Le disciple rejoignait son maître.
Quand le 4^ fut redescendu des lignes , on suppléa
* P. FontoynonL, lettre au U. P. Chanteui-, 15 mat 1917
526 LOUIS LENOIR S. J.
par une messe solennelle à ce qui n'avait pu se faire.
Mais o*n ne chanta pas l'office des morts. C'était le
dimanche de Pentecôte. Un marsouin expliqua naïve-
ment le sens de la cérémonie par ces paroles : « Gomme
on est sûr qu'il n'a pas besoin de nos prières, il en fera
profiter là-haut ceux qui en ont le plus besoin, selon
son habitude sur terrée »
« Les soldats étaient nombreux, ajoute un officier ; et
pas mal, bien qu'il n'y ait pas eu le vibrant appel à la
communion qui terminait tous les sermons du Père
Lenoir, se sont approchés de la sainte table. J'aime
à me le représenter assistant à cette messe, du haut du
ciel, entouré de ceux qu'il y a fait monter avant lui et
qui forment là-haut le régiment reconstitué, comme il
aimait à le dire. Il a dû penser que les fidèles étaient
trop peu nombreux, car ici-bas il trouvait qu'il n'y
avait jamais assez de communions, et il remarquait
beaucoup mieux les absents que les présents. Je
m'imagine aussi un dialogue familier entre le bon Dieu
et lui, dans le style des mystères : le boa Père Lenoir
s'excusant de n'avoir j^as fait mieux et le bon Dieu le
rassurant en lui montrant d'un geste large la foule
des élus qui lui doivent leur salut. A la suite de quoi,
l'un et l'autre font pleuvoir une foule de grâces sur
le 4-e. Mon imagination n'est peut-être pas re>spectueuse,
mais je la crois conforme à la réalité^... »
Témoignage touchant : « Chaque marsouin fit part
à ses parents de la mort de l'aumônier comme d'un
deuil de famille , et les réponses témoignèrent combien
il était connu et aimé jusque dans les foyers les plus
indifférents à l'idée catholique^. »
Dès lors, les soldats prirent l'habitude de « partir
chaque soir nombreux sur la tombe du Père », Comme
l'écrira l'un d'eux longtemps après, « au cimetière du
^ Joseph Hugon, lettre à M. et M""^ Lenoir,
2 Capitaine Monnier, lettre du 28 mai 1917.
3 Abbé Thibon, lettre du 17 juillet 1917
'• JE VOUS ATTENDS " S27
col de la Wratta où il répose, Ton voit souvent ses
anciens poilus lui aller faire visite et prières. Et pour
la Toussaint, on lui avait bien orné sa tombe, et je
pense que Ton mettra au Sacré -Coeur de Montmartre
une plaque en son souvenir, que ses enfants lui ont
oiTerte. »
Ainsi se terminent les vingt pages si simples et si
merveilleusement exactes de Joseph Hugon à la
mémoire , de son u cher maître ».
Les derniers mots font allusion à un projet qui
témoigne de la vénération dont tous entouraient leur
Père. Les coloniaux du 4^ avaient tenu à se cotiser pour
acheter une couronne. Bien que le maximum des ver-
sements eût été fixé à cinquante centimes, on recueillit
près de huit cents francs. La plus belle couronne
trouvée à Salonique ne coûta pas le douzième de cette
somme. Que faire du reste? Le génie avait fourni le
ciment qui recouvrait la fosse, en forme de pierre
tombale. Et quand on eut orné la croix d'une lame de
cuivre indiquant les noms de Taumônier, il restait
environ sept cents francs. « Nous avons pensé qu'ils
pourraient servir à faire poser une plaque commémo-
ra tive à la basilique de Montmartre, dans ce sanctuaire
qu'il aimait tant. Les hommes qui l'ont connu trou-
veraient ainsi, à leur retour en France, un coin où
concrétiser leurs prières, et peut-être sera-ce pour
certains un motif de faire un pèlerinage qu'ils n'accom-
pliraient pas sans ça... Une plaque suffisamment grande
pour contenir les adieux au régiment constituerait pour
les catholiques un document précieux et fécond ^.. »
Sans doute , la commission de Montmartre craignit
d'être débordée par des demandes du môme genre. Le
projet tel quel fut écarté. Aujourd'hui, dans le sanctuaire
* Capitaine Monnier lettre du 30 juillet \911,
528 LOUIS LENOm S. J
national, le souvenir de Tapôtre est simplement conservé
par une courte inscription, portant son nom, son titre
d'aumônier militaire et la date de sa mort ; la plaquette
est à gauche du chœur, entre la statue de saint Antoine
de Padoue et une porte basse conduisant à l'entrepôt
des bannières. Le coin est obscur ; si l'on avait pu consul-
ter le Père Lenoir, il l'aurait choisi.
Le 21 juin 1917, le général commandant l'armée
française d'Orient sanctionnait les témoignages de
l'admiration populaire en signant cette citation à Tordre
de l'armée :
LENOIR Louis, aumônier du G. B. D/i6, détaché
au 4^ régiment d'Infanterie coloniale.
(( Après avoir durant 30 mois passé ses jours et ses
nuits à faire pénétrer dans les cœurs son ardente foi
patriotique et à réconforter ceux qui souffraient j après
avoir accompagné les vagues d'assaut à toutes les opé-
rathns du régiment ^ adoré et admiré de tous, est
tombé mortellement atteint au cours d'une attaque, en
se rendant, au mépris du danger, en plein jour et
à découvert, auprès des survivants d'une fraction
avancée, soumise à un feu violent de mitrailleuses. j>
Le Général commandant l'A. F. 0.,
Signé : GROSSE TTI.
N'attachons pas, je le veux bien, trop d'importance
aux éloges des ordres du jour. lis furent parfois gal-
vaudés et l'on y abusa peut-être de l'hyperbole... Ici, le
langage officiel fut encore dépassé par les attestations
privées. On ose à peine en relever certaines expres-
sions.
Le colonel Thiry n'a pas peur d'affirmer ; « Votre
'' JE VOUS ATTENDS " 529
fils était un homme exceptionnel, tel que je n'en ai
jamais rencontré. Si sa mort a été celle d'un martyr,
sa vie était d'un sainte »
Un ami de l'apôtre écrit dans le même sens : « Dieu
l'avait doué d'une manière qui surpasse le commun, et
le mot « prodigieux » est celui que j'ai entendu pro-
noncer le plus souvent à son occasion durant cette
guerre ^. »
Enfin cette parole, rapportée par un jeune infirmier :
« Il y a trois jours, en priant sur la tombe du Père
Lenoir, un sous-lieutenant du 4e colonial m'a dit : « En
« perdant notre aumônier, nous avons perdu le plus
« grand homme d'Orient. C'était un Saint. Des hommes
« comme celui-là ne devraient jamais mourir ^ »
Aussi bien, des hommes comme celui-là ne meurent-
ils pas entièrement « Nous conservons de notre
aumônier, ajoute le colonel Thiry, un souvenir si
précis et si doux qu'il nous semble toujours vivant,
éloigné de nous seulement pour un temps. »
L'agenda de poche retrouvé sur le Père Lenoir atteste
merveilleusement la conscience avec laquelle l'ami
incomparable avait accompli jusqu'au bout les consignes
qu'il s'était tracées. Les pages des sept premiers jours
de mai sont complètement couvertes de noms suivis
d'indications telles que celles-ci : communion à porter
à telle escouade, adresses de familles, menus cadeaux
à offrir (chocolat, bougies, papier à lettres, etc., arrivés
récemment de Versailles).
Le 8 mai, en dessous de Fintention de messe marquée
comme d'habitude en haut de la page : a. V^ com-
munion d'Anita P. de L. » (la fillette d'un marsouin), —
on lit une seule ligne , le rappel d'une commission dont
le bon serviteur n'avait pu s'acquitter la veille : « pierre
ï Lettie du 25 juillet 1917.
2 A. T., lellre du 5 juin 1917.
2 François Riou, IcLlrc du G septembre 1917,
34
!i30 LOUIS LENOIR S. J.
à briquet Chèze. » Dernier témoignage de ces mille riens
d'amitié par où souvent il gagnait une âme. Le 9 mai,
le saint Sacrifice n'ayant évidemment pas pu se célébrer
à cause de l'attaque, l'intention de messe inscrite
d'avance est soigneusement barrée et reportée au len-
demain. Enfin, constatation bien émouvante : même les
pages qui suivent la mort ne sont pas entièrement
blanches. Au 27 mai, je relève l'indication de deux
lettres à écrire pour un Henri dont l'anniversaire sur-
venait le 18 juin et pour un confrère dont la fête était
le 21 juin; une semaine plus tard quatre lettres sont
encore prévues à l'adresse de quatre personnes dont la
fête tombait à la fin du mois pour saint Pierre ou saint
Paul. Quand on songe aux circonstances tragiques où
tout cela fut écrit, quand on se rappelle aussi que
l'examen particulier fut marqué jusqu'au dernier jour,
on ne peut s'empêcher d'admirer la méthode et la maî-
trise de soi que supposent ces simples détails. Et vrai-
ment un cœur qui avait sur terre de telles prévenances
pourrait- il au ciel oublier des amis qui peinent encore?
*
Cependant, à Versailles, les lettres de sympathie
attristée affluaient. Entre toutes, le fils très aimant eût
fait, croyons-nous, une place à part à celle du petit
caporal blessé qui était devenu à Autun le filleul de
guerre de Mme Lenoir. Il y aurait retrouvé le reflet de
cette confiance naïve qu'il savait si bien inspirer.
Le 31 mai 1917.
Pauvre bonne maman,
Je viens pleurer avec vous la mort de mon brave aumô-
nier. Hélas I mes lamentations jointes aux vôtres ne pourront
pas le faire revenir. Je voudrais être plus instruit que je ne
** JE VOUS ATTENDS " 531
le suis pour vous écrire une belle lettre de condoléances ;
mais peut-être elle ne vaudrait pas la simple lettre que je
vous écris avec mon cœur.
Je suis bien peiné, je vous le jure, et un grand remords
me ronge de n'avoir pas été toujours ce que j'aurais dû être
envers M. l'aumônier et de ne pas avoir toujours suivi ses
conseils; mais maintenant qu'il est au ciel, et qu'il voit tout
ce que je fais, je vais être bien sage pour lui prouver que
Bon Victor Taime toujours et qu'un jour il ira le retrouver
là-haut.
Je voudrais vous plaindre, bonne maman Lenoir; mais je
ne le peux pas, car pas une plainte n'a été prononcée dans
votre lettre. Si je me suis révolté au premier moment contre
fe bon Dieu, maintenant je trouve qu'il a bien fait de rappe-
ler M. l'aumônier à lui, car M. l'aumônier en avait fait assez
sur cette terre et c'était bien son tour d'aller se reposer au
ciel. Et dire, bonne maman, si j'avais été tué le 25 septembre
à Massiges, je serais avec lui maintenant et avec les anciens
amis du 4«, tandis que maintenant, à savoir si j'y grimperai
là-haut...
Ici le Père Lenoir serait intervenu pour dire :
« Gela dépend de nous ; car à qui lait son possible,
Dieu ne refuse jamais sa grâce. »
Au « nid familial » une autre lettre était parvenue,
relique suprême, dont nous n'aurions même pas osé
solliciter la communication, s'il ne s'agissait de
répondre à une calomnie assez répandue contre la vie
religieuse. A ceux qui renoncent aux joies de la famille
pour le suivre, Jésus dans son Evangile promet le cen-
tuple. Quand les parents sont assez chrétiens pour
consentir généreusement, quoi qu'il leur en coûte, au
sacrifice de leur enfant, cette promesse se réalise aussi
pour eux. A propos de l'entrée de son fils au noviciat,
Mnie Lenoir a écrit : « Il savait que, dans la nou-
velle vie où il allait entrer, tous les sacrifices lui seraient
demandés, sauf celui de l'amour filial et que l'amour
de Dieu pourrait l'augmenter encore en l'épurant et le
532 LOUIS LEiNOIR S. J.
sanctifiant. De fait, pendant les vin^t années qu'il
devait vivre encore, avançant de plus en plus dans la
voie du parfait amour de Dieu, Louis resta pour son
père et sa mère le fils le plus tendre et le plus aimant,
pour ses frères et ses sœurs le frère le plus affectueux
et le plus délicat. C'est en toute vérité qu'il leur don-
nait encore, par écrit, à la veille de sa mort, l'assu-
rance de son « a/fection si profonde , que la vie reli'
gieuse. loin de détruire, avait encore avivée ».
De cette lettre d'adieu, — et si réservées que soient
ces fleurs de famille — nous avons obtenu de citer du
moins un extrait. Sans un petit jour entr'ouvert sur ce
jardin fermé, le portrait du Père Lenoir resterait incom-
plet ; et, plus encore, son apostolat posthume se verrait
frustré, pensons -nous, d'une partie de ses fruits.
Mes parents bien- aimés,
Si cette lettre vous parvient, c'est que notre Divin
Maître vous aura fait un très grand honneur : après
avoir donné à votre fils les grâces de la vocation reli-
gieuse et du sacerdoce. Il lui aura donné de mourir en
servant à la fois Dieu et la France.
Remerciez- Le avec moi de cette dernière marque de
prédilection et ne pleurez pas.
Je suis au ciel avec tous les membres de la famille
qui vous ont déjà quittés et qui, comme vous, m'avaient
montré le chemin de l'honneur. Près d'eux, Je vous
attends... Vos souffrances de la terre passeront vite et
vous nous rejoindrez dans le bonheur parfait, définitif,
que Dieu nous a préparé et que nous vivrons ensemble,
en reprenant pour toujours notre délicieuse vie de famille
infiniment plus douce encore qu'au « nid » d'ici-bas.
Courage. Souffrir passe... En souffrant, nous méri-
tons le ciel, et le ciel est si beau!...
à
JE VOUS ATTENDS '* 533
Ces deux lettres d'adieu du Père Lenoir — à son 4"
et à sa famille — ne concluent pas seulement sa vie ;
elles la résument.
Les réalités de l'au-delà, qui pour tout chrétien sont
infiniment plus précieuses que les autres, lui apparais-
saient dépouillées de l'épaisse matérialité qui nous les
voilent trop souvent. Dégagé par une longue ascèse
de ces brouillards qui montent des vallées basses de
l'amour-propre et de la sensualité, il allait, sans détour,
le regard invariablement fixé sur une splendide lumière.
Notre passage sur terre était vraiment pour lui un très
simple épisode de voyage, épisode d'une souveraine
importance néanmoins, puisqu'on y prend l'aiguillage
sur le bonheur qui ne finira pas.
Des enseignements si nombreux qui s'élèvent de cette
existence d'apôtre, le principal, si je ne me trompe,
est celur-là même qui se trouve renfermé dans les pre-
mières lignes du catéchisme : « Pourquoi êtes- vous
créé et mis au monde? » demande-t-on à l'enfant.
Et celui-ci de répondre : « Pour connaître, aimer et
servir Dieu et, moyennant cela, acquérir la vie éter-
nelle. » Saint Ignace , en tête de ses Exercices Spiri-
tuels, invite son retraitant à s'imprégner longuement
de cette vérité fondamentale. Le Père Lenoir en avait
fait le centre de sa vie. Aimant Dieu par-dessus toute
chose, il n'eut pas d'autre ambition que de le faire
aimer de même par tous ceux qui l'entouraient. Tâche
difficile, impossible au seul effort humain ; mais comme
il l'avait écrit : « Jésus -Hostie avec moi : Force, Vie,
Salut, Victoire. j> Dès lors, plus de crainte : « Pour
faire des saints, Je donnerais ma vie. Je la donnerais
pour un seul. »
534
LOUIS LENOIR S. J.
Voilà tout le Père Lenoir. Et ce livre, qui a si lon-
guement parlé de lui, mériterait sa réprobation, s'il ne
visait aussi à élever les âmes vers ces hauteurs
sereines. Tant d'hommes courent ici-bas après le bon-
heur sans jamais l'atteindre ! Il ne se trouve que là.
Le cimetière de Cégel ne posséda guère plus de deux ans les restes
du Père Lenoir. Transférés d'al^ord à No\ak près de Monastir, ils
ont été ramenés en France en 1922. Le 28 août, après un servies reli-
gieux, où le général Berdoulat, gouverneur de Paris, avait tenu à venir
apporter encore une fois à l'aumônier des coloniaux l'hommage de son
admiration, le corps fut inhumé au cimetière du Père-Lachnise dans
une sépulture de famille. Les amis du Père Lenoir, qui voudraient
aller prier auprès de lui comme ils le faisaient dans le désert du col
de la Wratta, retrouveront aisément sa tombe en remontant le che-
min, Bion qui sépare la 59« division de la 60*. Le caveau est le 33« à
droite, eu bordure de la 59" division.
Mélropc
^Pere '
evard
^"^^'"onfant
■•"Tombe du Père Lenoir.
APPENDICE A
Projet d'examen particulier sur les devoirs d'état.
— <( Directives écrites par le Père Lenoir au cours d'un
entretien dans la sacristie de Sommereux [Oise), fin
octobre ou commencement de novembre 1916 ^ (Sous-
lieutenant Antoine G.).
Cf. plus haut, p. 298, 43^5 sq., 472.
But : Remplir le mieux possible mon devoir d'officier, tel que
Notre-Seigneur Fenlend, pour sa gloire, pour la sanctification
de mon âme et le salut éternel de toutes les âmes qui me sont
confiées.
Moyen : Chercher toutes les occasions de former mes hommes
(mililairement, physiquement, intellectuellement, moralement,
religieusement), et pour cela :
1° Les connaître individuellement (caractères, antécédents,
familles, besoins, souffrances actuelles, relations de camaraderie).
2° Leur procurer tout le bien-être possible.
3° Chercher toutes les occasions de former leurs idées (soit en
particulier, soit en groupe).
Pratique de l'examen :
1*^ Le matin, au réveil, me rappeler cette tâche que Notre-
Seigneur me donne pour la journée. Lui demander son aide et
prévoir les occasions. Si j'en ai le temps, relire avec attention la
liste de mes hommes, en me demandant ce que je pourrai faire
aujourd'hui pour chacun.
2° Dans le courant de la journée, invoquer le plus souvent
possible Notre- Seigneur et la Sainte Vierge pour leur demander
lunnère et force.
3° Le soir, examiner la journée sur les trois points fixés (si
j'en ai le temps, à Taide de la hste de mes hommes). Me donner
une note appréciative et l'écrire. Remercier Dieu en lui deman-
dant pardon.
(Noie éciile de La inaiii du Père Lenoir. ^^
APPENDICE B
Note du Père Lenoir sur la communion en vlatlffue,
trarismise à Borne par M^^ Ruch (juin 1916, cf. p. 334) :
Voulant appliquer le plus exactement possible le décret
de la S. Congrégation des Sacrements, en date du dl févr. 1915,
relatif à la communion en viatique des soldats sur le front, les
aumôniers militaires de la 2"^ div. coloniale, ainsi que plusieurs
autres, ont adopté une manière d'agir que, dans les difficultés pré-
sentes, ils s'empressent de soumettre à Tautorité ecclésiastique.
Leurs régiments passent, alternativement a) quelques jours
aux tranchées, dans des secteurs dangereux, où chaque jour voit
plusieurs tués et blessés, sans compter les attaques imprévues
qui, à maintes reprises, font tomber des centaines et des mil-
liers d'hommes; b) quelques jours dans les cantonnements;
dits de repos , qui sont assez fréquemment bombardés par
l'ennemi.
Dans ces cantonnements, ils sont tous les jours soit occupés
à des exercices ou corvées obligatoires, soit consignés jusqu'au
soir, de telle sorte qu'il leur est impossible de se rendre à l'église
le matin. Même le soir, tous ne sont pas libres le même jour :
ainsi, chacun de ces soirs de repos, des hommes assistent à la
cérémonie qui, sans le prévoir, ne pourront plus revenir à l'église
avant daller à la mort.
Dans ces conditions, — étant donné, d'une part, le danger
de mort certain et prochain dans le séjour aux tranchées qui
suivra tout prochainement, le danger de mort certain et plus ou
moins prochain dans les attaques soit françaises soit allemandes,
le danger de mort plus ou moins certain par le bombardement
du cantonnement; — étant donné, d'autre part, l'impossibilité
absolue où sont les hommes de communier à jeun, si bien que
oour eux il n'v a qu'une alternative : copimunier non à j'eyn ou
APPENDICE 537
ne jamais communier, — leurs aumôniers ont cru se conformer
au décret de la S. Congr. en organisant le soir, à la seule heure
où les soldats sont libres, des saluts solennels du Saint Sacre-
ment, où, après les chants et les prières liturgiques, suivis d'un
sermon, ils distribuent la sainte communion en viatique.
Avant et après cette communion, les actes sont récités à haute
voix; et cet ensemble de prières, de chants, d'instruction, de
solennité, en môme temps qu'il sauvegarde le respect dû au
Saint Sacrement, apprend à chacun les sentiments de ferveur
avec lesquels il doit en user.
Beaucoup de soldats n'étant libres qu'à des jours différents
les uns des autres, ces saluts avec communions sont répétés
tous les soirs durant les quelques jours passés au cantonnement.
L'expérience de tous ces aumôniers accumule des merveilles
de salut et de sanctification opérées par ces communions fré-
quentes. Aussi voient- ils avec angoisse que certains confrères,
ignorant les conditions matérielles et morales dont nous par-
lions tout à l'heure, essaient de les entraver et leur reprochent
une manière d'agir qu'ils déclarent en opposition avec les lois
de l'Église.
C'est pourquoi, soucieux de &auver ces milliers d'âmes sur le
point de paraître devant Dieu, mais ne voulant le faire que dans
une soumission entière aux directions de l'Autorité ecclésias-
tique, ces aumôniers demandent humblement s'ils peuvent, en
toute sûreté de conscience, continuer à donner ainsi tous les
jours, dans les conditions énoncées plus haut, la sainte commu-
nion en viatique à leurs soldats, qui ne peuvent la recevoir autre-
ment et qui sont tous, plus ou moins, en danger tfès prochain
de mort.
Extrait d'une lettre du Père Lenoir à propos du tract
« En Viatique ».
Quand il eut parcouru le manuscrit du tract En Viatique y
dont il est question à la page 340, le Père Lenoir écrivait à
l'auteur, le 31 août 1916:
Peut-être pourriez-vous faire ressortir plus encore les deux
arguments capitaux :
1° L'imposslbililé pour le soldat, mâ-me au repos, de communier à
Jeun. — Votre série d'excuses (alléguées parles hommes pour ne
pas venir à l'église le matin) est prise sur le vif; mais peut-être
est -elle encore en dessous de la vérité. Chez nous, il n'y a pas
34*
538 APPENDICE
« grande difficulté », mais « impossibilité » ^ La plupart du
temps, le matin, les hommes ou bien sont à l'exercice ou bien
n'ont pas le droit de quitter leur grange. Si certains gradés
laissent sortir, reste toujours la menace constante de quelque
appel pour revue de détail, ou rapport, ou renseignement quel-
conque. Aussi quand par hasard, un matin de repos, les hommes
ne sont pas à l'exercice, en faire venir un à l'église pour dix
minutes, c'est l'exposer à être gravement puni. — Exception
-faite pour le dimanche ; mais si l'on veut que le grand nombre
puisse assister à la messe ce jour- là, il faut choisir une heure
trop tardive pour que les communiants soient à jeun, surtout
après l'exercice du matin.
2° La menace toujours présente d'un départ subit au danger. —
Nous voici au repos pour la quatrième fois depuis le début de la
guerre. Les trois autres fois, nous avons été subitement enlevés
à notre tranquillité au bout de quelques jours pour aller nous
battre. — C'est le cas que vous présentez au début de votre
article, mais qui peut-être y semble un peu trop exceptionnel.
11 est presque normal pour mes coloniaux.
APPENDICE C
Au sujet de Tintervention du Père Lenoir le 95 sep-
tembre iii,I5 à la Main de Massiges (Cf. p. 232-233) :
A la suite d'une soigneuse enquête auprès des survivants que
nous avons pu rencontrer, nous devons constater :
1° Qu'aucun des officiers supérieurs que nous avons interrogés
n'a eu une connaissance précise de cet incident;
2o Que, parmi les officiers ou soldats qui ont rapporté le fait
par ouï-dire, aucun n'a fait mention du brassard arraché. Le
capitaine Duchamp, qui recueillit les témoignages de plusieurs
anciens du 4e, écrit formellement : « Je n'ai jamais entendu parler
de l'enlèvement du brassard ». (Lettre du 9 mai 1922). Il reste
donc que ce détail doit être une invention de journaliste.
1 Pour corroborer celle affirmation , nous ne croyons pas mulile d'apporter
Ici le témoignage d'un jeune clerc minoré, l'abbé Jules Avril, qui passa au
A* colonial toute la guerre, depuis le mois de mai 1916: « Ceux qui se sont
permis de critiquer le Père Lenoir ont, en général, peu connu la détresse des
rr^r-nç pf (jps; qnies pp cpt'e hntiiMf» gnerre. Pratiquement, quand nous étions
au repos, aucun soldat ne pouvait assister à la messe en semaine. » {Rapport,
pages 16 et 17.)
TABLE ANALYTIQUE
Abnégation: 121,144,261,280,
498. Cf. Don de soi, Énergie.
Absolutions collectives : 110-
113, 142. Cf. Confessions.
Action populaire de Reims : 123.
Activité : 20, 126, 130-134, 154,
240, 244.
Afîection des coloniaux pour le
P. Lenoir:8 sq., 91, 96, 125,
136, 159, 187, 192, 206, 249-
254, 274, 289, 322 sq., 376,
389, 520, 522, 526, 529.
Aide apportée au Commande-
ment: 168, 209-220, 226, 310,
312, 362, 505.
« Apaches » : 314-317, 32C sq.
Apôtre: 5, 19, 164, 202-205,
238, 243, 250, 255, 276, 278,
316, 396, 432, 452, 460, 492,
498-503, 527. Cf. Zèle.
Aumônerie militaire :
a) Déficits: 105, 114, 139,
392, 482, 519;
6) Plan de réorganisation :
161 sq., 312, 403-408.
Benoit XV : 145 sq.
Berdoulat (Gai) : 8, 10, 96,
185, 210, 271, 448.
Blessures : 70, 144, 147, 233,
259, Î85.
;< Blessure heureuse » : 182.
Bonne humeur : 45, 60, 65, 87,
118,261,472.
Bonté : 122, 247, 261, 273, 287,
322, 376, 435. Cf. Charité,
Don de soi.
Carmélites : 378-383.
Catéchiste : 41, 154, 194, 371-
376.
Charité : 14, 25-28, 42, 272, 275,
287, 329, 475. Cf. Bonté,
Don de soi.
Coloniaux : 96, 169, 207, 315.
Confessions : 64-67, 95-97, 110,
343 sq., 487, 500.
Conversions : 110, 118-121, 139,
149-153, 157, 164, 169, 313,
321, 380, 408, 437, 479.
Correspondance : 24, 43, 123,
240, 254, 285 sq., 432, 455.
Courage : 77, 135, 233, 329, 351,
364, 376, 407, 507 sq.
Désintéressement : 163, 261,
304, 417. Cf. Bonté.
« Deux marsouins de 1915 » :
172, 247.
Directeur : 34, 290-296. Cf.
Correspondance,
Don de soi : 37, 69, 98, 271,
344.353. 360. 388,402,416,
HO
TABLE ANALYTIQUE
427,431, 473, 487, 492, 497-
500, 513-517.
Éducateur : 22-47, 100,412.
Énergie : 13, 455, 497, 502. Cf.
Abnégation, Volonté.
Eucharistie :
a) Amour pour F : 23, 27,
40, 88, 209, 217, 222,
252, 327, 485, 536.
b) Honneurs rendus à Y :
177, 190,200,326, 402,
457, 459. Cf. « Messes
triomphantes ».
c) En Viatique : 94-97, 111-
113, 188-190, 330-344,
360,434,477, 481,510.
d) Port de r : 65, 91, 160,
345.
e) Effets merveilleux de Y :
150,170,174, 313,521.
Cf. Conversions.
Examen particulier : 298, 435,
437, 472, 535.
FocH (Mal) : 218, 280.
Famille (Affections de) : 58,
241-245, 393-396, 398, 531.
GOURAUD (Gai) ; 1^ Ig^ ^ 479^
185, 210.
Humilité : 91, 119, 161, 204,
246, 260-263, 277, 425.
Ledôchowski (R. p.) : 155.
Lettré : 21, 101, 107, 179. Cf.
Éducateur.
Liturgie : 299, 317 sq., 372, 441,
479, 488.
Livre de Prières du Soldat
catholique : 154, 263-266,
303-305, 382, 395.
Marneffe : 29 sq., 72, 99-101.
K Messes triomphantes » : 163,
177,201, 312,433,442,453,
459,467,483.
Mortification : 191, 240, 443, 458.
Obéissance et Initiatives : 29-
30,218, 280,332.
Orateur: 154, 185-198, 211 328
367, 388, 390, cf. Sermons'
« Pâques au créneau » : 319 sq.
<( Petit Patrouilleur » : 118-137.
Preneur d'âmes : 24, 33, 96*
101, 185,257,273,289,367!
388.
Prêtres et Séminaristes : 7,
115, 161-163, 187, 260-263*
300-302,396,481,525, 536,
538.
Prévenances : 14, 122, 329, 529.
Cf. Bonté, Correspondance.
Protestants : 187, 268.
Pruneau (Gai) : lo, H5, 209
228,249,253,256,304,369,'
524.
PsiCHARi : 67, 290.
Ré^cits du P. Lenoir : Captivité,
76-89. — Le caporal Jugon,
93. — Premières impressions
de guerre, 96. — Un suicidé,
150, 153. — Types de mar-
souins, 169. -— Le fortin de
Beauséjour, 171, 173. — Tris-
tesse d'apôtre, 204, 207. —
« Toilette pour le bon Dieu »
326. — Serment sous la tente,
436. — En vieille Grèce, 469
sq.
Rucif (M?--) : 12, 334, 336.
Sainteté : 7, 24, 166, 187, 267-
271, 275,528. Cf. Abnégation,
Don de soi.
Saluts du soir : 328, 330, 533.
Sermons : de Pâques, 165, 483;
TABLE ANALYTIQUE
541
— sur S'fi Jeanne d'Arc, 178;
— sur le Précieux Sang, 102;
— contre le découragement,
310 ; — avant et après la vic-
toire d'Herbécourt , 350, 354;
— pour le 14 juillet, 357 ; —
« Dieu le veut! » 391; —
pour la Dédicace des Eglises,
397 ; — sur Ste Cécile, 398 ; —
sur Dieu, 372, 433; — sur la
parabole du Semeur, 447; —
pour la liberté des âmes, 450 ;
— contre le respect humain,
451 ; — sur les fins dernières ^
459; — pour le dimanche de
Quasimodo, 488.
Nombre des sermons : 111, 371.
Thiry (Colonel) : 8, 10, 185,
267, 273, 370, 426, 498 sq.
522, 528.
Volonté tenace : 14, 52-56, 84,
269. Cf. Energie.
Vocation: i6 sq., 245.
Zèle : 15, 43-46, 55, 150, 164,
316, 335, 421, 460,-467, 479,
502, 525. Cf. Apôtre.
A''. JB. — JLes prmcipaux clian^'-ements apportés à partir de la
2« édilion se trouvent aux pafres suivantes : 22, 93, 209, 233,
257, 280, 296, 304, 329, 351, 376, 503, 514, 529, 535.
TABLE DES CARTES
Guerre de mouvement de la 2e division coloniale 61
Environs de Vitry-le-François 77
Secteur de Massiges et de Beauséjour 127
Cantonnements'de repos (1915) 489
La Main de Massiges 223
Secteur des coloniaux dans la Somme 307
Cantonnements de repos (1916) 360
De Salonique à Monastir 410
Le secteur du Piton Jaune 493
TABLE DES MATIERES
Introduction. — L'adolescent. Le religieux. L'éducateur
(1879-1914) 13
PREAilERE PARTIE
LA GUERRE DE MOUVEMENT — LA CHAMPAGNE
1914
CiiAP. L L'Enrôlement. Une pre-
mière victoire. Le sacrifice
entrevu 3-10 août. . , 51
Chap. il Guerre de mouvement.
Revigny, la Belgique, Vi-
Iry-le-François. . ,. . . 11 août- 5 sopt. 60
CnAP, III. Prisonnier! Un épisode de
la bataille de la Marne . . 5-11 sept. . , 75
CuAP. IV. Au service des blessés.
Quelques jours de pour-
suite. Bilans et Souvenirs. 11-30 sept. . 90
Chap. V. Avec les combattants. Pre-
mier apostolat eucharis-
tique. L'aumônier se dé-
gage du G. B. D. . . . oct.-9 nov. . 103
Chap. VI. ' Aux tranchées. Le Petit
Patrouilleur, Joies et deuils
de Noël 9 nov. -31 dèc. 117
544
TABLE DES MATIÈRES
1915
Chap. VII. Massiges. Deuxième bles-
sure. L'inaction d'un apôtre, janv., févr. . 138
CiiAP. VIII. Avec le 4e Colonial. La Lé-
sion d'honneur. Les fêtes
de Pâques mars -5 avr. . 156
CuAP. IX. Le fortin de Beauséjour.
Fête de la Bienheureuse
Jeanne d'Arc. La « blessure
heureuse '> avril, mai. . 171
Chap. X. Une mission vagabonde.
Dons oratoires du Père Le-
noir. Champag-ne- Picardie
a.ller et retour ji^i^j juillet. . 184
Chap. XI. Avant la bataille de Cham-
pagne. Le « cafard » d'un
apôtre. Préparation morale
du soldat août, sept. . . 199
Chap, XII. L'assaut de la Main de
Massiges. Le Bastion de
l'Annulaire, Troisième bles-
sure 25 sept. , . 222
DEUXIEME PARTIE
APOSTOLAT D'AMBULANCE — LA SOMME
Chap. XIII. A Autun. Affections de fa-
mille. La nostalgie du front. 26 sept.-12 nov. 237
Chap. XIV. D'une ambulance à l'autre.
Imprudence « providen-
tielle ». Le Livre de prières
du soldat catholique .
Chap. XV. En retraite. Le don de soi-
même. La vie intérieure du
religieux fin décembre.
13 nov.-16 déc. 2:;G
267
TABLE DES MATIÈRES 545
1916
CiiAP. XVI. Vitry pour la seconde fois.
L'épistolier. Le directeur
de conscience janvier. . # . 283
Chap. XVII. Dans la Somme. Hiver et
printemps. Les âmes qui
s'éveillent. ..,-.. févr., mars. . 306
Chap. XVIII. Fontaine - lès - Gappy. Les
Pâques au créneau. . . . avril, mai. . . 319
CuAP. XIX. Pour la Cause eucharis-
tique. Deux plaidoyers en
faveur des marsouins. . . juin. , . . 330
CuAp. XX. La bataille de la Somme.
L'enthousiasme d'Herbé-
court. Les horreurs de
Biaches juin-22 août 348
Chap, XXI. Au grand repos. Période
d' « instructions ». Mar-
raines et Carmélites . . . 23 août- 11 cet. 3C6
TROISIÈME PARTIE
VERS L'ORIENT — LA MACEDOINE
Chap. XXII, Dans l'attente de Salo-
nique. Comme les Cheva-
liers de Malte. Fourvière
et N.-D. de la Garde. . . 12 oct.-26 nov. 387
Cuap. XXIII. En Méditerranée. Lettre
sur Taumônerie militaire.
Le guet-apens d'Athènes. 27 nov.- 19 déc. 401
Chap. XXIV, Salonique. Rudes étapes à
travers la Macédoine. . . 10-31 déc. . 413
54 6 TABLE DES MATiPJIES
1917
CnAP. XXV. Eksissou, Hivernage sous la
tente janvier. . . 427
Chap. XXVI. Kaïlar. Un mois dans une
église grecque, parmi les
Turcs février. . . . 439
Chap. XXVII. Vers la Vieille Grèce. A la
recherche des comitadjis
royalistes 1<=''-18 mars. . 455
Chap. XXVIII. Monastir. Retour à marches
forcées. Préparation des
dernières Pâques . . . . 19 mars-6 avril. 471
Chap. XXIX. Cégel. Joies eucharistiques.
Suprêmes recommanda-
tions 7-15 avril. . . 481
Chap, XXX. Le secteur du Piton Jaune.
Trois semaines héroïques.
L'agonie avant le Calvaire. 16 avr.-6 mai. 491
Chap. XXXI. Le champ de blé. Dernières
journées. Les préférences
de l'Esprit- Saint .... 7-9 mai. . . 504
Chap. XXXII. « Je vous attends. » L'Eucharistie gar-
dienne. Deux lettres d'adieu. 519
Appendice A. — A "propos de l'examen particulier .535
— B. — Deux documents sur la Communion en
viatique 536
— C. — Sur l'intervention du P. Lenoir à la Main
de Massiges. 538
40 0'(f^. — TOîjn?, îMpn.
M AME
'■^
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